Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Le comte Lanza vous salue bien

21 avril 2024

ALGÉRIE ET FRANCE AVANT 1830, LES DERNIÈRES ANNÉES PARTIE 4 : LE COUP D'ÉVENTAIL (OU DE CHASSE-MOUCHES)

 

 

ALGÉRIE ET FRANCE AVANT 1830, LES DERNIÈRES ANNÉES

PARTIE 4 : LE COUP D'ÉVENTAIL (OU DE CHASSE-MOUCHES)

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit.]

 

 

 

 

LA RÉPONSE (NON ENVOYÉE) DU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

 

 

 

Le ministre des affaires étrangères prépara une réponse après réception de la lettre du dey d’octobre 1826, mais cette réponse ne fut pas envoyée (pour augmenter la confusion, le texte de cette réponse annonce qu’elle fait suite à la lettre du dey du 26 août !), mais le contenu montre clairement que le ministre répondait bien à la dernière lettre reçue (celle d’octobre), contenant les accusations contre Deval et Pléville*.

                                                                              * Le ministre ne se réfère pas formellement à la lettre d'octobre, soit  par erreur, soit pour marquer sa désapprobation car cette lettre ne lui est pas parvenue par le consul, canal protocolaire habituel.

 

LE BARON DE DAMAS, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, A HUSSEIN, DEY D’ALGER.

Paris, le 28 février 1827.

Très illustre et magnifique Seigneur, J’ai reçu la lettre que vous m’avez écrite le 26 août. Je l’ai lue avec attention et je vais y répondre.

Vous demandez que le Gouvernement du Roi, mon Maître, oblige le sieur Nicolas Pléville à rendre compte des créances qu’il a reçues du Trésor de France en qualité de mandataire de Jacob Bacri, et qui vous appartiennent comme cessionnaire de ce dernier*. Un tel soin ne peut ni ne doit regarder le Gouvernement du Roi. La seule obligation qu’il avait à remplir était de remettre au sieur Pléville, dans la proportion et aux époques indiquées par la transaction du 28 octobre 1819, à laquelle vous avez donné votre assentiment, les sommes que la France avait reconnu devoir à Jacob Bacri. Cette clause a été fidèlement accomplie, et les créances de Bacri ont été délivrées à son fondé de pouvoirs. **»

                                                    * La fameuse cession des dettes de Bacri au dey.

                                                    ** Le projet de réponse ministériel énonce clairement le principe de la liquidation des dettes Bacri-Busnach : le dey n’était pas partie-prenante de la liquidation.

 

Selon le ministre, « le Trésor royal a dû retenir le montant des oppositions légalement formées par les créanciers Bacri, jusqu’à ce que le sieur Pléville ait obtenu à l’amiable ou devant les tribunaux la mainlevée de ces oppositions ». Le gouvernement n’avait pas la possibilité d’intervenir « pour en faire opérer la mainlevée sans violer les droits des opposants, la transaction de 1819 même* et les principes de législation consacrés en France, car il s’agit ici de litiges privés (...) dont les tribunaux seuls ont à connaître ». Le ministre indiquait que Deval avait déjà dû fournir au dey ces explications, conformément aux instructions données par le ministre. « Quant aux fonds que, selon vous, le Consul du Roi aurait touchés, ce reproche ne saurait être exact » puisque seul Pléville était habilité à recevoir les paiements. Le ministre attribue les accusations contre Deval à des tiers malveillants qui ont trompé le dey.

                                                                        * Considérée en droit, ainsi que l’écrivent certains historiens, comme « la loi des parties » (qu’on ne pourrait modifier par avenant que d’un commun accord entre les parties - les signataires).

 

Le ministre assure que Deval est un agent dont le roi « apprécie la prudence et le dévouement ».  La menace du dey de renvoyer de force Deval en France est un procédé « si peu amical » qu’il montre que les dispositions de la régence envers la France ont changé*.

                                                                  * Preuve, au passage, que le ministre ne répondait pas, malgré ce qui était indiqué au début de sa lettre, au courrier du dey du 26 août 1826, qui disait à propos du consul Deval : « il [Deval] sait que nous cherchons toujours à le satisfaire et que nous le traitons avec tous les égards possibles », mais à une lettre ultérieure. En effet, c’est dans la lettre du dey d’octobre 1826, qu’on trouvait les accusations contre Deval et les menaces d’embarquer de force le consul.

 

Le ministre rappelait les vexations contre les navires français et la capture de navires romains, malgré les promesses du dey et demandait la punition des auteurs des faits et l’indemnisation des victimes.

Il souhaitait que le dey donne des instructions pour que tout contrôle d’un navire français se fasse désormais à distance :  « Les bâtiments des deux nations devront se contenter de parlementer et de se reconnaître avec le porte-voix ». Le dey devait aussi promettre, sans contrepartie financière, de respecter et traiter en ami « le pavillon romain ». C’est ce qu’on était en droit d’attendre « du Chef d’un État si anciennement ami de la France ».*

                                                                   * Le ministre rappelait que le dey avait bien accordé « gratuitement à d’autres États, par considération pour l’Angleterre », ce que la France demandait pour Rome.

 

Enfin, il demandait au dey de rétablir de bonnes relations avec le consul, de façon à prouver « que la Régence d’Alger met du prix à l’amitié de la France. Sa Majesté, je le répète, désire vivre en paix avec vous, (...) mais elle attend de vous les mêmes procédés ». Le ministre espérait que la raison prévaudrait et que le dey ne mettrait pas la France (le roi) dans l’obligation de faire usage de sa force. Il terminait gracieusement : « C’est aussi dans cette persuasion que je m’empresse de vous offrir les assurances de mes sentiments et de la considération distinguée avec laquelle je suis, Très illustre et magnifique Seigneur, Votre très parfait et sincère ami.

DE DAMAS »

(recueil de correspondances d'E. Plantet).

 

 

LE RAPPORT DU MINISTRE AU ROI

 

 

S’agissant de la dette Bacri-Busnach, la principale défense de la position de l’Etat français était donc le respect de ce qu’on n’appelait pas encore l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs ; le gouvernement avait fait ce qu’il devait faire ; pour le reste, il ne pouvait s’immiscer dans des procédures judiciaires de droit privé.

On peut se demander pourquoi le ministre ne disait pas clairement au dey qu’il n’avait aucun paiement à attendre ? Pourquoi se retrancher derrière les procédures judiciaires en cours ?

La réponse à cela, outre la difficulté qu’il y a à dire clairement au dey qu’il n’a rien à attendre, c’est que le dey s’est fait céder les dettes de Bacri – ou en tout cas, c’est ce qu’il dit. Le dey réclame donc ce qui, à cette date, n’a pas encore été versé, soit le montant de 2, 5 millions déposé à la caisse des dépôts (avant qu’il se soit complètement évaporé au fur et à mesure des procédures judiciaires) et pour faire bonne mesure, 2 millions de soi-disant pot-de-vin versés à Deval et Pléville. Evidemment le gouvernement français ne peut lui répondre qu’il a des doutes sur la validité de la cession au dey de ses créances par Jacob Bacri – ce serait intervenir dans une affaire interne de la régence ; le gouvernement ne peut que ses retrancher derrière la régularité juridique.

Après avoir fait lecture au conseil des ministres (probablement en mars 1827) du projet de réponse, le ministre des affaires étrangères reçut l’ordre de ne pas l’envoyer.

Au vu de la suite des événements, c’est sans doute dommage car la réponse énonçait clairement que la liquidation de la dette n’avait pas prévu de versement direct au dey. Ce point bien établi, sans évidemment satisfaire le dey, lui aurait démontré que contrairement à ce qu’il pensait, il n’y avait pas eu détournement des sommes lui revenant, puisque le gouvernement français n’avait aucune somme à lui payer. La lettre confirmait par écrit ce que Deval, sur instructions de son ministre, avait déjà dû expliquer (ou essayer d’expliquer) au dey.*

                                                                               * Ainsi que le remarque Grammont, il y avait peu de chances que le dey accepte ces explications si éloignées des usages de la régence : « M. Deval n’y réussit pas et tout autre eût échoué à sa place. »

 

Le ministre adressa peu après un rapport au roi du 11 avril 1827 (cité par Amar Hamdani, La vérité sur l'expédition d'Alger, 1984)*.

                                                                                 * Ce rapport n’est pas mentionné par P.-A. Julien. Des auteurs plus anciens en font état (par ex. Edgard Le Marchand, L'Europe et la Conquête d'Alger,1913).

 

Le ministre note que le roi a écarté dans l’immédiat l’usage de la force et décidé « d’user encore de quelques ménagements ». Le ministre insiste sur le mauvais vouloir du dey dans tous les domaines : refus d’accorder des réparations pour les vaisseaux français molestés et d’accepter de ne plus attaquer les vaisseaux romains, plaintes calomnieuses contre le consul général contenues dans la lettre du dey transmise par l’intermédiaire du consul de Naples [c’est évidemment la lettre du 29 octobre 1826]. Le ministre avait conseillé d’envoyer une division navale bloquer les ports de la régence si elle persistait dans son attitude. Mais le roi a désapprouvé le système du blocus comme peu efficace tout en considérant qu’une expédition militaire de troupes de terre et de mer, seule susceptible de résultat, devait être écartée en raison de « l’énormité de la dépense et de l’état des finances ».

Le ministre évoque le peu de résultats des bombardements d’Alger opérés par diverses puissances, tandis que le blocus pourrait être efficace d’autant qu’il amènerait aussi la perte des redevances que perçoit le dey pour les établissements commerciaux français. Il rappelle le bon résultat récent du blocus de Tripoli et que le plus souvent, un simple déploiement de force suffit à vaincre « la mauvaise foi » des dirigeants barbaresques sans qu’il y ait lieu d’aller plus loin. Il regrette l’ajournement du blocus, et il propose donc au roi deux lettres, l’une à Deval, l’autre au dey, où « sans parler un langage aussi menaçant, je n’en fais pas moins entendre au dey qu’il ne lasserait pas impunément la modération de la France » et qu’il est de son intérêt de répondre favorablement aux réclamations de celle-ci.

On est étonné que Hamdani s‘écrie que, devant ce rapport, c’est toute la légende du coup d’éventail comme cause de la rupture qui s’écroule et que plusieurs semaines avant l’entrevue orageuse entre le consul Deval et le dey, la France avait déjà décidé de décréter le blocus et de déclarer la guerre – alors que le rapport dit exactement le contraire : « votre majesté ayant vu des inconvénients dans l’adoption du plan proposé  [le blocus], je me suis conformé à ses intentions.» Par contre, il est évident qu’il existait un contentieux entre la France et Alger, tel que toutes les options étaient examinées avec soin. Mais cela n’est en rien un scoop, sauf pour ceux qui sont de mauvaise foi.

En avril 1827, rien n’était encore décidé et la France était disposée à laisser une dernière chance (ou une avant-dernière...) au dey.

Le ministre adressa des instructions à Deval par lettre du 14 mai 1827. Il constatait que les explications du dey données au commandant de la Galatée (cf. partie 3) n'avaient pas été satisfaisantes. Deval devait informer le dey qu’une nouvelle expédition avec des moyens plus importants était en préparation. Si le dey répondait négativement aux demandes de la France qui lui seraient apportées avec cette nouvelle expédition, une rupture s’ensuivrait avec l’emploi de la force.

En fait ces instructions ne parvinrent pas en temps utile à Deval car 15 jours auparavant, l’incident du 29 avril 1827 s’était produit et la donne avait changé.

 

 

Vue d'Alger. Extraite du livre de Filippo Pananti, Narrative of a residence in Algiers. Londres, 1818. Gravure de Henry Parke et E. Clark.

Pananti avait été capturé en mer avec d'autres passagers par des corsaires algériens et détenu dans des conditions pénibles jusqu'à sa libération sur intervention du consul anglais. Son livre est une description de la vie à Alger et comporte aussi un plaidoyer pour qu'une ligue internationale mette fin à l'existence de la régence d'Alger en tant que foyer de piraterie.

Wikipédia et site de vente aux enchères Chiswick Auctions https://www.chiswickauctions.co.uk/auction/lot/13-pananti-filippo-narrative-of-a-residence-in/?lot=78322&sd=1.

 

 

POLITIQUE ÉTRANGÈRE DU DEY : FAIRE RENTRER DE L’ARGENT

 

 

D’autres affaires internationales mobilisaient la régence, qui menait une politique plutôt agressive. On a déjà vu que la régence avait été en état de guerre avec l’Espagne, situation peut-être en lien avec les créances de Bacri.

Jacob Bacri demandait à l’Espagne l’équivalent de 5 millions de francs, réclamation que le dey avait reprise à son compte.

Sans préciser la date de la rupture, l’auteur algérien Hamdane ben Othman Khodja, témoin de l’époque, écrit : « Par suite d’une discussion très vive à ce sujet [la dette] entre le dey et le consul d’Espagne, ce dernier quitta la ville et se rendit à bord d’un vaisseau de sa nation. Le dey l’invita à revenir à terre en lui faisant observer qu’il ne devait pas faire de scandale, que son intention n’avait pas été de lui porter préjudice et que les paroles qu’il lui avait adressées ne touchaient que le gouvernement qu’il était chargé de représenter. Le consul ayant refusé de se rendre à terre, le dey lui déclara alors que s’il persistait dans son refus, il le considérerait comme une rupture entre les deux gouvernements » - toutefois Hamdane ben Othman Khodja ajoute qu’il n’y eut pas d’actes d’hostilité envers l’Espagne (il y aurait donc eu deux ruptures, celle qui amena des actes d’hostilité en 1824-25 notamment (cf. partie 3), et celle liée aux dettes espagnoles – ou bien c’est le même conflit et Hamdane ben Othman se trompe ?)

Si l’Espagne refusait de payer, c’est que la dette avait soi-disant un caractère privé; il s’agissait de prêts de Joseph Bacri au consul d’Espagne à titre personnel. En fait ces prêts, avec un intérêt exorbitant*, avaient été accordés pour permettre au consulat de subsister et d’accomplir ses missions, car compte-tenu des troubles en Espagne (occupation napoléonienne, guerre civile), le consulat avait été laissé sans moyens.  De plus le titulaire de la dette paraissait être Joseph Bacri (mort en 1817, mais qui avait des héritiers) et non Jacob. Mais le dey soutenait les droits de Jacob – en fait, il s’était substitué à lui et fit des propositions à l’Espagne**.

                                                                                * 30% selon Hamdane Ben Othman.

                                                                                ** Hamdane ben Othman présente ainsi les choses : « ... la proposition fut faite par le dey au gouvernement espagnol que moyennant un million, il prendrait sur lui d’anéantir les prétentions de Bacri et qu’il [le gouvernement espagnol] n’entendrait plus parler de cette affaire. Le dey réclamait en outre la somme de 500 000 francs pour indemnités et frais de guerre et cette dernière dépêche fut écrite de ma main. »

 

De sorte qu’au début de 1827, l’Espagne accepta de payer la somme demandée par le dey. Le montant en numéraire fut expédié à Alger (sur un navire de guerre français) et remis au dey qui indemnisa divers créanciers des Bacri* et, selon Hamdane ben Othman, répartit presque tout le reste sur les janissaires de l’odjack, ne conservant qu’une partie de l’indemnité de guerre pour le trésor public.

                                                                                 * Hamdane ben Othman observe : « Le dey comme chef de l’Etat, comme père du peuple et tuteur des orphelins reconnu par les lois, avait tout pouvoir de prendre sur lui d’arranger cette affaire. »

 

Considérant que les sommes avaient été versées au trésor public d’Alger, les héritiers de Joseph Bacri la réclamèrent à la France après la prise d’Alger (on en reparlera peut-être).

Dans cette affaire, il apparait que l’Espagne a fait ce que la France n’a pas fait : payer au dey ce qui revenait (même si c’était pour un montant contestable) aux Bacri.

Autre menace du dey : « Au mois d’avril 1827, le dey résolut de rompre la paix conclue cinq ans avant avec le grand-duc de Toscane ; il exigeait de ce prince une nouvelle somme de 24 mille piastres fortes, tandis que le paiement fait en signant le traité avait été le gage d’une paix perpétuelle. Il arma, menaça de bloquer Livourne : le grand-duc recourut à l’intervention de la France mais le ministre des affaires étrangères d’Alger déclina l’intervention et toute explication avec notre chargé d’affaires » [Deval] (Bartillat, Coup d'oeil sur la Campagne d'Afrique en 1830 et sur les négociations qui l'ont précédée, 1831).

Il se peut que ce conflit soit aussi lié à des créances Bacri. Selon le rapport du consul anglais, cité par Julie Kalman (The Kings of Algiers: How Two Jewish Families Shaped the  Mediterranean World , 2023) le dey voulait dans un premier temps obliger le grand-duc de Toscane à forcer les débiteurs toscans de Bacri à payer leurs dettes – pour évidemment pouvoir s’emparer d’une partie ou du tout des remboursements. On peut penser que devant le refus de la Toscane d’accepter de faire pression sur les débiteurs de Bacri, le dey a décidé de « punir » cet Etat de faible puissance.

S’il est vrai que Bacri avait des dettes envers le dey (et peut-être inversement, mais Bacri n’était pas en position d’exiger que le dey paie ses dettes !), on peut penser que le dey était prêt à se les faire rembourser plusieurs fois et s’estimait en droit d’avoir sa part (sinon le tout) sur chaque créance qui viendrait à être payée à Bacri.

Peu d’historiens (français en tous cas) rappellent ce contexte où les dettes Bacri étaient à l’origine de conflits avec plusieurs Etats et où on retrouve les péripéties identiques à celles du conflit avec la France (entretien orageux avec le consul d’Espagne, notamment, qui quitte Alger, préfigurant la scène avec le consul Deval)*. 

                                                                         * Sinon qu’avec le consul d’Espagne, le dey déclara n’avoir aucune animosité contre lui et être en désaccord avec le gouvernement espagnol, situation inversée par rapport à la querelle avec Deval où le dey prétendait être en conflit avec celui-ci et non avec le gouvernement français.

 

Enfin, le Journal des Débats du 2 août 1827, citant un rapport du consul suédois Lagerheim, écrit que le dey, mécontent que le Portugal n'ait pas nommé de consul depuis longtemps, ce qui privait le dey des présents habituels en pareil cas, a exigé que le vice-consul du Portugal lui fasse parvenir les présents, en le menaçant : « si le dey ne les recevait pas dans l'intervalle de cinquante jours à compter du quatrième jour de la grande fête du Beiram, il saurait bien se payer complètement par une autre voie. »

 

 

POLITIQUE ÉTRANGÈRE DU DEY : FIDÈLE SERVITEUR DU SULTAN

 

 

La cour de la caserne des janissaires à Alger, plus tard cercle militaire français. Les janissaires issus des provinces turques, regroupés en odjack (corporation), étaient considérés comme la caste dirigeante à Alger au point que le terme odjack avait fini par être équivalent d'Etat. Le dey devait les ménager, malgré l'élimination physique d'une partie d'entre eux en 1817 par le dey Ali Khodja, le prédécesseur de Hussein. La caserne des janissaires, selon certaines indications, était aussi la résidence de l'agha-al-mahalla (ou mehallé), ministre de la guerre et chef des forces armées.

Wikipédia, art. Régence d'Alger.

 

 

 On peut aussi rappeler qu’à ce moment,  la régence participait (assez modestement il est vrai, à la différence de l’Egypte) à la guerre menée par l’empire ottoman contre les Grecs insurgés : des navires de la régence participaient aux opérations dans les eaux grecques* et d’autres exerçaient une vigilance de Gibraltar à l’Italie : on a vu que l’excuse donnée pour intercepter des bateaux français en Méditerranée (y compris des bateaux faisant la traversée Corse-continent !) ainsi que les bateaux d’autres pays occidentaux, était de vérifier s’il y avait des Grecs à bord.

                                                               * En avril 1827 les navires algériens semblent avoir été bloqués dans le port de La Canée (Crète) et leurs équipages souffraient de la faim (Grammont).

 

Or, les relations s’aigrissaient de plus en plus entre les puissances occidentales et l’empire ottoman sur la question grecque (les violences extrêmes contre les Grecs avaient indigné l’opinion européenne*), et bientôt les puissances occidentales allaient intervenir directement dans le conflit grec en 1827 justement : accord de Londres, suivi par la bataille de Navarin et l’expédition de Morée. Ces mauvaises relations devaient peser aussi sur la régence qui se proclamait l’obéissante servante du sultan ottoman.

                                                                            * A titre d’exemple : non seulement les Turcs avaient massacré – entre autres massacres bien répertoriés - une grande partie de la population de l’île révoltée de Chio, mais même les habitants de Chio absents de l’île et résidant à Constantinople ou d’autres villes de l’empire, furent exécutés pour faire un exemple.

 

Le bâtiment de l'Amirauté à Alger, était le siège à l'époque de la régence, du ministre de la marine et des affaires étrangères.

Carte postale du début du 20 ème siècle.

Wikipédia. Article Ouakil al-kharadj [ou Wakil al-kharadj, titre du ministre de la marine] 

 

 

 

 

UN COUP D’ÉVENTAIL OU DE CHASSE-MOUCHES ? PLUSIEURS ? PAS DU TOUT ?

 

 

 

A la fin de sa vie, l’écrivain et journaliste Auguste Jal, spécialiste des questions maritimes, ironisait dans ses souvenirs sur le coup d’éventail donné au consul Deval. Selon lui cette anecdote était une pure invention.

Pourtant Jal avait mauvaise mémoire, car le dey Hussein lui-même, de passage à Paris, lui avait raconté comment il avait souffleté le consul général Deval avec son chasse-mouches*.

                                                               * L'orthographe du mot composé est bien "chasse-mouches". Dans certaines citations, on a "chasse-mouche" - j'ai rectifié pour uniformiser.

 

Aujourd’hui, encore beaucoup de bons esprits doutent de cette anecdote célébrissime – qui a contre elle d’avoir été considérée quasiment comme le motif officiel de l’intervention française en Algérie : « Il n’y eut jamais de soufflet donné à Deval, mais le prétexte était tout trouvé pour un régime aux abois, et qui escomptait un regain de popularité d’une victoire en terre d’Afrique » (Bernard Lugan, Histoire de l'Afrique du Nord: Des origines à nos jours, 2016).

Plus dubitatif, Jacques Frémeaux : « ses reproches [du dey] à l'encontre de Deval ne sont pas sans fondement ... la nature et le degré de l'insulte que le dey lui aurait infligée ne sont même pas établis par des rapports unanimes (Algérie 1830-1914: Naissance et destin d'une colonie, 2019).

L’historien H.-D. de Grammont décrit ainsi le contexte de l’incident, en insérant des remarques que certains trouveront peut-être délicates (ou politiquement incorrectes) aujourd’hui :

« M. Deval s’était rendu à la Casbah pour offrir suivant l’usage ses hommages au Dey à l’occasion des fêtes qui suivent le jeûne de Ramadan. Tous ceux qui connaissent le monde mahométan savent que cette époque amène invariablement un renouveau de fanatisme : en l’an de l’hégire 1242, ce sentiment était encore accru par l’aide que prêtait l’Europe à la Grèce révoltée contre la Porte [l’empire ottoman]. Hussein était particulièrement de fort méchante humeur : il venait de recevoir les plus tristes nouvelles de ses navires dont les équipages bloqués à la Canée [Crète] mouraient littéralement de faim ».

Hamdane ben Othman Khodja (dans son livre paru en France en 1833) rappelle le dans quelles circonstances les consuls venaient complimenter le dey : « Il était dans l’usage que le premier jour du Baïram, les consuls des puissances européennes près la cour d’Alger fissent une visite de cérémonie au dey. Le consul anglais et le consul français se disputaient toujours la préséance dans ces occasions ; c’est pourquoi le dey, pour éviter toute discussion, établit qu’il en recevrait un la veille du jour solennel et l’autre le jour même. La veille donc de cette fête du Baïram, M. Deval se présenta pour faire sa visite au dey devant sa cour réunie. »

Le terme Baïram (Beïram)​​​, usité dans l’empire ottoman et en Turquie actuelle, désigne « les deux grandes fêtes musulmanes qui se célèbrent pour l'une après le Ramadan, pour l'autre soixante jours plus tard. Petit et grand Baïram » (Le Robert en ligne). La fête dont il s’agit serait donc le Petit Beïram, qui correspond en arabe à l'Aïd el-Fitr (jour suivant le dernier jour du mois du ramadan)*.

                                                                     * L’expression de Hamdane ben Othman « le premier jour du Baïram » prête un peu à confusion.

 

On peut indiquer, si on se fie au récit de l’Allemand Pfeiffer*, que les relations s’étaient refroidies entre le dey et Deval depuis environ un an, où ils avaient eu une violente dispute à propos de la saisie d’un bateau espagnol sur lequel se trouvaient des marchandises françaises et des créances Bacri. Le dey lui avait réclamé le versement des 2,5 millions déposés à la caisse des dépôts. Le consul avait exposé que des procès étaient en cours en France par les créanciers des Bacri et Busnach, ce à qui le dey avait répondu :  « Suis-je responsable des obligations que peuvent avoir contractées deux maisons juives ? » « Et il demanda d’un autre chef une nouvelle somme de 2 000 000. » Toutefois Pfeiffer ne semble pas avoir assisté à cette dispute mais rapporte des bruits (assez bien informés) qui couraient à Alger.*

                                                                             * Simon Frédéric Pfeiffer, étudiant en médecine, engagé sur un navire de guerre hollandais, était captif à Alger depuis 1825 après avoir été capturé à terre près de Smyrne par des corsaires d’Alger, preuve que même résiduelle, la captivité/esclavage des Européens continuait à Alger. Il était devenu médecin du ministre de la marine mais restait un captif exposé aux coups de bâton. Il ne fut libéré qu’en 1830 après la prise d’Alger par les Français.

 

 

La scène du coup d'éventail (ou de chasse-mouches) selon une édition italienne du livre de Galibert, L' Algérie ancienne et moderne ... (1846). Le consul est représenté entouré d'autres membres du consulat français. Il ne faut pas chercher de ressemblance physique dans les personnages (les portraits de Hussein et sa description par le journaliste Jal montent que c'était un homme rond et plutôt petit, avec une barbe blanche fournie).

Bridgeman Image Library.

 

 

 

LE RÉCIT DU CONSUL GÉNÉRAL DEVAL

 

 

 

La scène se déroule le 29 avril 1827.*

                                                               * Et non le 30 (ou le 27) comme l’écrivaient des historiens anciens qui n’avaient pas accès au rapport de Deval – moins excusables, les sites actuels qui reprennent souvent la première date.

 

Donnons la parole au consul Deval qui raconte la scène dans une lettre écrite dès le lendemain (il a dû la commencer la veille) à son ministre :

« Le 30 Avril 1827.

 Monseigneur,

Je m’empresse de rendre compte à Votre Excellence d’une scène déplorable qui a eu lieu hier entre le Dey d’Alger et moi. »

Le consul rappelle « le privilège, accordé aux consuls de France en cette ville, de complimenter en audience particulière le dey, la veille de la fête du Baïram ». Il a donc demandé une audience au dey. « Le dey me fit dire qu'il me recevrait à une heure après midi, mais qu'il voulait voir la dernière dépêche de Votre Excellence que la goélette du roi, destinée à la station de la pêche du corail, m'avait apportée. »  Deval qui n’a reçu aucune lettre de son ministre (des affaires étrangères) mais seulement du ministre de la marine relative à la station de pêche, est interloqué par la demande du dey. « Je ne fus cependant pas peu surpris de la prétention du dey de connaître par lui-même les dépêches que Votre Excellence me fait l'honneur de m'adresser, et je ne pouvais concevoir quel en était le but. Je me rendis néanmoins au château à l'heure indiquée. Introduit à l'audience, le Dey me demanda s’il était vrai que l’Angleterre avait déclaré la guerre à la France. Je lui dis que c’était un faux bruit provenant des troubles suscités en Portugal dans lesquels le gouvernement du roi n'avait pas voulu s'immiscer (...)

— Ainsi donc, dit le Dey, le Gouvernement de la France accorde à l’Angleterre tout ce qu’elle veut et à moi, rien du tout.

— Il me semble, Seigneur, que le Gouvernement du Roi vous a toujours accordé tout ce qu’il a pu.

— Pourquoi votre Ministre n’a-t-il pas répondu à la lettre que je lui ai écrite ?

. — J’ai eu l’honneur de vous en porter la réponse aussitôt que je l’ai eue.

— Pourquoi ne m’a-t-il pas répondu directement, suis-je un manant, un homme de boue, un va nu-pieds ? Mais c’est vous qui êtes la cause que je n’ai pas eu de réponse de votre Ministre ! et c’est vous qui lui avez insinué de ne pas m’écrire. Vous êtes un méchant, un infidèle, un idolâtre !

