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Le comte Lanza vous salue bien
3 janvier 2024

ALGÉRIE ET FRANCE, TROIS SIÈCLES DE RELATIONS AVANT 1830 PARTIE DEUX : DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

ALGÉRIE ET FRANCE, TROIS SIÈCLES DE RELATIONS AVANT 1830

PARTIE DEUX  : DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

 

 

 

 

[ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit.]

 

 

 

 

 

Au 18 ème siècle le relations entre la France et la régence d’Alger se stabilisent – le traité de 1689 n’est pas remis en cause et il n’y a plus de conflit ouvert entre les deux puissances. Mais les litiges ne manquent pas et les consuls de France sont parfois emprisonnés et maltraités – comme les consuls d’autres puissances, d’ailleurs.

La plupart des pays d’Europe ont consenti à verser des subventions et à faire des cadeaux à la régence pour éviter les attaques des corsaires. Mais ces subsides semblent insuffisants, d’où l’augmentation de la pression fiscale sur les sujets de la Régence, qui entraîne, entre autres causes, des révoltes fréquentes des tribus. Le détail de ces révoltes est peu connu mais elles semblent aussi violentes que violemment réprimées. Les difficultés de ravitaillement s’ajoutent à ce tableau. Malgré le paiement des subsides des pays européens, l’économie de la régence est en régression, d’où une tendance chez les dirigeants de la régence, à ne pas respecter leur signature et à utiliser une sorte de chantage à la reprise de la course pour obtenir des paiements plus avantageux de leurs « partenaires ». La France et l'Angleterre, les deux grands pays qui se disputent la prépondérance maritime et économique, ne paient pas tribut à Alger comme le font des puissances plus petites, mais contribuent aux revenus de la régence  (ou plutôt de ses dirigants) par des présents offerts dans diverses occasions (que l'ingéniosité des dirigeants algériens tend à multiplier). De plus les contributions payées par la France pour l'utilisation des concessions (La Calle, Collo, etc), comme les versements de l'Angleterre pour obtenir des avantages équivalents, alimentent les caisses du beylik (l'Etat d'Alger).

La concurrence des grandes puissances permet à la régence de les jouer les unes contre les autres pour maintenir, vaille que vaille, une source de revenus. 

 

 

 

« NOTRE TRÈS PARFAIT AMI... »

 

 

En 1705 le consul Durand avait été remplacé par Clairambault, parent de Dusault*.

                                                                                                       * Les membres du personnel consulaire avaient souvent des liens de parenté entre eux. On verra ensuite le consul Delane, neveu de Dusault, Durand ; beau-frère de Clairambault.  On note entre la fin du 17 ème et la fin du 18 ème siècle à Alger deux consuls du nom de Lemaire, deux du nom de Durand et deux Vallière, l’oncle et le neveu (le père et le fils selon Grammont ?).

 

Les relations entre Alger et Versailles paraissaient au beau fixe. Le dey complimente le roi sur la naissance de son arrière-petit-fils et Louis XIV répond :

« LOUIS XIV A MUSTAPHA, DEY D’ALGER. Versailles, le 4 février 1705. Illustre et magnifique Seigneur, Nous avons lu avec plaisir la lettre que le Comte de Pontchartrain nous a présentée de votre part sur la naissance de notre arrière-petit-fils, le duc de Bourgogne. La part que vous prenez à la joie que nous en avons eue est un témoignage d’affection pour notre personne auquel nous sommés très sensible. Vous ne devez pas aussi douter de la considération particulière que nous avons pour vous »*.

                                                                                                    * Les extraits de corresponsances diplomatiques proviennent du recueil d’E. Plantet, Correspondance des deys d’Alger avec la cour de France, 1889.

 

Avec le ministre de la marine Pontchartrain*, les relations sont cordiales voire hyperboliques :

« BABA HASSAN, DEY D’ALGER, AU COMTE DE PONTCHARTRAIN, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE. Alger, le 26 janvier 1700. Dieu, veuille que cette lettre arrive à bon port à Son Excellence le très illustre Grand Vizir de l’Empereur de France ! Très illustre, très magnifique, prudent et éclairé Seigneur, Grand Vizir du plus glorieux des grands Princes chrétiens, choisi entre les plus majestueux Potentats de la religion de Jésus, l’Empereur de France, notre très parfait ami. — Dieu veuille conduire Votre Excellence dans les voies du salut et de la direction spirituelle et temporelle ! Nous présentons à Votre Excellence un nombre infini de vœux et de prières provenant d’une véritable et sincère amitié (...)  Et si vous nous faites l’honneur de prendre quelque part à l’état de la nôtre [notre santé], nous vous assurons que, Dieu merci ! sous l’heureux règne de notre Empereur [le sultan], nous jouissons aussi d’une parfaite santé. »

                                                                                                                * Il y a deux Pontchartrain, le père et le fils qui se succèdent au ministère de la marine. Le fils prend le ministère en 1699 quand le père est nommé Garde des Sceaux.

 

« MUSTAPHA, DEY D’ALGER, AU COMTE DE PONTCHARTRAIN, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE, Du camp d’Alger sous Tunis, le 19 juillet 1704 [le dey était venu diriger la campagne contre Tunis]. Très illustre, très éclairé, très sage et très magnifique Seigneur, Comte de Pontchartrain, qui êtes le digne Ministre d’État du plus glorieux des grands Princes chrétiens et le plus majestueux des Rois de la religion de Jésus, (...) Votre Excellence saura que le nommé Lazare Adrian étant tombé esclave entre nos mains, votre Consul nous a fait connaître que le susnommé ayant eu l’honneur d’être dans le service de Sa Majesté, Votre Excellence aurait pour agréable que nous lui procurassions la liberté, sur quoi nous l’avons aussitôt racheté à son patron et remis entre les mains du Consul ». Le dey expose aussi les griefs qu’il a contre le dey de Tunis, ainsi ce grief : « il a donné les emplois [de la haute administration, normalement réservés aux Turcs] à de méchants Arabes. »

 Le comte de Pontchartrain répond : « Sa Majesté vous sait beaucoup de gré de la facilité avec laquelle vous avez bien voulu accorder la liberté de Lazare Adrian. Cependant je puis vous assurer que, si vous aviez été bien informé de la situation dans laquelle il était, vous ne l’auriez pas considéré comme esclave. » Il ajoute quelques précisions sur des Turcs captifs à Marseille et sur un Français pistonné par le dey :

« Sa Majesté a donné l’ordre de remettre au Consul, à son passage à Marseille, ceux des Turcs dont vous m’avez demandé la liberté qui se sont nommés [se sont fait connaître], et de vous informer de ce que sont devenus les autres. Sa Majesté accordera le Vice-Consulat de Chio au sieur Antoine Guérin, auquel vous vous intéressez, et j’en expédierai le brevet sur les premières nouvelles que j’aurai de la mort du sieur de Rians, ou de son incapacité à remplir ses fonctions »

Le respect scrupuleux des traités engendre des conséquences paradoxales : la douane de Marseille refoule un navire marchand qui a embarqué deux esclaves fugitifs (non-Français) et renvoie tout le monde vers Alger pour se mettre en situation régulière. Mais il est probable que les commandants d'escadre français admettaient à leur bord les esclaves fugitifs, source de plaintes récurrentes.

Le nouveau dey Mohamed Bagdach parvint à réaliser le rêve de tous les deys depuis 150 ans : il reprit aux Espagnols Oran et Mers El Kébir (1708). « Cette victoire mit la joie dans Alger ; le consul anglais pour faire sa cour aux Puissances, illumina trois nuits de suite ; cette basse flatterie, écrit un témoin, a déplu même aux musulmans. »*

                                                                                                                * Il est rappelé que les citations entre guillemets sans référence sont extraites du livre de H.-D. de Grammont, Histoire d'Alger sous la domination turque (1515-1830), 1887) – hormis quelques extraits de correspondances qui proviennent du recueil de Plantet et qui sont facilement identifiables par le contexte.

 

 

«  LE MEILLEUR ACCUEIL DU MONDE ... »

 

 

En 1710 le bey de Constantine s’enfuit avec ses trésors et les impôts recueillis en 1709. La milice, menacée de ne pas être payée, se révolta contre Bagdach qui fut tué. Son successeur violent et débauché, régna à peine cinq mois et fut tué après avoir voulu violer la femme d’un janissaire.

Son successeur Ali Chaouch mit fin à la présence honorifique des pachas envoyés par le sultan. Il obtint que le dey recevrait aussi le titre de pacha (1711) et il remit de l’ordre dans Alger. Un terrible tremblement de terre se produisit en 1716. Le dey réprima sans faiblesse les conspirations et émeutes* et relança la course contre les puissances du nord de l’Europe : « ils firent sur les Anglais et les Hollandais des prises si considérables que les assurances maritimes passèrent du taux de 1,5% à celui de 45%. »

                                                                                                                       * P. Boyer écrit : « Certes l’homme était énergique et fit exécuter la première année près de 1 700 opposants » (Des pachas triennaux à la révolution d’Ali Khodja Dey (1571-1817), Revue historique, 1970).

 

 

Le dey demande à ses amis français la fourniture de matériels maritimes et propose la livraison de blé, une activité qui deviendra importante au fur et à mesure : « A présent nous avons besoin de vos bons offices. Il s’agit de nous fournir des mâts et des cordages nécessaires à nos navires, et de plus, comme, dans notre pays, notre blé est estimé excellent, suivant la parole de vôtre Consul qui est ici, nous envoyons en votre pays Bekir-reïs, porteur de la présente, dont le navire est chargé de blés pour vous être de quelque secours » (1711).

« LE COMTE DE PONTCHARTRAIN, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE. A BEKIR-REÏS, AMBASSADEUR D’ALGER. Versailles, le 4 mars 1711,

J’ai donné des ordres aux Intendants et Ordonnateurs de Marseille et de Toulon pour vous faire trouver, par tous les moyens possibles, à des prix raisonnables, les mâts, les antennes et les rames dont le Dey d’Alger a marqué avoir besoin », en signe de la considération que le roi a pour le dey « et pour la République » d’Alger.

 

Le même Bekir-Reïs exprime sa satisfaction : « non seulement les mâts, les rames et toutes les autres choses nous ont été livrés, mais encore les Consuls, les magistrats, l’Intendant et les bourgeois de Marseille m’ont fait le meilleur accueil du monde, rendu tous les services et fait toutes les honnêtetés imaginables »

Certes il y a toujours des incidents mais résolus de façon pacifique :

« ALI, DEY D’ALGER, AU COMTE DE PONTCHARTRAIN, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE. Alger, le 11 octobre 1714,

Nous vous écrivons cette lettre en réponse à celle du 12 septembre dernier, par laquelle vous nous mandez que vous envoyez le sieur Duquesne*, un des plus anciens et expérimentés Capitaines de votre Marine, pour nous demander réparation de certains troubles arrivés entre les deux États qui devraient vivre comme des frères (...) [Suit l’exposé de l’acte de violence commis par un raïs sur un bateau français] Au sujet de ce Capitaine algérien, je vous supplie de vouloir bien par votre bonté prendre patience, parce que le dit Capitaine est éloigné d’Alger, mais, comme il y doit revenir dans peu, je jure, par le grand Dieu ! que, dès qu’il y sera revenu, je le châtierai d’une manière si exemplaire que qui que ce soit ne sera jamais assez hardi pour s’attaquer à l’étendard de l’Empereur de France »

                                                                                                                             * Ce n’est pas le célèbre Abraham Duquesne mort en 1688 mais probablement l’un de ses fils ou petit-fils.

 

 

LES CONSULS FRANÇAIS : NI RECONNAISSANCE NI REMERCIEMENT

 

 

Dans le recueil de correspondances officielles de E. Plantet, on ne trouve  aucune lettre de la cour de France annonçant la mort de Louis XIV et l’avènement de Louis XV – il est pourtant probable que ces événements furent notifiés aux dirigeants d’Alger. Ce qui est sûr c’est qu’aucun présent pour l’avènement du nouveau roi ne fut envoyé au dey et à ses hauts fonctionnaires, suscitant l’agacement de ceux-ci.  La faute incombait aux changements introduits par le régent Philippe d’Orléans : il avait mis fin aux fonctions de Pontchartrain (et remplacé les ministres par des formations collectives, dont les membres étaient probablement inexpérimentés). La situation redevint normale avec l’arrivée au ministère de la marine*, du comte de  Maurepas (fils du second Pontchartrain) qui resta longtemps en poste (plus de 25 ans) et devint pour Alger un aussi « cher ami » que l’avaient été Seignelay et les deux Pontchartrain.