Se levant alors de son siège, il me porta, avec le manche de son chasse-mouches, trois coups violents sur le corps, et me dit de me retirer.

Je lui dis :

— Seigneur, je prie Votre Altesse d’être bien convaincu que je crains Dieu seulement et non les hommes.  Je puis affirmer à Votre Altesse que j'ai transmis fidèlement à Son Excellence le ministre du roi, la lettre de Votre Altesse sans aucune insinuation quelconque de ne pas répondre directement à Votre Altesse.  Son Excellence a répondu par mon entremise, suivant les formes usitées.

— Au reste, dit-il, sachez que je n’entends nullement qu’il y ait des canons à La Calle. Si les Français veulent y rester et y faire le commerce ou la pêche du corail, comme des négociants, à la bonne heure, autrement qu’ils s’en aillent. Je ne veux pas absolument qu’il y ait un seul canon des infidèles sur le territoire d’Alger.

Je voulus répliquer mais il m’ordonna de me retirer. »

M. Deval expose ensuite qu’il se rendit auprès du khaznadji (le premier ministre) qui lui dit flegmatiquement : « Il faut empêcher que les vitres ne se cassent, mais quand elles sont cassées, quel remède y a-t-il ? »

« En remettre de neuves à la place », répondit Deval.

Puis Deval se rendit chez I’agha, ministre de la guerre, qui lui conseilla de voir le ministre de la marine et des affaires étrangères. Après un long entretien avec ce dernier, Deval annonça qu’il ferait à son gouvernement un rapport sur l’incident.

Deval rappelle avoir averti le ministre dans un précédent courrier, que des événements sérieux étaient prévisibles. Il conclut : « Votre Excellence me permettra de n'ajouter aucune réflexion au détail de cette affaire qui est devenue un véritable esclandre ». Il estime ne plus être en état de continuer sa résidence à Alger. « Si Votre Excellence ne veut pas donner à cette affaire la suite sévère et tout l'éclat qu'elle mérite, elle voudra bien m’accorder la permission de me retirer par congé [prendre sa retraite]. »

Il laisse au ministre le soin d’apprécier quelles suites doit recevoir l’incident qui porte atteinte à la dignité et à l’honneur du roi et aux intérêts français; il prévoit que la situation ne peut qu’empirer. « Dans tous les cas je prie Votre Excellence de m'adresser une lettre ostensible [qu’on peut montrer], dont l'original me sera certainement demandé par le Dey. » Le consul joint ensuite des extraits du livre du consul général américain Shaler qui venait de paraître, relatifs à la politique française à Alger : « Ayant eu ici quelque publicité, j'ai pensé qu'il était nécessaire de les porter à la connaissance de Votre Excellence. Je suis... etc. Le Chevalier Deval. »

(Henri Klein. Correspondance diplomatique, in Les Feuillets d'El-Djezaïr, 1913. https://www.persee.fr/doc/feldj_1112-0649_1913_num_6_1_1118 et 

A.-M. Gossez, Les trois coups de chasse-mouches au consul Deval, Revue d'Histoire du XIXe siècle, 1931

https://www.persee.fr/doc/r1848_1155-8806_1931_num_28_138_1204_t1_0168_0000_1

 

Le pavillon du coup d'éventail dans le palais de la Casbah; carte postale ancienne.

Wikipédia, art. Régence d'Alger.

 

 

LE RÉCIT DU DEY AU GRAND VIZIR DE L’EMPIRE OTTOMAN

 

 

 

Ainsi que le remarque l’historien Aulard, le premier à avoir publié le rapport de Deval, il n’est pas question dans celui-ci d’une querelle qui aurait été suscitée par une intervention de Deval en faveur d’un vaisseau romain capturé par les corsaires d’Alger, alors que beaucoup de récits d’historiens du 19 ème siècle en font état.*

                                                                                       * Par exemple Grammont.

 

Notons au passage que l’entretien a dû se dérouler en turc, langue parlée par Deval, qui ne mentionne pas la présence d’un interprète – ainsi se marque l’ambiance ottomane (et non maghrébine) de la scène : fête du Baïram, discussion en turc entre Deval et Hussein*

                                                                                  * « La discussion qui opposa, le 29 avril 1827, dey et consul eut lieu directement, en turc, sans interprète pour en atténuer les aspérités. » (P.-A. Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine).

 

Comment l’autre protagoniste a-t-il raconté les faits ? Il y a au moins deux versions du dey.

La première chronologiquement figure dans une lettre du dey datée du « dernier jour de djumad el oula de l’an 243 [erreur typographique pour 1243] » (ou 29 jumada al-awwal 1243, soit le 19 décembre 1827), adressée au grand vizir de l’empire ottoman. La lettre fut retrouvée dans les archives turques et publiée seulement en 1952. Hussein rendait compte des développements du conflit avec la France : le blocus des côtes algériennes par des navires de guerre français avait provoqué une bataille navale peu de temps auparavant. Le dey demandait des secours à l’empire ottoman (on y reviendra). Il exposait ainsi l’origine du conflit :

« Sa Seigneurie mon maître, mon Sultan très puissant, bienfaiteur, clément, magnifique, dispensateur des faveurs et maître des grâces,

Bien qu’il ait été écrit trois fois de mon humble part, des lettres amicales au roi de France dans le but de demander l’envoi au trésor public musulman des sommes dont les Français sont débiteurs envers l’Odjack victorieux [la milice des janissaires – ici le mot est à peu près synonyme d’Etat d’Alger], ces missives n’ont trouvé aucune considération, et n’ont reçu aucune réponse.

J’ai donc fait observer au consul français (...) en termes courtois et en gardant une attitude amicale,  que « si l’amitié depuis longtemps conclue entre le gouvernement de son pays et l’Odjack impérial subsiste (...) je ne suis pas moins tenu par les obligations de ma charge de vizir délégué à la sauvegarde des intérêts de l’Odjack victorieux de notre maître le Padishah*, asile du monde, fortuné, généreux, puissant, dont je suis le serviteur. Pourquoi la réponse n’arrive-t-elle pas à mes lettres écrites et envoyées à ton gouvernement ?

Le consul susdit, dans son entêtement et son orgueil, répondit en termes offensants que « le roi et l’Etat de France ne peuvent envoyer de réponses aux lettres que tu lui a adressées » et osa y ajouter des paroles outrageantes pour la religion musulmane, attentatoires à l’honneur de Sa Majesté protectrice du monde. 

Ne pouvant supporter cet affront qui dépasse toute limite supportable et n’écoutant que le courage naturel aux Musulmans, je l’ai frappé deux ou trois fois de légers coups de chasse-mouches que j’avais dans mon humble main. Le consul (...) poussé par l’intrigue et la dépravation (...) entreprit d’allumer jour et nuit le feu de la sédition. »

                                                                                * Habilement, le dey implique le sultan dans l’affaire de la dette ; ainsi, ce n’est pas envers Alger que la France est en dette, mais envers l’odjack qui dépend du sultan (le Padishah).

 

(Lettre publiée pour la première fois par Erküment Kuran, La lettre du dernier Dey d'Alger au grand Vizir de l'Empire ottoman, Revue africaine, 1952, p. 188, https://cnplet.dz/images/bibliotheque/Revue-africaine/Volume_93.pdf; deux courriers à peu près semblables furent adressés par le dey au Capitan pacha (amiral de la flotte ottomane) et à l’agent du dey à Istambul).

 

Ni le dey ni surtout Deval ne disent mot de la menace de la prison. Enfin le mot héroïque de Deval disant au sultan « ce n’est pas moi qui suis insulté, c’est le roi de France » rapporté par plusieurs historiens anciens, n’est pas dans les relations mais ce n’est pas étonnant ; Deval a-t-il déclaré par la suite qu’il avait prononcé cette phrase ? Dans sa lettre au ministre, il indique seulement cette belle phrase (impossible évidemment de savoir s’il l’a vraiment prononcée) par laquelle il restait digne face au dey tout-puissant au milieu de sa cour : « Seigneur, je prie Votre Altesse d’être bien convaincu que je crains Dieu seulement et non les hommes. » Mais dans la fin sa lettre il lie - nécessairement – l’offense qui lui a été faite à l’honneur et à la dignité du roi.

Puis de façon indirecte, on a des témoignages de la façon dont le dey racontait l’incident.

Le 29 avril 1828, le chef de l’escadre française qui bloquait Alger, le contre-amiral Collet, envoya un négociateur, le lieutenant de vaisseau Bézard pour traiter d’un échange de prisonniers et sonder les intentions du dey. Dans l’entretien, Hussein reporta toute la responsabilité de l’incident sur Deval, qui lui aurait répondu avec arrogance : « Mais comptez-vous franchement sur une réponse de mon gouvernement ? Il ne vous écrira pas, c'est inutile. » Sur quoi le dey, légitimement ému, se serait écrié à son tour : « Eh bien ! puisque votre gouvernement pense que je ne mérite pas une réponse de lui, sortez de chez moi ! » Et en faisant du bras le geste qui montrait la porte, il aurait touché le consul avec l'éventail qu'il tenait à la main. « Il m'a fait voir le geste, ajoutait M. Bézard, et il dut rencontrer le côté de M. Deval. » (selon le récit dans Rousset).

Puis, en août 1829, Hussein rencontre pour une nouvelle tentative de conciliation, le nouveau chef de l’escadre chargée du blocus, M. de la Bretonnière : « Au cours de l’entretien, le Dey parla de l’incident Deval avec une sorte de complaisance. Il fit même comprendre par des gestes, que c’était avec le manche assez massif de cet instrument [le chasse-mouche] qu’il avait frappé le consul, et il ajouta que peu s’en était fallu qu’il le fit assommer à coups de pierres. » (Rapport de M. de la Bretonnière au ministre des Aff. Etrangères, 5 août 1829).* (cité par Henri Klein. Correspondance diplomatique, in Les Feuillets d'El-Djezaïr, 1913. https://www.persee.fr/doc/feldj_1112-0649_1913_num_6_1_1118).

                                                                            *  Dans sa brochure de 1830, Laborde rapporte des propos assez semblables du dey devant un officier français (mais il se peut que ce soit une déformation d'une des versions ci-dessus?), sinon qu’il n’est pas question du manche mais de la plume du chasse-mouches : « Que lui ai-je donc fait [à Deval], disait-il à un de nos officiers, et il appelle un esclave sur lequel il fait la répétition du geste qu’il s’était permis :  je lui ai donné un coup de plume, il méritait un coup de massue. »

 

 

LE RÉCIT DU DEY AU JOURNALISTE JAL

 

 

Mais le récit le plus complet (faut-il dire le plus véridique ?) est fourni par Hussein lui-même (du moins ses propos sont rapportés par le journaliste Jal). En 1831, le dey n’est plus qu’un chef d’Etat en exil qui vit en Italie, à Livourne (dans la maison de campagne de Messieurs Bacri – comme on se retrouve...).  Il vient à Paris pour rencontrer les dirigeants français et essayer d’obtenir la restitution de quelques biens (apparemment sans succès). A Paris, il rencontre parmi d’autres personnes, le journaliste Auguste Jal.*

                                                                              * Auguste Jal (1795-1873) spécialiste des questions maritimes, avait participé comme correspondant du Journal des Débats (célèbre journal d’opposition libérale au régime de la Restauration) à une partie de l’expédition d’Alger (il revint en France avant la prise d’Alger). Il a notamment écrit un Glossaire nautique, qualifié de véritable trésor de la langue française maritime, selon une réédition récente par le CNRS.

 

Le journaliste qui eut au moins deux longs entretiens avec le dey et semble avoir sympathisé avec lui, s’exprime ainsi :

« J’étais curieux de savoir de Hussein lui-même comment et dans quelles circonstances s’était passée l’affaire du coup d éventail qui décida la guerre ». Jal ajoute qu’il n’avait pas peur d’entendre dire du mal de Deval (mort en 1829) car il avait été renseigné sur sa (mauvaise) réputation par toutes les personnes qui l’avaient connu.

Selon l’ex-dey Hussein : « Deval s’était bien mis dans mon esprit. Il était adroit, je suis peu défiant ; je crus à la sincérité de son amitié. Il devint très familier chez moi  (...)  Vers la fin du ramadhan [sic]  Deval vint me faire une visite officielle suivant l’usage. Je me plaignis à lui de n’avoir pas de réponse à quatre lettres écrites par moi au roi de France ; il me répondit, le croirez- vous ? «  Le roi a bien autre chose à faire que d’écrire à un homme comme toi ». Cette réponse grossière me surprit. L’amitié ne donne pas le droit d’être impoli. J’étais un vieillard qu’on devait respecter*, et puis j’étais dey. Je fis observer à Deval qu’il s’oubliait étrangement. Il continua à me tenir des propos durs et messéants ; je voulus lui imposer silence, il persista. « Sortez, malheureux ! » Deval me brava en restant et ce fut au point que, hors de moi, je lui donnai en signe de mépris de mon chasse-mouches au visage ; voilà l’exacte vérité. Il existe beaucoup de témoins de cette scène qui pourront vous dire jusqu’à quel point je fus provoqué et ce qu’il me fallut de patience pour supporter toutes les invectives de ce consul qui déshonorait ainsi le pays qu’il représentait. »

                                                                        * Notons qu’entre Deval et le dey, c’était Deval le plus âgé (69 ans et 63 ans pour le dey).

 

D’autres relations de la rencontre avec Jal donnent un texte un peu différent : «  Il [Deval] était gai, et me plaisait pour cela. Je crus à la sincérité de son affection pour moi. II devint très familier, parce que je le traitais en ami (...) Vers la fin du ramadan, Deval, que je commençais à aimer moins, parce qu’il me parlait souvent mal de son souverain, et que je pouvais craindre qu’il ne lui parlât mal aussi de moi ... » Dans quelques livres de l'époque, les propos du dey sont rapportés à un récit par le chef de bataillon Langlois (un militaire célèbre par ses peintures de bataille, notamment un panorama su débarquement des Français en Algérie). On peut penser que le dey rencontra aussi Langlois à Paris et lui fit à peu près les mêmes déclarations qu’à Jal.

 

Jal ajoute que le dey lui a parlé une fois seulement « de l’affaire d’argent qui a amené la querelle entre la France et Alger ». Jal ne peut pas en parler car « il y a trop d’illustres mains souillées par d’odieux tripotages pour que je dise un mot de cela. Tout ce que j’en puis publier, c’est que Hussein Pacha qui n’était pour rien là-dedans, qui n’avait pas une piastre à y gagner, a été victime tandis que ceux qui ont brocanté leur crédit et leur conscience pour faire une chose injuste jouissent d’une fortune et d’une considération qui les fait les premiers de notre société si moralement constituée. »

(A. Jal, La Revue de Paris, Volume 31, 1831, page 291, Hussein-pacha, dey d’Algerhttps://books.google.fr/books?id=Ci1HAAAAcAAJ&pg=PA316&dq=La+Revue+de+Paris+tome+trente-et-uni%C3%A8me&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwi1gqu_xdWFAxVSVqQEHdL2BEwQ6wF6BAgEEAE#v=onepage&q=La%20Revue%20de%20Paris%20tome%20trente-et-uni%C3%A8me&f=false )

 

C’est pour le moins ambigu (on en reparlera). Jal ne vise certainement pas Deval, mort à ce moment, et qui n’a jamais été parmi les « premiers » de la société. Et si le dey était créancier de la France, comme on le dit, comment expliquer selon Jal, qu’il n’avait pas une piastre à gagner dans l’affaire ? (sans doute Jal veut-il dire que le dey n’y avait aucun intérêt personnel ?)

On peut remarquer que les deux versions du dey (dans la lettre au grand vizir et dans l’entretien avec Jal) correspondent assez bien, à la différence de style près. Dans l’une, le dey apparait comme un bon serviteur du sultan et revendique sa qualité de mahométan (au point de parler de courage naturel aux musulmans pour frapper le consul  - on aimerait y voir de l’humour...) ; dans l’autre, il apparait ou veut apparaitre comme un ex-chef d’Etat calme et débonnaire («  l’amitié ne donne pas le droit d’être impoli *: j’étais un vieillard qu’on devait respecter, et puis j’étais dey » ; « Sortez, malheureux ! »), soucieux de la renommée des autres souverains (« Deval, que je commençais à aimer moins, parce qu’il me parlait souvent mal de son souverain ... »).

                                                                                  * La déclaration montre au moins qu’il existait ou avait existé de l’amitié entre le dey et Deval.

 

Plus curieux les récits qui sont rapportés par les négociateurs. Si dans l’un le dey confirme avoir porté des coups à Deval et semble même se complaire à cette évocation, dans l’autre il minimise son acte : il aurait fait un geste pour indiquer la porte et son chasse-mouches aurait touché (involontairement) Deval. Enfin, quand il reconnait avoir frappé Deval, il y des flottements sur un point : l’a-t-il frappé avec le manche - c’est aussi ce qu’indique Deval - ou avec la plume du chasse-mouches (plus compatible avec des coups au visage d’ailleurs).?*

                                                                             * Notons sans nous attarder que pour Hamdane ben Othman Khodja, le chasse mouches est en branches de dattier alors que dans certains récits (fantaisistes ?) il est décrit comme fait de plumes de paon avec un manche d'argent. Mais le dey parle bien de plume dans un témoignage.

 

De même,  le dey se vante dans sa lettre au grand vizir, d’avoir donné deux ou trois « légers » coups à Deval sans dire où il a porté ses coups, puis devant Jal, il parle de coup au visage sans spécifier combien de coups; Deval,  dans sa lettre au ministre parle de trois coups sur le corps, portés avec le manche  – on peut comprendre qu’il ait eu honte de dire qu’il a été frappé au visage.

On peut supposer que le dey a aussi éprouvé une certaine honte d’avoir perdu son sang-froid d’où la tendance à minimiser son acte – et surtout à en faire retomber la faute sur les paroles outrageantes de Deval – qui de son côté se décrit dans sa lettre au ministre comme ayant toujours gardé l’attitude courtoise et flegmatique du diplomate accompli.

Qu’ont pensé les personnes qui ont connaissance de « l’esclandre » comme dit Deval, tout de suite après celui-ci ?

Et d’abord y a-t-il eu des témoins directs ?

 

 

 

Représentation tardive (début du 20 ème siècle ?) de la scène du coup d'éventail. Le consul porte un habit somptueux (plutôt d'ambassadeur que de consul) et le grand cordon de la Légion d'honneur.  Quant au dey, il apparait moins comme un Turc que comme un Arabe en burnous.

(image promotionnelle)

On trouve diverses reproductions de cette image sur internet, dont une dans un article d'analyse sémiotique auquel on ne comprend rien, sauf quelques phrases qui ne donnent pas une meilleure idée du reste de l'article.

 

 

DES TÉMOINS ?

 

 

Il faut écarter l’idée que l’offense a eu lieu en présence du corps consulaire réuni, puisque Deval, comme on l’a vu, était reçu à part des autres consuls. Etait-il accompagné de membres du consulat français ? C’est possible bien qu’il n’en parle pas. Le dey était sans doute lui-même environné d’un certain nombre de serviteurs et de courtisans*.

                                                                             * Amar Hamdani (La Vérité sur l'expédition d’Alger, 1984) accuse Deval d’avoir menti en affirmant qu’il avait été reçu seul à seul par le dey – il suffit de lire la lettre de Deval pour écarter cet argument : il déclare avoir été reçu en audience particulière, selon l’usage, ce qui ne veut pas dire seul à seul.

 

Faut-il compter parmi les courtisans du dey présents à l’audience Hamdane ben Othman Khodja ? Bien qu’on ait parfois interprété une expression de son livre (« j’en ai été témoin direct ») comme s’appliquant à la scène du chasse-mouches, elle est placée trop loin du récit pour s’y appliquer (la phrase concerne plutôt la question des dettes espagnoles pour lesquelles Othman écrit au gouvernement espagnol sur ordre du dey).

Néanmoins, voici ce que dit Hamdane ben Othman :

« La veille donc de cette fête du Baïram M. Deval se présenta pour faire sa visite au dey devant sa cour réunie. Ce consul parlait aussi mal la langue turque que moi la langue française et n’en connaissait ni les nuances ni la délicatesse. Après la cérémonie, le pacha lui ayant demandé pourquoi son gouvernement ne répondait pas à ses nombreuses dépêches concernant les réclamations de Bacri, la réponse de M. Deval fut on ne peut plus insolente et conçue en ces termes : Mon gouvernement ne daigne pas répondre à un homme comme vous. On pourra dire en faveur de M. Deval que c’était par ignorance de la langue qu’il s’exprimait ainsi car un Français bien né ne dirait pas une grossièreté à un homme du commun, à plus forte raison au chef d’une régence. Certainement dans toute autre occasion le dey aurait excusé M. Deval, mais en présence de toute sa cour, ces paroles froissèrent tellement son amour propre qu’il ne put être maître d’un premier mouvement de colère et ce pacha lui donna un coup d' éventail. Cet éventail est formé de paille de dattier. Hussein Pacha est loin d’être un homme grossier. Toute personne qui le connaît ne pourra l’accuser d’aucun acte de brutalité ; j’en appelle à tous les consuls étrangers. Le consul à ce qu’on dit, a tiré parti de cette circonstance, et pour masquer sa conduite et faire oublier ses paroles insolentes, il a présenté ce coup d éventail d’une manière défavorable au dey. »

L’Allemand Pfeiffer (qui ne parait pas avoir été témoin visuel) raconte de son côté que le consul s’étant présenté devant le dey, celui-ci lui demanda s’il avait enfin reçu des instructions de son gouvernement. « M. Deval lui répondit que non, mais que dans tous les cas la France était disposée à envoyer une flotte et une armée contre l’Algérie pour inspirer au dey de meilleurs sentiments.

Cette réplique mit le prince [le dey] hors de lui et dans sa colère, il frappa le consul au visage avec le chasse-mouches qu’il tenait à la main » et « lui ordonna de quitter au plus vite le territoire de l’Algérie. M. Deval sortit immédiatement du palais, se rendit dans sa maison de campagne et y convoqua les représentants des autres puissances. Il chargea l’envoyé sarde des affaires du consulat français. »*

On peut voir que ce récit, recueilli sans doute auprès de personnes fréquentant le palais du dey, est à la fois conforme dans les grandes lignes au récit le plus fréquent et comporte des différences (Deval n’a pas convoqué les consuls étrangers, le dey ne semble pas lui avoir ordonné de quitter Alger, etc) ; enfin la phrase de Deval sur une prochaine intervention militaire française ne se retrouve pas dans les autres récits notamment ceux du dey.

 

La scène du coup d'éventail, gravure de Coppin, dans le livre d'Adrien Berbrugger,  L'Algérie historique, pittoresque et monumentale, 1843. 

Le dey est entouré par des serviteurs et courtisans, Deval par quelques représentants du consulat ou assimilés, comme peut-être M. Jobert, le directeur des établissements de La Calle, dont on ignore s'il était présent lors de la scène. L'artiste les a représentés l'épée au côté, alors que le protocole de la régence interdisait aux étrangers de se présenter devant le dey avec une arme, même de cérémonie.

 

 

 

 

LES RAPPORTS DES CONSULS TRANGERS

 

 

Bien que non présents lors de l’incident, les consuls étrangers rendirent compte de l’incident à leurs ministres.

Le consul général anglais Morris Thomas écrit au comte Bathurst le 14 mai 1827 : « J'ai l'honneur de rendre compte qu'à une récente audience accordée par le Day au Consul Général de France, ce dernier fut assailli [assaulted] par Sa Hautesse et obligé de quitter le Palais de l'Audience. Il paraît qu'une chaude discussion s'est élevée entre eux sur deux points : l'un se rattachant au droit pris par le Gouvernement français de réparer le vieux fort de La Calle et d'y mettre une garnison; et l'autre sur la question soulevée à propos des affaires de banqueroute du Juif de quelque renom à Alger, nommé Bacri*.  On dit que le Consul se serait laissé aller à des expressions vraiment grossières et irritantes, [expressions of a very gross and irritating nature] et que, après avoir été toléré pendant un moment, il excita l'indignation du Dey à un tel degré qu'il le porta à oublier sa propre dignité et le caractère aimable qui le distingue particulièrement [excited the Dey's indignation to a degree that caused him to forget his own dignity and the mild character for which he was remarkable].

                                                                                 * On remarquera que le consul ne parle pas des créances de Bacri mais de sa faillite. On peut penser qu’il faut allusion au fait que Bacri, incapable de payer ses dettes ou prétendant l’être, avait dû céder ses créances au dey.

 

 (...)  Jusqu'à présent le Consul [Deval} n'a fait aucune communication sur cela à aucun de ses collègues et son intention ne semble pas être de le faire, de telle sorte que le plus grand silence est observé par rapport aux deux affaires... .»

On notera chez le consul britannique  le ton défavorable au consul français et assez élogieux pour le dey. 

 

Le 15 juin 1827, le consul de Portugal relatait ce qu’il savait de l’incident à son ministre : « Il est probable que le Consul lui a répondu avec trop de vivacité; mais le fait est que le Dey en colère frappa le Consul du bout d'un éventail dont le manche est en bois, et qu'il tient constamment dans sa main pour chasser les mouches. »

Le consul américain Shaler attribue la colère du dey à la fortification de la Calle, puis en second lieu à la question des créances Bacri-Busnach : « la rage de Son Altesse devint si indomptable qu’elle [Hussein] commit ce scandaleux acte de violence » (dépêche de Shaler au Secrétaire d’Etat américain, juin 1827).

En fait il existait un ensemble de raisons pour lesquelles le dey était mécontent (cité par David Todd, Un Empire de velours: L'impérialisme informel français au XIXe siècle, 2022)*.

                                                                         * Selon cet auteur, le dey était depuis quelque temps irrité par les fortifications françaises de La Calle; c'est même ce qui l'aurait amené, selon Deval, à remettre sur le tapis la question des créances Bacri. Si c'est exact, il s'agit d'un changement de perspective par rapport à la thèse habituelle sur le rôle principal des créances Bacri dans la crise. 

 

Le rapport du consul danois Carstensen est cité par Hamdani dans La vérité sur  l'expédition d'Alger (rapport du 15 juin 1827) :

« .. la veille du beiram, le consul de France, selon la coutume, rendit visite au dey ;  celui-ci aborda la question des susdites créances, reprochant au consul de n’avoir rien fait dans cette affaire, laissant entendre qu’il ne croyait guère à toutes les assurances du diplomate qui, supposait-il, n’avait même pas envoyé au roi sa dernière lettre. Les personnes présentes n’ont pas compris la réponse du consul, mais elle produisit un tel effet que le dey, après avoir couvert le consul des pires injures, le frappa avec un grand éventail qu’il tenait en main. Après quoi, le consul prit la fuite et s’en alla chez le ministre de la marine solliciter son intervention pour régler l’incident à l’amiable. »

 

Evidemment, le point sensible de l’incident est la phrase de Deval qui l’a provoqué ; celui-ci s’est-il tenu aux paroles polies qu’il rappelle dans sa lettre ou bien, desservi par une connaissance imparfaite de la langue turque (malgré son long séjour en Orient ?)  a-t-il utilisé sans le vouloir peut-être, une expression vexante ? On remarque que la discussion s’est envenimée sur la question des lettres du dey restées sans réponse, le dey affirmant dans ses récits a postériori en avoir écrit trois ou quatre, au roi (voulait-il dire au gouvernement du roi ou au roi personnellement ?). Si Deval lui a vraiment répondu que le roi ne pouvait répondre au dey, disait-il vraiment une contre-vérité ? On a des lettres de Louis XVIII et de Charles X au dey, pour ne citer que les monarques ayant régné au moment où Deva était consul – mais il apparait certain qu’il s’agissait de lettres purement protocolaires. Le roi n’aurait pas répondu sous sa signature à des questions précises sur des litiges particuliers comme les créances Bacri – c’était du ressort des ministres. C’est peut-être ce que Deval a voulu dire et il l’a fait maladroitement.

 

 

 

PAS DE COUPS DU TOUT ?

 

Notons aussi pour être complet (?) un curieux témoignage apparu en 1842, mais paru en 1906 dans le Bulletin de la Société d' études politiques et sociales d'Alger, qui fut rapporté par le célèbre historien Aulard  en 1923 dans un article sur l'incident du coup de chasse-mouches.*

                                                                             * Alphonse Aulard (1848-1928), spécialiste de la Révolution française, professeur à la Sorbonne, « l’un des premiers historiens de la Révolution à s'appuyer sur de véritables recherches archivistiques, avec un corpus scientifiquement confirmé » (Wikipédia), cofondateur de la Ligue des droits de l’homme.