                                                                                                                      * On rappelle que le ministre (ou secrétaire d’Etat) de la marine avait dans ses compétences les relations avec le Levant et «la Barbarie » (côte d’Afrique du nord). Maurepas, mal vu de Madame de Pompadour, finit par être disgrâcié et ne revint en fonctions, très âgé, qu’au début du règne de Louis XVI, où il fut quasiment principal ministre jusqu'à sa mort en 1781.

 

Le dey s’entendit mal avec le successeur de Clairambault, M. Baume, et mourut de maladie, refusant de se soigner (ce qui est écrit est écrit disait-il) tandis que la situation économique était catastrophique (suites du tremblement de terre, « sécheresse de six années consécutives, formidable invasion de sauterelles, provoquant une famine épouvantable – on dit que dans certaines villes, on vendit publiquement de la chair humaine au marché ». Aussi les raïs attaquaient tous les navires et les protestations de M. Baume ne servaient à rien d’autant que le nouveau dey était colérique et sans éducation. M. Baume était d’ailleurs cassant et maladroit. En conflit avec les juifs d’Alger il recommandait à la cour de France d’utiliser des mesures de rétorsion contre les juifs de France. Il manifestait son mépris des Turcs : « ces gens ci (...) ne méritent pas les regards d’un homme de bien. »

Finalement le vieux Dusault – qui semble être passé à travers tous les orages pendant une carrière de presque quarante ans - reçut mission de rétablir les relations qui ‘étaient détériorées par la faute de M. Baume. Il ramena avec lui quelques captifs turcs. Sa mission eut un plein succès (1719-20) ; il rentra en France et mourut en 1721. Le nouveau consul installé par Dusault était l’ancien chancelier du consulat Gabriel Durand, homme populaire et serviable, beau-frère de Clairambault (et probablement parent du Durand qui avait été consul à la fin du 17 ème siècle).

 

 

 

Dey_of_Algiers_Mohammed_ben_Hassan

 Audience donnée par le dey d'Alger le 2 décembre 1719 à M. Dusault, envoyé du roi de France, accompagné par des religieux trinitaires pour le rachat des captifs.

Gallica.

 

 

Les consuls étaient souvent obligés d’avaler des couleuvres – le consul de France Lemaire note que l’obligation de faire des présents était source d’humiliations ; les présents, offerts à toute une cascade de dignitaires depuis le dey jusqu’à des agents subalternes de la régence,  n’étaient jamais assez bien pour ceux qui les recevaient : « Il ne faut s’attendre de leur part à aucune espèce de reconnaissance ni même de remerciement, ils affectent de ne pas faire attention au présent qu’on leur fait ou si quelquefois ils en parlent, ce n’est que pour se plaindre de sa modicité. J’avais peine à me persuader une telle insolence et il m’a fallu le voir pour m’en convaincre, de telle sorte qu’il y a moins d’humiliation à recevoir en France une aumône de cinq sols qu’on n’en essuie ici en donnant tout son bien. »

Le dey régnant fut assassiné par des janissaires en 1724 mais les comploteurs ne parvinrent pas à imposer leur candidat et ils furent éliminés. Le nouveau dey Cur Abdi, jusque-là agha des spahis, avait des qualités mais l’habitude de l’opium lui donnait des accès de folie furieuse – selon Grammont. Le dey humiliait les envoyés de Hollande et de l’empire germanique venus réclamer la paix, malgré les pressions du sultan en leur faveur, mais recevait avec honneur l’ambassadeur français à Constantinople.

Toutefois le dey était aussi sensible à l’influence anglaise ; en 1727 il autorisa les Anglais à exploiter la place d’Oran, reconquise (momentanément)  sur les Espagnols.*

                                                                                                           * A. Blondy, Malte et Marseille au XVIII ème siècle ouv. cité.

 

En 1729 le sultan, fatigué des plaintes des puissances européennes contre Alger, envoya un émissaire pour reprendre le pouvoir direct sur Alger – il ne put même pas débarquer et le dey menaça d’ouvrir le feu sur son navire.

 

 

 

« LA BONNE INTELLIGENCE QUE SA MAJESTÉ IMPÉRIALE [LE ROI DE FRANCE] VEUT BIEN GARDER AVEC VOTRE RÉPUBLIQUE »

 

 

La mésentente s’installa avec le consul français  Durand quand le dey accusa - comme souvent -  la France d’être impliquée dans la capture d’un vaisseau algérien par des navires de l’ordre de Malte. Durand  ne tarda pas à mourir (de la peste ?) en 1730. Le dey voulut que le directeur des établissements français prenne sa suite et ce dernier ne voulait pas ou ne pouvait pas administrativement – il y eut alors une scène tragico-burlesque où le directeur, Lavabre fut menacé d’être bastonné tandis que le vicaire apostolique et le chancelier du consulat (qui avait aussi refusé le poste) suppliaient à genoux le dey de l’épargner, et enfin le dey se calma.

M. Delane, neveu de Dusault, arriva comme consul en 1731, conduit à Alger par Duguay-Trouin qui venait demander des réparations sur des saisies abusives des corsaires et la libération d’esclaves Français, ce qui fut accordé.

« DUGUAY-TROUIN, LIEUTENANT GÉNÉRAL DES ARMÉES NAVALES DU ROI, A ABDI, DEY D’ALGER. En rade d’Alger, le 12 juin 1731. Très illustre et magnifique Seigneur, L’Empereur, mon Maître, m’ayant ordonné de me rendre devant Alger, pour y maintenir la bonne intelligence que Sa Majesté Impériale veut bien garder avec votre République* et pour protéger le commerce de ses sujets (...) Je dois en même temps, conjointement avec le dit sieur Delane, Consul, vous porter plainte de diverses infractions aux traités commises par les corsaires de votre République (...). »

                                                                                                          *  Noter la formulation condescendante. On rappelle que dans les échanges protocolaires avec les régences, le roi de France se qualifiait d’empereur, ce qui avait pour but de le placer au même niveau que le sultan ottoman vis-à-vis de ses interlocuteurs, vassaux du sultan. Quant à la régence d’Alger elle est parfois qualifiée de royaume ou de république – mais du point de vue français, le terme royaume ne parait pas convenir car il n’y a pas de roi héréditaire.

 

Delane prétendait qu’on était trop conciliant avec les dirigeants d’Alger et se vantait de faire mieux que ses prédécesseurs.

L’obstination du consul à vouloir porter l’épée en présence du dey causait des désagréments*.

                                                                                                                       * M. Delane comme tout gentilhomme ou bourgeois gentilhomme prétendait porter l’épée au côté lorsqu’il était reçu par le dey, ce qui était interdit par les usages de la régence.

 

Le dey écrivait au ministre Maurepas : « Nous avons fait parler à vos religieux [les prêtres de la mission française] pour qu’ils induisent le Consul à ne point porter l’épée ; il n’a point écouté leurs avis (...) Nous espérons qu’en considération de l’ancienne correspondance qui est entre nous, vous lui enverrez vos ordres (...) il ne convient pas que nous soyons en discorde pour si peu de chose ». 

Il avouait ingénument (à moins que ce ne soit avec une certaine duplicité ?)  qu’il ne faisait pas ce qu’il voulait et qu’il devait ménager la milice des janissaires : « Vous n’ignorez pas que nous dépendons de la soldatesque et que nous avons des mesures à garder avec elle » (lettre de 1731).

LA PROTECTION FRANÇAISE DES NAVIRES D’ALGER  : UNE ILLUSION POUR LES DEYS

Delane se mit tellement mal avec les dirigeants d’Alger qu’il fallut le rappeler en France (1732). Sn remplaçant était M. Lemaire qui sut arrondir les angles.

En 1732 aussi, les espagnols réoccupèrent les « présides » d’Oran et Mers El Kébir ; le dey découragé, mourut peu après.

Le consul de France essaya d’intervenir pour obtenir la libération de Français qui avaient été faits prisonniers alors qu’ils combattaient dans l’armée espagnole ou des équipages de bateaux provençaux qui commerçaient avec les présides espagnols Le dey lui refusa sa demande en disant : « Ton Roi se dit mon ami et on vous trouve toujours au premier rang de ceux qui nous combattent. »

En 1736 le dey Ibrahim se plaint au ministre Maurepas à propos d’une de ces prises en mer où chacun estimait que les traités n’avaient pas été respectés : une galiote algérienne venait de s’emparer de huit Catalans ;  « s’en revenant à Alger, elle fut surprise par une violente tempête qui l’a jetée sur les côtes de France, où, tandis que l’équipage était tranquille comme en pays ami, vos peuples l’ont saisie en disant à nos gens que leurs esclaves étaient des Français, sans leur demander où ils les avaient pris, ont mis aux fers le reïs et tout l’équipage, et les ont conduits à Marseille où les uns ont été mis en prison et les autres aux galères, chargés de chaînes et accablés de mauvais traitements. » Le ministre français a fait libérer l’équipage algérien mais n’a pas rendu la galiote ; pour le dey, « Ces procédés sont bien contraires à l’ancienne amitié qui est entre nous et aux traités qui en sont les garants, mais que faire à, présent ? Les esclaves catalans sont échappés ; c’est une chose faite. »

Le consul devait aussi ferrailler avec la chambre de commerce de Marseille qui exigeait qu’il mette en place le droit de cottimo (une taxe sur les transports qui servait à payer les dépenses du consulat, assurées par la chambre de commerce) - mais les négociants juifs de Livourne refusaient de payer ce droit et ils avaient le soutien du dey. Enfin, le consul fit capoter un plan d’alliance entre Alger et l’Angleterre qui devait apporter son aide pour reprendre Oran – il mit de son côté la milice en exposant que l’Espagne était un danger moindre pour Alger que l’Angleterre, mais il indisposa de cette façon le dey qui devait toucher une forte récompense anglaise si l’accord se faisait (selon Grammont).

Pour Lemaire, le dey était un homme qui abhorait [détestait] la totalité des chrétiens.

Une escadre française arriva à Alger pour négocier les questions en litige, sans résultat. Finalement M. Taitbout remplaça Lemaire. A ce moment le dey d’Alger s’empara de Tunis où il soutenait un candidat au titre de bey. Le sultan défendit au dey d’attaquer Tunis, en vain. Le nouveau bey de Tunis imposé par Alger se reconnaissait vassal d’Alger et devait verser un tribut annuel de 200 000 écus et la quantité de blé nécessaire aux rations de la milice (les janissaires). Peu après les Tunisiens, accablés d’impôts, se soulevaient contre leur nouveau bey et donc l’opération s’avéra d’abord nulle pour Alger.

« Jamais le peuple d’Alger n’avait été si misérable » et les esclaves étaient encore plus à plaindre. Pour se procurer des ressources, le dey fit aggraver le sort des esclaves espagnols, de sorte que l’Espagne se décida à racheter ses ressortissants, et un peu de prospérité revint à Alger.

Les Anglais poursuivaient leur travail pour supplanter les Français à Alger. Ils avaient dans leur jeu un négociant juif, Nephtali Busnach dont le petit fils allait jouer un grand rôle 60 ans après. En juin 1740 une terrible peste éclata à Alger. A Tunis, le candidat d’Alger reprenait le pouvoir et pouvait reprendre ses engagements envers Alger.

 

 

LES INSULTES DE LA POPULACE DE TOULON

 

 

En 1741 un incident survint qui menaça la liberté et la vie de l’agent consulaire par intérim de Jonville, et des prêtres de la mission. Deux chébecs (ou chébeks) algériens qui croisaient devant les côtes de Provence durent se réfugier à cause du mauvais temps dans le port de Toulon où ils furent bien reçus. En quittant Toulon 15 jours après, ils donnèrent la chasse à un bateau génois, lorsqu’une galère espagnole apparut, embusquée derrière le cap Sicié, et s’empara d’un des bateaux algériens sans qu’un navire de guerre français, présent sur les lieux intervienne, tandis que l’autre chébec s’échappait. Rentré à Alger le corsaire rescapé accusait les Français d’avoir livré délibérément les deux chébecs algériens à l’ennemi. Or, les traités interdisaient aux Algériens d’attaquer les bâtiments étrangers à moins de dix lieues (environ 38 kms) des côtes françaises* et leur assuraient la réciprocité. En l’occurrence, les chébecs algériens étaient en tort, mais la France aurait dû intervenir contre la galère espagnole

                                                                                                  * Grammont écrit « à moins de trente milles des côtes françaises », ce qui semble une mesure différente ... Il semble que la protection française était due aux vaisseaux d’Alger aux prises avec des navires tiers « à portée de canon » - ces règles devaient être difficiles à appliquer concrètement, d’où des polémiques et réclamations permanentes.

 

De plus les Turcs du chébec rescapé prétendaient qu’ils avaient été retenus à Toulon avec l'autre chébec et maltraités avant d’être forcés à partir pour être livrés à la galère espagnole, prévenue par les autorités françaises. Quant à ceux qui avaient été capturés, ils écrivaient (même captif, on pouvait écrire) que les Espagnols les avaient débarqués à Toulon sous les insultes de la populace « qui leur avait craché au visage, jeté des pierres et maudit leur loi » [leur religion].

Le Dey entra dans une colère noire, fit ôter le gouvernail à sept bâtiments français qui étaient dans le port, fit enchaîner les équipages deux à deux, fit enchainer le Vicaire apostolique et deux prêtres. Le consul étant venu demander des explications, il fut aussi enchaîné avec une chaîne terminée par un billot de 50 kgs.  54 autres français enchainés furent conduits aux carrières pour travailler. Bien que leur sort ait été progressivement adouci, ils ne furent libérés qu’au début janvier 1742.

Un navire de la marine royale vint ramener le chébec qui avait été rendu par les Espagnols (et l’équipage ?) ; il amenait le chevalier d’Evans, nouveau consul, qui remboursa le montant de la cargaison perdue (au début ce montant avait été très exagéré par le corsaire)  – de plus d’Evans  rapporta que le récit des captifs qui avait mis le feu aux poudres était mensonger sur les mauvais traitements reçus à Toulon. Enfin le roi de France avait envoyé des présents pour le dey mais il s’avéra que l’un des corsaires impliqués dans l’affaire avait empoché les présents et préféra s’enfuir au Maroc plutôt que d’encourir la colère du dey.

 

 

DES AMIS DANS CHAQUE CAMP : LE COMPLOT DU PACHA DE RHODES

 

 

 Pendant ce temps, la France et l’empire ottoman vivaient toujours sous le régime des Capitulations. La France avait en principe des relations amicales avec le sultan – et elle avait aussi des relations amicales avec des puissances chrétiennes en guerre plus ou moins permanente avec l’empire ottoman.

N’exagérons pas les bonnes relations entre la France et l’empire ottoman. Elles restaient fondées sur des préoccupations d’intérêts propres à chaque puissance, plus que sur une amitié véritable.  L’évolution diplomatique distendait un peu les liens entre la France et le sultan. Dans les années 1750 (au moment où allait éclater la guerre de Sept ans), le sultan voyant d’un mauvais œil le fait que la France était alliée avec l’Autriche et la Russie – deux ennemis de l’empire ottoman. Tout naturellement le sultan se rapprocha des ennemis de l’alliance française, la Prusse et l’Angleterre.

 

Jean-Baptiste_van_Mour_005

 Audience d'un ambassadeur par le sultan ottoman Ahmed III,  par Van Mour. Il pourrait s'agir de l'audience de l'ambassadeur de France, le comte de Ferriol  (ou Fériol) en 1699. Le comte de Ferriol s'avéra un choix discutable. Donnant des signes de déséquilibre mental, il fallut le rapatrier en France. De plus, selon un récit, Ferriol fut empêché de se présenter l'épée au côté devant le sultan, et aurait dès lors renoncé à la présentation, ce qui introduit un doute sur la scène peinte par Van Mour, qui fut peinte en 1724 seulement.

Van Mour (1671-1737) originaire de Valenciennes, fit l'essentiel de sa carrière de peintre à Constantinople. 

Collections du Château de Versailles, Wikipédia.

 

 

Quelques affaires illustrent le rôle d’intermédiaire de la France.

En 1748, la chiourme probablement très largement chrétienne, de la galère du pacha de Rhodes (le pacha étant à bord) se mutine, s’empare du bâtiment après avoir neutralisé ou massacré les marins et soldats turcs, et dirige la galère vers Malte. Là, les esclaves chrétiens sont libérés tandis que les Turcs de la galère survivants deviennent esclaves à leur tour.

Le pacha de Rhodes est prisonnier mais très bien traité et libre de ses mouvements. Il en profite pour organiser un complot des esclaves (musulmans) pour s’emparer de l’île : le premier acte doit être l’assassinat du Grand maître, suivi de beaucoup d'autres. Mais le secret n’est pas bien gardé et les autorités sont informées du complot et procèdent à des arrestations.  Les principaux responsables du complot – sauf le pacha - sont condamnés à mort et exécutés, certains dans des supplices atroces (par exemple, ils sont écartelés dans le port, attachés à quatre barques – ou galères ?).

Que faire du pacha ? Le Grand maître de Malte interroge la cour de France, car la France est considérée comme le mentor de l’ordre de Malte avec qui elle a d’excellentes relations (la moitié environ des chevaliers sont Français). Le ministre français estime que le pacha est coupable et qu’il mériterait un châtiment sévère, mais qu’il ne faut pas irriter le sultan ottoman, de crainte de susciter des dangers pour les Européens qui résident dans l’empire et pour le commerce. Le ministre français suggéra donc de renvoyer purement et simplement le pacha à Constantinople, ce qui fut fait.

Il semble que le sultan le reçut mal, sans doute mécontent de son zèle intempestif (et anachronique) pour ranimer une guerre sans pitié entre Turcs et chevaliers de Malte, et le fit exiler.

 

 

DES AMIS DANS CHAQUE CAMP : L’AFFAIRE DE LA GALÈRE CAPITANE

 

 

 Audience-of-Charles-Gravier-Comte-de-Vergennes-with-The-Sultan-Osman-III-in-Constantinople-1755

 Antoine de Favray (1706-1798), Audience par le sultan ottoman Osman III de l'ambassadeur de France à Constantinople, le comte de Vergennes (localisation ?). Les diplomates français en perruque et tricorne ont revêtu par-dessus leurs habits occidentaux des robes orientales de rigueur pour la circonstance (voir aussi le tableau de Van Mour ci-dessus). Le tableau porte la date de 1755 mais ne peut avoir été peint à cette date par Favray. En effet celui-ci n'arriva à Constantinople qu'en 1762, accompagant le comte de Moriès qui convoyait à Constantinople la galère capitane (voir ci-dessous). Favray résida ensuite quelques années dans la capitale de l'empire ottoman, accueilli dans l'entourage de l'ambassadeur de France. Favray, élevé au titre de chevalier de Malte, fit l'essentiel de sa carrière à Malte où il mourut nonagénaire.

Wikipédia.

 

En 1760, c’est l’affaire de la galère capitane (amirale) de l’empire ottoman, nommée selon certaines sources La couronne ottomane.

Parti de Constantinople, comme chaque année au printemps pour sa tournée traditionnelle dans l'Archipel, le capitan (kapudan) pacha avait fait relâche à Kos ; un vendredi, tandis qu'il était à la mosquée avec ses officiers et la plupart de ses matelots musulmans, les esclaves chrétiens restés à bord, conduits par un Dalmate, (ancien corsaire semble-t-il) s'étaient révoltés, avaient mis à la voile et réussi à gagner la haute mer – une tentative des matelots turcs restés à bord de reprendre le contrôle de la galère fut mise en échec par les ex-esclaves chrétiens. Le 4 octobre 1760, la galère entrait dans le port de Malte. Les mutins faisaient cadeau de la galère au Grand maître qui en retour répartissait entre eux le butin trouvé à bord, soit une petite fortune pour chacun*.

                                                                                                 * Le Dalmate Pietro Gelalich qui avait conduit la révolte et sans doute pris le commandement de la galère pour la mener à Malte, resta dans l’île et reprit sa carrière de corsaire - il mourut âgé dans les années 1810 alors que Malte était déjà entrée dans sa période britannique.

 

A Constantinople, l'irritation du sultan est extrême. Le capitan pacha est exécuté à Rhodes et le capitaine de la galère étranglé. Le sultan demande des comptes à l’ambassadeur de France, Vergennes (futur ministre des affaires étrangères). Le sultan écarte la réponse française que l’ordre de Malte est souverain. Le roi de France, pour lui, a les moyens d’agir sur Malte : s’il ne fait rien, c’est que son amitié est « une amitié purement en paroles que l'on doit regarder comme de la peinture sur de l'eau ».

Le sultan fait aussi faire des préparatifs militaires provoquant l’inquiétude en Europe : le Saint Empire germanique, l'Espagne, le Saint-Siège, le royaume de Naples, les républiques de Venise, de Gênes et de Lucques font pression sur Malte pour que l'Ordre rende le navire.

Finalement, la France, craignant pour ses intérêts commerciaux et pour la sécurité des Français en Orient, rachète le navire au Grand maître de Malte afin de le restituer au sultan. Le règlement de contentieux fiscaux avec l’ordre de Malte permet au Grand maître d’accepter la transaction. La galère est rééquipée à neuf à Malte et au début de 1762, sous la conduite d’un navire français L’Oiseau, elle prend la mer pour Constantinople.

« Le 19 janvier 1762, la frégate l’Oiseau entrait avec la galère Capitane dans le port de Constantinople. Depuis leur départ de Malte, les deux navires avaient navigué sous le pavillon aux fleurs de lis ; mais aux Dardanelles le comte de Moriès, qui commandait le bâtiment du Roi, avait appris que la Porte verrait avec plaisir le pavillon turc arboré sur la Capitane et il avait aussitôt fait hisser le drapeau rouge aux trois croissants. Comme d'habitude, le Sérail fut salué de vingt et un coups de canon, puis le comte de Moriès « fit tirer la Capitane de toute son artillerie et, tout le temps qu'elle tira, il fit tirer de la frégate avec elle pour marquer la satisfaction qu'il avait de l'avoir amenée » ; à ces salves répondaient les batteries de la capitale. Une foule innombrable faisait retentir de ses acclamations les rives d'Europe et d'Asie. » (Extrait d'A. Boppe, Les peintres du Bosphore au XVIIIe siècle, 1911.

https://turquie-culture.fr/pages/arts/generalites-sur-l-art/boppe-ii-antoine-de-favray-chevalier-de-malte-et-peintre-du-bosphore-1706-1792.html )

Curieux de découvrir la capitale de l'empire ottoman, le peintre français Antoine de Favray, qui s'était fixé à Malte et était devenu peintre attitré de l'orde de Malte,  avait accompagné le comte de Moriès.

Ainsi l’incident se terminait en spectacle maritime à la fois oriental et baroque.

Ces affaires illustrent les avantages et désavantages qu’il y avait pour la France à être l’amie de puissances antagonistes.

L’amitié franco-turque était probablement déclinante – même si son principal intérêt pour la France, la protection du commerce, demeurait intact. D'ailleurs les manifestations de cette alliance dans la seconde partie du 18 ème siècle se révèlent décevantes surtout pour l'empire ottoman  : en 1768 la France pousse l'empire à la guerre contre la Russie, qui est désastreuse pour les Ottomans. En 1787 lors de la nouvelle guere russo-turque, une mission militaire française aide les Turcs mais elle finit par plier bagage.

L’alliance franco-turque était néanmoins un élément favorisant la paix entre les régences barbaresques et la France puisque les régences, tout en menant une politique très autonome, proclamaient leur obéissance au sultan.

Avant la fin du siècle la politique agressive de la France post-révolutionnaire allait entrainer un épisode de guerre entre la Turquie et la France et progressivement, le passage de la Turquie sous influence anglaise, une évolution déjà commencée au 18 ème siècle.

 Reception_ceremony_of_the_Conte_de_Saint_Priest_at_the_Ottoman_Porte_Antoine_de_Favray_1767

 Antoine de Favray, Audience par le sultan ottoman Osman III de l'ambassadeur de France, le comte de Saint-Priest (1767). Localisation du tableau non précisée.