Nous citons Aulard : « Un journaliste algérien, M. Aumérat, y dit qu'eu 1842, les témoins de cette scène (qu'il place à tort au 30 avril 1827) la lui racontèrent. C'était, dit-il, M. Casimir Jobert, beau-père de notre consul* [en fait il semble qu’il avait épousé la nièce de Deval ?], M. Schullz, consul général de Suède, et d'autres personnes encore. D'après ces témoins, le Dey se serait borné à dire des mots injurieux à Deval : Sors, chrétien, fils de chien.** Il ne l'aurait nullement frappé. Sa colère venait de ce que Deval lui aurait dit : « Le roi de France ne correspond pas avec un Dey d'Alger. »

                                                                    * Représentant accrédité de la chambre de commerce de Marseille et de la compagnie française de Ia Calle, C. Jobert « avait un caractère officiel et marchait avec le corps consulaire dans les cérémonies publiques ».

                                                                  ** « Juron assez en usage chez les orientaux et qui dans leur bouche, n’a pas toute la portée que nous pouvons lui attribuer » disait la personne (Jobert ?) qui raconta la scène à Aumérat (cité par Hamdani).

 

« Quant au coup que le Dey lui aurait porté, M. Aumérat s'exprime ainsi : « M. Deval n'en disait pas un mot dans son rapport. »

On voit que M. Aumérat se trompe » (Aulard).

 

Le témoignage (indirect) d’Aumérat se poursuit en évoquant les conversations des consuls étrangers ; selon lui, personne à ce moment ne parlait du coup de chasse-mouches ou d’éventail.

Comme on l’a vu précédemment, nombre de consuls ont évoqué soit explicitement, soit de façon plus imprécise le coup (ou les coups) de chasse-mouches  - ce qui contredit  le récit tardif d’Aumérat,

 

Aulard écrit : « Il est certain que Deval a soulevé autour de lui (...) bien des animosités (...) surtout chez nos concurrents, anglais ou napolitains, qui redoutaient notre influence et ne demandaient qu'à nous évincer; chez le Dey aussi, naturellement, qui fit dire de lui pis que pendre. Les gens de Marseille n'aimaient point Deval, parce qu'ils le rendaient responsable du blocus d'Alger qui, en immobilisant la flotte française, laissa le champ libre aux pirates algériens et ainsi fit du tort au commerce marseillais.
Je ne crois pas du tout qu'il y ait lieu de rejeter son témoignage dans l'affaire des trois coups de chasse- mouches (...) Le Dey a-t-il nié avoir fait ce geste d'insulte ? Il ne semble pas. Mais quand même il l'eût nié, je ne crois pas que cela permît d'accuser Deval de mensonge. » (A. Aulard, L'insulte faite au consul de France par le dey d'Alger en 1827. in revue
La Révolution française, p. 160, 1923, Gallica, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1162737/f5.vertical).

 

Evidemment Aulard ne pouvait connaître la lettre du dey au grand vizir (réapparue en 1952 seulement) qui confirme le coup d’éventail ou de chasse-mouches. Plus étonnant est le fait qu’il ne mentionne pas l’interview du dey par Jal (et  par Langlois ?) lors de sa visite à Paris en 1831 et qui était rapportée par de nombreux livres du 19 ème siècle, par exemple dans un article de Abel Hugo (frère de Victor) dans La France pittoresque (1835), dans  L’Histoire de France depuis l’année 1825 jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe du baron de Montgaillard (1839)  – où le récit est attribué à Langlois, dans le livre du maréchal Bugeaud qui dit tenir personnellement  le récit d’un témoin digne de foi (Histoire de l'Algérie française, 1850), dans L'Algérie française: histoire, moeurs, coutumes, industrie, d’Arsène Berteuil, 1856, etc.
 

Il suffit que les deux principaux protagonistes soient d’accord sur les faits sinon dans le détail, du moins sur le déroulement général : Hussein  a bien souffleté Deval au visage avec son chasse-mouches (ou bien lui a porté quelques coups sur le corps ?), chacun évidemment se renvoyant la balle de la responsabilité de l’incident.

 

 

Page du livre de Léon Galibert, L' Algérie ancienne et moderne depuis les premiers établissements des Carthaginois... (1ère éd. 1843), montrant la scène du coup d'éventail.

 

 

 

UN BRIN DE COMPLOTISME

 

 

Considérer aujourd’hui l’incident du coup d’éventail (ou chasse-mouches)* come un mythe (sans doute un mythe destiné à justifier l’intervention française en Algérie ) est devenu impossible pour ceux qui admettent que les faits historiques sont établis par des témoignages concordants (et quel meilleur témoignage que celui des deux principaux intéressés, corroboré par les témoignages indirects de plusieurs contemporains sinon témoins directs, du moins bien placés pour être informés – les consuls, Othmane).

                                                                    * Citons la curieuse réflexion d’un (ou une) historien (ne) récent(e) qui suppose qu’« on »  (qui ? Les méchants colonialistes ?) a transformé en éventail le chasse-mouches pour éviter la connotation trop triviale de ce dernier terme... Rappelons le témoignage de Hamdane ben Othman selon qui le  dey donna un coup d éventail à Deval, et pour mettre tout le monde d'accord, celui du consul portugais  : " le Dey en colère frappa le Consul du bout d'un éventail dont le manche est en bois, et qu'il tient constamment dans sa main pour chasser les mouches" ...

 

On doit donc classer au musée de la cocasserie (en étant aimable), l’auteur de l’article Wikipédia Conquête de l’Algérie par la France, qui tout en admettant (comment faire autrement) la réalité du coup porté par le dey – nie dans la phrase suivante qu’il y ait eu un coup porté :  « il [le dey] le  frappe [Deval] « deux ou trois fois de légers coups de chasse-mouches ». Il n'y eut donc jamais de soufflet ou de coup d'éventail, mais un prétexte tout trouvé pour créer un incident diplomatique qui sera exploité par la diplomatie française. »

Au moins, Magritte dans son célèbre tableau Ceci n’est pas une pipe, représentant une pipe, voulait-il être drôle et susciter la réflexion (une pipe en peinture n’est pas une pipe en réalité). Ici nous avons « ceci n’est pas un soufflet* ou « ceci n’est pas un coup d’éventail » ... *

                                                                        * Sauf si on prend soufflet au sens strict de gifle donnée avec la main - mais on peut souffleter avec un objet et même légèrement. Nous avons corrigé ce texte absurde grâce à l’option « modifier ».

 

 

Il reste à considérer le complotisme.

Pour certains, le coup de chasse-mouches (ou d’éventail) même réel (surtout réel, d’ailleurs) fut une provocation délibérée - même si aucun historien sérieux ne reprend à son compte cette thèse. Le gouvernement français aurait donné des instructions à Deval de pousser le dey à la faute, de façon à justifier l’expédition d’Alger.

Cette thèse ne résiste pas à l’analyse des faits. Au moment où a lieu l’incident, aucune décision d’attaquer Alger n’existe ; le gouvernement français a pensé à un blocus - mais on a vu qu’il a remis cette option à plus tard et laisse au dey une autre chance ; de plus, un blocus n’est pas une action visant à la destruction de la régence d’Alger mais une façon d’amener le dey à accepter les demandes françaises. Il faudra encore trois ans et d’autres événements pour que le gouvernement se rabatte sur la solution de l’expédition militaire, faute d’alternative*  - il est vrai qu’entretemps la dégradation de la situation politique en France incline le gouvernement à tenter de regagner l’opinion publique par une campagne militaire victorieuse,  ce qui n’était pas le cas en 1827.

                                                                            * On peut citer ici l’avis de P. -A Julien : «  Les chefs de gouvernement {successifs en France] repoussèrent l’idée d’une intervention armée jusqu’au jour où Polignac s’y rallia en désespoir de cause. »

 

S’il y a eu depuis longtemps des projets de conquête d’Alger (depuis Louis XIV jusqu’à Napoléon), ils n’ont pas dépassé le niveau de projets plus ou moins soutenables et leur existence n’est pas une preuve de la thèse du complot – on sait que le gouvernement de la Restauration envisageait seulement une prise de possession en toute souveraineté des concessions et même en ce cas, ce n’était qu’un projet parmi d’autres – aucun document d’archives ne vient confirmer l’idée d’instructions données à Deval pour provoquer le dey.

Hamdani dans son livre La Vérité sur l'expédition d'Alger (1984), s’en remet à un moyen terme (pour autant qu’on puisse juger des extraits disponibles de cet ouvrage). Il écrit « (...) Un historien algérien, M.C. Sahli, pense que « certaines données historiques permettent de conclure à une provocation (de la part de Deval) ordonnée par le gouvernement français et exécutée par le consul ».  Mais en fait de « données historiques », Sahli se contente de citer un ouvrage assez discutable, L'Histoire générale de l'Algérie d'Henri Garrot. »

Sa thèse – qui ne parait non plus assise sur aucune preuve – est que la provocation était nécessaire pour justifier, non pas encore l’expédition qui eut lieu en 1830, mais le blocus que le ministre des affaires étrangères avait proposé. Hamdani écrit en effet que « La lettre que le ministre rédigea fut si violente que le conseil des ministres la jugea inadmissible et refusa qu’on l’envoyât à son destinataire » (on a lu plus haut cette lettre et au contraire on y voit le style lénifiant des diplomates d’autrefois).

On sait de plus que le conseil des ministres décida de laisser une dernière chance au dey. Des instructions pour Deval et une lettre au dey furent donc préparées. Mais le consul n’eut pas le temps de les recevoir car l’incident de l’éventail eut lieu entretemps. Rien ne prouve donc que l’incident a été provoqué pour justifier le blocus qui avait été écarté dans l’immédiat pour permettre au dey de revenir à de meilleurs sentiments.

Si Deval a fait quelque chose pour « embrouiller l’affaire » - mais après le coup d’éventail - et rendre la rupture irréversible (ce qui n’est pas prouvé), on peut se demander si ce n’est pas avant tout par un sentiment qu’on pouvait le tenir responsable de qui s’était passé : après tout, un diplomate qui met en colère contre lui le chef d’Etat auprès de qui il est en fonctions, n’est sans doute pas un bon diplomate, même s’il n’est pas vraiment fautif *. Deval – bien qu’ayant atteint l’âge de la retraite, pouvait craindre les conséquences de l’incident pour sa carrière. D’ailleurs, Laborde, sans grande charité, estime assez ouvertement que Deval aurait dû être puni (comment ?) au lieu que ce soit le dey qui fut considéré comme responsable de l’offense. Chacun en jugera.

                                                                    * Après tout, nous vivons toujours dans un monde où c’est souvent la victime d’une offense qui est considérée comme responsable par son administration ou son organisation.

 

 

 

LA RÉPONSE FRANÇAISE

 

 

A Paris, le gouvernement s’indigna en recevant le rapport du consul Deval*

Il parait vraiment de mauvaise foi de la part de Laborde de s’étonner que le ministre ait cru Deval sans chercher à avoir la version du dey. Les relations entre la France et le dey étaient déjà trop mauvaises pour que le ministre ne fasse pas bloc avec son subordonné.

Le ministre baron de Damas, écrivit aussitôt à Deval :

29 Mai [1827]

 « Monsieur,

 « J’ai reçu les lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser les 14 et 30 avril.

Le Roi, sous les yeux de qui j’ai mis le contenu de la dernière, a été aussi surpris qu’indigné des faits qu’elle signale et surtout de la scène révoltante dans laquelle le Dey, foulant aux pieds les principes les plus sacrés du droit des gens, et perdant tout respect pour le gouvernement que vous représentez, s’est porté contre vous à de brutales violences. Ce nouvel outrage met le comble aux torts, déjà si graves, dont il s’est précédemment rendu coupable au moment où nous étions prêts d’en tirer satisfaction.»*

                                                                     * Cité par   Henri Klein, Correspondance diplomatique, Feuillets d'El-Djezaïr, 1913  https://athar.persee.fr/doc/feldj_1112-0649_1913_num_6_1_1118

 

La lettre se poursuit par l'annonce d’une demande de réparation pour laquelle une escadre de 6 vaisseaux* est envoyée à Alger sous le commandement du capitaine de vaisseau Collet et donne ordre à Deval de se retirer sur un des vaisseaux avec les Français résidant à Alger. La direction des négociations avec Alger est confiée à Collet.

                                                                       * Galibert parle de 13 vaisseaux mais il s’agit sans doute de l’effectif tel qu’il a été renforcé par la suite.

 

Le ministère décida qu’« une réparation éclatante, générale et complète, de tous les griefs de la France serait poursuivie, même par la force » mais qu’avant tout, des excuses publiques devaient être faites à M. Deval « pour l'affront fait au roi, dans la personne de son représentant » (Camille Rousset, La Conquête d'Alger,  1879).    

 

 

L’ULTIMATUM

 

 

La goélette française la Torche entra la première dans le port d’Alger le 11 juin 1827 afin de remettre à Deval les instructions du gouvernement. Puis le reste de l’escadre rejoignit Alger. Deval fit publier une ordonnance qui enjoignait à tous les Français résidant à Alger de quitter cette ville et de s’embarquer immédiatement - lui-même se rendit à bord de la Torche puis passa sur le navire du commandant de l’escadre, la Provence.* De son côté le dey « s’empressa de prévenir les Français que son intention n’avait été ni d’insulter la France ni de se mettre en guerre avec elle, que ses discussions avec le consul lui étaient purement personnelles et qu’ils pouvaient rester paisiblement dans ses états où il les protégerait de tout son pouvoir » (c’est ce qu’indique Laborde)

                                                                           * Il semble que seules 7 personnes s’embarquèrent - il parait peu probable qu’il n’ y ait eu que 7 français à Alger à ce moment ? Parmi les personnes qui embarquèrent, M. Jobert, l’agent de la compagnie de la Calle et sa famille.

 

Laborde insinue que l’ordre d’évacuer les Français fut une initiative de Deval (pour rendre plus complète la rupture) - il suffirait d’avoir accès aux instructions du ministre pour avoir une certitude sur le sujet. L’article cité plus haut indique que l’ordre d’évacuation faisait partie des instructions du gouvernement.

Selon Nettement, l’ordre d’évacuer les Français était justifié « quoi qu’en aient dit les écrivains de l’opposition de cette époque, par les précédents de violence du gouvernement algérien si peu soucieux du droit des gens ». Nettement rappelle que le gouvernement du dey avait fait jeter au bagne des consuls et des nationaux étrangers, « Bien heureux encore quand la milice ou la populace algérienne ne leur faisaient pas un plus mauvais parti comme il était arrivé dans les derniers démêlés de l’Angleterre et de la Régence. » (Alfred Nettement, Histoire de la conquête d'Alger, écrite sur des documents inédits, ...1867).

Deval confia au consul du royaume de Piémont-Sardaigne, le comte Attili de Latour, la gestion des intérêts français et conféra avec Collet sur la façon de présenter au dey les demandes de la France. Celles-ci étaient doubles : il y avait d’une part les excuses officielles pour l’offense faite au consul et donc au roi de France, et les exigences sur les points de litige avec la régence.

Une note datée du 14 juin fut portée au dey par le consul de Piémont-Sardaigne Elle demandait que le Vekil Hardje [Ouakil al-kharadj, Wakil al-kharadj], ministre de la marine et des affaires étrangères, escorté d’autres hauts personnages de la régence, vienne à bord présenter au consul de France les excuses personnelles du dey ; pendant cette cérémonie, le pavillon français devait être hissé sur les forts et salué de cent coups de canon. Si la réparation demandée n'était pas accordée dans les vingt-quatre heures, les hostilités commenceraient aussitôt.*

                                                          * Voir le texte de l’ultimatum dans  l’article de Henri Klein, Autres documents, Feuillets d'El-Djezaïr 1912, https://athar.persee.fr/doc/feldj_1112-0649_1912_num_3_1_986

 

Les autres points des demandes françaises furent-ils vraiment soumis au dey ? Tous les auteurs anciens les mentionnent :

«  Que tous les objets de toute nature, propriété française et embarqués sur les navires ennemis de la régence ne puissent être saisis.

Que les bâtiments portant pavillon français ne puissent plus être visités par les corsaires d Alger.

 Que le dey par un article spécial ordonne l’exécution dans le royaume d’Alger des capitulations [traités] entre la France et la Porte Ottomane.

Que les sujets et navires des Etats de la Toscane, de Lucques, de Piombino et du Saint-Siège soient regardés et traités comme les propres sujets du roi de France.

Certains auteurs ajoutent la renonciation du dey à toute réclamation sur les créances Bacri ( ?).

Mais il est possible qu’aucune note en ce sens ne put être présentée au dey qui refusa les excuses, préalable à toute autre négociation.


Au reçu de l’ultimatum sur les excuses, le dey déclara que ce qui était demandé était digne d’un malade mental bon à enfermer à l’asile, et plus drôlement il déclara (parait-il) « je m’étonne qu’on ne me demande pas aussi ma femme ».

Des auteurs anciens font état d’une réponde modérée de Hussein. Celui-ci rejetait le blâme sur Deval : « Il proposait qu'un Français sérieux vienne faire sur place une enquête : « Il se convaincra que ce consul intrigant ne convient ni à vous ni à nous. Jusqu'à nomination d'un consul expérimenté, il ne sera prêté aucune considération à des propos composés de pareilles paroles injurieuses (...) Si vous envoyez un homme [compétent] dans les vingt-quatre heures, comme il est écrit ci-dessus, la situation peut s'éclaircir, sinon nous entrerons dans l'état d'hostilité de fait » (d’après P.-A. Julien - les citations du dey sont celles figurant dans sa lettre au grand vizir dans laquelle il rapporte sa réaction à l’ultimatum).

Le dey aurait aussi rappelé ses autres griefs envers la France, outre les mauvaises relations avec Deval et les lettres sans réponse concernant l’affaire Bacri : protection française accordée en violation des traités aux navires de puissances qui n’ont pas signé d’accord avec Alger, fortification du comptoir de La Calle. Il existe semble-t-il une réponse écrite du dey*, mais contient-elle ces arguments ou les a-t-il exposés oralement devant le comte de Latour qui les a rapportés ?  

                                                                        * Pour cette précision (sans le texte de la réponse), voir  https://athar.persee.fr/doc/feldj_1112-0649_1912_num_3_1_986.  Plantet se trompe donc en disant : « Hussein, se souvenant d’avoir impunément bravé l’Angleterre quelque temps auparavant, refusa toute satisfaction ; il qualifia de ridicules les demandes du Commandant [Collet]  et ne lui fit pas de réponse. »

 

« Le 15 juin [le 16 selon d’autres sources], le capitaine Collet déclara la rupture des négociations et l'état de guerre. Le blocus d'Alger commença » (Camille Rousset, La conquête d'Alger)

On laissera de côté la question de savoir si c’est le dey qui a déclaré la guerre ou le contraire (Laborde en parle de façon assez polémique sans sa brochure reprochant au ministre français d’avoir parlé d’une déclaration de guerre du dey) - en tout état de cause la déclaration de guerre était implicite (il s’agit plus d’hostilités de fait que de guerre ouverte).

Beaucoup d’auteurs anciens, Laborde le premier, ont trouvé excessives et difficilement acceptables les demandes d’excuses de la France. Ils ont rappelé que Louis XIV n’en avait pas fait autant après que le consul français, le père Le Vacher, ait été exécuté attaché à la bouche d’un canon -  mais un ambassadeur d’Alger était venu s’excuser à Versailles après l’affaire du consul Le Vacher - il est vrai qu’aucune excuse ne fut demandée  après l’exécution du consul Piolle et d’autres Français quelques années après ; le conflit se termina par un traité de paix.

On notera que les contemporains étaient à peu près sûrs que le dey ne consentirait pas aux excuses. Pourtant on avait pris soin de ne pas lui demander de venir en personne présenter des excuses.

Faut-il voir dans la demande d’excuses ainsi formulée une intention de rendre celles-ci impossibles et donc de précipiter la rupture ? C ’est l’avis de Amar Hamdani (La Vérité sur l'expédition d'Alger).*

                                                                                           * Il parle de conditions « certainement » dictées par Deval à Collet ; ces conditions étaient inacceptables et Deval le savait bien...

 

Le dey ordonna au bey de Constantine de détruire les comptoirs français à La Calle et à Bône. Selon certains auteurs, les employés menacés de violences, furent embarqués in extremis sur deux navires français. On se souvient que le dey avait promis de ne pas inquiéter les Français, mais son point de vue avait sans doute changé avec l’ultimatum reçu. Le fort de La Calle fut rasé et selon certains on y trouva seulement 6 vieux pierriers (canons archaïques)*.

                                                                            * A noter et sans entrer dans une discussion que certains auteurs remarquent que les traités permettaient aux Français de fortifier leurs comptoirs et d’y mettre une garnison.

 

NB. J'avais pensé insérer dans cette partie des réflexions sur l'éventuelle culpabilité de Deval dans l'affaire du paiement des créances Bacri et plus largement sur les aspects frauduleux de l'affaire (toujours évoqués mais difficiles à établir) mais ce sera pour plus tard, afin de ne pas allonger ce message. 

 

 

 

 

 

Publicité
Publicité
26 mars 2024

ALGÉRIE ET FRANCE AVANT 1830, LES DERNIÈRES ANNÉES PARTIE 3 : VERS LA RUPTURE  

ALGÉRIE ET FRANCE AVANT 1830, LES DERNIÈRES ANNÉES

PARTIE 3 : VERS LA RUPTURE

 

 

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit.]

 

 

Comme on l’a indiqué, le paiement des dettes Bacri-Busnach par l’Etat français entraîna un grand nombre d’actions devant les tribunaux par des personnes déclarant être créancières des Bacri-Busnach et faisant opposition aux paiements. Il serait intéressant de retrouver un certain nombre de ces actions judiciaires (il y en eut 50 ou 60 selon la brochure du comte de Laborde, Au roi et aux chambres..., 1830, 300 selon Edgard Le Marchand, L'Europe et la Conquête d'Alger,1913).

 

 

DEVANT LES JURIDICTIONS CIVILES

 

 

Les procès intentés à l’époque pouvaient aussi opposer des membres de la famille Bacri entre eux.
Ainsi la cour royale (d’appel) d’Aix doit statuer le 24 juillet 1826 sur un litige opposant Nathan Cohen-Bacri à son oncle Jacob Cohen-Bacri (il s’agit en fait d’une question préjudicielle : un étranger naturalisé peut-il agir en justice en France contre un étranger pour des obligations antérieures à l’obtention de sa naturalisation ?)

La cour statue sur appel par Jacob Cohen-Bacri d’un jugement rendu en faveur de Nathan Cohen-Bacri. Les considérants de la cour rappellent une cascade de procès : Nathan Coën-Bacri [orthographe utilisée dans le jugement) a d’abord réclamé 67 340 f à son oncle Jacob Coën-Bacri  « pour solde de compte courant entre eux à raison de divers envois de marchandises expédiées de Marseille à Alger en 1812 et 1813 ».

Nathan a fait procéder « en vertu d’une ordonnance délivrée par M. le président du tribunal civil de Marseille à une saisie arrêt en mains du ministre des finances des sommes dues au sieur Jacob Coën-Bacri par le gouvernement français » et a assigné Jacob devant le tribunal de commerce de Marseille, tandis qu’en sa qualité d’étranger, le sieur Jacob Coën-Bacri a décliné la compétence de ce tribunal.

La cour indique qu’après la conclusion de la convention du 28 octobre 1819, stipulant le règlement de  7 millions de francs à Jacob Cohen-Bacri et Michel Busnach, dès le 6 décembre suivant, « Nathan Coën-Bacri, fils de Joseph, fit procéder sur cette somme en vertu d’une ordonnance de M. le président du tribunal civil de Paris à une saisie-arrêt pour sûreté de 7 444 000 fr*., somme à laquelle il faisait monter les créances de son père et les siennes dans la société qu’il prétendait avoir existé entre divers membres de la famille Bacri et Busnach depuis 1787 », requête qui fut rejetée par jugement puis par arrêt de la cour royale de Paris du 14 août 1820, « sur le motif que s’agissant  d’ une contestation entre sujets algériens, le  juge français n’avait pu interposer son autorité ni autoriser une opposition de la part de l’un au préjudice de l’autre** ». La requête actuelle de Nathan doit-elle être rejetée au motif qu'il y a identité de cause avec celle déjà jugée par la cour de Paris ? 

                                                                          * Soit plus que le montant accepté par la convention de 1819 !

                                                                         ** Résidant en Toscane, Nathan était devenu Français lors de la réunion, sous l’Empire napoléonien, de la Toscane à la France (il fallut un texte particulier pour les membres de la communauté juive). La Toscane ayant cessé d’être rattachée à la France, Nathan demanda le bénéfice de la loi du 14 octobre 1814 relative aux habitants des « départements ci-devant réunis » qui souhaitaient conserver la qualité de Français, ce qui fut effectif par « lettres de naturalité » de 1823.

 

La cour royale d’Aix, considérant que la demande actuelle de Nathan (pour 67 340 fr.) est différente de celle portée par le même Nathan devant les juridictions parisiennes (pour 7, 44 millions), et qu'il n'y a donc pas identité de cause, juge qu’en tant que naturalisé français*, il peut intenter en France une action contre un étranger. La cour rejette donc le déclinatoire de compétence de Jacob. L’examen du fond de l’affaire est renvoyé à une audience ultérieure.

Nous avons simplifié les circonstances de l’affaire, qui fournit un exemple des procès provoqués par la liquidation des dettes Bacri. Nous n’avons pas le résultat définitif des instances introduites par Nathan.

                                                                     * Il semble que Nathan pouvait dès lors introduire une nouvelle demande pour paiement des 7,4 millions. L’a-t-il fait ?                             

                                                                           

La cour d’Aix rappelle également que Salomon Bacri, frère de Joseph et Jacob, puis les enfants de Salomon Bacri, ont intenté un procès à Jacob Bacri en remboursement d’un prêt ancien de 600 000 fr., et à Michel Busnach « en tierce opposition aux jugemens du 13 ventôse an XIII et du 30 décembre 1806 », mais furent déboutés. Puis, en 1823, les héritiers de Salomon Bacri « firent procéder en vertu d’une ordonnance de M. le président du tribunal civil de Marseille à une saisie-arrét sur les fonds dus par le gouvernement français à Jacob Coën Bacri et à Busnach pour sûreté des 600 000 fr. » - mais leur saisie-arrêt fut rejetée par jugement de 1825, tandis que leur action contre Busnach était rejetée par la cour d’Aix la même année (apparemment du fait que tous  - demandeurs et défendeurs - étaient étrangers ?).

L’action des héritiers de Salomon Bacri est étrangère au litige entre Nathan et Jacob et on ne voit pas pourquoi la cour l’évoque, sinon pour éclaircir autant que possible l’enchevêtrement des instances concernant les porteurs du même nom.


On est bien ici dans le monde de Balzac avec les diverses juridictions agissant dans leur domaine de compétence pour une partie de l’affaire (tribunal civil, tribunal de commerce, cour royale de Paris ou d’Aix), les actes (oppositions, saisies-arrêts), et on devine les avocats, avoués et huissiers à la manœuvre.

Recueil général des lois et des arrêts fondé par J. B. Sirey, p. 719 https://books.google.fr/books?id=J-IxAQAAMAAJ&pg=PA720&dq=co%C3%ABn-bacri+cour+royale+d%27aix&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwjx6-Hz29CEAxWyBfsDHfqZBf4Q6AF6BAgIEAI#v=onepage&q=co%C3%ABn-bacri%20cour%20royale%20d'aix&f=false

et Journal de jurisprudence commerciale et maritime, 1826, p. 156, books-google)

 

 

 

 DEVANT LE CONSEIL D'ÉTAT

 

Plus tard, Bacri et Busnach intentèrent une action devant le Conseil d’Etat (ou du moins leur recours fut solutionné en 1835 seulement). Ils demandaient un montant de 1 155 000 francs représentant pour partie des intérêts de retard car le montant qui leur était dû n’ avait été ordonnancé que le « 30 juin 1821 et non le 1er mars 1820 *» comme prévu, et pour partie la compensation d’une perte : en effet, « dans l’opinion générale où l’on était que leur créance serait payée en rentes à 5 p. cent, ils avaient vendu à livrer 200 000 fr. de rentes et qu’ayant touché le montant de leur créance en numéraire, ils avaient été obligés pour satisfaire à leur engagement, d’acheter des rentes à un taux élevé ».

                                                                    * Un nouveau retard de paiement qui est rarement évoqué !


Donc les Bacri-Busnach croyant (sur quel fondement ?) que le montant dû leur serait versé en rentes à 5%, avaient vendu par avance (avant même la conclusion de la convention d’octobre 1819, puisque celle-ci parle bien d’un paiement en numéraire ?) des rentes (qu’ils n’avaient pas) en croyant faire un bénéfice. Après avoir reçu le montant en numéraire, ils avaient été obligés d’acheter des rentes au prix du marché pour honorer leur promesse de vente.


Par arrêt du 27 novembre 1835, le Conseil d’Etat rejeta la demande sur les deux points puisqu’aussi bien la convention de 1819 que la loi de 1820 avaient prévu un paiement en numéraire, de plus le Conseil d’Etat se retranchait derrière l’exécution stricte de la loi pour le refus de verser des intérêts de retard.

Recueil général des arrêts du Conseil d'état, 1844, p. 221

 

Notons ici, que, comme un peu partout dans cette affaire dès qu’on essaie d’aller au fond, il est impossible de savoir quelles sommes les Bacri-Busnach ont finalement conservées pour eux, ni quels montants ont été perçus par les créanciers des Bacri-Busnach devant les tribunaux ni a fortiori quelle part de ces montants correspondaient à des créances fictives qui auraient été finalement ristournées aux Bacri-Busnach.

 

Nous devons maintenant revenir un peu en arrière et nous intéresser au consul général Pierre Deval qui allait jouer un rôle de premier plan dans l’engrenage de faits conduisant à l’intervention militaire de 1830.

 

 

LE CHEVALIER DEVAL

 

 

Pierre Deval fut nommé consul général à Alger par le gouvernement de la Restauration dès la fin 1814, mais son arrivée fut différée de plusieurs mois, notamment en raison en raison des événements politiques en France (retour de Napoléon aux Cent-Jours).

 « En vertu des nouvelles instructions du Ministère, Deval devait donner satisfaction complète à la Régence, restituer la valeur des prises confisquées par Dubois-Thainville [l’ancien consul sous Napoléon] et promettre la liquidation des anciennes créances des Bacri. » (E. Plantet, Correspondances entre les deys d’Alger et la Cour de France, 1889). Deval prit possession de son poste en février 1816*.

                                          * Et non en 1815 comme dit Plantet. Une lettre du dey Omar à Louis XVIII du  2 mars 1816, corrobore la date de 1816  : « ... votre serviteur Pierre Deval, nommé Consul pour résider auprès de nous, étant arrivé ici, nous en avons éprouvé la plus vive satisfaction ». Selon Plantet, Deval fit parvenir en 1818 (seulement), les présents habituels pour le dey et les dignitaires de la régence en cas de nomination d’un nouveau consul.

 

Le nouveau consul semble avoir plu particulièrement au dey Omar, avec qui il s’entretenait librement, lui conseillant d’abandonner la course maritime (activité consistant à s’emparer des vaisseaux des pays soit n’ayant pas signé d’accord avec Alger – accord prévoyant généralement le versement d’un tribut - soit considérés en défaut pour une raison ou une autre) : mais comment ferai-je alors pour payer mes soldats ? répondait Omar.

 

Qui était Pierre Deval, qui signait le chevalier Deval (en raison de son appartenance à un ordre chevaleresque) ?

C’était le fils d’un diplomate-interprète (drogman) français ; il était né à Péra (le faubourg chrétien ou « franc » comme on disait souvent – de Constantinople) en 1758. Il fut « jeune de langues » au collège Louis-le-Grand (études de langues orientales préparant à la carrière d’interprète et consulaire). Il fut d’abord drogman dans plusieurs postes du Moyen-Orient, puis vice-consul à Bagdad.  Nommé consul général à Alger en 1791, il ne rejoint pas son poste (le dey souhaitant conserver le consul Vallière). Il abandonne la carrière consulaire pendant la Révolution française, en raison de ses opinions politiques - il se fixe à Constantinople où il travaille dans le commerce ; puis il rentre en France où ses affaires ne sont pas florissantes. La Restauration lui permet de revenir dans l’administration en 1814.

Il a été décrit avec sévérité par les auteurs du milieu et de la fin du 19 ème siècle – sévérité qui déborde largement sur une critique de l’esprit oriental et de la mentalité turque :

« Autrefois drogman à Constantinople, M. Deval avait passé toute sa vie avec des Turcs; il connaissait à fond leur caractère, leur mauvaise foi, leurs défauts de toute sorte; mais pour les étudier si bien, il s'était trop rapproché d'eux peut-être, (...)  La dignité de la France perdait, en passant par lui, quelque chose de son prestige. Le dey Hussein, qui le détestait, ne l'estimait point et le redoutait moins encore*. » (Camille Rousset, La conquête d'Alger, 1879)**.

                                                                               * Rousset est ici contredit par le dey lui-même qui a parlé de l’amitié qu’il y a eu longtemps entre Deval et lui (voir ultérieurement)*.

                                                                                            **  Voir plus loin un jugement de P.-A. Julien sur Rousset.

 

« Malheureusement la France se trouvait alors représentée à Alger d’une manière bien peu énergique (...) [Deval] n’avait pris du contact des Turcs que cette obséquieuse souplesse à laquelle ils façonnent tous leurs subordonnés. Il ne possédait rien de cette dignité si nécessaire dans le représentant d’une grande puissance ... »  (P. Clausolles, L'Algérie pittoresque, ou Histoire de la régence d'Alger. depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, 1843).

 

« La politique suivie depuis 1815 par notre représentant à Alger avait un tel caractère de faiblesse qu’elle ne pouvait commander ni la confiance ni le respect. M. Deval, né dans le Levant, connaissant la langue turque et les usages des Orientaux, (...) avait contracté l’habitude de ces formes souples et obséquieuses que les autorités musulmanes exigent toujours des agents inférieurs. » (Léon Galibert, L' Algérie ancienne et moderne depuis les premiers temps, 1844).

 

L’historien Henri Martin n’est pas tendre pour Deval :

« La France, depuis la Restauration, était assez mal représentée à Alger. Notre consul ne tenait pas une conduite et ne gardait pas une attitude de nature à se faire respecter. »

« M. Deval (...)  avait longtemps vécu à Constantinople, au milieu des Orientaux, dont il connaissait mieux que personne les usages et l'esprit d'intrigue; (...) mais il était sans énergie et n'avait nul souci de sa dignité. (...) il devait tenir un langage ferme et digne, ainsi qu'il convient au représentant d'une grande nation : il se montra, tout au contraire, humble, souple, presque soumis; — c'était le dernier homme qu'on eût dû choisir » (Achille Fillias, Histoire de la conquête et de la colonisation de l'Algérie (1830-1860), 1860).

H.-D. de Grammont et Ernest Mercier, les deux plus importants historiens de l’Algérie de la fin du 19 ème siècle,  n’émettent pas de jugement sur Deval.

Pour E. Plantet, éditeur des dépêches diplomatiques entre Alger et la France, « s’il ne montra pas, dans l’accomplissement de ses périlleuses fonctions, toute la fermeté nécessaire, il [Deval] témoigna du moins d’une probité et d’une intégrité qui demeurèrent toujours à l’abri de tout soupçon ».


 

Fontaine dans la cour de la caserne des janissaires, illustration parue dans The Illustrated London News, 1er mai 1858. 

Source : www.antiquemapsandprints.com. 

Wikipédia

 

 

 

« DE DOUTEUSE MORALITÉ » (P. -A. JULIEN)

 

Parmi les historiens récents, P.-A. Julien* est tout aussi critique que certains de ses prédécesseurs du 19 ème siècle : « Tous les renseignements concordent pour prouver qu'il était de douteuse moralité. A demi Levantin, élevé dans le milieu trouble de Péra, habitué aux procédés obliques familiers en Orient, méprisé de tous les consuls étrangers, il y a tout lieu de croire qu'il fut l'homme de paille des Bacri et qu'il joua, dans l'affaire du coup d'éventail, un rôle qui mériterait d'être éclairci. ».

                                                                                    * P.-A. Julien (1891-1991), professeur successivement à l'université d'Alger, à l'université de Rabat, puis à Paris, montre qu’il y a quelques décennies, il était encore possible, pour un historien réputé anticolonialiste, de lier une moralité douteuse à une origine (« à demi Levantin »). Dans sa notice nécrologique, Charles-Robert Ageron écrit : « Certains ont cru devoir présenter Charles- André Julien seulement comme un militant zélé de l'anticolonialisme et comme un « historien engagé » au service des colonisés. Ils se sont trompés. Charles- André Julien fut toujours un historien exigeant, défenseur de la vérité quoi qu'il en coûte. Cet homme de cœur (...) fut avant tout une conscience morale » (Revue française d'histoire d'outre-mer, 1992). Notons aussi que Julien, bien qu’anticolonialiste, avait peu de sympathie pour les nationalistes algériens violents.

 

Mais Deval était d’une part, un homme de la fin du 18 ème siècle (et non du milieu ou de la fin du 19 ème siècle), d’autre part un diplomate de la Restauration, régime qui a l’égard des régences barbaresques – et surtout d’Alger, se donnait comme but de continuer la politique de l’Ancien régime. Deval avait donc comme objectif, non d’agir avec Alger comme le représentant d’une puissance qui devait se faire « respecter », mais de rétablir les bonnes relations (relatives, certes) qui existaient entre Alger et la France au 18 ème siècle.

Julien, tout en étant sévère pour Deval, a bien compris la politique de la Restauration envers Alger, avec un brin d’exagération toutefois :

« La Restauration, reprenant la tradition d’Ancien régime, ne montra aucun zèle à mettre fin à la piraterie barbaresque, elle désirait le maintien du statu quo. La fin de l’esclavage chrétien ne l’intéressait pas plus que la suppression de la traite des noirs. » (Histoire de l’Algérie contemporaine,1984)

De ce point de vue, Deval était sans doute l’homme qu’il fallait.

 

Julien écrit que Deval « accoutumé dès sa jeunesse aux procédés obliques » en usage en Orient, était « unanimement considéré dans les ports méditerranéens comme un homme taré ». Dans un article ancien, Julien ironise sur le fait que le dossier professionnel de Deval ne comporte aucun détail défavorable : « Si Deval servait d'entremetteur en faveur des désirs séniles du dey, s'il livrait ses domestiques kabyles aux bourreaux d'Hussein dans des conditions qui le faisaient mettre au ban du corps consulaire, s'il touchait de l'argent de Bacri, si la Chambre de commerce de Marseille le jugeait trop peu sûr pour traiter des affaires avec lui, croit-on que ce soit au quai d'Orsay qu'il faille chercher des témoignages ? » (L'Algérie de 1830 à 1870, chronique dans la revue La Révolution de 1848 et les révolutions du XIXe siècle, 1925 https://www.persee.fr/doc/r1848_1155-8806_1925_num_21_108_1110 ).

On verra par la suite ce qu’il faut retenir de ces accusations.

 

Il semble exagéré de parler de la réputation de Deval comme d’un homme taré - ce qui est certain, c’est qu’il n’était pas apprécié de ses collègues. Mais était-ce l’homme qui était en cause ou la politique qu’il appliquait, qui était celle de son gouvernement ? Ayant comme objectif de restaurer l’amitié privilégiée qui avait existé entre la France et Alger (amitié assez fantasmée d’ailleurs), il est très possible que ce but ait amené Deval à des compromissions, comme on va le voir. Les consuls étrangers, assez critiques sur les mérites du gouvernement d’Alger, ne pouvaient que désapprouver un collègue qui passait son temps à se faire bien voir par ce gouvernement « tyrannique », dans le but de faire prospérer les intérêts français et par contrecoup, de désavantager les intérêts des autres pays.

 

 

L’AFFAIRE DES JEUNES FILLES

 

Que faut-il penser d’une histoire évoquée par certains auteurs, mais ignorée par d’autres* ?

                                                                                  * Généralement les auteurs du 19 ème siècle qui en parlent se réfèrent à une source unique, la brochure de Laborde.

 

Dans sa brochure Au roi et aux chambres de 1830, le comte de Laborde* écrit : « Le 10 décembre 1817 une jeune personne Rose Posonbinio d’origine Sarde, protégée de France, fut arrachée des bras de sa mère et livrée à la brutalité du dey qui régnait alors, ainsi qu’une jeune juive Virginia Benzamon, logée dit-on chez le consul de France. Le cri public accusa ce consul et son ami Jacob Bacri d’avoir coopéré à cette action, ce qu’il est impossible de croire, mais enfin la plainte juridique des parens et le rapport de la victime lorsqu’elle recouvra la liberté, fait devant le consul général de Sardaigne** le 30 mars 1818 et que je possède, articule positivement ce fait, et dans cette opinion fausse sans doute, les consuls portèrent leurs plaintes au gouvernement français et rompirent tout commerce avec M. Deval. Une enquête fut même entamée à Marseille par ordre du ministre de la marine, mais il faut croire qu’elle a été à l’avantage de M. Deval puisqu’il reçut peu après la décoration de la légion d’honneur. (...). A Dieu ne plaise que je veuille accuser M. Deval ... » (orthographe conservée).

                                                                           * Le comte de Laborde, ancien haut fonctionnaire sous Napoléon, voyageur et archéologue, député libéral (d’opposition) sous la Restauration, prit parti au début de 1830 contre l’expédition d’Alger en préparation ; dans sa brochure, il essaye d’expliquer les causes de la rupture entre Alger et la France par des erreurs ou même des irrégularités de la part du gouvernement français dans la gestion de l’affaire des dettes Bacri-Busnach.

                                                                       ** Le royaume de Sardaigne était le nom officiel du Piémont-Sardaigne, dont les habitants étaient appelés officiellement Sardes.

 

Laborde précise que le nouveau dey Hussein fit indemniser les deux jeunes filles et conserva peut-être une prévention contre Deval.

De son côté (et sans mettre en cause le consul de France ni évoquer les implications sexuelles de l’affaite), Alfred Nettement* écrit que le nouveau dey Hussein « avait lors de son avènement permis à son drogman le juif algérien Bensamon qu’Ali Codjia [Ali Khodja, le précédent dey] avait contraint de se faire mahométan, de retourner à la religion de ses pères. Le même jour, en vertu d’une décision du pacha** appuyée de l’opinion des cadis turcs et maures portant que nul ne pouvait être contraint à embrasser le mahométisme [sic], trois jeunes garçons, huit filles juives et une chrétienne, ravis à leurs parents par Ali Codjia, furent également rendus à leurs familles et à la religion de leurs pères. L’une des jeunes filles juives et Rose Ponsibinio***, fille d’un aubergiste piémontais, reçurent même chacune du pacha en rentrant chez leurs parents une dot de 5000 piastres fortes d’Espagne (environ 27 000 francs de notre monnaie). Hussein Pacha malgré ces actions louables avait les défauts de sa position et ceux de sa nation. Chef d’un gouvernement de corsaires, il ne pouvait volontairement mettre fin à la piraterie, source de richesses pour lui et la milice [les janissaires groupés en corporation, l’odjack]. (Histoire de la conquête d'Alger, 1867) »

                                                                                * P.-A. Julien évoque ainsi Alfred Nettement (auteur d’une Histoire de la conquête d'Alger, dernière éd. 1867) : « le livre de Nettement, publié en 1856 [première édition] , livre sérieux et très documenté, généralement sûr quand il ne vise pas à l'apologie des Bourbons, resta à peu près méconnu » - Nettement était en effet monarchiste  (P.-A. Julien, L'Algérie de 1830 à 1870, chronique dans  la revue La Révolution de 1848 et les révolutions du XIXe siècle, 1925, art. cité).

                                                                              ** On rappelle que traditionnellement, le dey, une fois investi à Alger, recevait avec plus ou moins de délai (et probablement après avoir fourni les présents accoutumés) le titre de pacha décerné par le sultan ottoman. Ainsi, de façon protocolaire, le dey était toujours nommé (ou plutôt confirmé) par le sultan.

                                                                            *** L’orthographe du nom diffère de celle qu’on trouve chez Laborde.

 

 

Enfin, il apparait que le drogman Bensamon (ou Benzamon, c'était semble-t-il le frère de la la jeune Virginie, elle aussi enlevée par le dey) déposa au consulat britannique une lettre dans laquelle il déclarait que tout le monde, Turcs, Maures ou Juifs,  était exaspéré du traitement qu'il avait reçu,  sauf Deval et Bacri - ce qui est assez caractéristique; il affirmait être toujours  persécuté par Bacri (pourquoi ?) et avoir dû emprunter de l'argent pour sauver sa vie et sa liberté  (cité par le consul britannique à Alger Playfair, dans son livre The Scourge of Christendom, 1884). Il serait intéressant de pouvoir clarifier certaines situations à peine évoquées par des allusions.

 

Extrait de L'Histoire de M. Cryptogame, de Rodolphe Töpffer, 1830 (parution 1846).

Les personnages se retrouvent à Alger. Elvire a été choisie pour faire partie du sérail du dey. Elle « tourne la tête au dey, qui accède à toutes ses fantaisies ». puis le moment venu, elle l'égorge (le poignarde plutôt) comme Judith tua Holopherne, et s'enfuit.

On a déjà parlé dans les articles précédents de cette histoire du précurseur de la bande dessinée, qui comporte une évocation d'Alger à l'époque des deys.

Gallica.

 

 

 

 

 

« -  JE N'AI PAS DIT BABA-MOHAMMED, J'AI DIT BABA-OMAR.

-  JE VOUS ASSURE, SEIGNEUR, QUE VOUS AVEZ DIT BABA-MOHAMMED »

 

Une des réussites de Deval fut le renouvellement au profit de la France des fameuses concessions commerciales et de pêche au corail (La Calle, Collo, les comptoirs à Bône). Elles avaient été attribuées pour 10 ans à l’Angleterre par le dey Ahmed en 1807* mais depuis le bombardement de lord Exmouth en 1816, l’Angleterre n’était plus considérée comme une puissance amie par Alger – tandis que la France y voyait l’occasion de récupérer son influence et ses prérogatives d’autrefois.

                                                                                 * Selon Laborde, après la période révolutionnaire, les concessions furent d’abord gérées par une compagnie, dite compagnie Ravel, avec peu de résultats, puis par un négociant Saportés, qui travaillait en exclusivité avec la maison marseillaise Majastres et Cie. Laborde dit que les concessions ne passèrent sous contrôle anglais qu’en 1814 (?). Cela semble inexact. Selon Plantet ; «  En 1807, le Dey s’entendit secrètement avec le Consul anglais Macdonnell, et livra à sa nation nos Concessions d’Afrique, au mépris des capitulations et des traités, moyennant une redevance de 50 000 piastres (250 000 fr.) ».

 

On a reproché à Deval d’avoir payé cet avantage à un prix disproportionné par rapport au profit dégagé par les concessions.

Le dey Omar offrit à la France de reprendre les concessions contre une redevance de 270 000 francs, puis 300 000 en 1817 lorsque l’accord fut signé sous forme provisoire. Or, après l’assassinat d’Omar, son successeur Ali Khodja consentit de façon inespérée à revenir au chiffre fixé, en 1790, par le dey Mohammed, soit 90 000 francs (80 000 selon d’autres sources), peut-être en raison de l’état calamiteux des concessions.*

                                                                                        * Selon un historien de l’époque, Deval promit ou laissa croire à Ali que la France lui livrerait une frégate comme cadeau pour l’attribution des concessions – sans évidemment en parler officiellement à son gouvernement. Ali Khodja s’inquiétait de l’arrivée de cette frégate. Heureusement sa mort délivra le consul de cette quasi-promesse inconsidérée.

 

Après la mort d’Ali Khodja après quelques mois de règne seulement, Hussein reprit les affaires en cours.  « Je ne me dissimule pas toutes les peines que j'aurai à conserver, sous le gouvernement de ce nouveau dey, les faveurs extraordinaires que son prédécesseur nous avait accordées », écrivait Deval à son ministre.

L’historien Camille Rousset donne un récit digne d’une comédie de l’entretien entre Hussein et Deval pour la fixation des redevances :

[Le dey] « Voulez-vous tenir les privilèges des concessions au taux fixé par Baba-Mohammed ?

 - Assurément.

- Ainsi donc, nous voilà bien d'accord. Vous prenez les concessions au taux fixé par Omar.

- Comment! Omar! Vous avez dit, seigneur, Baba-Mohammed.

- Je n'ai pas dit Baba-Mohammed, j'ai dit Baba-Omar*.

 - Je vous assure, seigneur, que vous avez dit Baba-Mohammed, ou j'ai mal entendu. »

Le dey fit alors approcher deux jeunes esclaves qui se tenaient au fond de la salle d'audience, et leur demanda s'il n'avait pas dit Baba-Omar. Les esclaves naturellement jurèrent que leur seigneur n'avait jamais parlé d'un autre ». Si on voulait avoir les concessions, il fallait payer le fixé initialement par Omar (300 000 francs). Le marchandage continua quelque temps, enfin « la convention du 24 juillet 1820 régla le taux des redevances à 220 000 francs, y compris les cadeaux à faire au chef et aux principaux personnages de la Régence ».

                                                                                * Baba, « père », terme de respect et d’affection employé devant certains noms.

 

Laborde parle du « traité inconcevable du 24 juillet 1820 qui avait porté à plus de 250 000 fr [ou 220 000 ?] par an les redevances qui trois ans avant étaient seulement de 60,000 fr. ».

Lors du renouvellement des concessions en 1817, la chambre de commerce de Marseille semble avoir exprimé sa défiance envers Deval (selon Julien). Deval fut derrière l‘organisation d’une société d’exploitation provisoire (de 1818 à 1822) et toujours selon Julien, il aurait fait en sorte de créer des ennuis à la société Paret de Marseille qui prit la succession de la société provisoire. *

                                                                                    * Lors de la rupture avec la France, en 1827, le dey Hussein assura aux représentants de la société Paret qu’ils pouvaient rester sans risque dans la régence – mais la société préféra se retirer avec les autres Français (Laborde, Au Roi et aux chambres... ).

               

La restitution des concessions fut compliquée du fait qu’un personnage nommé Escudero, d’origine portugaise et qui se disait (sans titre apparemment) vice-consul d’Angleterre, occupait à Bône un édifice (apparemment la maison du directeur des concessions), qu’il refusait de rendre. Le dey, sollicité d’agir par le ministre français, répondit : « Les Français sont nos amis et les Anglais le sont aussi ; il ne me convient de faire de la peine à l’un ni à l’autre. Je n’ai pas le pouvoir de la retirer [la maison] des mains des Anglais et c’est à vous à écrire en Angleterre sur ce sujet.» (lettre de juin 1822). Finalement un simple jugement d’un tribunal algérien régla le litige à la satisfaction des Français.

 

 

L’AFFAIRE DES SERVITEURS KABYLES

 

La réputation de Deval devait être ternie par un incident supplémentaire. Toutefois cet incident est rapporté de façon différente par les historiens du 19 ème siècle.

En 1823, le dey Hussein, qui était confronté à une insurrection en Kabylie, décida de faire arrêter tous les Kabyles d’Alger (apparemment pour être conduits aux carrières comme esclaves*).

                                                                                  * Selon une source (référence non retrouvée), il s’agissait même de les condamner à mort (?), au moins certains d'entre eux. Cf. ce qu'écrit dans son journal le consul américain Shaler :  "Aujourd'hui le consul américain a appris par une voie assez sûre que les deux jeunes Cabilè [Kabyles] qui avaient trouvé un asile dans sa maison avaient été condamnés à mort et que d'après les ordres du pacha [du dey] leur exécution aurait lieu de suite si on parvenait à les saisir hors de l'enceinte de sa demeure".

 

Or les consuls employaient souvent des Kabyles comme serviteurs. Ils se trouvaient donc embarrassés par la situation. Voici le récit de Mercier :

« M. Deval, consul de France et son collègue de Hollande, firent évader les Kabiles qu’ils occupaient [employaient] ; ceux des autres nations les livrèrent à l’exception de M. Mac Donnel [plutôt Mac Donnell] consul d’Angleterre qui ayant voulu protéger ceux qui se trouvaient chez lui et résister aux sommations, vit sa maison envahie et ses serviteurs enlevés malgré ses protestations. »

Voici celui de Grammont :

« Sur ces entrefaites à la suite de la prise d’armes des Kabyles voisins de Bougie, le Divan [le gouvernement d’Alger] conformément à un vieil usage, décréta l’arrestation des Indigènes appartenant aux tribus révoltées. Presque tous les consuls ayant à leur service quelques-uns de ces futurs otages, la situation était embarrassante : en droit les consulats et leur personnel jouissaient de l’inviolabilité ; en fait le Dey était le maître et prétendait qu’il n’était pas permis à des représentants de nations amies de donner asile à des rebelles. M. Deval éluda la difficulté en faisant évader ses domestiques qui gagnèrent bien vite la montagne ; le consul de Hollande en fit autant après leur avoir toutefois déclaré qu’ils étaient libres de rester à leurs risques et périls ; ceux du Danemark, de la Suède et de la Bavière, furent contraints par la force de livrer les leurs. M. Mac Donell opposa une résistance énergique qui ne servit qu’à faire envahir le consulat duquel les Kabyles furent enlevés pour être conduits aux carrières. Hussein se montra fort mécontent et rompit toutes relations avec le consul anglais. »

Selon ces récits, Deval a quasiment le beau rôle, il est un de ceux qui refusent de livrer ses serviteurs kabyles et les fait « évader ».

Qu’en est-il exactement ?

Déjà au 19 ème siècle on rapportait une version moins élogieuse pour Deval : « M. Deval redoubla de souplesse et d’égards envers les ministres et le pacha [le dey] (...)  il alla même jusqu’à sacrifier les principes du droit des gens*  (...) ;  le Divan exigea que les consuls lui remissent les Maures libres [?] et les Kabyles qu’ils avaient à leur service et qu’ils couvraient conséquemment de la protection consulaire. La plupart [des consuls], surpris d’une telle décision, refusèrent d’y adhérer et firent évader secrètement ceux dont ils pouvaient disposer. Deval livra les siens et parut ainsi faire abandon des droits et des privilèges attachés aux fonctions de consul (...) c’était la dignité de la France et sa haute protection dont il faisait si bon marché. Le Divan s’appuya de cette concession énorme pour agir arbitrairement envers les autres consuls. Il fit enlever de la chancellerie anglaise quinze kabyles qu’on n’avait pas voulu livrer et il se saisit même du consul qu’il tint aux fers pendant quelques jours. Ce conflit faillit amener la guerre [avec la Grande-Bretagne]. » (P. Clausolles, L'Algérie pittoresque, ou Histoire de la régence d'Alger depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, 1843).

                                                                                    * Droit des gens (jus gentium, droit des nations), ancienne notion correspondant aujourd’hui au droit international.

 

A vrai dire on ne sait pas si le consul anglais fut mis aux fers : cette pratique semblait un peu passée de mode et aurait amené une riposte sérieuse de la Grande-Bretagne – mais peu importe ici.

L’incident est rapporté ainsi par l’ouvrage Through Foreign Eyes: Western Attitudes Toward North Africa, publié par Andrew Heggoy, University of Georgia, 1982 : « Only Deval has released his servants to the Turkish officials » – seul Deval a livré ses serviteurs aux officiels turcs.

Les autres consuls firent partir les domestiques ou essayèrent de les cacher. Mac Donnell crut qu’on ne viendrait pas les chercher de force dans le consulat et fit poser des scellés, mais les agents du dey brisèrent les scellés et s’emparèrent des Kabyles. Le consul américain Shaler eut plus de chance : il fit face aux agents du dey et déclara qu’il faudrait user de la force pour prendre les Kabyles. Peut-être peu soucieux d’encourir la vengeance américaine, les agents du dey n’allèrent pas plus loin.

 

En fait, la vérité semble se situer entre les deux versions : Shaler lui-même, dans son journal explique que Deval a fait venir ses domestiques Kabyles, leur a payé leur compte et les a invités  à pourvoir eux-mêmes à leur sécurité ; « pour mieux dire, il les a livrés à leurs ennemis », dit Shaler (peut-être parce que Deval n’a tenté aucune résistance à la différence d’autres consuls). Shaler conclut qu’on ne peut pas compter sur la parole de Deval qui a renoncé à défendre le droit des gens (présentation du livre de W. Shaler Esquissse de l’Etat d’Alger, éd. 2001) https://books.google.fr/books?id=ip5QDwAAQBAJ&pg=PA11&lpg=PA11&dq=shaler+kabyles+consulats+alger+1823&source=bl&ots=3AJSxEq-u6&sig=ACfU3U3B6t5lat05YloQmdinp--mVFMArg&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwiC2IeXxfGDAxULcKQEHXmLC-84ChDoAXoECAIQAw#v=onepage&q=shaler%20kabyles%20consulats%20alger%201823&f=false

 

Après cet incident, Shaler et le consul anglais Mac Donnell firent signer une protestation à tous les consuls – sans la proposer à Deval, mis ainsi au ban du corps consulaire (mais Shaler dans son journal ne mentionne pas explicitement l'exclusion de Deval des signataires de la protestation des consuls).

On peut donc voir que les historiens soucieux de justifier Deval rapportent de façon favorable sa conduite – il fait évader ses domestiques – là où Shaler y voit un acte de complaisance envers le dey : il leur dit de partir et les abandonne ainsi à leur sort.