 Wikipédia.

 

 

MALHEURS DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS DE BARBARIE

 

En 1741, la Compagnie Royale d Afrique, nouvelle propriétaire des concessions (le Bastion et autres lieux) eut  l’idée d’acheter l’ile de Tabarka que ses propriétaires, la famille génoise Lomellini, voulaient vendre*.  Le dey d’Alger s’opposait à l’entreprise et il ordonna au bey de Tunis (qui n’avait rien à lui refuser) d’entrer en action. Le bey de Tunis s’empara de Tabarka et emmena 900 prisonniers. Puis il agit de même envers l’établissement français du cap Nègre. Les corailleurs et agents de l’établissement se sauvèrent.  Une tentative de la marine royale française sur Tabarka échoua. En 1744 le bey de Tunis, à l’instigation des Anglais ( ? – ou du dey d’Alger ?) attaqua de nouveau le cap Nègre : le personnel fut capturé ou dispersé, certains moururent de faim ou furent massacrés « par les indigènes » (les Kabyles ?).

                                                                                                        * Les négociations furent menées par le directeur des établissements, le capitaine Fougasse (ou de Fougasse – clairement un Provençal !)

 

La demande des Anglais de reprendre les concessions pour un prix double des Français, bien qu’appuyée par une escadre de sept vaisseaux, n’obtint pas de résultat (selon Grammont).*

                                                                                                          * Mais A. Blondy indique que le dey accorda aux Anglais des privilèges similaires à ceux de la compagnie d’Afrique (Malte et Marseille au XVIII ème siècle, ouv. cité) – A. Blondy situe cette concession en 1732, puis à nouveau en 1744 (?).

 

La régence vivait en équilibre entre les soulèvements intérieurs et les menaces des puissances européennes dont aucune ne se décidait à porter le premier coup : « au premier signal toutes les nations de l’Europe eussent fondu sur la Régence car il n’en était pas une qui n’eût des affronts récents à venger ». Les astuces de la régence étaient parfois comiques ; ainsi le navire napolitain qui transportait les présents offerts par la Suède au dey fut capturé par les corsaires algériens et la régence déclara que la Suède devait apporter d’autres présents, les premiers étant de bonne prise, sinon le traité avec elle était rompu. Aussi quelle idée pour la Suède d’utiliser un vaisseau napolitain – Naples était en guerre permanente avec la régence, comme l’Espagne.

Le dey Mohamed Ibn Beki (régnant de 1748 à 1754), fut un dirigeant énergique qui rendit Alger aussi policé qu’une ville européenne (selon le consul de France). On lui doit un statut de 1748 (dont Grammont sauf erreur, ne parle pas), l’Ahad Aman. « loi fondamentale politico-militaire qui définit les droits et obligations des sujets du dey d'Alger et de tous les habitants vivant dans la régence d'Alger » (Wikipédia) , ce statut devait limiter le pouvoir de l’odjak (corporation des janissaires) ou entériner sa baisse de pouvoir ; il est assez difficile de se faire une idée de l’importance de ce statut. 

Après des débuts encourageants, le dey « devint soupçonneux, cruel et commença à donner quelques signes de cette démence qui semble avoir atteint tous les souverains d’Alger les uns après les autres ». En 1752 la peste frappa de nouveau. « Plus menacés que tous les autres par ces deux fléaux [la peste et la famine] les esclaves se révoltèrent, brisant les portes du grand bagne et se répandirent en armes dans les rues sous les ordres d’un horloger de Genève chef du complot ; les portes de la ville furent fermées et la sédition fut apaisée [sic] après une lutte longue et sanglante. »

Le consul de France Lemaire suivait une conduite très prudente.

 

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Jeton pour la compagnie royale d'Afrique, argent. Avers buste de Louis XV, revers représentation de l'Afrique assise sur un rocher près du port de Marseille et tenant une corne d'abondance d’où sortent des épis de blé et des branches de corail. Gravé par N. Gatteaux, 1774, Aix-en-Provence.

Ces jetons étaient destinés à être distribués à l’Assemblée des directeurs de la Compagnie à Marseille, à concurrence de 3000 livres par an. 

Site de ventes MDC, Monaco. https://mdc.bidinside.com/en/lot/7255/louis-xv-1715-1774-jeton-pour-la-compag Description

 

 

 

PUNITION MORTELLE DU CAPITAINE PRÉPAUD

 

 

Mais en septembre 1752 survint un incident très grave : un capitaine de navire marchand, Prépaud de La Ciotat, rencontra en mer un raïs algérien sans pavillon – craignant d’avoir affaire à un corsaire de Salé (des pirates qui n’avaient d’accords avec personne) le navire français commença le feu avant de voir qu’il s’était trompé. Son bateau fut capturé par le corsaire. Il y avait une trentaine de morts chez les Turcs. Prépaud fut traîné devant le dey tandis que les parents des victimes réclamaient vengeance. Sans écouter les explications du capitaine, le dey le condamna à une bastonnade extrême (1000 coups de bâton ?) – Prépaud mourut le lendemain de la bastonnade.

Le consul protesta évidemment, le dey lui répondit qu’il ferait de même punir tous ceux qui attaquaient ses vaisseaux et le consul partit pour expliquer l’affaire à Versailles.

Dans Alger on pensait que la réponse française serait foudroyante. Peu après le dey fut assassiné par un janissaire. L’élection de son successeur donna lieu à des actes de violence, l’assassin du dey qui s’était proclamé dey  fut lui-même assassiné et le palais de la Jenina fut transformé quelques heures en lieu de carnage :  « la légende veut que cinq Deys aient été successivement élus et massacrés » enfin l’Agha des spahis Ali Melmouli (ou Baba Ali) qu’on était allé chercher à sa maison de campagne fut élu (1754).

C’était un homme inculte qui mena une politique brutale. Il déclarait au consul de France qui demandait la restitution d’une prise :  Je suis le chef d’une bande voleurs, par conséquent mon métier est de prendre est pas de rendre.

Le meurtre du capitaine Prépaud resta impuni : Versailles écrivit à Marseille « qu’une rupture avec les Algériens pouvait être très dangereuse pour le commerce »* - pas de vagues, était donc la doctrine officielle.

                                                                                            * (A. Blondy, Malte et Marseille au XVIII ème siècle, ouv. cité)

 

L’arrivée au pouvoir d’un nouveau dey  ne fut pas notifiée officiellement à la France (peut-être en raison des circonstances violentes et confuses de cet avènement); le ministre s’en plaint :

« M. DE MACHAULT, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE, A ALI, DEY D’ALGER. Arnouville, le 28 avril 1755. Très illustre et magnifique Seigneur, En apprenant l’événement que la Providence a permis pour vous appeler au Gouvernement de la Régence d’Alger, j’aurais désiré d’en être informé autrement que par la voix publique. »

 

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 Niel Simonsen (peintre danois), Le port d'Alger avec les mosquées Jamaa Al-Jdid et Jemaa Kebir 1843, art.com/Artwork/THE-PORT-OF-ALGIERS--WITH-THE-JAMAA-AL-J/08E1525FB0286033. Wikipédia, art Régence d'Alger.

 

 

 

DIFFICULTÉS AVEC L’ORDRE DE MALTE

 

 

En 1756, l’éternel contentieux avec Tunis amena les Algériens à s’emparer de Tunis : ils se « livrèrent à tous les excès ; le pillage dura vingt jours les chrétiens et leurs consuls ne furent pas épargnés à l’exception des Anglais ». Le bey de Tunis détrôné se réfugia sur des vaisseaux de l’ordre de Malte qui capturèrent des vaisseaux d’Alger, puis amenèrent le bey de Tunis à Naples – où il se fit chrétien.

Mais le dey d’Alger pensait que la France était pour quelque chose dans l’intervention de l’ordre de Malte pendant la fuite du bey de Tunis et la capture des vaisseaux algériens (d’autant que le commandant de l’escadre de Malte était un Français, le bailli de Fleury, neveu du cardinal Fleury qui avait été Premier ministre du jeune Louis XV). Il somma le consul de France, M. Lemaire, revenu après l’affaire Prépaud, de faire rendre les vaisseaux algériens saisis par Malte. « M. Lemaire répondit que le Roi de France n’avait rien de commun avec l’ordre de Malte »*. On lui réclama alors une indemnité exorbitante pour une autre affaire mineure et en définitive, le consul fut chargé de chaînes et conduit au bagne (1756), le dey menaçant d’attacher tous les Français à la bouche des canons si le roi de France voulait punir l’offense faute au consul. Celui-ci finit par être délivré et rentra en France sans regret comme on le suppose.

                                                                                                             * Juridiquement c’était incontestable. Politiquement ça l’était moins car la France exerçait une sorte de protectorat sur l’ordre de Malte. Il était d’usage dans les milieux gouvernementaux français de dire que Malte (l'ordre et le territoire associé) avait tous les avantages d’une colonie sans les inconvénients.

 

En même temps le dey faisait des appels du pied à l’Angleterre et offrait de l’aider à reprendre Port-Mahon – base anglaise aux Baléares - tombée aux mains des Français, si de leur côté les Anglais l’aidaient à reprendre Oran (A. Blondy, ouv. cité).

La peste et les tremblements de terre semblaient être devenus endémiques à Alger (qui subit le contrecoup du fameux tremblement de terre de Lisbonne de 1757). « ... les Reïs sûrs de l’impunité, fondaient indistinctement sur tous les pavillons et les plaintes étaient inutiles, le Dey se contentant de répondre qu’il n’ y pouvait rien. » Informé d’un complot des janissaires contre lui, le dey fit étrangler tous les conjurés le jour où on devait l’assassiner.

D’autres incidents de captures de vaisseaux émaillent les relations franco-algériennes :

« LE MARQUIS DE MORAS, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE, A ALI, DEY D’ALGER. Versailles, le 15 mai 1758. J’ai enfin eu des informations précises sur la malheureuse affaire de la galiote. Elles sont si éloignées de celles qu’on vous a données que je m’assure que vous jugerez vous-même qu’on ne peut rendre en rien les Français responsables de la perte de cette galiote. Je ne puis que vous dire la peine [difficulté] que cette affaire m’a causée, avant de savoir à quoi nous devions nous en tenir. »

Le nouveau consul de France fut obligé de rentrer en France après un nouvel incident. En août 1762 deux vaisseaux de guerre français arrivèrent à Alger – les officiers obtinrent des excuses de Baba Ali qui fit retomber la responsabilité sur son premier ministre (le khaznadji) qu’il venait justement de faire étrangler  - mais pour d’autres motifs :  « comme la Cour [de France] était décidée d’avance à ne pas pousser les choses à l’extrême, on feignit de croire le Dey. »

 

 Antoine de Favray - Grand Master and Chaplains of the Knights of the Order of Ma - (MeisterDrucke-254419)

 Antoine de Favray, personnages de l'ordre de Malte (Grand maître, bailli, chapelains).

 Site de reproductions Meisterdrucke.

 

 

«  EN FERMANT LES YEUX SUR BEAUCOUP DE CHOSES ... »

 

 

Le travail du consul à Alger n’était pas plus facile. En 1759 le consul écrivait : « On ne peut conserver la paix avec les Algériens qu’en fermant les yeux sur beaucoup de choses » (cité par A. Blondy) Mais la France, en difficultés puis battue lors de la guerre de Sept ans, n’avait pas d’autre solution que de faire profil bas. Les plaintes du consul Vallière en 1763 rejoignent celles des autres consuls avant lui: « Depuis 6 jours que j’y suis, on me vexe continuellement pour les présents que je suis obligé de distribuer à une foule d’ingrats (...) on se récrie sur tous les articles, quoique d’excellente qualité, et l’on me cite à tout instant les nations du Nord qui donnent à pleines mains. »

En effet la France ne dépensait que 8000 livres par an en cadeaux alors que les autres puissances montaient jusqu’à 30 000 livres (A. Blondy, ouv. cité).