 

Vue d’Alger au 19 ème siècle. Gravure.

Vente eBay

 

 

 

INCIDENT ENTRE ALGER ET LA GRANDE-BRETAGNE

 

 

Les relations de la régence avec le consul britannique Mac Donnell étaient tendues. Le consul exigeait que le drapeau britannique soit hissé sur le consulat à l’intérieur des murs d’Alger, ce que refusait le dey.

On se souvenait de son rôle au moment du bombardement de 1816, son attitude récente lors de l’affaire des Kabyles avait contribué à aigrir la situation. Un nouvel incident aboutit au point de rupture : en 1824, la guerre reprit entre l’Espagne et Alger*.

Ce conflit avait-il pour origine une dette de l’Espagne envers les Bacri – dont le dey exigeait qu’elle soit payée à lui ? Selon Hamdane ben Othman Khodja, le dey querella violemment le consul d’Espagne qui préféra quitter Alger, ce qui provoqua l’état de belligérance entre les deux pays (mais il s’agit peut-être d’un incident plus tardif ?). La dette fut payée par l’Espagne en 1827 – et comme il l’exigeait, le montant fut remis au dey lui-même (voir plus loin).

Des vaisseaux espagnols furent capturés. L’équipage de ces vaisseaux fut mis en esclavage ; le dey Hussein proclama qu’il rétablissait l’esclavage des Européens et que le traité signé avec Lord Exmouth, non renouvelé, était  caduc  Le consul Mac Donnell, demanda audience sur le champ pour protester (janvier 1824) – par chance arriva peu après un vaisseau britannique apportant le traité à renouveler avec de nouveaux articles faisant suite à la violation du consulat britannique dans l’affaire des serviteurs kabyles : le dey devait s’engager à ne jamais violer un consulat et accepter que le drapeau du pays concerné puisse y être arboré. Le consul Mac Donnell et sa famille se réfugièrent par précaution sur le navire anglais.

Le dey assembla le divan pour répondre aux demandes des Anglais. Le divan accepta de considérer les Espagnois comme prisonniers de guerre et non comme esclaves et semble-t-il de verser une indemnisation, mais persista dans le refus d’accepter un drapeau étranger dans les murs d’Alger (contrairement à l’avis propre de Hussein qui n’avait donc pas une autorité absolue). Le navire anglais repartit sur ces résultats mais Hussein estimait que la guerre était inévitable. Le consul américain Shaler offrit sa médiation et écrivit à l’ambassadeur américain à Londres pour essayer d’arranger les choses.

Peu après une escadre britannique commandée par sir Harry Neale arriva avec Mac Donnell à son bord pour demander des excuses envers le consul et l’acceptation des articles supplémentaires du traité (février 1824). Shaler s’entremit de nouveau mais au bout d’un mois, sir Harry Neale était impatient et le dey (peut-être pour gagner du temps) prétendait attendre le résultat de la démarche de l’ambassadeur américain à Londres.

En juillet Neale reçut du renfort et commença un bombardement sporadique (en juin selon Grammont). La négociation fut rouverte grâce à Shaler. Le dey accepta de recevoir un consul britannique mais pas Mac Donnell, et confirma qu’il renonçait à l’esclavage des chrétiens. Mais il resta ferme sur le refus du drapeau des pays occidentaux – s’il acceptait, il y aurait un soulèvement populaire, De plus c’était contraire aux convictions religieuses des musulmans ( ?). Neale, voyant l’impossibilité d’arriver à un meilleur résultat, se retira (selon le récit dans le livre Through Foreign Eyes: Western Attitudes Toward North Africa, publié par Alf Andrew Heggoy, 1982).

 

 

Bombardement d'Alger par la flotte de sir Harry Neale (juin-juillet 1824). A gauche, un bateau à vapeur, qui semble avoir été le premier à être utilisé dans une opération militaire. Illustration extraite de l'ouvrage du lieutenant-colonel Playfair, consul britannique à Alger, The Scourge of the Christendom, 1884.

 

 

 

 « Les Algériens célébrèrent ce qu’ils appelaient leur victoire avec enthousiasme. Leurs nouvelles relations avec la Porte, quelques succès obtenus par les reïs en Orient [durant la guerre contre les Grecs insurgés] et dont le récit parvenait singulièrement embelli à Alger, avaient donné à tous et particulièrement au dey une arrogance extrême » (Mercier).

Grammont estime qu’après le bombardement, les Anglais « avaient dépensé six jours en vaines négociations. Les Algériens se flattèrent d’avoir remporté une victoire signalée et se crurent dorénavant invulnérables ; en même temps ils éprouvaient une recrudescence de fanatisme à l’occasion de la guerre de l’indépendance grecque (...) Les récits emphatiques des Reïs qui revenaient de l’Archipel où ils jouèrent un rôle assez honorable ravivèrent un instant l’ancien esprit guerrier et la haine du Chrétien. Cette excitation ne laissa pas Hussein indifférent et le conduisit par degrés à l’attitude hautaine qu’il crut devoir prendre dans les réclamations faites à la France par son Gouvernement ».

 

 

Villa (country house) du consul anglais à Alger John Falcon (le prédécesseur de Mac Donnell). Comme on voit, le consul faisait flotter le drapeau de son pays sur sa maison de campagne, mais les règles de la régence l'interdisaient pour le consulat lui-même dans les murs d'Alger. Artiste anonyme.

Source : https://artcollection.culture.gov.uk/artwork/18285/

Wikipédia

 

 

SE MÉFIER DES HISTORIENS CHAUVINS (OU POLITISÉS).

 

On peut se faire une idée de la façon de raconter les faits historiques lorsque l’historien se laisse guider par le chauvinisme (ou de façon plus actuelle, par ses préférences politiques). Non seulement Rousset * ne dit rien sur le comportement de Deval et l’affaire des Kabyles, mais l’attitude du consul anglais est réduite à une démonstration d’arrogance (rien n’est dit sur le pourquoi de la rupture entre l’Angleterre et la régence d’Alger, la question du rétablissement de l’esclavage notamment) :

«  Le consul Macdonnell si puissant naguère, si écouté, si bien accueilli lorsqu’il irritait les mauvaises passions du dey contre la France, avait fini par croire qu’il pouvait tout oser et prétendre. Poussé à bout par ses exigences [lesquelles ?], personnellement blessé de ses façons hautaines et méprisantes, un jour vint où Hussein ne sut plus se contenir ; après une scène où l’orgueil du consul Macdonnell eut beaucoup à souffrir, il sortit d’Alger le 31 janvier 1824 en appelant sur le dey les vengeances de sa puissante nation. Le 11 juillet, l’amiral sir Harry Neale dirigea contre les forts et les batteries de la rade une attaque où il n’eut pas l’avantage. »

                                                                                    * Rousset, de l’Académie française, était jugé sévèrement par l’historien du 20 ème siècle P.-A. Julien : « ... C. Rousset, qui dédaigna presque toujours les archives du Ministère de la Guerre, dont il disposait en toute liberté et préféra, soit piller ses prédécesseurs, soit s'abandonner à son imagination de feuilletonniste. Ainsi naquit une œuvre prétentieuse et truffée d'erreurs dont on ne saurait trop admirer qu'elle ait pu inspirer confiance même à des historiens avertis » (P.-A. Julien, L'Algérie de 1830 à 1870, chronique dans  la revue La Révolution de 1848 et les révolutions du XIXe siècle, 1925 https://www.persee.fr/doc/r1848_1155-8806_1925_num_21_108_1110

 

 

UN CONSUL ISOLÉ ET BOUDÉ PAR SES COLLÈGUES

 

Les incidents dont on a parlé n’avaient pas rehaussé la réputation de Deval (du moins chez ses collègues diplomates des autres pays et dans certains milieux commerciaux de Marseille) :

Le consul américain Shaler critique durement la politique de la France à l’égard d’Alger telle qu’elle est mise en œuvre par Deval : c’est un système de concessions ruineuses et de condescendance envers des pirates indigne d’une grande nation, ces « hideuses tractations » ont ravalé le caractère de la France (cité par Julien). Pourtant Shaler reconnaît à Deval des connaissances et de l’habileté, mais employées pour de mauvaises causes*.

On se souvient que Shaler était partisan de la destruction des régences, foyer de piraterie. Il ne pouvait pas avoir beaucoup en commun avec un diplomate comme Deval, adepte d’une diplomatie à l’ancienne, soucieux de rétablir les relations « cordiales » qui avaient existé entre la France et Alger.

« La réputation de Deval n’était pas meilleure à Alger qu’à Marseille », on le tenait pour un proxénète habile à satisfaire les désirs du dey et un diplomate assez peu soucieux du droit des gens pour livrer ses domestiques kabyles à la vengeance des Turcs, rappelle Julien.

 

A Marseille l’attitude de Deval au moment de la remise en marche des concessions avait suscité des critiques. Il semble avoir créé des obstacles au transfert des concessions à la maison marseillaise Paret en 1822*. Clairement, Deval n’avait pas d’appui à Marseille où traditionnellement le commerce avec Alger relevait de la Chambre de commerce.

On dit que celle-ci, trois mois après son arrivée en Algérie, avait expédié en France plus de marchandises que l’agence provisoire de Deval en 5 ans.                             

En 1825 un capitaine marchand, dans le cadre d’une enquête de police à Marseille, décrit Deval comme tellement déconsidéré dans la société européenne d’Alger, qu’il est réduit à ne fréquenter que des Turcs ou des Juifs. Lors de la naissance du duc de Bordeaux (l’héritier du trône, « l’enfant du miracle » né 9 mois après l’assassinat de son père le duc de Berry), si les consuls étrangers vinrent au consulat pour entendre lecture des dépêches officielles, aucun consul ni aucun chrétien ne participa ensuite à la fête donnée par Deval, ni à celle donnée pour le baptême du duc (cité par Julien).

Mais si le gouvernement eut vent de certaines rumeurs sur Deval, un début d’enquête semble l’avoir blanchi et il reçut la Légion d’honneur (Laborde).

Les déboires récents de l’Angleterre paraissaient faire les affaires de Deval selon le principe « ce qui est mauvais pour l’Angleterre est bon pour la France ». Jusque-là Deval avait réussi à se faire bien voir des deys successifs, Omar, Ali Khodja et même Hussein. Pourtant il va être rattrapé par les suites de la créance Bacri-Busnach.

 

 

LE DEY NE VOIT RIEN VENIR

 

 

Le paiement de la dette aux créanciers officiels de l’Etat français (c’est-à-dire Jacob Cohen-Bacri et Michel Busnach) avait été décidé par la convention de 1819, qui devait encore être confirmée par une loi de 1820 destinée à donner l’autorisation budgétaire.  Mais il y avait encore des difficultés à surmonter. En effet la convention de 1819 prévoyait que les paiements devaient commencer en 1820. Mais la loi du 24 juillet 1820 indiquait de son côté que les sommes à payer devaient être prélevées sur « le crédit en rentes » prévu par la loi de 1818 sur le paiement de l’arriéré des dettes. Donc si on comprend bien, les crédits affectés au paiement de la dette n’étaient pas immédiatement disponibles. C’étaient des rentes qu’il fallait « liquider », convertir en monnaie liquide.*

                                                                       * Article unique de la loi du 24 juillet 1820 : « Le ministre des finances est autorisé à prélever sur le crédit en rentes affecté par la loi du 15 mai 1818 au paiement de l’arriéré de 1801 à 1810, la somme nécessaire pour acquitter celle de sept millions en numéraire dont le paiement a été stipulé par l’arrangement conclu le 28 octobre 1819 ... »

 

On sait (la décision du Conseil d’Etat de 1835 mentionnée au début de cet article en fait état) que les paiements ne commencèrent qu’en 1821.                 

4,5 millions furent versés aux Bacri-Busnach (en fait à leur fondé de pouvoir Pléville) sans doute par paiements échelonnés. De plus, une partie du montant de 7 millions prévu par la transaction de 1819, à hauteur de 2, 5 millions, fut conformément à la convention, déposés à la caisse des dépôts et consignations pour faire face aux oppositions des créanciers des Bacri-Busnach devant les tribunaux – ce qui n’empêcha probablement pas les demande devant les tribunaux d’excéder largement ce montant (comme l’indique Laborde).*

                                                                                        * On en a la preuve par exemple, par la demande déposée auprès du tribunal civil de Paris par Nathan Bacri, faisant opposition pour un montant de 7,4 millions de francs (voir plus haut).

 

 Dans l’immédiat les difficultés de conversion pouvaient servir d’explication au fait que rien n’était payé au dey. On dit au dey (c’est Laborde qui l’affirme) « que le retard pendant près de quinze mois de la conversion des rentes au trésor avait donné lieu à une indemnité en faveur de Bacri [?] et qu’on lui destinait [au dey, on suppose] le million que cela devait produire et en effet une correspondance s’établit à ce sujet mais elle n’eut et ne pouvait avoir aucun résultat puisque les oppositions avaient empêché le trésor de se dessaisir » |?]*. Laborde estime aussi que le coût exorbitant des concessions commerciales que la France avait consenti à payer, pouvait aussi être une forme de dédommagement du dey.

                                                                               * Laborde semble penser (?) qu’en raison du nombre d’oppositions devant les tribunaux, aucun paiement direct ne fut versé à Bacri et Busnach – ce qui semble inexact - la requête des Bacri-Busnach devant le Conseil d’Etat, citée plus haut, semble démontrer le contraire.

 

Laborde fait partie de ceux qui estiment que le dey était le véritable détenteur (pour quelle part ?) de la créance litigieuse (mais on pense qu’il se trompe) : « Comment antérieurement à la transaction du 28 octobre 1819, le ministre n’a-t-il pas fait établir le compte de ce qui revenait à la régence, à l’effet de le faire acquitter de préférence à toute autre réclamation, ainsi qu’il était dans l’intention expresse du roi et des chambres ? Toute la correspondance [officielle] et la lettre du dey |il s’agit d’une lettre du dey Mustapha de 1802] citées plus haut prouvent qu’une grande partie des approvisionnemens provenaient des magasins de la régence. »

A Paris on considérait que l’Etat avait rempli ses obligations en payant ce qui était prévu par la convention de 1819 aux créanciers désignés par la convention (Bacri et Busnach). Mais le gouvernement était probablement conscient qu’il y avait une difficulté avec le dey – à qui personne n’osait dite clairement qu’il n’avait aucun paiement à attendre du gouvernement français.

 

 

LES DETTES RÉELLES DES BACRI ENVERS LE DEY

 

Combien pouvait espérer recevoir le dey ? Il semble que jamais le dey du moment (Hussein) ni ses prédécesseurs n’ont donné un montant précis de la dette que les Bacri-Busnach avaient envers la régence. Mais la régence était maintenant constamment à court de ressources, notamment en raison de la quasi-cessation des prises maritimes ; il s’ensuivait que le dey était à l’affut de toute rentrée d’argent et que probablement il se réservait le droit de fixer discrétionnairement le montant qui lui était dû.

Pourtant il existe quelques indications fragmentaires (dont l’exactitude ne peut évidemment pas être confirmée) sir le montant des dettes Bacri-Busnach envers le dey.

E. Plantet écrit : « Hussein était créancier des Juifs pour 70 000 p. « . De son côté, Julien parle d’une dette des Bacri-Busnach de 300 000 francs. On a vu que 70 000 piastres est à peu près l’équivalent de 300 000 francs. Faut-il conclure que la dette réelle des Bacri-Busnach envers le dey était bien inférieure à la dette française envers les négociants – ce qui permet aussi de conclure qu’elle était sans rapport direct avec les fournitures de céréales à la France ? Le raisonnement selon lequel la France, par l’intermédiaire des Bacri-Busnach, était en fait créancière du dey, qui avait fait l’avance des livraisons, raisonnement qu’on retrouve aussi bien chez certains historiens d’autrefois* que chez nombre de vulgarisateurs d’aujourd’hui, parait donc inexact.

                                                                                     * Par exemple Nettement : « Il semble que le dey qui avait fourni lui-même par l’intermédiaire de Busnach et Bacri une partie des approvisionnements qui étaient devenus l’origine de la créance de ces juifs algériens sur la France », s’attendait à ce que l’affaire soit « conduite avec cette justice sommaire et expéditive qu’il appliquait dans ses Etats. »

 

 Julien, en rappelant l’historique de la réclamation, dit que les Bacri « persuadèrent le dey qu’ils ne pourraient rembourser les dettes qu’ils avaient contractées envers lui que s’il alliait les deux questions [le remboursement des créances Bacri-Busnach sur la France et le remboursement des créances du dey sur les Bacri-Busnach] dans ses démarches auprès du gouvernement français. Ainsi, le règlement prenait une portée internationale qu’il suffisait d’utiliser à bon escient ». Il ressort de la phrase citée que les deux créances étaient étaient bien distinctes. Le même Julien parle on l’a vu, d’une dette de 300 000 francs des Bacri-Busnach envers le dey.

 On peut donc conclure que le dey n’était pas créancier de la France mais étant le créancier des Bacri-Busnach (pour une somme relativement modeste ; mais peut-être le montant réel état-il perdu de vue par le dey qui s’estimait fondé à réclamer bien plus) ; le dey considérait que tout paiement fait par la France aux Bacri-Busnach le concernait au premier chef, et qu’il aurait dû en être destinataire.

Selon certains auteurs anciens, le dey, inquiet, avait envoyé un émissaire en France : 

« Le Dey qui avait compté sur cette somme pour liquider sa propre créance sur Bacri [pour obtenir le paiement des dettes de Bacri envers lui] fut mortifié de voir qu'elle lui échappait par suite des paiements opérés en faveur de tous les autres saisissants [les personnes qui devant les tribunaux français, se déclaraient créanciers de Bacri]. Il demanda avec énergie qu'une enquête vérifiât la légitimité de ces créances privilégiées, car il soupçonnait que dans le nombre, il s'en trouvait de fictives [existe-t-il des traces de ces démarches ?]. Il dépêcha au gouvernement français un envoyé extraordinaire sidi Mahmoud (...). On fêta sidi Mahmoud, on adressa force compliments au dey, mais en ne le paya point. » (P. Clausolles, L'Algérie pittoresque ou Histoire de la régence d'Alger depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours,1843)

 

 

En fait, il n’y avait pas que la France qui était débitrice des Bacri. L’Espagne avait aussi une dette envers Joseph ou Jacob Bacri, Le dey interviendra pour qu’on règle cette dette à son « sujet » Jacob, maintenant seul survivant des frères Bacri. Il semble que le Piémont-Sardaigne était dans la même situation. On verra que le dey menaça la Toscane si les débiteurs toscans des Bacri ne réglaient pas leurs dettes. 

Evidemment, le dey comptait faire main basse sur une partie des règlements, tandis que Jacob Bacri, bien aise d’être appuyé par le dey, espérait quand même empocher la plus grosse part. Il est probable que chacun espérait « doubler » l’autre.

 

 

INCIDENTS Á RÉPÉTITION AVEC LA FRANCE

 

 

Le dey, qui s’était sorti plutôt bien de ses déboires avec l’Angleterre, faisait face à l’insurrection de tribus kabyles.  Celles-ci « s’approvisionnaient de munitions par Bône et la côte comprise dans les concessions françaises ».  Les dirigeants d’Alger suspectaient les Européens et notamment les Français de fournir des armes aux insurgés. On fouilla toutes les maisons des « Francs » (Européens) résidant sur la côte, violant ainsi les capitulations faites avec la Porte ottomane, théoriquement applicables dans la régence, province ottomane au moins de nom.*

                                                          * Il semble que les perquisitions n’étaient possibles qu’après avoir prévenu le consul et obtenu son accord.

 

Laborde reproche au gouvernement français d’avoir humilié le dey en lui rappelant qu’il devait respecter les capitulations signées par la France avec l’Empire ottoman, alors que la régence prétendait être un Etat autonome. La situation était évidemment complexe puisque la régence se comportait en Etat autonome tout en ne ratant jamais l’occasion de proclamer son obéissance au sultan – mais en se laissant toute latitude de définir le contenu de cette obéissance.

 

Comme les perquisitions n’avaient rien donné, les Français demandèrent des réparations qui furent refusées. Puis en septembre 1825, le dey frappa d’un droit de douane de 10% les marchandises importées à Bône pour le compte du directeur des concessions françaises (apparemment à l’encontre du traité de 1694 toujours en vigueur)*. Il est peut-être exagéré de voir dans ces tracasseries les manifestations de l’impatience grandissante du dey à l’égard de la question des dettes, mais celle-ci finissait par aigrir les relations entre les deux pays

Selon le ministre des affaires étrangères (discours à la chambre des députés du 10 juillet 1829), le dey permit aussi à des commerçants « anglais et mahométans » de faire des affaires dans les concessions françaises – ce qui était probablement défendu par les accords en vigueur.

 

Vers 1825-26, il y eut aussi des changements dans les concessions. Obéissant à des ordres de Paris, le vice-consul à Bône, Alexandre Deval (le neveu du consul général) entreprit de faire fortifier les établissements français de La Calle, d’y installer quelques pièces d’artillerie et même des soldats (sans doute pas de l’armée française, plutôt des mercenaires). Ces initiatives (qui pouvaient aussi s’expliquer par l’insécurité constante dans une région où les révoltes de tribus étaient fréquentes) correspondaient à un projet du gouvernement français de transformer les concessions, de simples établissements commerciaux, en possessions territoriales* ; ce projet trainait depuis un moment dans les dossiers des ministres concernés, mais sa réalisation était abordée avec prudence. Laborde prétend que ces travaux furent conduits avec discrétion mais on finit par en entendre parler à Marseille*.

                                                                                       * Selon David Todd (Un empire de velours: l'impérialisme informel français au XIXe siècle, 2021), ces travaux faisaient suite à une décision du Conseil supérieur du commerce et des colonies auprès du gouvernement français. Il est loisible de parler de projet de colonisation, mais restreint aux dimensions des concessions commerciales. Laborde déclare dans sa brochure ignorer si les travaux furent entrepris sur ordre du gouvernement ou sur la seule initiative du consul (ce qui serait peu croyable). On a discuté de l'importance des aménagements et même parlé de "canons en bois" destinés à effrayer les pillards (?).

 

 

 

Bains turcs à Alger. Gravure du 19 ème siècle.

Vente eBay.

 

 

JACOB BACRI EN DIFFICULTÉ

 

 

Jacob Bacri était resté seul représentant de la firme familiale à Alger après la mort de ses frères. Il estimait donc que toutes les créances contractées envers la maison Bacri lui revenaient – ce n’était pas l’avis des autres héritiers Bacri notamment Nathan, fils de Joseph (mort en 1817 en exil), fixé à Livourne puis à Paris. Le dey soutenait Jacob, car il comptait bien avoir sa part des rentrées d’argent de ce dernier.

La situation financière de Jacob était compliquée depuis 1824 au moins – en fait, on dit qu’il était ruiné – ce qui est exact est qu’il était enserré dans un enchevêtrement complexe de dettes et de créances avec des individus ou des gouvernements*.

                                                                                 * Par exemple,  Jacob devait de l’argent au consul anglais Mac Donnell (dette contractée avant le départ de celui-ci en 1824) mais, soutenu par le dey, il prétendait que le vice-consul anglais d’Oran, qui devait de l’argent à Jacob, avait remboursé cette dette à Mac Donnell, de sorte que les dettes s’étaient annulées – un argument par Mac Donnell depuis Londres  (selon Julie Kalman (The Kings of Algiers: How Two Jewish Families Shaped the Mediterranean World, 2023).

 

En 1826 il se passa un événement sur lequel on a peu d’informations mais qui eut des conséquences importantes.

Selon E. Plantet, « Hussein était créancier des Juifs pour 70 000 p. Il avait fait charger de fers [enchaîner] Jacob Bacri, au mois d’août 1826, et l’avait contraint à lui faire l’abandon du reliquat de sa créance, afin d’en exiger plus facilement le payement ».

Selon le marquis de Bartillat dans son livre Coup d’oeil sur la campagne d’ Afrique et sur les négociations qui l’ont précédée, 1831, « le 14 août 1826, le dey fit charger de fers le Juif Jacob Bacri et le força de lui céder le reliquat des créances non acquittées par la France ».

En fait, si Bacri s’est retrouvé en prison, il semble que c’était dans le cadre d’un litige avec un de ses anciens associés (Amar Hamdani, La vérité sur l'expédition d'Alger, 1985).

Mais également, Bacri avait promis au dey de lui abandonner une créance qu’il avait sur l’Espagne (on a déjà parlé de cette créance), de façon à s'acquitter des dettes qu'il avait envers le dey*. Comme il tardait à tenir sa promesse, le dey fit emprisonner Jacob avec tous ses parents mâles et saisir les biens de la famille (selon Julie Kalman, ouv. cité) – les deux versions sont pas incompatibles, le dey a profité peut-être d’un litige avec un associé de Bacri pour le faire emprisonner et exercer une pression sur lui. Au passage, notons que le dette de Bacri envers le dey correspond à un montant mal identifié (70 000 piastres ?) mais que le dey prétend s'emparer de toute créance française, espagnole ou autres de Bacri pour couvrir cette dette - ce qui relativise l'idée d'un contentieux exclusivement franco-algérien. 

                                                                                               * La question se posait aussi de savoir qui était titulaire de la créance : était-ce Joseph Bacri, décédé en 1817, ou son frère Jacob ? Nathan, fis de Joseph, avait revendiqué être héritier de la créance. Le dey appuyait les prétentions de Jacob. L’origine de la dette était un prêt fait au consul d’Espagne, à titre personnel  – l’Etat espagnol, après avoir soutenu que c’était un litige privé, fut obligé devant la politique belliqueuse du dey, d’accepter le paiement.

.

Famille juive d'Algérie, fin du 19 ème siècle. 

https://sciencephotogallery.com/featured/19th-century-jewish-algerians-collection-abecasisscience-photo-library.html

 

 

 

 

QUESTIONS SANS RÉPONSES

 

En prison, Bacri fit des révélations et déclara qu’il avait dû payer un pot-de-vin à Deval et Pléville pour obtenir la convention de 1819 (Amar Hamdani, La vérité sur l'expédition d'Alger, 1985). Le montant de ce pot-de-vin aurait été de 2 millions. S’il est vrai que Bacri fit ces déclarations (ce qui est impossible à établir), quel crédit faut-il leur accorder ? Bacri avait intérêt à se présenter comme ayant perçu moins d’argent que ce que le dey pensait.

Le dey obtint (pour autant qu'on sache) en plus de Bacri, l’abandon du « reliquat » des créances (les sommes qui avaient été mises en réserve à la caisse des dépôts et consignations) - le reste étant déjà hors d'atteinte.

On peut penser (c’est en tous cas ce que dit le projet de réponse du ministre français, le baron de Damas – vor plus loin) que Deval avait depuis un moment expliqué au dey que la France avait exécuté scrupuleusement la convention de 1819. Avait-il osé expliquer clairement au dey qu’il n’avait à attendre aucun versement de la part du gouvernement français ? Il est vrai que depuis que le dey était, soi-disant, titulaire de la dette que Bacri lui avait cédé, il était en droit de toucher le reliquat des sommes. Mais même en ce cas, il était juridiquement impossible au gouvernement français  de s’immiscer dans les procès intentés en France par les créanciers des Bacri-Busnach, qui suivaient leur cours et pour lesquels la somme mise de côté servait de gage.

Dans son livre, L'Europe et la Conquête d'Alger (1913), Edgard Le Marchand rappelle qu'« Il fut décidé qu'une somme de deux  millions et demi serait mise sous séquestre  pour garantir le paiement des dettes {des créanciers des Bacri-Busnach]; encore apparaissait-elle comme devant être insuffisante. Cette disposition n'en souleva pas moins  la fureur du Dey qui s'était associé d'abord, puis substitué aux Bacri, dont il entendait faire valoir les droits à son profit. Créancier de cette maison pour 70.000 piastres seulement, il avait fait charger de chaînes Jacob Bacri et l'avait contraint à lui céder le reste de sa créance, ainsi que celles qu'il avait sur l'Espagne et sur la Sardaigne, sous prétexte qu'il en obtiendrait plus promptement le paiement. Il se jugeait dès lors autorisé à en exiger le règlement. Il ne pouvait comprendre nos formes judiciaires ; il répétait souvent : « Si le  Roi de France était créancier d'un de mes sujets, le Roi de France serait payé ou la tète de son débiteur tomberait dans les vingt-quatre heures ».

 

 

 

LE DEY ÉCRIT AU MINISTRE FRANCAIS

 

 

Ici l’affaire s’embrouille encore par des incertitudes sur les lettres adressées par le dey au gouvernement français.

Il est probable que sans écrire à Paris, le dey était informé par Deval – et que celui-ci transmettait à Paris ses interrogations. Mais le dey, peu satisfait, des réponses de Deval, a aussi écrit directement à Paris*.

                                                                      * E. Le Marchand cite une lettre du dey au baron de Damas du 14 septembre 1824 réclamant le paiement des dettes Busnach-Bacri, mais cette lettre (s'il n'existe pas d'erreur de date?) est absente du recueil de Plntetr.

 

On possède, dans le recueil de Plantet, une lettre du dey du 26 août 1826 adressée au ministre français des affaires étrangères, le baron de Damas. Selon Plantet, « L’original est en langue arabe, ce qui est contraire à l’usage algérien. Le Dey l’envoya à la Cour à l’insu de Deval, par l’intermédiaire du Consul de Naples ».

Cette lettre est tout-à-fait polie (bien que pressante) et se garde bien de mettre en cause Deval ou Pléville : le dey écrit au ministre de faire payer à Pléville ce qui est dû à lui-même, dey, en présence de Raya Elem Kajen (qui était semble-t-il l’agent de Bacri à Paris – ou un envoyé du dey ?).

« HUSSEIN, DEY D’ALGER, AU BARON DE DAMAS, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,  Alger, le 26 août 1826.

Le serviteur de Dieu HUSSEIN, Dey d’Alger. Louanges à Dieu dont la grâce, l’assistance et les bienfaits ont donné la possession des deux terres et des deux mers, de l’Égypte et de la Syrie à notre Maitre, le très grand Sultan, le très magnifique Potentat en qui résident la sincérité, la générosité, la fidélité à remplir toute espèce d’engagement, le Sultan ottoman Mahmoud  (...)  

[suivent des souhaits de prospérité et de bonne santé pour le ministre]

nous sommes entièrement uni de cœur avec vous pour l’accomplissement de tous vos désirs. Votre représentant, le Consul, connaît ces sentiments de notre part ; il sait que nous cherchons toujours à le satisfaire et que nous le traitons avec tous les égards possibles. (...)

Nous prions Votre Excellence, au reçu de la présente lettre, de régler avec Nicolas Pléville, représentant de notre serviteur Jacob Bacri, le compte des sommes qui nous sont dues en France (...) Nous désirons que notre serviteur. Raya Elem Kajem soit présent lorsque vous ferez ce compte, parce qu’il connaît tout ce qui y est relatif. Enfin lorsque vous aurez entièrement réglé et terminé le compte des sommes susdites, qui sont connues et avérées, veuillez bien — Puisse Dieu éterniser votre gloire et votre bonheur et vous garantir de toute calamité ! — nous envoyer promptement par vos propres mains, sans délai ni retard, la somme totale que ce compte aura donnée pour résultat, et y joindre aussi l’intérêt que cet argent a dû rapporter, avec le montant des dépenses faites pour le recouvrer pendant le long espace de mois et d’années qu’il est resté hors de notre jouissance. Tels sont les usages en pareil cas, comme vous le savez parfaitement.  (...)  

faites-nous les parvenir [les sommes] bien entières et bien complètes. — Que Dieu répande toujours sur vous ses grâces et vous accorde tous vos vœux ! Nous sommes sincèrement uni avec vous et vos intérêts sont les nôtres. S’il vous survient quelque affaire dans notre pays, informez-nous-en et nous la terminerons à votre pleine satisfaction, (...) En date du milieu de Moharrem, 1er mois de l’année 1240. *

                                                                             * Notons ici que dans le recueil de Plantet, cette lettre du dey Hussein et la première (et la dernière) qui évoque l’affaire Bacri-Busnach... Rien n’interdit de penser qu’il a existé d’autres lettres antérieures à celle-ci, soit qu’elles aient disparu des archives, soit parce que Deval ne les aurait pas transmises. Evidemment si c’était le cas (ce qui est impossible à établir) il resterait à savoir quel intérêt Deval avait à intercepter les lettres : empêcher qu’on sache à Paris que le dey n’était pas payé et protestait, serait une réponse absurde : c’est à Paris que se faisaient les paiements et le ministère savait très bien qu’aucun paiement n’était prévu pour le dey.

 

Ce n’est en rien une lettre insolente, encore moins une déclaration de guerre.

Pourtant les événements allaient se précipiter.

 

 

LES INCIDENTS SE MULTIPLIENT

 

En 1825, le dey avait promis au représentant français de ne pas s’en prendre aux vaisseaux des Etats de l’Eglise – ceux-ci étaient placés sous la protection de la France. Mais dans le cours de l’année 1826, les corsaires d’Alger s’emparèrent de plusieurs vaisseaux des Etats du pape (bien que ceux-ci battaient drapeau français semble-t-il, par précaution supplémentaire). Il semble que les corsaires algériens aient capturé ces vaisseaux aux approches de Civitta-Vecchia – c’est à dire qu’il ne s’agissait pas du tout de vaisseaux approchant  les côtes algériennes. Deval fut chargé de protester officiellement*.

                                                                    * Notons ici pour mémoire que le comte de Laborde, très hostile à Deval, lui reproche d’avoir violé une disposition d’une ordonnance de l’Ancien régime encore en vigueur (selon lui) qui interdisait à un consul d’ intervenir en faveur d’une puissance tierce (ici l’Etat pontifical). C’est un reproche d’autant plus incompréhensible que Deval agissait en conformité avec son ministre et la politique du gouvernement. Il est probable que le texte de 1781 cité par Laborde interdisait les interventions personnelles des consuls. Il ne les dispensait pas d’obéir à leurs instructions ministérielles (Laborde accuse aussi le ministre d’avoir violé le texte en question !) On est étonné de voir Julien prendre au sérieux un tel argument.

 

De plus des vaisseaux français furent aussi arraisonnés par les navires algériens. Ce fut le cas de La Conception et du Gustave, des navires qui faisaient la liaison entre la Corse et Toulon.

Pour les dirigeants d’Alger il s’agissait de simples contrôles, pour les dirigeants français de mesures vexatoires accompagnées d’actes de brigandage. Qui pourrait vraiment trancher aujourd’hui ?

Sur un site probablement algérien (Histoire de l'Islam et des Musulmans, https://alfutuhat.com/histoire/Barbaresques/mb31.html), on lit : « Deux navires français (...) furent arrêtés et visités par la marine algérienne conformément aux clauses des traités signés. Aucun incident ne fut provoqué par l’opération. Le message du commandant de la marine à Toulon, adressé à Marseille, ne laissait rien percevoir de répréhensible dans le comportement des Raïs: « Je suis informé, dit l’officier, qu’un des bateaux poste de la Corse, « Le Gustave, » a été visité par une division algérienne qui paraît avoir établi sa croisière des côtes d’Espagne aux côtes d’Italie et qui a annoncé avoir reçu l’ordre de visiter tous les bâtiments de quelque nation qu’ils soient, afin de s’assurer s’ils n’ont pas de Grecs à bord. La visite qu’à reçue « Le Gustave » a été faite, avec tous les procédés convenables, mais comme elle doit occasionner, à ce bâtiment, une quarantaine assez longue*, j’ai cru devoir vous en donner avis.. » On notera le motif de ces visites, vérifier qu’il n’y avait pas de Grec à bord, à un moment où les Grecs étaient en insurrection contre l’empire ottoman et qu’Alger, en fidèle vassal, apportait son concours à l’empire. Si on avait trouvé des Grecs à bord, quel aurait été leur sort ?

Sur les actes commis durant la visite du navire français, l'information de l'officier cité était-elle exacte ? On sait que les commandants des deux navires français produisirent des rapports se plaignant des exactions des Algériens.

                                                                             «  ... à cette époque, par suite des craintes qu'inspirait la peste, tout navire entré en contact avec les Barbaresques était tenu de subir une quarantaine extrêmement préjudiciable » (Edgard Le Marchand, L'Europe et la Conquête d'Alger,1913).

 

La position française était bien différente de ce que laisse penser le site algérien précité : « Ce fut aussi à cette époque que les Algériens commencèrent à exiger des capitaines do nos navires marchands qu'ils rencontraient en mer, de venir sur leur bord pour la vérification de leurs expéditions, ce qui était directement contraire au traité de 1719 : il arriva que, tandis que le capitaine du bâtiment français La Conception laissait ainsi identifier ses papiers à bord d'un armement algérien, son propre navire reçut la visite d'hommes détachés par le corsaire, qui enlevèrent des caisses, de I'argent et les autres objets qu'ils trouvèrent à leur convenance. » (Manifeste concernant l’expédition d'Alger, publié dans le Moniteur universel (journal officiel du gouvernement français) en date du 20 avril 1830 - il s'agit de l'explication officielle des raisons de l'expédition).

« Des marchandises françaises, saisies à bord du brigantin espagnol l’Armida, étaient vendues à Alger malgré le texte formel des Capitulations confirmées par nos traités avec la Régence, et suivant lesquelles le pavillon ennemi ne donnait pas droit de confisquer les propriétés françaises qu'il couvrait »* (Edgard Le Marchand, L'Europe et la Conquête d'Alger,1913).

                                                                                    * Cet incident indique qu’il existait toujours entre l’Algérie et l’Espagne un état de belligérance.

 

Il est probable que le consul Deval protesta, mais inutilement ; «  Hussein répondit qu'il ne reconnaissait pas les Capitulations de la Porte [l’empire ottoman] avec la France ».

 

 

DEUX NAVIRES DE GUERRE FRANÇAIS À ALGER

 

Le dey qui avait écrit au baron de Damas fin août 1826, était impatient d’avoir une réponse (généralement les échanges de correspondances étaient assez rapides entre la France et l’Algérie). Lorsqu’on annonça l’arrivée à Alger de deux navires de guerre français, La Galatée et La Torche,  fin octobre 1826, il pensa peut-être qu’on apportait la réponse tant attendue.

Mais ce n’était pas du tout ce qu’il espérait. Le capitaine de vaisseau Fleury, commandant de la petite formation, et le consul Deval demandèrent à la voir, porteurs d’une lettre assez désagréable pour le dey (qu’ils lui apportèrent peut-être à l’audience où qu’ils lui firent remettre ultérieurement ?).

« Alger, le 29 octobre 1826. Le Commandant de la frégate de Sa Majesté La Galatée, en rade, et le Consul général Chargé d’affaires de France à Alger soussignés, ont l’honneur de notifier, par ordre et au nom du Gouvernement de Sa Majesté, qu’il n’a pu qu’être surpris du renouvellement d’hostilités contre le pavillon romain, que Son Altesse s’était engagée à respecter par égard pour la France ».

Les Français demandaient « l’exécution de la promesse de respecter le pavillon romain » et « que les navires qui ont été capturés, ainsi que les équipages et leurs marchandises, soient relâchés. » Ils attendaient ces mesures en considération des « rapports de bonne intelligence qui existent entre la France et Son Altesse [le dey] , et telle que doit l’attendre la Puissance [la France] la plus anciennement amie de la Porte ottomane ». Les deux Français rapportaient aussi  les plaintes « des capitaines des navires français qui ont été appelés à bord des corsaires algériens par des coups de canons à boulets, et qui ont été maltraités et dépouillés. Les traités avec Alger portent que c’est aux corsaires algériens d’envoyer dans leur propre chaloupe deux officiers à bord des navires français pour reconnaître les passeports, et qu’aucun autre Algérien ne doit se permettre de monter à bord que les deux officiers ».

Les Français exigeaient une réparation pour les préjudices subis (les rapports des deux  capitaines français étaient joints) et la lettre se terminait ainsi : « Le  Gouvernement de Sa Majesté aime à croire que cette conduite singulière a eu lieu sans autorisation de Son Altesse, mais il déclare que le retour de pareils procédés troublerait infailliblement la bonne intelligence entre les deux pays, et que dans ce cas Son Altesse ne devrait s’en prendre qu’à elle-même des conséquences qui en pourraient résulter. »  

« Hussein  répliqua qu'il avait effectivement donné sa parole de respecter le pavillon pontifical, mais que le gouvernement royal n'ayant délégué personne pour conclure un accord définitif, il  se jugeait délié de toutes ses obligations. Du reste, les cargaisons des bâtiments romains  avaient déjà été vendues. Néanmoins, sur l'insistance du commandant Fleury, il consentit, après quelques difficultés, à la mise en liberté de leurs équipages. Quant aux hostilités commises contre les navires français, il prétendit n'en avoir pas connaissance; il se borna à déclarer qu'il avait ordonné à ses croiseurs de vérifier les papiers des navires, sans monter à bord et sans communiquer avec eux, de manière à  ce que nos bâtiments ne fussent pas exposés aux inconvénients de la quarantaine. »  (Edgard Le Marchand, L'Europe et la Conquête d'Alger,1913).

E. Plantet dit que le dey « avait violé sa parole sous prétexte qu’il n’avait pas signé de traité avec le Saint-Siège, et que le Pape ne lui avait payé aucun tribut ». Selon Bartillat, le dey « demanda une somme considérable à l Etat pontifical pour prix d’une paix stable avec la régence et refusa d’ailleurs positivement de respecter à l’avenir le pavillon romain ; il refusa également de reconnaître les capitulations faites entre la Porte et la France ».

 « Hussein éluda les satisfactions qui lui étaient réclamées, tant pour la valeur des bâtiments romains que pour les actes de piraterie exercés sur nos navires, et c’est sur ce refus que le Gouvernement se décida, au mois de novembre 1826, à commencer le blocus des ports algériens » (E. Plantet - en fait il ne semble pas que le blocus ait commencé si tôt, mais on y pensa – voir plus loin).

Le capitaine Fleury fut obligé de se retirer après le faible résultat de sa démarche.

 

Jardin du dey à Alger, au milieu du 19e siècle - gravure aquarellée.

Vente eBay

 

 

 

LA LETTRE DU DEY D’OCTOBRE 1826

 

 

Ici on se trouve face à un petit mystère. Selon divers historiens (Rousset, Esquer *, Julien, X. Yacono ) le dey envoya au ministre des affaires étrangères français une nouvelle lettre le 29 octobre 1826  (la date n’est pas toujours mentionnée mais on la trouve notamment chez Julien et Yacono) - était-ce justement après avoir reçu Deval et le capitaine de vaisseau Fleury venus se plaindre des manquements de la régence ? Or cette lettre du dey (déjà connue par des historiens anciens comme Galibert)**,  ne figure curieusement pas dans le recueil de Plantet et on ne trouve pas dans les sources disponibles, le texte complet de la lettre ; elle fut, semble-t-il envoyée par l’intermédiaire du consul de Naples – puisque le dey se méfiait de Deval.

                                                                               * Gabriel Esquer, Les commencements d'un empire: la prise d'Alger (1830), 1929.

                                                                              ** « ... le dey, impatient dencaisser le reste des sept millions [l'auteur veut sans doute dire : ce qui restait des sept millions], écrivit en octobre 1826 au ministre des affaires étrangères une lettre par laquelle il le sommait de faire passer immédiatement à Alger les deux millions et demi [de la caisse des dépôts], prétendant que cétait à lui que les créanciers français devaient justifier de la légalité de leurs réclamations. » (Léon Galibert, L' Algérie ancienne et moderne depuis les premiers temps, 1844).

                                                                               

                                                                              On connait le contenu de cette lettre par des extraits et par les résumés qu’en donnent certains auteurs – enfin, indirectement, par le projet de réponse du ministre.

Le dey affirmait que Bacri lui-même lui avait confié que Pléville et Deval  auraient reçu 2 millions pour leurs bons services dans la conclusion de la convention autorisant le paiement de 7 millions. D'après ce qu'on sait, le dey réclamait qu'on lui adresse le montant mis de côté à la Caisse des dépôts (2,5 millions) et les 2 millions soi-disant versés à Deval et Pléville (sans s'inquiéter de savoir comment ce montant pourrait être récupéré). Il écrivait à propos de Deval :

« Je ne peux plus souffrir cet intrigant chez moi et plusieurs fois, j'ai été tenté de le mettre sur un de nos vaisseaux et de le renvoyer de chez moi, mais j'ai souffert tout cela depuis longtemps à cause de la bonne intelligence qui existe entre la Régence et la France depuis un temps ancien et parce que c’est l’unique nation que nous croyons amicale » ; « envoyez-moi un consul qui fût un brave homme ». Le dey ajoutait que sa méfiance allait seulement au consul et qu’il n’avait rien contre la France, bien au contraire, « considérant la France comme la nation la plus attachée à nous »

Le dey se justifiait dans l’affaire des vaisseaux romains, expliquant qu’il avait attendu un an la signature d’un traité de paix avec le Saint-Siège et n’était pas en faute.

Selon Rousset : « Dans cette pièce encore plus hautaine et injurieuse que l’ autre [la lettre d’août]  le dey réclamait de nouveau le payement des créances Bacri dont il était le cessionnaire* avec la prétention exorbitante qu’on lui renvoyât à Alger toutes les oppositions sur la validité desquelles il déciderait lui-même promptement et en dernier ressort. » 

                                                                               * « Cessionnaire » puisqu’on a vu que Bacri, emprisonné, aurait cédé au dey ses créances sur la France. Rousset écrit : « le dey Hussein, qui, de gré ou par menace, s'était associé d'abord, puis tout à fait substitué au droit des Bacri. »

 

« Il demandait en outre qu’on lui envoyât à Alger ses deux sujets coupables qui, d’accord avec Deval et d’autres personnes s’étaient partagé les sept millions. » (Laborde, qui ne mentionne pas précisément de lettre du dey et fait état de réclamations de celui-ci auxquelles « Il fut, dit-on, répondu par le ministère et de vive voix par la bouche du consul »).

 

La plupart des auteurs anciens mentionnent l’impossibilité d’extrader les deux créanciers du dey, même si on avait voulu lui faire plaisir à ce dernier, l’un étant Français, l’autre à Livourne – mais il semble qu’il y a ici de nombreuses confusions : Michel Busnach, apparemment, était à bien Livourne. Mais Jacob Bacri était en Algérie, il y était même en prison depuis août 1826 ! Laborde indique que Nathan Bacri était Français (et donc n’était plus justiciable du dey), mais Nathan Bacri, neveu de Jacob, n’était pas titulaire de la dette quoiqu’il en ait réclamé la part qu’il estimait lui revenir (voir plus haut). Le dey a-t-il vraiment demandé l'extradition de Nathan, pensant qu'il avait capté une grosse part des versements ? Certains comprennent même que le dey demandait l’extradition de Pléville, ce qui est peu probable*.

                                                                               * Laborde écrit : « Quant au fondé de pouvoir, il lui fut encore répondu qu’il était sujet français, que Busnach s’était retiré à Livourne et que Nathan Bacri avait été naturalisé français. »

 

Cette lettre augmenta le mécontentement des dirigeants français qui avaient déjà beaucoup de raisons de s’agacer contre Alger. Bien entendu, c’était vrai aussi dans l’autre sens, mais il ne faut pas méconnaître le grief principal de puissances occidentales envers le gouvernement d’Alger qui était le comportement des corsaires algériens, alternant captures ou simples vexations, un comportement jugé contraire aux usages civilisés et de moins en moins tolérable. Mettre à équivalence les griefs des uns et des autres semble ici une erreur logique : c’est Alger (et dans une moindre mesure les deux autres régences) qui faisait figure d’agresseur (ou de prédateur) et de perturbateur du commerce international.

Par exemple, à la même époque, les corsaires algériens s’emparaient d’un navire colombien – c’était la première fois qu’ils voyaient un pavillon de ce pays. Evidemment la Colombie n’avait pas signé d’accord avec Alger, donc ses navires étaient réputés en guerre avec Alger et « de bonne prise », même s’ils naviguaient très loin des côtes algériennes.

 

Pour ne pas allonger exagérément cette partie, nous renvoyons à plus tard des explications (nécessairement un peu fastidieuses) sur la vraisemblance des accusations du dey et l’implication de Pléville et surtout Deval dans des manœuvres frauduleuses – qu’aucun élément de preuve (directe ou indirecte) ne vient confirmer, on peut déjà le dire, malgré les titres à sensation de certains vulgarisateurs actuels et les cogitations d’historiens plus anciens.

 

 

4 mars 2024

ALGÉRIE ET FRANCE AVANT 1830, LES DERNIÈRES ANNÉES PARTIE 2 : LA DETTE BACRI-BUSNACH  

ALGÉRIE ET FRANCE AVANT 1830, LES DERNIÈRES ANNÉES

PARTIE 2 : 

LA DETTE BACRI-BUSNACH

 

 

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit.]

 

 

 

 

On rappelle en deux mots ce qu'était cette dette (ou cette créance selon le point de vue), déjà évoquée dans les messages précédents : à partir de 1793, des négociants juifs d'Alger, Neftali Busnach et Joseph Bacri (ce dernier ayant ses frères comme associés ou collaborateurs) avaient vendu des cargaisons de blé à l'Etat français. Malgré des paiements partiels, le plus gros de la dette, intérêts compris,  n'était toujours pas payé vers 1815. Les deys étaient intervenus auprès des gouvernements français successifs pour que la dette de leurs sujets Bacri et Busnach soit payée, ce qui mettrait ces deux négociants (ou leurs héritiers) en mesure de rembourser les dettes qu'ils avaient envers les deys.

 

Il nous a semblé utile d’essayer d’aller plus loin que les récits sommaires qui sont généralement faits. On se heurte vite à des contradictions et surtout des incertitudes. Les lecteurs pressés pourront passer à la partie suivante directement.

Pour les autres, nous tâcherons de poser clairement quelques questions et d’essayer d’y répondre au moins dans la mesure du possible. Ces questions sont :

Est-ce que les profits des Bacri-Busnach dans la vente de blé  à la France étaient exorbitants, voire frauduleux ?

Est-ce que le dey d’Alger détenait effectivement une part de la créance Bacri-Busnach ?

Comment les Bacri-Busnach se procuraient-ils les cargaisons qu’ils vendaient ?

Quelles étaient exactement leurs dettes envers le dey (ou les deys successifs) ?

Qu’est-ce que la France devait exactement aux  Bacri-Busnach et combien avait-elle déjà payé avant 1819-1820 ?

 

Toutes ces questions sont évidemment liées plus ou moins étroitement.

 

SUR L’IMPORTANCE DES SOMMES EN JEU

 

 

On peut penser que les sommes réclamées sont la contre-partie honnête des cargaisons de grains livrées, compte-tenu du bénéfice des négociants évidemment.

Est-ce si évident ? Un auteur  écrit : « Le paiement ayant été effectué en assignats, les fournisseurs réclamèrent une forte indemnité. » (E. Rouard de Card, Traités de la France Avec les pays De l’Afrique du Nord Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc, 1909). Cela parait une explication bien insuffisante. On peut admettre que certaines livraisons ont bien été payées en assignats dès l’époque où elles ont eu lieu, avec une compensation réclamée par les négociants, mais non payée par le gouvernement français.

                                                              * Cf. aussi Achille Fillias, Histoire de la conquête et de la colonisation de l'Algérie (1830-1860), 1860  « Les premières livraisons furent soldées en monnaie métallique; mais, lorsque les assignats devinrent la monnaie légale de la France, les créanciers protestèrent contre ce mode de payement, et réclamèrent une indemnité considérable. En droit, ils avaient raison ; mais ils surchargèrent leurs mémoires en y ajoutant des intérêts usuraires, et les négociateurs français chargés de liquider leur compte exigèrent une diminution notable, « attendu que les dernières fournitures se composaient entièrement de blés avariés. » — On ne put s'accorder, et l'affaire resta pendante. »

 

Les auteurs de l’époque ne considéraient pas comme crédible le montant de 24 millions réclamé par les Bacri-Busnach (mais non obtenu par eux) lors de la liquidation des dettes : « ... on demanda si cette créance était donc plus légitime que tant d’autres qui avaient été enfouies dans le gouffre des déchéances, on soupçonnait d’ailleurs que cette liquidation renfermait quelque grave irrégularité. L’armée d’Italie n’avait pu consommer pour 24 000 000 de blé* et la réduction énorme que les Bacri consentaient si facilement à subir prouvait bien qu’il y avait dans cette affaire quelque chose de scandaleux. »  (P. Clausolles, L'Algérie pittoresque, ou Histoire de la régence d'Alger depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, 1843)

                                                                       * Notons que les livraisons de blé ne concernaient pas que l’armée d’Italie (qui fut créée des 1793 avec des effectifs limités et une faible activité ; les véritables opérations sur le territoire italien ne commencèrent qu’en 1796 sous la direction de Bonaparte) ; mais des livraisons avaient eu lieu, selon ce qui est dit à plusieurs endroits, dès 1793 (voire 1792 ?) pour les départements du midi. Enfin le montant global  – de 24 millions ou un autre – comprend aussi les intérêts.

 

Un auteur récent écrit : « La maison Bacri-Busnach avait salé la note concernant d’énormes livraisons de blé destinées à éviter la famine en Provence. Elle n’hésitait pas à consentir d’importants délais de règlement mais en profitait pour majorer ses créances d’intérêts fabuleux. Le gouvernement français contesta ces exigences. Bien qu’ayant perçu d’importants acomptes, Bacri et Busnach persuadèrent le dey, à qui ils devaient 300 000 francs, de réclamer lui-même le paiement de la dette française, créance qui s’élevait à 24 millions de francs » (Jérôme Louis, La question d’Orient sous Louis-Philippe, thèse, 2004).

 

 

 

BLÉS AVARIÉS ET PROFITS MAXIMUM

 

 

Les Bacri-Busnach avaient semble-t-il divers moyens de gonfler la note.

Un auteur d’époque écrit : « Sous la République, le juif* Jacob Bacri nous avait fait diverses fournitures de blé. S’il faut en croire M. Labbey de Pompières, la maison Busnach et Bacri vendait à la France des blés qu’elle embarquait en Barbarie sur des bâtiments neutres ; des corsaires prévenus à temps enlevaient les navires à leur sortie du port et les ramenaient à Alger ou à Gibraltar. Là les blés étaient rachetés à bas prix par les Bacri qui les revendaient à la France. Alors ils arrivaient à Toulon tellement avariés qu’on était obligé de les jeter à la mer pendant la nuit. Le 15 février 1798, les Bacri reçurent en paiement du ministre de la marine, M. Pléville de Pelley, une somme de 1 589 518 francs, et, en outre, des munitions navales de toute espèce en grande quantité ; mais ce n’était là qu’un faible acompte, car ils portaient le chiffre total de leur créance à 14 millions. Les Bacri imaginèrent donc de faire appuyer leurs réclamations par un de leurs commis qu’ils firent passer pour un ami du dey et pour le frère d’une de ses femmes. Ce commis, Simon Abucaya, avait pris rang parmi les ambassadeurs ; il allait chez les ministres, dans leurs bureaux » [sous le Directoire] (Léon Galibert, L' Algérie ancienne et moderne depuis les premiers établissements des Carthaginois...,  1844).

                                                                    * Sur la mention fréquente à l'époque, du mot "juif" ou la désignations des négociants sous cette seule appellation, voir note dans le message précédent.

 

Que faut-il penser de cet extrait ? Calomnie ou vérité, qui pourrait aujourd’hui trancher ? On ne comprend d’ailleurs pas vraiment le sens de la manœuvre des cargaisons interceptées par les corsaires d’Alger prévenus à l’avance ; qu’y gagnaient les Bacri-Busnach ? A moins évidemment de se faire payer deux fois la cargaison par le gouvernement français, si les stipulations faites prévoyaient que la cargaison, même non parvenue par suite d’attaque en mer, devait être payée ? On comprend alors le peu d’empressement des autorités françaises à payer les montants réclamés.

Dans tous les cas, il semble peu contestable que plusieurs cargaisons soient arrivées avariées. Le comte de Laborde écrit dans son mémoire Au Roi et aux Chambres sur les véritables causes de la rupture avec Alger et sur l'expédition qui se prépare (1830)* : « Des paiemens avaient été faits par le gouvernement au fur et à mesure des consignations [livraisons], mais plusieurs chargemens de blé ayant été ensuite trouvés avariés et d’ autres fraudes reconnues, les paiemens furent suspendus et les demandes de ces fournisseurs contestées ; des hommes respectables tels que M.M. Aubernon et Daure, ordonnateurs généraux, ont conservé la mémoire de cette affaire et des considérations graves qui la firent suspendre. »

                                                                         * Mémoire dont on reparlera, écrit pour contester le bien-fondé de l’expédition décidée par le gouvernement de Charles X contre Alger. L’orthographe d’époque a été conservée.

 

Quel bénéfice les Bacri-Busnach faisaient-ils sur les cargaisons – indépendamment de toute manœuvre frauduleuse ? On peut en avoir une idée par un passage du livre de Sidi Hamdan ben Othman Khoja (Hạmdān ibn ʻUthmān Khawājah) qui donne un tableau d’Alger dans les derniers temps de la régence. Il raconte que le bey de Constantine, de passage à Alger, voulut acheter un bijou pour la femme du dey (une façon de se faire bien voir). Il acheta un bijou valant  «60 mille piastres, 300 000 francs » à  « Nephtaly Abousnach » (Busnach/Boujenah*).