Les esclaves chrétiens, obligés à un dur travail pour réparer les suites des tremblements de terre et « privés de l’espoir d’être rachetés par suite de l’énorme prix qu’avaient atteint les rançons, se révoltèrent en masse le 13 janvier 1763 ; il en fut fait un grand massacre » « L’humeur inquiète et soupçonneuse du Dey multipliait les exécutions. »

Cette même année 1763, plusieurs incidents similaires à celui du capitaine Prépaud 10 ans avant, se produisirent : le  capitaine Aubin avait ouvert le feu sur un navire algérien qu’il avait pris pour un pirate de Salé. A peu près en même temps un vaisseau de la marine royale coulait un bateau d’Alger.

Le vaisseau du capitaine Aubin fut capturé avec son équipage. Le consul Vallière demanda au dey que l’équipage français soit remis à sa garde en s’engageant à faire punir le capitaine s’il avait commis une faute. Le dey lui répondit que ces choses n’arrivaient qu’avec les Français et qu’il n’avait pas de pires ennemis qu’eux. Il fit arrêter M. Vallière et le pro-vicaire apostolique qui furent accouplés à la chaîne, ainsi que les équipages de quatre vaisseaux marchands français, les missionnaires, le chancelier et le secrétaire du consulat. Le lendemain on les mena aux carrières, attelés à des charrettes, en butte aux injures et aux mauvais traitements de la populace.

 Leur captivité dura 46 jours même si elle s’améliora pour « les plus importants » qui furent dispensés de travail. Les établissements furent aussi mis sous séquestre. Le consul (malgré sa captivité) écrivit à la cour que les établissements n’étaient que des otages aux mains des Algériens. Une seule solution existait pour lui : faire d’abord sortir tous les Français hors de la régence et ensuite punir celle-ci en employant les grands moyens.

Le gouvernement français s’indigna – mais sans plus :

« LE DUC DE PRASLIN, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE, A ALI, DEY D’ALGER. Fontainebleau, le 11 octobre 1763. Très illustre et magnifique Seigneur, Je ne comptais pas avoir jamais à vous écrire dans des circonstances aussi fâcheuses  (...) J’étais déjà fort en peine des désordres qui se sont passés cet été dans la Méditerranée, et j’étais à la veille de vous faire porter les représentations les plus fortes et les plus raisonnables sur la nécessité indispensable de les réparer et de les prévenir, lorsque j’ai eu la nouvelle du traitement inouï que vous avez ordonné contre le sieur Vallière (...) je n’imagine rien qui ait pu vous porter à une telle extrémité. La seule qualité dont ce Consul est revêtu par la foi publique devait le garantir de toute violence et contrainte personnelle, même si, ce qu’à Dieu ne plaise ! la guerre était déclarée, et à plus forte raison quand les affaires étaient et sont susceptibles d’être rétablies. » Le ministre préférait penser qu’il y avait eu un malentendu.

La cour de France envoya une escadre avec M. de Fabry (fin 1763) mais celui-ci n’obtint rien, même pas de pouvoir rembarquer le consul et les Français  - leur présence était une sauvegarde pour le dey. M. de Fabry revint au début 1764 et le dey craignant d’avoir été trop loin, fit une fois de plus retomber la faute sur son khaznadji qui fut étranglé pour avoir conseillé l’arrestation du consul ; M. Vallière fut conduit à bord des vaisseaux français, salué de cinq coups de canon, puis il débarqua symboliquement deux jours après,  salué à nouveau et reçu avec des égards tout particuliers. Les dommages causés aux établissements furent indemnisés et trois raïs contre lesquels il y avait des plaintes furent bastonnés et cassés de leur grade ; des amis de ces raïs qui avaient insulté le consul reçurent également la bastonnade devant la porte du consulat.

 

 

UN DEY SAGE ET JUSTE

 

 

En février 1766 le vieux dey Baba Ali mourut de maladie. Mohammed ben Osman lui succéda, « homme sage travailleur, d’un esprit juste et très ferme (...) il fit savoir aux Reïs que tous ceux qui donneraient lieu à des plaintes justifiées seraient rigoureusement punis ». Son règne dura 25 ans durant lesquels  la milice tenta de se révolter environ une fois par an et fut toujours punie.

En 1767 le consul Vallière obtint la libération d'une tartane Le Saint-Sauveur de Cannes, capturée par un raïs - on voit mal ce qui pouvait légitimer cette prise au regard des traités, sinon l'audace des raïs qui faisaient ce qui leur plaisait. Mais le dey semblait vouloir y mettre bon ordre. 

Le dey accrut la pression sur les gouvernements des puissances européennes autres que la France et l’Angleterre pour augmenter les tributs, et entra en guerre contre le Danemark (1769) qui refusait ses exigences. L’escadre danoise canonna inutilement et de trop loin Alger et finalement le Danemark dut traiter (1772).

Le dey devait de nouveau affronter une révolte des kabyles depuis 1767, qui commença dans la tribu des Flissah avant de se répandre : « toute la montagne était en feu et plus de quarante mille Kabyles marchaient sous les ordres du marabout Si Ahmed ou Saadi. » L’armée de la régence fut battue, les révoltés pillèrent la Mitidja, interrompirent les communications. Le dey subit le contrecoup de la défaite « dans l’espace de trois mois, on essaya six fois d’assassiner Mohammed ». Mais la discorde se mit chez les révoltés kabyles qui se combattirent mutuellement et demandèrent la paix à Alger. Une autre révolte fut matée par le bey de Constantine qui « envoya à Alger soixante têtes et quatre cents paires d’oreilles » (1773).

En 1768 et dans les années suivantes, l’Espagne (imitée ensuite par d’autres pays), fit l’effort financier de racheter ses captifs à Alger et en échange relâcha  les Turcs captifs en Espagne. Rien n’était prévu pour recevoir ceux-ci dans une régence appauvrie. Les Turcs relâchés se livrèrent au brigandage et furent éliminés petit à petit.

 

Dans la seconde moitié du 18 ème siècle, la régence d’Alger augmenta sa production de blé et ses ventes aux pays européens, notamment la France. A. Blondy note que désormais le corsaire était aussi un fournisseur et pouvait jouer et gagner sur les deux tableaux.

 

 

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Algérie, pièce d'un huitième de budju, argent, règne de Mustafa III (1773).

Les pièces de monnaie de la régence d d'Alger portaient l'indication du sultan de l'empire ottoman, dont la régence se reconnaissait comme vassale.

Site de ventes Inumis https://www.inumis.com/shop/algerie-mustafa-iii-huitieme-de-budju-ah-1187-1773-1905041/

 

 

 

DES RELATIONS EXCELLENTES

 

 

Les relations avec la France étaient bonnes – meilleures qu’avec l’Angleterre dont le consul  pour avoir voulu entrer à l’audience du dey avec son épée au côté, fut menacé qu’on la lui casse sur la tête – du moins selon Grammont (qui a tendance à réduire à néant les succès anglais selon une optique anti-anglaise très répandue à son époque).

Un incident vint illustrer ces bonnes relations :  une polacre française transportant des pèlerins algériens à la Mecque avait été capturée par un vaisseau russe : en effet la Russie était en guerre contre l’empire ottoman, et la régence d’Alger avait envoyé sa flotte rejoindre la flotte ottomane, provoquant l’état de guerre entre la Russie et Alger. La cour de France avisa la Russie des embarras que pouvait causer cette capture. L’amiral Orloff* offrit sa capture au Roi de France par l’intermédiaire du Grand maître de Malte -  elle fut renvoyée à Alger avec son équipage,  à la satisfaction des dirigeants d’Alger (1771). La France se chargea même d’envoyer des instructeurs à Alger pour fondre des canons.

                                                                                                              * Alexei Orloff était le frère de Grigori Orloff, favori et amant de la tsarine Catherine II.

 

« Les relations de la France et de la Régence étaient donc excellentes. »

Pendant ce temps l’Angleterre était rebutée en permanence par le dey : en 1772, le consul anglais fut chassé avec comme prétexte une altercation relative au port de l'épée en présence du dey.  Un officier de la Royal Navy venu faire des réclamations « avait annoncé que les captifs qui se réfugieraient à son bord seraient libres de plein droit; on les fit charger de chaînes et on les lui offrit en spectacle le jour de son audience ». Les navires de guerre anglais apparaissaient ponctuellement à Alger pour des intimidations dépourvues d’effets, malgré les interventions du sultan pour demander qu’on tienne compte des protestations britanniques.

On rappelle ici une affaire déjà mentionnée dans notre étude Alger au temps des deys, des corsaires et des esclaves (troisième partie), mais non rapportée par Grammont sauf erreur : en 1773, un corsaire sicilien capture deux bateaux algériens près de La Calle (un des établissements français d’Afrique du nord) et les transporte à Malte.  Le dey d'Alger, persuadé (à tort) que le corsaire était maltais, intervient  auprès de la France pour faire pression sur l’ordre de Malte et obtenir leur libération des équipages. A la demande du gouvernement français, les captifs sont rachetés et rapatriés en Algérie (non sans mal mais en moins d’un an). Auparavant il semble que le représentant français à Malte a saisi le tribunal des prises pour faire constater la nullité de la prise au motif que la capture a eu lieu près des côtes d’une possession française, donc sous protection de la France – argument rejeté sans peine par le tribunal qui observe que les établissements français sur la côte nord-africaine ne sont pas une possession territoriale française mais une simple exploitation commerciale sur le territoire de la régence d’Alger*.

                                                                                                 * De façon générale il n’est pas possible de dire combien d’incidents de la sorte ont eu lieu – ont-ils été rapportés par les historiens parce qu’ils étaient (relativement) rares ou au contraire, est ce que le cas se présentait à tout bout de champ ?

 

Dans tous les cas la position française – amie des deux parties – lui permettait d’intervenir pour trouver une solution amiable au problème – au profit ici d’Alger, mais le contraire devait se produire aussi. La question était plutôt : est-ce que l’intervention française était reconnue par Alger comme acte amical, ou bien comme une intervention forcée, dictée par la menace de mauvais traitements des sujets français ?  On penche pour la seconde option.

 

 « ... en 1774 la Régence avait à craindre les attaques de l’Angleterre, la Russie, la Suède dont le consul venait d’être insulté et de l’Espagne dont les plaintes n’étaient pas écoutées et dont les côtes étaient soumises à des ravages continuels. »

 

 

RETOUR SUR L’HISTOIRE DE GRAMMONT

 

 

Dans notre exposé, nous avons suivi Grammont mais on peut être réservé sur certaines des constantes de cet auteur qui sont celles de son époque.

Ainsi, son récit est sous-tendu par une forme de patriotisme qui décrit toujours positivement l’action des Français (à de rares exceptions près) et toujours négativement celle d’autres puissances, comme si chaque puissance n’avait pas les mêmes préoccupations d’intérêts. L’action notamment des Anglais (à l’époque où il écrivait, ceux-ci étaient, plus encore que les Allemands, considérés comme les ennemis héréditaires de la France) se voit systématiquement agrémentée  de considérations défavorables : les Anglais non seulement agissent avec machiavélisme, mais ils échouent dans leurs intrigues (c’est presque le style des films d’aventures de cape et d’épée des années 1960, avec le traître ténébreux vêtu de noir). Or ce parti-pris (désagréable chez un historien) aboutit aussi à sous-estimer les réussites anglaises (qui sont présentées comme des échecs) : il faut attendre des auteurs plus récents comme A. Blondy pour laisser comprendre que les Anglais, sans supplanter complètement les Français dans leur position dominante, ont gagné des points dans la régence du  18 ème siècle.

La description par Grammont des acteurs de la régence, est également péjorative, les deys sont décrits (sauf quelques rares cas) comme brutaux, ignorants et même déments – il n’est évidemment pas facile de trouver des sources plus objectives et le lecteur est amené à accepter le jugement de Grammont faute de points de comparaison.

Grammont présente un récit historique certes indispensable sur la succession des événements, mais qui semble exclusivement fondé sur quelques motivations morales et psychologiques (appétit de richesse et brutalité pour les Turcs d’Alger, honneur national pour les Français) ; un récit de ce type semble bien éloigné des critères d’explication scientifique qui sont requis aujourd’hui.

En attribuant aux acteurs de la régence des attitudes brutales de pillards, et en donnant aux puissances occidentales le rôle exclusif de victimes, Grammont semble passer à côté d’interprétations plus subtiles.

L'opposition frontale entre prédateurs (les Barbaresques) et victimes de la prédation (les Etats européens), est en gros fondée - malgré les historiens plus récents qui s'efforcent de démontrer que c'est la politique d'hostilité des pays européens qui a contraint les Barbaresques à la pratique de la course, à défaut de pouvoir commercer normalement - un point de vue qu'on peut discuter. Mais il ne faut pas exagérer l'opposition entre les deux univers (sans même parler de la course chrétienne) : les prises des Barbaresques, par des canaux plus ou moins discrets, alimentent en partie le commerce de grands ports européens du sud (Marseille, Gênes, Livourne) : tel qui se plaint publiquement des Barbaresques est volontiers, quand ça l'arrange, recéleur de leurs prises. 

Enfin, il faut considérer que les traités signés par les Européens avec les Etats barbaresques ont aussi pour but de se procurer des avantages (et d’évincer leurs concurrents par la même occasion) et pas seulement de se mettre à l'abri en acceptant une forme de racket. En signant avec les régences, les pays européens espèrent être gagnants dans la transaction – laissant aux Barbaresques l’impression de triompher et de les humilier, mais en fait, les manipulant (du moins dans l’intention). La France, qui ne paie pas de tribut mais est quand même obligée de signer des accords de paix avec ceux qu'elle considère comme des pillards, espère aussi être gagnante : « La France a finalement réussi à s'accommoder assez bien des Barbaresques. Mieux même, en les détournant sans vergogne contre d'autres, elle a su les utiliser pour imposer de facto la prédominance de son pavillon au commerce méditerranéen » (Michel Fontenay, article Barbaresques, Dictionnaire de l'Ancien Régime, 2ème éd. 2003). 

Les régences jouent de leur côté un jeu de bascule qui leur permet de vivre ou au moins de survivre (elles ne sont jamais en paix avec toutes les puissances européennes en même temps), de sorte que chaque partie poursuit ses intérêts, alternativement gagnant, perdant ou se maintenant dans l’entre-deux.

 

 

NOUVEAU RÈGNE EN FRANCE

 

 

En 1774, le nouveau roi de France, Louis XVI ne manque pas d’annoncer à son ami le dey d’Alger la mort de Louis XV.

« LOUIS XVI A BABA MOHAMMED, DEY D’ALGER. Versailles, le 12 mai 1774. Illustre et magnifique Seigneur, Dieu vient d’appeler à lui notre très honoré Seigneur et aïeul Louis XV, Empereur de France, de glorieuse mémoire. Il nous serait impossible de vous exprimer la douleur et l’affliction où nous a jeté un coup aussi affreux qu’inattendu. Ce Prince a succombé avant-hier, à la suite d’une maladie cruelle ; la Providence nous a enlevé et à ses peuples le plus tendre des pères et le meilleur des Empereurs, et les étrangers perdent un ami de l’humanité, un allié fidèle et sincère... »

En 1775 la régence repousse une attaque mal conduite de l’Espagne contre Alger. Malgré des moyens importants, l’attaque dirigée par O’Reilly, général d’origine Irlandaise, fut une déroute.

« Pendant l’expédition d’O’Reilly le consulat français ne fut pas l’objet de la moindre insulte et servit même de refuge aux missionnaires espagnols. »

En arrivant à Alger, le nouveau consul de France M. de La Vallée reçut « l’accueil le plus affectueux et le plus distingué que l’on pût désirer ». A son arrivée, il distribua, conformément à l’usage, des présents pour 92 personnes (parmi les fonctionnaires de la régence), pour un total de 16 591 livres (E. Plantet, Correspondance des deys d’Alger avec la cour de France).

Toutefois un incident refroidit un peu ces bonnes relatons : le dey envoya son fils adoptif Sidi Hassan à Constantinople annoncer sa victoire sur les Espagnols. Le sultan lui remit des présents pour le dey ainsi que du matériel pour les navires. Le fils adoptif du dey prit passage pour revenir sur un vaisseau français Le Septimane, pensant être plus en sécurité. Le vaisseau français fut capturé par des navires espagnols et convoyé en Espagne. Son capitaine réclama l’assistance de l’ambassadeur de France en Espagne et du consul français à Carthagène qui l’aidèrent le moins possible.

A Alger, le dey « avait fait mander M. de la Vallée et lui avait déclaré qu’il le rendait responsable de la capture qui venait d’être faite attendu que d’après les traités, le pavillon devait couvrir la marchandise » - mais par contre il ne suivit pas la milice qui prétendait que le consul devait être enchaîné. Finalement les Espagnols  - qui étaient en train de négocier le traité de paix avec Alger - restituèrent leurs prises (passagers et cargaison) et même firent des présent à Sidi Hassan qui revint en disant du bien des Espagnols et du mal de l’aide reçue des Français.

M. de la Vallée écrivit au ministre Sartines pour se plaindre : «  Nous sommes amis des Algériens, dit-on », mais en cas de difficultés, les ambassadeurs et consuls [de France dans les autres pays] répugnent à reconnaître « nos relations avec la Barbarie » et tout retombe sur le consul à Alger.

En 1779 le gouvernement français fit racheter une cinquantaine de Corses captifs à Alger et Tunis (capturés avant que la Corse ne soit rattachée à la France et donc couverte par les traités avec les régences) – dont quelques femmes et enfants. Grammont ne parle pas de ce rachat.

 

 

« L’ANCIENNE ET SOLIDE AMITIÉ... »

 

 

Le consul, M. de la Vallée apaisa un litige occasionné par la capture du raïs Cadoussi (Cadoucy) par les Génois dans les eaux françaises. Une difficulté imprévue surgit pour lui : il y avait encore dans les bagnes d’Alger 400 français environ, qui étaient généralement sinon tous des engagés dans l’armée espagnole qui avaient déserté de la garnison d’Oran, « un ramassis d’aventuriers de la pire espèce ». Leur sort était misérable : « Enchaînés nuit et jour, soumis au dur travail des carrières, presque nus, à peine nourris, cruellement frappés pour la moindre faute », ils n’avaient même pas la solution de se convertir : « l’on ne répondait à leurs professions de foi |musulmane] que par la bastonnade. »

Ces captifs désespérant d’obtenir l’aide de la France, laissés à l’abandon par les autorités consulaires, « ne tardèrent pas à tomber dans une sorte de folie furieuse » et  décidèrent d’assassiner le consul, le chancelier du consulat et le vicaire apostolique. Ce dernier fut poignardé. Les principaux coupables furent pendus, les autres perdirent le peu de liberté qu’on leur laissait. Le gouvernement français se décida à racheter « les plus intéressants » d’entre ces captifs, tandis que le consul, moralement atteint, rentrait en France.

Vers 1783, « la Régence était en hostilité avec toutes les puissances de l’Europe, la France exceptée » (c’est sans doute excessif).

Les deys étaient toujours aussi flatteurs pour les ministres français : « MOHAMMED Dey et Gouverneur d’Alger la bien gardée » écrit au duc de Castries, secrétaire d’Etat de la marine, en 1781 : «  A notre cher grand et fidèle ami (...) Après avoir offert à Votre Excellence les perles des prières sublimes et présenté les vœux et l’expression de notre très sincère amitié, nous nous empressons de nous informer de l’état de votre santé précieuse et nous faisons des vœux pour la durée de votre honorable Ministère et pour que vous jouissiez de tous les bonheurs et plaisirs pendant de longues années. Ainsi soit-il, par respect de Jésus fils de Marie » - le dey remercie le gouvernement français pour ce qu’il a fait concernant le capitaine Cadoucy : « L’ancienne et solide amitié qui règne entre nous a aplani ce différend selon notre désir et nous espérons qu’à l’avenir votre bonté s’exercera de nouveau en notre faveur. C’est ainsi que l’amitié sincère et solide qui nous lie et qui ne ressemble à aucune autre se trouvera consolidée de plus en plus et deviendra un objet d’envie pour les autres Puissances. »  

« Aux yeux de la Régence les Français, étaient devenus les maîtres de la mer » et les Algériens admirèrent la façon dont un officier de marine français (bien nommé M. de la Flotte) qui venait d’être reçu en audience par le dey, ayant appris que quatre corsaires anglais étaient en vue, se précipita à leur poursuite avec ses frégates et les ramena captifs à Alger.

En juillet 1783, la flotte espagnole de Don Antonio Barcelo bombarda Alger durant plusieurs jours avant d’être obligée de se retirer, ayant épuisé ses munitions, tandis que les raïs se livraient à des contre-attaques. Le dey avait constamment été sur la brèche durant l’attaque. Les destructions des habitations civiles ont été nombreuses (le consul français écrit que le gouvernement du dey s’en occupe fort peu) mais les fortifications n’eurent pas trop à souffrir et le nombre de victimes à Alger fut limité ; « la Suède, la Hollande et la Porte envoyèrent des munitions » au dey (preuve au passage que toutes les puissances européennes n’étaient pas en guerre avec le dey).

Don Antonio Barcelo revint l’année suivante avec une flotte considérable augmentée de navires napolitains, portugais  et de l’ordre de Malte. L’expédition avait reçu la bénédiction et des indulgences du pape. Les raïs attaquèrent la flotte ennemie, puis il y eut une canonnade des espagnols et leurs alliés sur la ville, mais en définitive l’attaque fut un échec. Le conseil de guerre de la flotte de Barcelo, en désaccord avec son chef, fut presque unanime pour approuver le départ.

« ... le Dey maintint rigoureusement le bon ordre ; il avait comme d’habitude fait sortir les esclaves de la ville ; les résidents étrangers ne furent pas inquiétés, non plus que les consuls auxquels Mohammed donna une garde pour prévenir les tentatives qu’eussent pu faire quelques fanatiques. »

 

 

« LES LIENS DE L’INTIMITÉ QUI EXISTENT DEPUIS UN TEMPS IMMÉMORIAL ENTRE LES ALGÉRIENS ET LES FRANÇAIS... »

 

 

Après un an de pénibles négociations auxquelles participa le consul de France M. de Kercy, un accord fut signé entre Alger et l’Espagne, très coûteux pour celle-ci. Mais en participant aux négociations, la France se fit mal voir du dey et des autres dirigeants d’Alger. « Au contraire, l’Angleterre et le Danemark qui avaient entravé la réconciliation [avec l’Espagne] par tous les moyens possibles, devinrent les favoris du Divan*.» 

                                                                                          * Ici le mot divan ne désigne probablement pas l’assemblée plénière de la milice et des raïs (qui ne se réunit quasiment plus), mais le dey et ses ministres,  le gouvernement.

 

En 1785, la France racheta enfin la totalité des captifs français (ceux dont on a parlé). Naples et l’Espagne suivirent cet exemple en 1787 pour un montant considérable. « Après ces rachats, il ne resta plus à Alger qu’un millier d’esclaves ; la moitié mourut de la peste cette année même. »

Privés de s’attaquer aux navires espagnols, les raïs se vengèrent sur les petits et moyens Etats italiens, sur les États-Unis, Hambourg et la Prusse. Malgré des prises faites par les corsaires atteignant 12 millions rien que pour les 8 premiers mois de 1786, « la population était fort misérable, les récoltes ayant manqué depuis deux ans ». Au printemps de 1787 la peste fit des ravages.

Les relations entre la France et le dey connaissent encore des tensions en raison de l’éternelle question des corsaires algériens saisis ou coulés par des puissances tierces en vue des côtes de France*

                                                                                                                     * En 1787 « Un chebek algérien coulé bas près des îles d’Hyères par un vaisseau napolitain provoqua de la part de la Régence des réclamations dont la Cour crut devoir reconnaître la légitimité. Une des clauses de notre traité promettait en effet la protection de la France aux corsaires attaqués à la portée du canon. Mais en faisant annoncer à Mohammed des dédommagements pour cette perte, nous avions exigé qu’il en accordât aux Génois propriétaires des bâtiments dont le même chebek s’était emparé à la vue de nos côtes avant sa destruction. Or, les Algériens nous menaçaient de rompre immédiatement la paix si nous ne voulions pas remplacer en nature le navire coulé et refusaient obstinément l’indemnité pécuniaire que leur offrait notre Consul. » (E. Plantet)

 

Si les relations restaient bonnes, c’était grâce à la complaisance des Français à  donner satisfaction aux réclamations des Algériens*

                                                                                                                       * Ainsi la chambre de commerce de Marseille reçut l’ordre de verser 170 000 livres pour la construction d’un chebek en remplacement de celui qui avait été coulé par les Napolitains dans l’affaire évoquée ci-dessus. M. Venture de Paradis fut envoyé à Alger pour régler ces questions, en appui du consul de Kercy.