                                                                      * Celui qui fut tué en 1805 par un janissaire, meurtre qui fut suivi par un pogrom où la population d'Alger massacra des Juifs et pilla leurs maisons.

 

Mais le bey « n’ayant pas d’argent comptant, il convint de payer cette valeur en mesures de blé estimées chacune à 4 fr et devant peser 40 kilogs. Après la récolte, les Bacry envoyèrent des bâtimens pour charger la quantité de 75 mille sahs ou mesures de ce blé qu’ ils firent transporter en France à l’époque du blocus des Anglais [à partir de 1793]; ils vendirent 50 fr chaque mesure qui ne leur coûtait à eux que 4 fr et ce chargement produisit 3 millions 750 mille fr ». L’auteur ajoute de plus que la valeur véritable du bijou, fait à Paris, était, «  dit-on », de 30 000 f et non 300 000. L’auteur prétend connaître ces détails d’un associé des Bacri-Busnach, celui qui avait acheté le bijou à Paris

(Hạmdān ibn ʻUthmān Khawājah, Aperçu historique et statistique sur la régence d'Alger, traduction du livre intitulé en arabe Le Miroir, 1833).

 

Ici encore calomnie ou vérité ou un mixte des deux ? Si on suit l’auteur algérien, les Bacri-Busnach faisaient une culbute de 1250% sur le prix de certaines cargaisons.

 

 

 

La rue de Constantine, peinture par (ou attribuée à) Guillaume-Charles Brun (1825-1908). D. R.

Guillaume-Charles Brun fut élève des Beaux-Arts en Avril 1847 en compagnie de son ami Alexandre Cabanel. Il présenta régulièrement au Salon des Artistes Français à partir de 1851, des scènes de la vie quotidienne en Afrique du Nord, et notamment en Algérie. Bien que contemporaines de la domination française, ses peintures montrent une image de l'Algérie qui n'a vraisemblablement pas changé depuis les premières décennies du 19 ème siècle. 

https://www.algeriepatriotique.com/2021/08/31/retour-sur-une-algerie-peinte-par-guillaume-charles-brun/#google_vignette

 

 

 

 

 

DES DETTES DE LA FRANCE ENVERS LES BACRI-BUSNACH OU ENVERS LE DEY ?

 

 

Les sommes engagées par les Bacri-Busnach pour les achats et transports de blé sont-elles à eux ou sont-elles prêtées par le dey (ou l’Etat d’Alger) - ce qui ferait de Bacri et Busnach soit des prête-nom du dey (qui mènerait les opérations sans apparaître) soit des débiteurs du dey qu’ils rembourseront quand eux-mêmes seront payés ? Il est impossible d’arriver à une certitude.

Dans la lettre de septembre 1798 déjà citée, le dey Mustapha écrit : « il est temps qu’on les récompense [les Bacri-Busnach], ainsi que notre partialité, confiance et bienveillance pour la République, simplement en leur payant ce qui leur est dû, pour les mettre en cas de pouvoir payer leurs dettes à notre Régence ». Donc les Bacri-Busnach ont des dettes envers la régence, mais cela ne veut pas dire que la régence leur a prêté de quoi faire les livraisons de grains.

Grammont écrit de Mustapha que ce dey « poussait la bienveillance jusqu’à avancer l’argent nécessaire aux marchés conclus avec les Indigènes ».

Il est probable que Grammont vise une avance faite au consul de France Vallière lors des premières acquisitions de blé. Le commissaire aux relations extérieures Buchot en remercie le dey Hassan en 1794: « C’est ainsi que nous avons appris les facilités que tu as accordées à nos bâtiments pour l’extraction des blés de ton pays, et le prêt que tu nous as avancé pour cet objet ».

E. Plantet (Correspondances des deys d'Alger ..., 1889) donne l’explication suivante : « Un décret de l’Assemblée nationale, du 9 mars 1792, avait mis dix millions à la disposition du Ministre de l’Intérieur pour être employés en achats de grains ». Les comités de ravitaillement de Marseille avaient demandé à Vallière, consul en poste à Alger, « de négocier avec les Algériens la plus grande traite possible de denrées », et le dey Hassan avait prêté à Vallière « de la meilleure grâce du monde, 50 000 p. (250 000 f.) pour solder ses premiers achats à Bône et à Constantine » (sans doute par le biais l’agence d’Afrique qui opérait dans cette province ?)*

                                                                        * L’agence d’Afrique avait pris la suite, sous la Révolution, de la compagnie royale d’Afrique, supprimée, pour exploiter les concessions de l’est algérien (Collo, La Calle, emplacements à Bône). Il est peu probable que l'agence ait fait des achats directs aux "indigènes" (producteurs) car dans la province de Constantine, le commerce était dans les mains du gouverneur, le bey. C'est donc avec lui que l'agence traitait. E. Plantet nuance la générosité des dirigeants d’Alger: « la Régence se vantait de nous rendre des services avec ses fournitures de grains, il est bon de remarquer qu’elle vendait à l’Agence d’Afrique, au prix de 45 piastres, la charge de blé que les étrangers ne payaient que 38 piastres ». L’agence d’Afrique semble avoir cessé de fonctionner en pratique vers 1798 (?).

 

Mais de cette avance au consul Vallière , il n'est plus question par la suite. De plus elle ne paraît pas concerner les livraisons opérées par les Bacri-Busnach.

 

L’idée que le dey avait – d’une façon ou d’une autre – fourni les approvisionnements vendus par les Bacri-Busnach était admissible pour certains auteurs de l’époque et expliquait les démarches des deys successifs pour obtenir le paiement de ce qui leur revenait  : le dey « était propriétaire d’une partie de ces approvisionnemens qui provenaient des magasins de la régence et des impôts qu’on lui paie ainsi en nature dans son pays » (Alexandre de Laborde, Au roi et aux Chambres, 1830, orthographe d’époque respectée).

Un auteur du 19 ème siècle écrit : « Les revenus des biens du Beylick cultivés sans frais par des espèces de serfs appelés khammès moyennant le cinquième des produits, étaient une des grandes ressources du Dey régnant. Mais on ne pouvait songer à les écouler chez les Arabes où on n’aurait pas trouvé d’acheteurs ou bien on les eût vendus à vil prix. Afin d’en tirer un meilleur parti, le Dey les faisait vendre sur les marchés européens par des intermédiaires qui ne lui en remettaient le prix qu’ après en avoir opéré le recouvrement. Il paraît que Backri et Busnach avaient pris dans ces conditions une quantité assez considérable de blés dans les silos du Beylick pour compléter les livraisons faites à la France Ils étaient donc à ce titre débiteurs du Dey Mustapha d’assez fortes sommes. » (Victor Amédée Dieuzaide, Histoire de l'Algérie de 1830-1878, 1880) – notons ici qu’il s’agit de « compléter » les livraisons selon l’auteur.

 

Le même auteur indique ; « Mais les deux Israélites ayant traité en leur nom personnel avec le gouvernement français, le Dey n’avait aucune revendication directe à lui adresser et à défaut d’une cession totale ou partielle de la créance, il ne pouvait agir comme les autres créanciers que par voie d’opposition [lors de la liquidation de 1819-20]. Nous n’avions donc à faire {sic] qu’à Backri et Busnach (...)  Les avaries et des fraudes nombreuses sur la qualité et le poids ayant été régulièrement constatées ainsi que le prouvent des documents incontestables [ ?]  le Directoire refusa de payer les dernières fournitures. Ce refus de paiement était assurément fort légitime. Néanmoins il fut l’objet de vives réclamations de la part du Dey Mustapha » [vers 1800]. L’auteur affirme que « dans d’autres circonstances, le Consulat qui avait succédé au Directoire, lui aurait répondu [au dey] que cela ne le regardait point, que s’il avait des droits à faire valoir contre Backri et Busnach, il devait s’adresser à ses débiteurs et non à la France qui n’avait point traité avec lui », mais que le Consulat était soucieux de ménager le dey.

Grammont pour sa part écrit : « ... ces lenteurs [à payer la dette] irritaient les Deys auxquels appartenait une part assez importante des marchandises livrées. »

Un peu plus loin, cet auteur va jusqu’à affirmer : « l’argent prêté jadis à la France provenait de la Khazna [trésor public d’Alger] et l’emprunt était un contrat entre deux Etats. »  Mais où a -t-il trouvé un contrat d’emprunt entre la France et le dey ? Les seuls prêts consentis par un dey sont l'avance de 250 000 francs au consul Vallière (en 1792-93) dont on a parlé et un prêt de 1 million de francs sous le Directoire, qui fut remboursé assez vite. Le fait qu'on ne parle plus jamais de ces prêts ou avances ensuite montre qu'ils n'avaient rien à voir avec la créance Bacri-Busnach.

Ajoutons pour être complet (?), l'opinion de Hamdane ben Othman Khodja (témoin de l'époque, déjà mentionné plus haut), qui avait certainement une bonne connaissance des affaires, son père étant chef des secrétaires de la régence d'Alger. Il écrit à propos du rôle du dey Hussein dans l'affaire des créances Bacri-Busnach  : « Le seul motif pour lequel il [le dey Hussein] consentit à s’en mêler fut que Bacri était Algérien et débiteur envers le trésor de la régence ; il [le dey] espérait par là y faire rentrer des fonds. »

Si le dey avait été créancier de la France, Hamdane ben Othman Khodja se serait exprimé autrement, semble-t-il.

 

 

Vue d'Alger prise de la mer. Illustration du livre de Filippo Pananti, Relation d'un séjour à Alger, contenant des observations sur l'état actuel de cette régence, les rapports des états barbaresques avec les puissances chrétiennes, et l'importance pour celles-ci de les subjuguer. Traduit de l'anglais [par Henri de la Salle d'après la version de Edward Blaquière], Paris, Le Normant,1820. L'Italien Pananti, capturé par les corsaires barbaresques, s'était retrouvé vers 1810 esclave à Alger pour peu de temps avant d'être libéré sur intervention du consul anglais. Il a laissé un récit de ces événements dans un livre où il plaide pour une union des puissances occidentales pour mettre fin aux régences barbaresques.

Site de ventes Livre-rare-book. 

https://www.livre-rare-book.com/book/5472921/3567

 

 

DETTE TRANSFÉRÉE, DETTE PAYÉE À LA PLACE DE ... ?

 

 

Il est intéressant de citer cette réflexion de Grammont : « c’était grâce à ses sages combinaisons [du consul de France à Alger sous le Directoire, Jeanbon Saint-André] que son pays avait pu transporter aux Bakri la dette contractée auprès du Dey que la pénurie des finances ne permettait pas d’acquitter en ce moment ». Il y aurait eu donc transfert de la dette initiale envers le dey aux Bacri-Busnach. Pourquoi et avec quels avantages ? Il est évident que si c’est exact, le dey n’avait pas dû accepter pour autant de perdre son argent.

Mais de quelle dette parle Grammont ? S'il s'agit de la dette pour les livraisons de blé, il semble établi que les autorités française avaient comme fournisseurs les Bacri -Busnach  et seulement ceux-ci (et non le dey).

Autre version peut-être plus fiable ( ?) : « Jacob Bacri réclamait toujours le payement de ce qui était dû à sa maison ; de son côté celle-ci devait au dey 200 000 piastres fortes et Baba Hassan [dey en 1791-98] voulait rentrer dans ses fonds. Le consul [Jeanbon Saint-André] proposa sur l’ordre qu’il en avait reçu [du ministère français] d’acquitter aux dépens de la créance de la maison Bacri, la dette de celle-ci, mais il fit connaître en même temps que la république n’entendait pas pour le moment passer le surplus aux juifs [sic] à cause de la manière dont ils avaient agi en faveur des ennemis de la France. Il ajouta que son gouvernement ne voulait s’acquitter envers eux que lorsqu’ils auraient montré plus de loyauté. Pour s’assurer de leur conduite, on ne voulait plus les solder à l’avenir que par à compte [sic] » (Ministère de la guerre, Tableau de la situation des établissements Français dans l'Algérie, 1846 ). Donc la France aurait acquitté en fait une dette des Bacri envers le dey, en l’imputant sur les créances pour les fournitures de blé.

Il est impossible de prouver que les Bacri-Busnach agissaient avec des capitaux ou des vivres prêtés par le dey, voire comme prête-nom du dey qui aurait en fait été derrière les opérations. On peut d’ailleurs penser que le mode opératoire des négociants utilisait toutes les possibilités et que dans leurs transactions, il y avait une part des exportations qui avait été achetée par eux et une part qui consistait en « avances » du dey.

Dans une lettre de 1803, Jacob Bacri, représentant de la firme en France, écrivait à Busnach que celui-ci devait faire en sorte d’obtenir une lettre du dey à Bonaparte disant que les créances réclamées appartenaient en fait au dey – de façon à déterminer Bonaparte à payer. Cette présentation laisse penser que le dey n’était pas vraiment le détenteur des créances, et les Bacri-Busnach se servent de son influence pour obtenir les paiements qu'ils réclament  – mais ce n’est pas contradictoire avec le fait que les deux négociants ont des dettes envers le dey.

 

 

LES DETTES DES BACRI-BUSNACH ENVERS LE DEY

 

Justement, sait-on à combien se montaient leurs dettes envers le dey, qu’il s’agisse de dettes étrangères aux livraisons de grain ou même provenant de ces exportations (en considérant que le dey a fait l’avance du grain exporté, en tout ou en partie) ?

Un des rares auteurs algériens de la première moitié du 19 ème siècle écrit : « Ce Bacri devant au trésor d’Alger des sommes considérables pour valeurs de laines [sic] que l’Etat lui avait vendues, comptait toujours sur cette liquidation [des créances françaises] pour payer cette dette ainsi que d’autres qu’il avait contractées en France » (Hạmdān ibn ʻUthmān Khawājah, Aperçu historique et statistique sur la régence d'Alger: intitulé en arabe Le Miroir, trad. française 1833). Pour cet auteur, la dette des Bacri (et Busnach ? *) est donc indépendante des livraisons de grains.

                                                                                    * La dette envers le dey dont parle l’auteur était-elle afférente au seul Bacri ou plus probablement à la maison Bacri-Busnach ?

 

Un auteur français de la première moitié du 19 ème indique : « Cette maison [Bacri-Busnach], toute puissante qu’elle était, avait dû en plusieurs occasions solliciter les deys de lui faire des avances, de lui confier en dépôt des denrées, des laines et autres marchandises dont elle effectuait la vente afin de s’aider dans ses nombreuses opérations. Ses livraisons de blé à la France s’élevaient à 24 000 000 f. Le remboursement était exposé à subir des lenteurs, il pouvait en résulter une gêne, onéreuse pour des particuliers ; aussi il n’est point étrange ils eussent demandé l’appui de leur gouvernement (P. Clausolles, L'Algérie pittoresque, ou Histoire de la régence d'Alger depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, 1843).

Julien donne le chiffre de 300 000 francs pour les dettes Bacri-Busnach envers le dey (au sens de l’Etat d’Alger et non d’un dey nommément désigné) – sans précise d’où sort ce chiffre.

 

Un auteur récent (reprenant sans doute Julien)  écrit ; « Bien qu’ayant perçu d’importants acomptes, Bacri et Busnach persuadèrent le dey, à qui ils devaient 300 000 francs, de réclamer lui-même le paiement de la dette française, créance qui s’élevait à 24 millions de francs » (Jérôme Louis, La question d’Orient sous Louis-Philippe).

Dans le Tableau de la situation des établissements Français dans l'Algérie, publication officielle de 1846, on  trouve que la maison Bacri-Busnach « devait au dey 200 000 piastres fortes », (mais ce montant est supposé avoir été acquitté à la place des négociants par le consul Jeanbon Saint-André, vers 1798, en le défalquant de leur créance sur la France. Il ne s'agit donc pas de la dette telle qu'elle existait vers 1820.

 

On peut aussi verser au « dossier » la remarque de Plantet : « Hussein était créancier des Juifs [sic] pour 70 000 p.[piastres) » ; selon cet auteur, le dey Hussein, tardivement (en 1826) avait contraint Bacri « à lui faire l’abandon du reliquat de sa créance [envers la France], afin d’en exiger plus facilement le payement » (on en reparlera).

Il est possible que 70 000 piastres soit l’équivalent de 300 000 francs.*

Mais cette dette correspond-elle à la dette initiale des Bacri-Busnach envers l’Etat d’Alger depuis une vingtaine d’années ou à des dettes plus récentes ? De plus, la dette a pu fluctuer compte-tenu de remboursements partiels, quelle en est l’origine, autant d’inconnues ?

                                                          * Dans un passage du livre de Hạmdān ibn ʻUthmān Khawājah, on note une conversion :  60 mille piastres = 300,000 fr » et chez Plantet, il est indiqué, à propos d’un prêt du dey à la France qu’il prêta 200 000 piastres fortes d’Espagne, soit un million de francs – sans entrer dans des complications sur les variations du change selon les périodes concernées.

 

Rappelons que selon une source citée plus haut, une dette des Bacri-Busnach de 200 000 piastres envers le dey aurait été acquittée pour eux par le consul Jeanbon Saint-André (vers 1798). Si c’est exact, on peut penser que la dette subsistante (vers 1820) des Bacri-Busnach envers le dey était postérieure à l’époque des livraisons de grains et sans lien avec celles-ci.

 

Quoi qu’il en soit il y a un abîme entre les 24 millions réclamés à un moment par les Bacri-Busnach au gouvernement français et leur dette (supposée) envers le dey si celle-ci se limite à 300 000 francs.

On peut donc conclure – d’après les éléments accessibles dans les sources - que le dey n’était pas le créancier principal (même non apparent) de la France pour les  livraison de grain, puisque le montant des dettes Bacri-Busnach envers le dey, lorsqu’on fournit un chiffre, est bien loin du montant global  de la créance réclamée par ceux-ci envers la France.

Enfin, au fil du temps, on peut penser que les deys successifs ne se sont pas privés de récupérer sur les Bacri non seulement le montant de diverses dettes mais bien au-delà. En 1798, Mardochée (Mordecai) Bacri, alors chef de la maison de commerce, est condamné par le dey à être brûlé vif (peine infligée particulièrement aux juifs). Il échappe à cette condamnation en versant une somme considérable et peut se réfugier à Livourne où il meurt peu après son arrivée,  sans doute ébranlé par le traumatisme causé par sa condamnation. Par la suite, Joseph Bacri se voit imposer par un nouveau dey de fournir de quoi payer l'odjack des janissaires. Ce ne sont que deux exemples (il en existe probablement d'autres) des taxations et extorsions imposées aux Bacri par les deys.

Un compte exact de ce que les deys devaient aux Bacri, ce que les Bacri devaient aux deys, de ce que les deys leur ont imposé de payer, serait du plus grand intérêt - s'il était possible de le faire.

 

 

Le dey d'Alger vers 1813. Gravure colorée.

Le dey est assis sur une sorte de sofa surélevé formant une boite fermée sur 3 côtés. Il tient un éventail ou chasse-mouche. Le décor est peu fastueux de même que l'habillement du dey. A côté du trône du dey, un fauteuil de style européen assez délabré. Près du dey se tient apparemment un marin occidental (Anglais?) qui semble n'en mener pas large. Le dey doit peut-être statuer sur son sort ? Il peut s'agir d'un dessin pris sur le vif.

Planche d'une série Views In Barbary, And A Picture Of The Dey Of Algiers, par William Gell, 1813 (dessin), 1815 (publication).

Victoria & Albert Museum, Londres.

https://collections.vam.ac.uk/item/O514561/views-in-barbary-and-a-print-william-gell/

 

 

Le dey d'Alger, représenté par le Genevois Rodolphe Töpffer dans l'Histoire de M. Cryptogame (1830, publication en 1846). Comparer avec la représentation réaliste plus haut.

Gallica.

 

 

 

À QUI LES BACRI-BUSNACH ACHETAIENT-ILS LES GRAINS ?

 

 

Pour essayer de comprendre le fonctionnement des livraisons de grains, il faut dire quelques mots sur la fiscalité de la régence et l’organisation économique. Nous prenons ces éléments dans le livre de C.-A. Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, nouvelle édition, 1986.

Selon cet auteur, la fiscalité était écrasante pour le contribuable mais rapportait peu à l’Etat, car à chaque niveau de la hiérarchie, des fonctionnaires se servaient au passage, de sorte que le fellah (paysan) payait deux ou trois fois plus que sa contribution théorique.

La plupart des impôts était payé en nature. Il existait un contrôle des deys sur le commerce, qui s’exerçait de plus en plus étroitement.    

Dans le Constantinois, le bey avait le monopole du commerce, et le marché des grains était prédominant à Constantine*. 

                                                                               * Grammont remarque que dans la province de Constantine aussi, les Bacri-Busnach finirent par devenir incontournables pour les exportations vers la France, grâce notamment à l'amitié de Busnach avec le bey..

 

L’activité d’exportation de grains de l’agence d’Afrique dans le Constantinois fut compromise (puis disparut semble-t-il)  par la concurrence des juifs livournais selon Grammont.* Toutefois, il semble que l'agence d'Afrique pouvait aussi travailler avec les Bacri-Busnach. Il semble difficile de trancher définitivement.**

                                                                          * Cette activité reprit seulement dans les années 1820 avec les Marseillais successeurs de l’agence d’Afrique (maison Paret à qui le dey proposa de rester après la rupture avec la France de 1827).

                                                                        ** Cf. la remarque d'E. Plantet: « Lorsque son fils Jacob [fils du fondateur de la maison de commerce, Michel Cohen-Bacri ] vint s’établir à Marseille, [apparemment en 1795, selon une lettre du dey de juillet 1795 pour le recommander à la bienveillance du comité de salut public ] le Gouvernement français devait à ces négociants pour plus de deux millions de grains fournis aux municipalités, à la Marine ou aux munitionnaires de nos armées par l’intermédiaire de l’Agence d’Afrique. »

 

Dans les autres provinces « les Juifs francs*» avaient accaparé le commerce extérieur. La maison Bacri-Busnach en faisait les 2/3 et fixait les cours. D’autres négociants juifs et au moins un « Maure* » (Bouderba) participaient à ce commerce extérieur spéculatif et il y eut des faillites multiples.

                                                                        * Les Juifs francs étaient ceux originaires d’Europe occidentale, comme les Bacri et Busnach qui venaient de Livourne. Ils n’étaient pas assujettis aux discriminations des Juifs algériens. Le mot « franc » dans l’Orient de l’époque était un souvenir des croisades et désignait tout ce qui était d’origine occidentale.

                                                                       **  Maure était un mot utilisé pour désigner les Arabes des villes (mais selon certains auteurs, il s’appliquait spécialement aux musulmans d’Andalousie qui étaient venus s’installer à Alger après avoir été expulsés par les Espagnols).

 

Les Bacri-Busnach acquéraient les grains au plus bas prix auprès des producteurs ou intermédiaires ou surtout dans les entrepôts d’Etat où on stockait les impôts en nature. Ils approvisionnaient la France et l’Espagne [et l’Italie] et aussi les tribus sahariennes. « Maîtres du marché, ils ruinaient les fellahs par leurs exigences, soucieux uniquement d’énormes bénéfices qu’ils réalisaient par leurs exportations même en temps de famine » (Julien).

Par leur réseaux de correspondants en Méditerranée, leur puissance économique était considérable : « tout le commerce de la Méditerranée  est tombé entre leurs mains », écrit le consul Jeanbon Saint-André.

Leur pouvoir économique se doublait d’un pouvoir diplomatique : ils étaient les négociateurs du dey dans toutes les matières avec les pays occidentaux.*

                                                                           * Cf lettre citée plus haut du dey (1795) qui recommande au Comité de salut public  Jacob Cohen-Bacri, chargé de faire « mes commissions et les siennes » ; lettre du Directoire au dey : «  ... Le négociant Jacob Cohen- Bacri, chargé de vos commissions à Marseille, nous a fait parvenir votre lettre  (...) Nous y avons vu avec plaisir l’expression sincère de votre amitié... »

 

Julien conclut que l’accaparement des blés par les Bacri-Busnach eut des résultats désastreux pour l’économie algérienne.

On peut donc penser que les Bacri-Busnach achetaient le blé soit à des particuliers (ou des grossistes) soit à des entrepôts d’Etat stockant le produit des impôts en nature (peut-être alors ces achats étaient à paiement différé, payables à l’Etat d’Alger quand les Bacri-Busnach étaient eux-mêmes payés, mais rien ne le prouve). Dans le beylik de Constantine, les exportations de grains étaient dans la main du bey, mais ce dernier pouvait aussi vendre aux Bacri-Busnach (cf. l’histoire rapportée par l’auteur du Miroir).

 

 

LES RAPPELS DES DEYS SUCCESSIFS

 

 

Ce qui est certain, c’est que les deys successifs ont toujours réclamé le paiement des dettes Bacri-Busnach, soit en les présentant comme une rentrée pour ces négociants qui les mettrait  en situation de payer leurs propres dettes envers la régence, soit en laissant entendre que ces négociants faisaient leurs affaires avec l’argent de la régence – ce qui n'est pas contradictoire.

 

Ainsi le dey Mustapha écrit au Directoire, réclamant d’abord le remboursement d’un prêt sans intérêt à la France fait par son prédécesseur, puis diverses sommes dues aux Bacri et à d’autres :  « Illustres amis, les nommés Bacri et Abucaya, Juifs sujets de notre pays, sont d’anciens et affidés serviteurs de notre Gouvernement. Les 200 000 piastres fortes que feu Hassan Pacha a prêtées amicalement, il y a quelques années, à vous nos amis, nous étant présentement nécessaires, remettez-les entre les mains des susdits Bacri et Abucaya  (...)  vous remettrez en entier, entre les mains du sujet d’Alger Bacri, les 200 000 piastres fortes qui sont en vos mains, le chargement du navire venant d’Angleterre, les sommes de Bacri que vous devez, le prix des blés de Mollah Mohammed et le blé du navire de Bacri qui devait se rendre à Marseille, parce que des affaires de cette nature sont des sujets de froideur et d’altération entre nous » (juin 1798).

Puis : « Que vous fassiez payer aux dits Bacri et Abucaya l’argent qui leur est dû, déjà il y a longtemps, pour des vivres fournis à la République  (...) vu que ces négociants doivent à notre Régence de très grandes sommes, faisant leur commerce avec notre argent. En les attaquant, eux ou leurs fonds, on nous attaque nous-même ou notre Trésor » (septembre 1798).

Dans une lettre à Talleyrand du 13 octobre 1803, le consul général Dubois-Thainville écrit :  « le Khaznedjï [premier ministre] a mandé mon drogman [interprète] ; il l’a chargé de me dire qu’une grande partie des sommes dues à MM. Busnach et Bacri appartenaient à la Régence, et qu’il me priait d’engager le gouvernement à les acquitter. Il a ajouté, avec beaucoup d’obligeance, qu’il regarderait les services que je voudrais [rendre] dans cette circonstance comme lui étant personnels, et qu’il aurait beaucoup de plaisir à les reconnaitre. (...) . Si dans les circonstances, il était possible de leur faire quelque paiement, je ne vous dissimulerai point que cette mesure produirait le meilleur effet. Dans tous les cas, je vous prie de me mander ce que les juifs ont à espérer. » (Dubois-Thainville joint un état de la créance -  de quel montant ? - et précise que Neftali  Busnach et Joseph Cohen-Bacri ont envoyé un écrit officiel au consulat pour déclarer qu'ils ont cessé toute relations avec Michel Busnach et Jacob Cohen-Bacri (qui sont en France) et qu'en aucun cas le gouvernement français ne doit faire de paiement à ces derniers). 

On peut noter que les réclamations (du moins celles qu’on possède) faites directement auprès des dirigeants français émanent surtout du dey Mustapha (assassiné en 1805) – mais d’autres réclamations étaient simplement portées devant le consul de France.

Aux réclamations sur la dette des cargaisons de blé s'en mêlaient d'autres plus ou moins crédibles. Les Bacri prétendaient avoir avancé 200 000 piastres (soit un million de francs) au consul de France Dubois-Thainville pour offrir au dey un "cadeau" destiné à favoriser les négociations ayant abouti à la signature des armistices et traités de 1800-1801, ce que le consul de France refusa de payer.

Le dey réclamait aussi un montant de 200 000 piastres représentant (soi-disant)  l'amende que lui aurait infligé le sultan ottoman pour avoir continué à commercer avec la France quand l'empire ottoman et la France étaient en guerre. Bonaparte refusa de payer ce montant en termes très vigoureux,  et le dey abandonna sa demande.