 

On peut en juger par une lettre du dey au nouveau ministre français de la marine :

« BABA MOHAMMED, DEY D’ALGER, AU COMTE DE LA LUZERNE, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE. Alger, le 15 février 1788.  Nous vous prions instamment de croire que notre amitié et les liens de l’intimité qui existent depuis un temps immémorial entre les Algériens et les Français se resserreront à un tel point que toutes les autres nations en seront envieuses, que la France jouira perpétuellement à Alger d’une préférence marquée, et que notre correspondance avec elle sera raffermie à un tel degré qu’elle ne pourra éprouver aucune altération.

Écrit le 8 de la lune de Djemazi-el-ewel, l’an de l’hégire 1202, dans la Ville bien gardée d’Alger, le centre du combat. »

 

En 1789, la France entre dans une période de turbulence dont on doit bien distinguer quelque chose depuis Alger. Le traité de 1689 conclu pour 100 ans devait être renouvelé (un litige existait sur la validité de celui-ci compte-tenu de l’existence d’un traité de 1719 – le durée de 100 ans devait-elle être décomptée à partir de 1689, thèse algérienne,  ou de 1719, thèse française ?). Le chevalier de Sainneville, chef de division des armées navales, fut chargé de la négociation. Un émissaire de la porte ottomane participa à la négociation à la demande de la France (il semble que cette participation coûta 110 000 livres à la France)*.

                                                                                                                     * Le nouveau traité devait notamment  tenir compte de l’intégration de la Corse à la France pour définir les zones côtières françaises à l’intérieur desquelles les corsaires d’Alger devaient être protégés des poursuites des puissances tierces.

 

 

TOUJOURS DES INCIDENTS SUR LES CÔTES FRANÇAISES

 

 

Le 4 avril 1790 le dey Baba Mohamed annonce à Louis XVI la bonne conclusion du traité : « Il en est résulté un écrit par lequel nous nous sommes engagé à confirmer la paix qui subsiste entre les deux Empires depuis un temps infini et à l’observer dans sa plénitude à la satisfaction des deux partis  (...) Il nous reste à désirer que la Vérité éternelle daigne raffermir et fortifier les nœuds de l’amitié qui nous unissent à Votre Majesté et que la divine Providence ne nous permette jamais de nous écarter de la bonne voie. Ainsi soit-il. A  Alger, séjour de la guerre contre les infidèles, le 19 de la lune de Redjeb, l’an de l’hégire 1204, c’est-à-dire le 4 avril 1790. »

Néanmoins la redevance des établissements fut augmentée de soixante mille livres, « mais l’extrême besoin de blé qu’on ressentait à cette époque fit passer aisément sur ces exigences ».

 

 

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 Vue de La Calle, chef-lieu des établissements de la compagnie royale d'Afrique sur la côte de Barbarie, 1788.

Wikipédia, art. Bastion de France.

 

 

 

 

Mais ce sont toujours les histoires de navires saisis par des puissances tierces sur des zones protégées qui créent des tensions entre la France et Alger. Le jour même où il écrit au roi, le dey écrit aussi  à « Notre très fortuné, très fidèle et grand ami » le comte de la Luzerne, secrétaire d’Etat à la marine, pour se plaindre des faits suivants : une galiote corsaire d’Alger s’était emparée à la mer d’un navire napolitain chargé de blé, et le mit à l’ancre dans le port de Toulon. Des Napolitains qui étaient présents à Toulon, embarqués sur 20 à 30 chaloupes, se jetèrent de nuit sur la prise algérienne et s’en saisirent après avoir tué un homme et blessé deux autres.

A peu près au même moment, le commandant d’une autre galiote algérienne s’était emparé d’un bâtiment génois chargé de café et de riz, mais pris en chasse par les corsaires de Gênes, il se refugia sur les côtes française  - les corsaires génois vinrent se saisir de la galiote et de sa prise « sans tenir compte du feu de vos batteries » pour les conduire à Gênes. «  Ces faits sont contraires aux articles du traité que nous venons de renouveler avec la France. A peine ce traité était-il conclu, il ne s’était pas encore écoulé cinq jours, et l’on permettait déjà de semblables contraventions à nos ennemis » - une pareille conduite de la France « est contraire aux droits de l’amitié ». Le dey demande donc que la France obtienne de « ceux qui ont commis ces excès sur les terres de la domination française » la restitution de « notre prise chargée de blé en nature » avec une compensation pour les esclaves perdus, et le paiement d’une indemnité pour les blessés et le mort, ainsi que le renvoi « en nature » à Alger du navire génois qui été repris, « de sa cargaison et de nos hommes qui y étaient embarqués ».  « Non ! A ces procédés, on ne saurait reconnaître nos anciens amis ; l’Être suprême qui sait tout et voit tout décidera la chose ! »*

                                                                                                                      * On note l’expression « L’être suprême », dans l'air du temps, sans doute une formule du traducteur plus que de l’original turc.

 

Le duc de La Luzerne répond que sa majesté a été indignée de la violation de l’espace français commise par les Napolitains et a demandé la punition de cet acte. Sans plus attendre, la prise napolitaine qui se trouve à Toulon sera restituée avec sa cargaison  aux Algériens et le montant réclamé pour les blessés et le mort sera versé. Les Napolitains seront poursuivis suivant les formes judiciaires devant le tribunal de l’amirauté de Toulon.  Quant à la prise génoise, on ne peut que la réclamer auprès de la République de Gênes. « Mon empressement à satisfaire aux plaintes que vous m’avez portées sur ces deux infractions vous prouvera, très illustre et magnifique Seigneur, combien j’ai à cœur de ne laisser subsister entre nous aucun nuage qui puisse troubler la paix et l’union des deux nations. »

Mais le ministre ne peut manquer de signaler que le corsaire algérien était en tort pour avoir fait une prise près des côtes françaises : « ... je me persuade que vous reconnaîtrez des dispositions si amicales par un juste retour en ordonnant à vos corsaires de respecter la nouvelle démarcation des limites assignées à leurs courses sur nos côtes et en leur enjoignant de s’en écarter et de se tenir en haute mer. »

En décembre 1790, un nouveau ministre, le comte de Fleurieu, signale au dey que le pavillon national français a été modifié (révolution oblige...*) et qu’il pourra y avoir une période où on trouvera aussi bien l’ancien que le nouveau.

                                                                                                  * « L’Empereur mon Maître, ayant résolu par des considérations supérieures, de faire quelques changements au pavillon de France, Sa Majesté Impériale en a fait proclamer une loi expresse. Je m’empresse de vous le faire connaître en chargeant notre Consul auprès de vous de vous remettre une planche coloriée et un modèle qui indiquent avec beaucoup d’exactitude la forme et les couleurs du nouveau pavillon. » [le nouveau pavillon de marine était un pavillon blanc avec dans l’angle – le canton – les nouvelles couleurs nationales].

 

Le dey est (probablement) plus intéressé par le règlement des affaires de prises et remarque qu’il y a encore  4655 sequins d’Alger à payer par la France sur le montant de la prise qui a été récupérée par les Génois.

 

 

L’AFFAIRE DE L’AMBASSADE AUPRÈS DU SULTAN : LES ESPAGNOLS PLUS PROMPTS QUE LES FRANÇAIS

 

 

En juillet 1791, le dey  Baba Mohammed, âgé de 84 ans, meurt. Son fils adoptif Sidi Hassan le remplace et annonce la nouvelle à Louis XVI.

​Le nouveau dey réclame à la France d’équiper un navire (dont le capitaine est désigné d’avance, le Marseillais Domergue) pour transporter à Constantinople les présents offerts au sultan dans cette occasion*.

                                                                                                                            * Apparemment ces présents étaient 300 haïques [vêtements féminins sauf erreur, souvent en soie] de Tlemcen, de Biskra et du Maroc, 20 grands tapis du sud, 30 peaux de lion, 80 ceintures de soie, 22 couvertures, 13 montres, 10 poudrières, 15 cartouchières, 80 chapelets de corail, 60 chapelets en ambre, 9 bagues, 11 paires de pistolets, 11 fusils, 35 négresses du Soudan et 31 nègres. » (selon E. Plantet)

 

 

Louis XVI (à peine revenu de la triste équipée de Varennes !) répond – ou son secrétaire qui signe pour lui - par une brassée de compliments au nouveau dey et se dit ravi de la « marque de prédilection à. laquelle nous attachons un grand prix, celle de donner la préférence à notre pavillon pour transporter à Constantinople l’Ambassadeur que vous envoyez à Sa Hautesse, afin d’obtenir son investiture ». Il déclare avoir donné « promptement les ordres nécessaires à cette expédition ». Le roi offre aussi un diamant au nouveau dey.

Le ministre de la marine l’amiral Thevenard  écrit au dey pour dire que conformément à son désir, la frégate qui transportera à l’aller et au retour l’ambassadeur du dey à Constantinople sera commandée par le capitaine Domergue (un marin de commerce), ce qui constitue un fait exceptionnel pour un vaisseau de la marine de guerre.

Sinon qu’avec les événements révolutionnaires en France, le dey redoutait des retards et que l’Espagne, vieille ennemie reconvertie en partenaire, se déclarait prête à mette à disposition du dey un navire si les Français avaient des difficultés. Finalement le dey accepta l’offre espagnole à la grande mortification des Français. Le ministre dans une lettre plutôt aigre, demande au dey s’il souhaite la rupture de la paix.

Le dey répond à Louis XVI que seule l’inquiétude sur le délai de transport des présents à Constantinople a pu le déterminer à choisir un vaisseau d’un autre pays. Il est informé des difficultés qui existent en France, causées par « certains esprits vils et malintentionnés » qui mettent « la discorde et la dissension dans les États (...) Depuis un temps immémorial rien de semblable n’avait eu lieu en France ». Mais heureusement tout est rentré dans l’ordre « et chaque individu à sa place. Que Dieu extermine et anéantisse les rebelles et les opiniâtres partout où ils seront. Ainsi soit-il » (on voit mal de quel retour à l’ordre il s’agit, mais le dey voulait sans doute dire quelque chose d’aimable).

 

 

« UN SOUVERAIN DONT (....) LE PAVILLON [EST] REGARDÉ COMME UN VIL CHIFFON » (LE ROI DE FRANCE)

 

 

En novembre 1791 le dey se plaint auprès du nouveau ministre de la marine (compte-tenu des événements il y avait un turn-over rapide du personnel ministériel) des actes commis, dans les ports français, par des marins de puissances tierces à l’égard d’équipages algériens : « Mon très honoré ami, les sentiments qui unissent la France à la Régence sont très anciens. Les Napolitains, les Génois et les Toscans sont aussi vos amis. Si vous avez des égards pour eux, n’en devez-vous pas également avoir pour nous ? (...) Protégez vos côtes et ne nous y abandonnez pas. Elles doivent être pour nous un asile inviolable.  (...) Convient-il, en effet, que dans vos propres ports nous soyons molesté par nos ennemis qui s’y sont réfugiés comme nous ? »

Le dey rappelle tous les avantages commerciaux que la France retire des établissements de la compagnie d’Afrique. « Notre grand ami, il a été livré cette année au fils de M. Gimon, votre agent, 75 000 mesures de blé. N’est-ce pas là une grande marque de prédilection de notre part pour les Français ? A quelle autre nation avons-nous accordé une pareille quantité de grains ? Daignez prendre en considération ce procédé et favorisez-nous de même en toute occasion. »

M. Vallière, le nouveau consul (neveu du Vallière qui avait été consul dans les années 1760) était harcelé par le dey pour que les captifs d’Alger dans les pays chrétiens du sud de l’Europe soient libérés en compensation des actes de violence commis par ces petites puissances contre les vaisseaux algériens. Il fut même menacé d’être enchainé.

En 1792, l’Espagne évacua Oran qui était assiégée en permanence, et signa un traité avec la régence, obtenant la création d’un établissement commercial à Oran, moyennant une forte contribution. C’était une concurrence directe pour les établissements français. « La concurrence fit monter les denrées à un prix exorbitant qu’augmenta de jour en jour la cupidité des Beys [les gouverneurs provinciaux] ; les Établissements de la Calle et de Bône ne purent plus acheter de blé à un prix rémunérateur au moment même où la France en avait le plus pressant besoin ; il fut même un instant question d’abandonner ce négoce devenu infructueux qui traversa une crise terrible lors de la révolte du Bey de Constantine. »

 

Le retour d’un certain nombre de captifs et le paiement d’indemnités par la France amena une détente mais le dey critiqua durement l’abaissement de la France (il est vrai dans une situation révolutionnaire inédite) dans une lettre au baron Lacoste, ministre de la marine du roi (le 15 juin 1792 soit deux mois environ  avant la chute de la monarchie) : « Mais qu’il nous soit permis de vous représenter que, depuis quelques années, les accidents que nos deux corsaires viennent d’éprouver sur votre territoire s’y sont singulièrement multipliés ! Ce n’est pas la première fois que nos armements et nos prises sont détruits et nos sujets massacrés dans vos ports, tantôt par nos ennemis et tantôt par vos propres nationaux. ».

Il s’étendait sur l’abaissement de la France qui n’était même plus respectée par les petites puissances : « Comment se fait-il qu’un petit Prince tel que le napolitain, qui n’a jamais été compté pour rien dans le monde, vienne en France fouler aux pieds l’Empereur [le roi]  lui-même, au point de couler bas, pour ainsi dire sous ses yeux, puisque c’est sous son pavillon, un Algérien qui avait eu le bonheur d’atteindre cet asile sacré ? Nous vous laissons à considérer vous-même tout ce que cette audace de la part des Napolitains offre de déshonorant pour le nom français.  (...). Que doit-on penser d’un Souverain dont les terres sont si peu respectées et le pavillon regardé comme un vil chiffon ? N’est-ce pas le comble de l’avilissement pour l’Empereur de France? » « Quand on est l’ami de quelqu’un, il faut l’être complètement (...) Nous ne manquerons point au traité et nous n’y avons jamais manqué, mais, si vous êtes décidé à le rompre, faites-nous connaître nettement votre intention. » 

Le dey rappelle que les raïs des deux chébecs capturés ou coulés par les ennemis dans des ports français avaient reçu instruction de ne pas entrer dans ces ports, désormais peu sûrs : leur désobéissance a été punie non seulement par la perte de leurs chébecs, mais « l’un a été puni de mort et l’autre a reçu 800 coups de bastonnade ». Il se plaint au ministre du consul Vallière : « Sa réponse est toujours la même. Je rends fidèlement compte à ma Cour de toutes vos instances mais je ne suis pas écouté, on n’a aucun égard à mes représentations. Si la chose est ainsi et si votre Consul ne jouit auprès de vous d’aucun crédit, d’aucune considération, rappelez-le et nommez en un autre à sa place. »

Quand le dey reçut une réponse, les événements s’étaient précipités et la monarchie française n’existait plus.

 

 

SITUATION INTÉRIEURE DE LA RÉGENCE

 

 

Pendant que la France s’enfonce dans la tourmente révolutionnaire, quelle était la situation intérieure de la régence d’Alger ?

Le pouvoir ottoman n’avait jamais été admis complètement dans l’intérieur du territoire. A partir d'une ligne mouvante au sud, les tribus étaient considérées comme indépendantes et l'Etat algérien s'en désintéressait.  Les tribus soumises étaient réparties en deux ensembles : les tribus maghzen avaient un régime d'imposition léger mais devaient assistance au pouvoir d'Alger pour lever l'impôt sur les tribus raya sur qui pesait l'essentiel de l'impôt. Les refus de payer l'impôt étaient fréquents et débouchaient sur des révoltes. La Kabylie était souvent en état de rébellion.  Les deys devaient aussi se méfier (à tort ou à raison) des grands vassaux qui dirigeaient les provinces, les beys. Après une certaine stabilité dans le cours du 18 ème siècle, la fin du 18 ème siècle fut marquée par le retour des troubles intérieurs.

Le gouvernement de la régence agissait parfois de façon violente vis-à-vis de ses sujets même lorsqu’ils étaient convoqués pour lutter contre les interventions extérieures – ainsi après l’échec de l’expédition espagnole de O’Reilly en 1775, où Grammont note: «  Les contingents indigènes furent licenciés et renvoyés chez eux avec de riches présents ; tous ne furent pas satisfaits de la part qui leur échut ! les Beni Kouffi et leurs alliés au nombre de dix mille, refusèrent pendant quelque temps de quitter Alger dont ils effrayaient la population par leur sauvagerie, leur taille gigantesque et leur nudité à peine dissimulée par un petit tablier de cuir. On éloigna ces auxiliaires incommodes par des gratifications et des promesses et ils reprirent la route de leurs montagnes que bien peu d’entre eux atteignirent, car des embuscades leur avaient été préparées le long des chemins et les Turcs s’étaient lancés à leur poursuite le jour même de leur départ. »

En 1783-84, le bey de Constantine réprime durement une insurrection anti-ottomane à Biskra – il met le pays « à feu et à sang », « L’armée du bey a coupé 460 têtes des maures et pris en vie 300 tant hommes que femmes et enfants. 10000 moutons, 2000 chevreaux, 200 chevaux ou juments (journal du consulat de France cité par Abla Gheziel, La politique des deys d’Alger à la veille de la conquête française (1730-1830), Al-Mawaqif, 2011, https://hal.science/hal-02062607/document).

 

Les mauvaises récoltes à partir de 1784, la peste en 1787, créèrent une situation tendue – un complot fut dévoilé en 1788 mettant en cause le fils du bey de Constantine et le  Khaznadji, se traduisant par des exécutions capitales.

En 1790 la rébellion des Kabyles continua pendant toute l’année, malgré la victoire des ottomans conduits par l’agha des spahis au début de l’année – « on craignit un instant une conflagration générale ». Le dey Mohamed mourut en juillet 1791 et son successeur désigné Hassan fit arrêter et emprisonner son concurrent, l’agha des spahis, qui mourut en prison.

Les beys des provinces de Titeri et de Constantine, qui étaient des amis de l’agha emprisonné, furent démis de leurs fonctions – mais le successeur du bey de Constantine fut égorgé avec sa suite à son arrivée par les  officiers et la garde de l’ancien bey Salah. Le dey fit partir une nouvelle troupe; avec l’aide des janissaires du camp de l’est [la troupe chargée des levées d'impôt annuelles] ses soldats s’emparèrent de Salah qui fut étranglé et ses ministres périrent dans d’horribles tortures. Le dey méfiant, changea deux fois encore le bey de Titeri en moins de deux ans et fit surveiller le prestigieux Mohamed ben Othmane, dit Mohamed el-Kebir, bey de l’Ouest (Oran), artisan de la reconquête d’Oran contre les Espagnols.

 

 

ÉVOLUTION DES MENTALITÉS EN EUROPE

 

 

La perception des régences barbaresques et notamment celle d’Alger – probablement la plus puissante – a évolué dans l’opinion occidentale au 18 ème siècle. L’idée que ces régences, par les entraves qu’elles causaient au commerce, étaient un anachronisme qui devait disparaître, devint une opinion courante à la fin du siècle. Cette vision était en rupture avec la vision privilégiée par la France louis-quatorzienne et qui avait survécu  sous les deux monarques suivants, qui faisait d’Alger, bon gré mal gré, un allié de la France, et qui utilisait sa capacité de nuisance pour capter le commerce méditerranéen et éliminer (du moins en partie) ses concurrents. Or, à la fin du 18 ème siècle, une conception du commerce aussi étroitement nationaliste n’avait plus cours – le commerce sans entrave et la libre concurrence étaient devenus des idéaux à atteindre. Les régences qui ne s’inséraient pas dans ce cadre (ou refusaient de le faire) devaient disparaître, condamnées par l’évolution des mœurs. Une action concertée des puissances européennes était envisagée à cette fin.

Déjà vers 1725, le chevalier de Choiseul-Gouffier (chevalier de Malte, conseiller économique du Grand maître) avait eu l’idée d’une flotte internationale permanente destinée à combattre les Barbaresques qui aurait été placée sous l’autorité du Grand maître de Malte. Mais il s’agissait encore de police des mers et non de la suppression des régences (cité par A. Blondy, Malte et Marseille au 18 ème siècle, 2012).

Un autre chevalier de Malte, à la fin du siècle, d’Hénin, secrétaire d’ambassade à Venise, suggérait des méthodes plus conformes à l’esprit des Lumières : c’était que les pays qui offraient des équipements maritimes à Alger et aux autres régences, en application des traités, leur offrent des vaisseaux de commerce afin de réorienter l’activité des régences vers les activités pacifiques.

Mais il était possible que les Barbaresques ne saisissent pas cette perche – alors il faudrait détruire « ces ennemis perpétuels de l’Europe » par une action combinée de toutes les puissances européennes qui traiteraient les corsaires non selon les lois de la course (captivité, rachat, etc) mais comme des pirates (A. Blondy, Malte et Marseille au 18 ème siècle, ouv. cité).

Dans la traduction française du livre du britannique Shaw Voyage dans la régence d'Alger, (traduction de J. Mac Carthy en 1830) on trouve la phrase suivante : « Les peuples qui habitent la Barbarie, dit un écrivain judicieux, gémissent sous un joug qu’ils sont impatiens de rompre. Esclaves de quinze ou vingt mille Turcs ramassés dans les boues de l’Empire Ottoman, ils sont de mille manières différentes les victimes de cette audacieuse soldatesque. »

Or, ce passage est certainement étranger à la version originale de Shaw (qui date de la 1ère moitié du 18 ème siècle) et pourrait être tiré d’un texte de l’abbé Raynal à la fin du 18 ème siècle. Celui-ci a aussi conçu l’idée que les puissances européennes devaient s’unir pour mettre fin à l’existence des Etats barbaresques.

Cela peut sembler étonnant car il est de règle de penser aujourd’hui que l’abbé Raynal (1713-1796), considéré à son époque comme un auteur important de la tendance des philosophes réformateurs, était un adversaire de la colonisation, point de vue exprimé dans son Histoire philosophique des deux Indes (un ouvrage qui eut de multiples versions).

« Pourtant, comme l’ont montré plusieurs historiens, le jugement d’ensemble de l’Histoire [de l’abbé Raynal] sur l’expansion coloniale de l’Europe était ambivalent, puisqu’elle louait les immenses bénéfices de l’essor des échanges internationaux qui en avait résulté, et évoquait à de multiples occasions la possibilité d’entreprendre une nouvelle forme de colonisation, juste et bienfaisante. » « Parmi d’autres suggestions interventionnistes, l’Histoire des deux Indes proposait notamment que soit une nation européenne, soit une « ligue universelle », se charge de renverser la tyrannie barbaresque en Afrique du Nord : « On ne verrait plus [ce peuple de pirates] laisser en friche une terre autrefois si fertile. Des grains et des fruits couvriraient cette plage immense : ces productions seraient échangées contre les ouvrages de notre industrie, de nos manufactures. Les négociants d’Europe, établis en Afrique, deviendraient les agents de ce commerce réciproquement utile aux deux contrées ». « Les additions de Raynal au texte de 1772, probablement réalisées aux alentours de 1790, alors qu’il résidait à Marseille, dénonçaient l’impossibilité de pratiquer la liberté du commerce avec les Barbaresques. » (David Todd, Retour sur l’expédition d’Alger : les faux-semblants d’un tournant colonialiste français, Monde(s) 2016, https://www.cairn.info/revue-mondes-2016-2-page-205.htm

 

Comme on voit, la suppression des Etats barbaresques n’était pas proposée dans la seule perspective – essentiellement européenne - de la liberté du commerce, mais également de la libération de la population maghrébine opprimée par les Ottomans.

Ainsi l’opinion libérale en formation, loin d’avoir des Etats barbaresques une vision plus tolérante, y voyait un anachronisme à éliminer – alors que la politique française de l’Ancien régime, désormais obsolète, s’était adaptée à leur existence, en essayant d’en tirer parti. Les événements de la Révolution française allaient offrir un sursis aux Etats barbaresques en détournant l’attention sur des préoccupations plus brûlantes pour quelques années.

 

 

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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