 

Dans les litiges entre les deys et la France pendant la période napoléonienne, les dettes Bacri-Busnach passent au second plan ou sont évoquées implicitement avec d’autres griefs. Selon Grammont, les déboires du consul Dubois-Thainville, expulsé en 1814 et empêché de débarquer en 1815 étaient dus partiellement au problème des dettes – le consul, lui, met en cause l’hostilité à son égard des Bacri-Busnach.

Mais pour E. Plantet, qui se réfère aux documents diplomatiques, les tensions entre Alger et le consul de France ont leur origine dans des litiges sur les prises maritimes*. En s'opposant au débarquement de Dubois-Thainville en 1815, « le Dey fit dire au Chancelier Ferrier, par le capitaine du port Ali-reïs, que si Dubois-Thainville voulait descendre à terre pour y reprendre sa place de Consul général, il devait s’obliger à « liquider toutes les demandes qui lui avaient été faites au moment de son expulsion d’Alger [en 1814] et notamment celle de 114 300 piastres, montant de prises dont il nous avait rendus responsables. Omar exigeait, en outre, l’engagement de donner des présents ».

                                                                                  * Par exemple, la saisie par un corsaire de Bastia (Cardi), d’un navire appartenant aux Bacri, le Giuseppina, était dénoncée par Alger (cette affaire donna lieu sous la Restauration à un litige devant le Conseil d’Etat).

 

Laborde dans sa brochure, indique aussi : « les plus fortes discussions qui eurent lieu avec la régence depuis 1806 jusqu’aux premiers jours de 1814 avaient presque toutes pour motif des contestations relatives à des prises [de bateaux] faites d’après les décrets du système continental » [blocus continental décrété par Napoléon pour ruiner le commerce anglais] et non l’affaire des dettes.

 

 

 

CE QUE LA FRANCE A PAYÉ AVANT 1820 

 

 

Il est difficile de savoir si des paiements ont eu lieu lors des premières expéditions de grains*.  Comme indiqué, les irrégularités constatées et les cargaisons avariées sont une explication à l’absence ou à la cessation des paiements.

                                                                         * Cf. la brochure de Laborde : « Des paiemens avaient été faits par le gouvernement au fur et à mesure des consignations [livraisons], mais plusieurs chargemens de blé ayant été ensuite trouvés avariés et d’autres fraudes reconnues, les paiemens furent suspendus. »

 

 Sous le Directoire, d’autres raisons expliquent (ou servent de prétexte) au refus de payer ; selon E. Plantet, « le Directoire avait appris que, trahissant les intérêts de la France (...) les Juifs s’étaient faits les fournisseurs des Anglais à Gibraltar, et il s’était décidé à ne pas leur rembourser provisoirement leurs créances » (il semble que le Directoire était informé de ces faits – ou allégations ? – par son consul à Alger Jeanbon Saint-André).

« En retenant ainsi les sommes dues à ces Juifs, nous les empêcherons de se distraire entièrement de nos intérêts, et nous les forcerons à plus de circonspection dans leurs procédés obligeants envers les Anglais » écrit le ministre des relations extérieures Delacroix à son collègue des Finances.

Néanmoins, « le 15 février 1798, les Bacri reçurent en paiement du ministre de la marine, M. Pléville de Pelley, une somme de 1 589.518 francs, et, en outre, des munitions navales de toute espèce en grande quantité ; mais ce n’était là qu’un faible acompte, car ils portaient le chiffre total de leur créance à 14 millions » [dès ce moment ?- cela semble douteux] (Léon Galibert, L' Algérie ancienne et moderne..., 1844)*.

                                                                           * Plantet ne parle pas de ce versement mais écrit que le montant des dettes qui devaient être payées à  Aboucaya, agent des Bacri en France, était de 2 300 000 livres, par acomptes de 150 000 livres par quinzaines, « quand éclata la guerre entre la France et la Turquie, et le Directoire se borna à demander aux Bacri de de nouveaux approvisionnements ».

 

En décembre 1798, la régence d’Alger fut contrainte par son suzerain la Sublime Porte (l’empire ottoman) de déclarer la guerre à la France en réaction à l’expédition d’Egypte de Bonaparte : le consul de France et d’autres Français furent mis en captivité par ordre du dey. « Le Bey de Constantine reçut de son côté l’ordre de livrer nos comptoirs au pillage des indigènes. Le Directoire exécutif se hâta d’ordonner des représailles, fit séquestrer tous les biens des Musulmans [des provinces ottomanes, on suppose] qui pouvaient se trouver sur le territoire de la République, et fit enfermer au Temple Jacob Cohen-Bacri et son agent Abucaya *» (E. Plantet). 

                                                                             * On doit comprendre que tant que la régence n’avait pas déclaré la guerre à la France, les affaires avec les Bacri continuèrent pour peu de temps mais à la déclaration de guerre, suivie d’ actes hostiles envers les Français, le Directoire répondit par des mesures de représailles.

 

L’état d’hostilité avec Alger ne dura pas : Bacri et Abucaya obtinrent d’être placés en liberté surveillée et furent admis à présenter leurs comptes, s’élevant à 7 942 992 fr., 54 c., et les Consuls autorisèrent le payement d’un acompte de 3 725 631 fr. (Plantet)

Le retour en grâce des représentants de la maison Bacri-Busnach semble redevable à Talleyrand, assez généralement considéré comme favorable aux négociants d’Alger.

« L’état de nos rapports actuels avec la Régence exige qu’on montre aux Juifs la meilleure bonne volonté possible (...) Ces Juifs méritent des ménagements, à raison de ceux que leur Souverain leur accorde, et l’on pourrait craindre que leur mécontentement n’altérât dans leur principe les bonnes dispositions qu’il vient de nous montrer », écrit Talleyrand à son collègue des Finances, en 1799.

 

En partie grâce à Talleyrand, les Bacri-Busnach touchèrent des acomptes sur les montants qu’ils réclamaient : selon Julien, ils touchèrent 3 175 000 francs* sur les 7 942 902 qu’ils demandaient à ce moment;  ce dernier montant fut porté à 8 151 000 francs de façon à justifier un second acompte de 1 200 000 F,

                                                                                     * Ce montant est à peu près identique à celui signalé par Plantet (erreur de copie ? ou est-ce un autre montant ?) Plantet, sauf erreur de lecture, ne signale pas le second versement.

 

Bacri et Busnach firent intervenir le dey pour affirmer au gouvernement français que l’argent dû aux négociants était en fait à lui – mais ne lui donnèrent rien des 4 millions déjà touchés (Julien). En fait il semble que leur dette réelle envers le dey était 300 000 francs (d’où sort ce chiffre ?) – toujours selon Julien.

Le retour à la paix avec Alger (il n’y avait pas vraiment eu d’hostilités armées) est concrétisé par l’envoi du consul général Dubois-Thainville (1800) à qui Talleyrand donne comme instructions, entre autres : « Parmi les cinq autres articles, les deux premiers relatifs à des approvisionnements fournis par les Juifs Bacri et Busnach, concernent les ministres de l’Intérieur et des Finances. La justice de ces réclamations est reconnue ; en conséquence le ministre des Relations extérieures se réunira à ses collègues à l’effet de proposer au gouvernement les mesures nécessaires pour opérer le remboursement de ces négociants  (...) ce remboursement ne pourra être effectué qu’aux termes convenus avec le négociant Bacri, quelque temps avant la rupture avec la Régence, événement qui a suspendu les paiements successifs* »

                                                                                       * Sans doute le remboursement par « acomptes de 150 000 livres par quinzaines » dont parle Plantet.

 

 

 

« UNE PARTIE DE CET ARGENT M’APPARTIENT »

 

 

Mais les litiges se multiplient avec le dey qui reçoit des lettres très fermes voire menaçantes de Bonaparte. Le dey Mustapha accepte les demandes de Bonaparte mais dans sa réponse du 13 août 1802 au Premier consul, il rappelle que les créances ne sont toujours pas acquittées : « Faites-moi le plaisir de donner des ordres pour faire payer à Bacri et à Busnach ce qui est dû par votre gouvernement ; une partie de cet argent m’appartient et j’attends d’être satisfait comme me l’a promis votre oukil [consul] Dubois-Thainville. »

                                                                                      * C’est la traduction figurant dans la brochure de Laborde. Le recueil de correspondances de Plantet donne une traduction assez différente : « ...  je vous prie en grâce de donner les ordres nécessaires pour qu’on termine les affaires de Bacri et de Busnach, attendu les pertes qu’ils ont essuyées pendant la réclamation de ces fonds. Je vous prie d’arranger cette affaire, ainsi que Dubois-Thainville me l’avait promis de votre part » - il n’ y a pas trace de la mention « une partie de cet argent m’appartient » ( ?).

Selon Plantet, Bonaparte donne alors des ordres de vérifier les créances et les Bacri-Busnach présentent un mémoire de 8 151 012 francs 54 centimes »* (chiffre cité par Julien et qui aurait justifié – quand ? - un nouvel acompte de 1, 2 millions).

                                                                                               * On voit qu’à cette époque on n’en est pas à 14 millions comme il apparaîtra par la suite, ni a fortiori à 24 millions.

.

Pourtant les acomptes cessent car les relations se détériorent entre entre Alger et Paris. Par exemple en 1807, le dey transfère aux Anglais l’exploitation des concessions qui étaient gérées par des compagnies françaises (et protégées par l’Etat français) depuis le 16 ème siècle. Les relations deviennent tellement mauvaises que Napoléon envisage une intervention armée contre Alger (il envoie le chef de bataillon Boutin pour reconnaître le terrain en 1808). Dans ces conditions il ne considère évidemment pas le paiement des dettes en question comme prioritaire.

Pourtant, d’après la convention de 1819, on sait qu’au moins un dernier paiement eut lieu en 1809 (si ce n’était pas exact le fondé de pouvoir des Bacri aurait-il accepté une mention fautive dans la convention ?).

Vue d'Alger au début du 19 ème siècle.

Planche d'une série Views In Barbary, And A Picture Of The Dey Of Algiers, par William Gell, 1813 (dessin), 1815 (publication).

Victoria & Albert Museum, Londres.

https://collections.vam.ac.uk/item/O514561/views-in-barbary-and-a-print-william-gell/

 

 

ESSAYONS DE RÉSUMER

 

 

Il semble évident que le manque de disponibilités financières des gouvernements français successifs a retardé le paiement des dettes. Celles-ci n’étaient pas considérées comme prioritaires. A cela s’ajoutent des raisons d’opportunité et de contrôle du bien-fondé des dettes.

On peut les rappeler : les cargaisons avariées et les soupçons de fraude, puis la suspicion que les Bacri-Busnach travaillent avec les Anglais avec qui la France est en guerre. Ne pas payer est le moyen de « tenir » les Bacri-Busnach, qui, s’ils veulent être payés finalement, devront se montrer conciliants et continuer à fournir des livraisons. Un versement substantiel intervient en janvier 1798 (selon le livre de Galibert, mais non repris par d’autres sources !), qui devrait être suivi par d’autres. Mais dans le cours de l’année 1798 la France, en raison de l’expédition d’Egypte, entre en guerre contre l’empire ottoman, ce qui provoque aussi la rupture avec Alger et donc la suspension des paiements prévus. Puis les créanciers reçoivent deux paiements substantiels qui doivent préfigurer l’apurement complet (celui-ci est prévu par les instructions de Talleyrand au consul Dubois-Thainville en 1800).

Mais les relations qui se détériorent entre Alger et la France sous le Consulat et l’Empire expliquent que le paiement définitif est reporté indéfiniment (malgré quelques versements, le dernier en 1809?).

Désormais la plainte sur le retard mis à rembourser les créances Bacri-Busnach est permanente, avec d’autres griefs de la part des deys.

Sur les sommes en jeu : en 1800 si on suit Plantet, les Bacri-Busnach présentent un mémoire de 8,15 millions de francs. Si on admet qu’il n’y a plus de livraisons après cette date (ou que les livraisons sont payées immédiatement ?) on arrive probablement avec les intérêts, aux 13 893 000 mentionnés sur la convention de 1819, montant déjà réduit semble-t-il par rapport aux prétentions des créanciers – (au plus fort, 24 millions ?) qui aboutit à un paiement forfaitaire de 7 millions.

On peut évaluer à au moins quatre millions, voire près de cinq, les acomptes perçus par les Bacri-Busnach*. Les différents chiffres cités par les sources ne se recoupent pas toujours mais on peut considérer comme fiable les chiffres cités par Julien dans la synthèse historique la plus récente. Il est probable que le montant exact des acomptes soit disponible dans les archives du ministère des affaires étrangères ou des finances**.  Avec les 7 millions versés en 1820 (ou un peu après) c’est donc entre 11 et 12 millions qu’ont perçu – avec retard – les créanciers (y compris dans ce montant les sommes finalement versées à des créanciers des Bacri-Busnach à la suite d'actions en justice).

                                                        * Mais ce montant ne tient pas compte de la perte de 70 à 75% que les Busnach-Bacri auraient faite, selon eux, probablement sur le remboursement de quatre millions (?).

                                                         ** Il existe au moins un dossier sur la créance Bacri-Busnach aux archives du ministère de la justice.

 

Sur le montant global obtenu, quelle est la répartition prévue ou possible entre les Bacri-Busnach et le dey ? C’est une inconnue complète puisque le dey se borne à affirmer que les Bacri-Busnach lui doivent de l’argent dont il n’indique pas le montant (rien n’indique que ces dettes soient directement liées aux fournitures de blé) ;  ce que dit le plus souvent le dey (au sens des  deys successifs) au gouvernement français, c’est : payez ce que vous devez aux Bacri-Busnach, ce qui leur permettra de payer ce qu’ils me doivent.

Officiellement (ou juridiquement), la dette Bacri-Busnach envers la France ne concerne pas directement l’Etat d’Alger qui s’est borné (par le traité de 1801 et par ses interventions auprès des dirigeants français) à appuyer ses sujets Bacri et Busnach pour qu’ils reçoivent leur dû.

On peut  considérer que la dette des Bacri-Busnach envers les deys est une dette flottante : elle fluctuait selon les nouvelles dettes contractées et les remboursements (il y en a probablement eu ?), de sorte que les sommes dues vers 1820 au dey ne sont pas les résultats de dettes contractées précisément vingt-cinq ans plus tôt.

Nous avons dans cette étude utilisé les livres d’historiens (ou plutôt de vulgarisateurs) des années 1840  – ceux-ci, qui se recoupent parfois et se contredisent parfois, ne doivent pas être écartés d’office : contemporains plus ou moins de l’époque, ils ont pu avoir vent de faits véridiques. Leurs récits peuvent permettre des hypothèses mais non apporter des preuves.

Les seuls documents officiels d'époque (qui peuvent être discutés sur leur contenu) sont ceux figurant aux archives (de l’Etat français). Les archives de la régence d’Alger ou de la maison Bacri-Busnach semblent ne pas ou ne plus exister (aucune source ne mentionne de telles archives*).

                                                                    * Il semble que les archives de la régence d'Alger ont été brulées lors de l'occupation d'Alger par l'armée française en 1830.

 

Les archives qui sont citées par les divers auteurs qui y ont eu accès, notamment Plantet, puis Julien (peut-être de seconde main pour celui-ci) sont les états successifs fournis par les créanciers à l’administration française et les états des acomptes versés, avant la clarification de la Convention de 1819*. C’est sur ces seuls éléments (parfois rapportés de façon fragmentaire) qu’on peut fonder des conclusions – et elles sont loin de répondre à toutes les questions posées.

                                                                            * Le dossier complet de la Convention de 1819 existe-t-il toujours aux archives du ministère des finances ? En logique il devrait comporter toutes les pièces fournies par les créanciers lors de la liquidation (prétentions moins acomptes).

 

Enfin, il est utile d'indiquer qu'il existait (au moins) une autre dette d'un pays européen envers les Bacri (plus tardive que la dette française) : l'Espagne leur devait 300 000 piastres (plus d' 1 million de francs); ce montant fut reconnu après transaction et, ici aussi, le dey interviendra pour qu'elle soit payée à son profit ce qui fut fait en 1827. On en parlera plus tard.

 

 

MALHEURS D’UNE MAISON DE COMMERCE ET DE DEUX FAMILLES

 

 

Le Tableau de la situation des établissements Français dans l'Algérie, publié par le ministère de la guerre, 1846, écrit  : « Joseph Bacri, l’associé de Busnach, avait échappé au massacre du 28 juin [pogrom de 1805] ; sa maison aurait pu reprendre quelque faveur, mais la révolution du 30 août [meurtre du dey Mustapha, remplacement par le dey Ahmed ben Ali, ou Akhmed dans les courriers français  de l’époque] l’abattit presque complétement. Indépendamment de la haine générale qu’en sa qualité de juif, il assumait sur sa tête, il était exposé aux persécutions du nouveau dey, victime autrefois des intrigues de son associé [Busnach]. En effet à peine le nouvel élu eut-il le pouvoir en main, qu’il exigea de Bacri cinq cent mille piastres fortes pour la première paye des soldats [des janissaires de l’odjack].»

On n’a évidemment aucun moyen d’examiner si les Bacri-Busnach, même sans paiement du gouvernement français, avaient les moyens de rembourser le dey – question qui évidemment dépend aussi du montant de la dette qu’ils avaient envers celui-ci. Ce qui semble certain, c’est que la maison de commerce Bacri-Busnach a perdu son influence et sa prospérité, en lien avec les déboires personnels de ses membres : assassinat de Busnach en 1805 (qui entraîne peut-être de fait la fin de la maison Bacri-Busnach ?), décapitation du fils de Joseph, David Cohen-Bacri, mokadem (représentant) de la nation juive d’Alger, sur ordre du dey Hadj Ali en 1811* ; son père Joseph qui lui succède comme mokadem doit s’exiler à Livourne (probablement en 1816 ?) après avoir perdu la confiance du dey**.

A ces faits s’ajoutent d’autres événements dont les tenants et aboutissants sont difficiles à appréhender, dont sont victimes des membres de la communauté juive : exécution de Ben Taleb, gestionnaire des affaires Bacri-Busnach, dans les années 1810, exécution de Ben Duran***, concurrent des Bacri, et mokadem à un moment, qui fut peut-être l’instigateur de l’exécution de David Bacri, exécution de plusieurs rabbins qui étaient venus accuser Joseph devant le dey pour usage abusif de sa fonction de mokadem .

.                                                                           * Le dey Hadj Ali (qui règne de 1809 à 1815) est ainsi défini par Grammont : « La plupart des Deys avaient été sanguinaires, celui-ci les dépassa tous ». Le Tableau de la situation des établissements Français dans l'Algérie (1846),  indique : « Il condamnait à mort sans distinction de position ou de dignité, chaque jour les prisons servaient de théâtre à ses exécutions sanglantes (...) on ignorait complétement le motif de ces exécutions, d’autres fois elles n’étaient ordonnées que sur de simples soupçons et pour des fautes de peu d’importance. Un Maure, Sidi Cadour, beau-frère de feu Ahmet Pacha [l’ancien dey] fut pendu pour avoir marié sa fille à un Turc sans la permission du dey. »

                                                                         ** Joseph meurt à Livourne en 1817, dans une pauvreté peut-être relative.

                                                                      *** Grammont et d’autres paraissent intervertir ces deux personnages. Il semble que c’est Ben Duran qui est l’ennemi juré des Bacri et non Ben Taleb. Ben Duran a aussi été mokadem – avant David Bacri ou entre l’assassinat de ce dernier  et la nomination de Joseph comme mokadem ?  La chronologie mérite d’être précisée.

 

Pourtant en 1816, Jacob Cohen-Bacri, le frère de Joseph, est nommé mokadem : longtemps représentant de la firme en France, quand est-il revenu se fixer à Alger, malgré les risques ? On aimerait en savoir plus*.

                                                                    * Grammont note que malgré tout, les deys avaient besoin des Bacri et que ceux-ci parvenaient toujours à surmonter les épreuves.

 

Vers 1820, la maison Bacri-Busnach existe-t-elle toujours ? On peut en douter. Et l‘activité des Bacri seuls semble s’être réduite fortement. Le spécialiste de l’histoire des régences et de la Méditerranée,  D. Panzac écrit : « Les Cohen-Bacri échappent aux émeutiers [du pogrom de 1805] et, avec trois cents autres familles juives, cherchent refuge à Livourne, Tunis ou Tripoli. Certains des Bacri retournent ensuite à Alger, où Joseph devient même muqaddam en 1811, mais leur grandeur et leur puissance font désormais partie du passé. » (Daniel Panzac, La Caravane maritime. Marins européens et marchands ottomans en Méditerranée (1680-1830), 2004 https://books.openedition.org/editionscnrs/36273?lang=fr

 

La grande mosquée de la rue de la Marine à Alger.

Photo de la fin du 19 ème siècle. Site Sacred Footsteps.

https://sacredfootsteps.com/2014/09/06/algeriapictured/

https://sacredfootsteps.com/wp-content/uploads/2014/09/great-mosque-in-the-marine-street-algiers-algerialoc.jpg

 

 

POURQUOI UN PAIEMENT EN 1819-1820 ?

 

 

Parce qu’il faut bien payer ses dettes un jour ou l’autre ?

Comme le remarque le comte de Laborde « La France aurait pu sans doute terminer cette affaire à peu de frais [?] en 1802, mais cette créance resta contestée jusqu’à la restauration ».

Ensuite les choses parurent aller vite : « La commission y mit un tel empressement qu’en peu de mois on termina une affaire en litige depuis vingt-cinq ans. » 

En fait l’affaire mit encore quelque temps à se terminer, n’étant pas l’urgence du moment : dès le retour de la monarchie restaurée, le nouveau consul général Deval reçut des instructions pour annoncer au dey que les dettes seraient bientôt soldées – mais il fallut encore quelques années (les habituelles lenteurs administratives sans doute) pour arriver au résultat.

Il est probable que la « remise en selle » des créances Bacri-Busnach est imputable à l’action de Talleyrand qui avait toujours été favorable à ces négociants (peut-être pour des raisons intéressées, nous n'en savons rien).

Laborde s’étonne ou fait semblant : « quelle était alors cette créance qu’on liquidait ainsi par privilège, par faveur, au milieu d’un milliard peut-être d’autres réclamations de ce genre ? » En effet il existait certainement bien des créances remontant à la période révolutionnaire, au Directoire, au Consulat ou à l’Empire, que le régime de la Restauration a considérées comme prescrites.

Le motif avancé par la convention de 1819 pour expliquer un règlement forfaitaire, qui était d’éviter « les retards qu’entraineraient une liquidation régulière et la nécessité de produire les pièces justificatives à l’appui de diverses créances que l’éloignement des temps et des lieux eût rendu difficiles à réunir », suscite l’ironie de Laborde : « Elle est bien respectable, bien sacrée, une créance que l’on peut réduire de moitié et ne pas liquider régulièrement par un semblable motif ; certes ces négocians avaient bien eu le temps de rassembler toutes les pièces justificatives qu’ils pouvaient se procurer pendant vingt-cinq années de contestation et ces pièces devaient être depuis longtemps à Paris, puisque c’était à Paris qu’on réclamait depuis cette époque. D’ailleurs la distance de Marseille à Alger est-elle si longue qu’en moins d’un mois on ne puisse facilement obtenir des réponses ? ».

Pour Laborde, la convention de 1819 n’était pas un acte administratif à l’égard de créanciers ordinaires, mais « un acte politique, uniquement politique », dont le véritable destinataire n’apparaissait pas (ou à peine) dans la convention : c’était le dey.

Il s’étonne de ce que la convention a prévu que des sommes seraient mises en réserve pour payer les créanciers des Bacri-Busnach. « Qui donc avait requis la commission de prendre cette mesure ampliatoire [d’exécution] ? Ces créanciers avaient fait leurs oppositions au trésor. Cette mesure suffisait pour faire valoir leurs droits. Ces « créanciers cessionnaires si bien protégés et pour lesquels on établissait ainsi des réserves particulières et privilégiées » étaient des tiers à qui les Bacri-Busnach « avaient cédé, vendu ou transféré etc etc, à quelque titre que ce fût, portion de leurs créances et qui ajoutés aux créanciers personnels de plusieurs membres de la famille Bacri, devaient absorber et ont absorbé en effet les sept millions qui n’ont pas même suffi pour tout acquitter ».

 

 

APRÈS LA CONVENTION DE 1819

 

 

Comme le prévoyait la convention de 1819, un montant était réservé pour faire face aux demandes devant les tribunaux des créanciers des Bacri-Busnach.

Laborde écrit que créanciers « devaient absorber et ont absorbé en effet les sept millions qui n’ont pas même suffi pour tout acquitter ».

Selon Laborde, le montant réservé de  2,5 millions aurait donc été insuffisant pour faire face aux oppositions présentées en justice. Quels montants furent réclamés et quels montants furent obtenus par les plaignants ? On ne peut rien en dire en l'état de nos connaissances (voir plus loin pour des indications sur une action en justice d'un membre de la famille Bacri contre Jacob Cohen-Bacri).

Laborde comme d’autres après lui, émet des doutes sur les titres des créanciers des Bacri-Busnach. Julien parle de créanciers fictifs. Quel est le sens de la manœuvre ? Il existe certainement des créanciers véritables – dont peut-être le dey. Pour que ces créanciers ne puissent rien avoir des sommes récupérées par Bacri et Busnach, des créanciers fictifs se présentent, prête-nom des Bacri-Busnach, font valoir leurs titres de créance devant les tribunaux (par exemple des cessions consenties par les Bacri-Busnach sur la dette due par le gouvernement français), et récupèrent partie des montants en jeu qui dès lors sont indisponibles pour de vrais créanciers*.

                                                                    * Un auteur récent écrit par exemple que 15 jours avant la conclusion de l’accord, Bacri remit à son fondé de pouvoir une reconnaissance de dette de 1 250 000 francs en faveur d’un certain Maury qui n’était qu’un prête-nom du négociant algérois. Dans les mois qui suivirent la transaction, une foule d‘autres créanciers fictifs de Jacob Bacri présenta des oppositions devant les tribunaux de Paris et Marseille pour une somme de 20 millions (Amar Hamdani, La Vérité sur l’expédition d’Alger 1985).

Selon la brochure du comte de Laborde, 50 à 60 jugements sont intervenus dans les suites de la liquidation;  les tribunaux et cours d’appel des juridictions de Paris et Aix-en-Provence furent saisis (de nombreux créanciers résidaient à Marseille ou Toulon). On parle même de 300 procès (Edgard Le Marchand, L'Europe et la Conquête d'Alger,1913).

Laborde écrit à propos du dey : « Etranger aux cinquante ou soixante jugemens rendus dans cette affaire, le dey, n’ayant personne pour le représenter, se trouva de la sorte frustré de la part qui aurait dû lui revenir de droit au partage des sept millions ; ainsi cette transaction qu’on n’avait faite que pour lui, présenta en résultat la singularité que le seul créancier en faveur duquel on avait reconnu la créance était le seul qui n’en reçût aucune part » (on peut discuter de l’affirmation que le dey était le principal destinataire de l’apurement des dettes Bacri-Busnach – c’est loin d’être si évident*).

                                                                    * 150 ans après, C.-A. Julien fait exactement le même raisonnement que Laborde : le dey était « la seule personne dont on pouvait assurer que la créance était réelle et fut le seul à qui on n’accorda aucune garantie » (cité plus haut).

 

Nous donnerons en partie suivante quelques indications (très partielles) sur les procès en cascade occasionnés par la liquidation des dettes Bacri-Busnach.

 

 

RETOUR SUR QUELQUES LIEUX COMMUNS

 

 

Faut-il évoquer ici quelques lieux communs qui ressortent fréquemment – en-dehors des milieux des spécialistes de l’histoire, certes -  quand on évoque la dette Bacri-Busnach ?

L’un de ces lieux communs est dicté par un naïf patriotisme algérien : il consiste à dire que l’Algérie de l’époque était riche et la France pauvre puisque celle-ci importait du blé algérien. Il est exact que la France de la décennie révolutionnaire (1789-99) fut confrontée à de multiples difficultés (c’est l’évidence même) dont des difficultés alimentaires très dures en 1795.

Mais du fait que l’Algérie exportait du blé, pouvait-on dire qu’elle était riche ? Ç’aurait été le cas si elle avait exporté ses surplus. Or il ressort que l’exportation des grains – du fait de négociants comme les Bacri-Busnach - était préjudiciable à la population. Il en résulta un fort mécontentement contre la communauté juive accusée d’accaparer des grains pour l’exportation (alors que ces pratiques sont le fait d’une minorité, les Juifs livournais) qui débouche en 1805, période où la famine fait des ravages en Algérie*, sur l’assassinat de Busnach, favori du dey, par un janissaire, donnant le signal d’un pogrom auquel participe la population d’Alger, suivi peu de semaines après par l’assassinat du dey lui-même.

Ainsi si la régence d’Alger exportait du grain à l’époque, c’était au bénéfice de quelques-uns et au détriment de la plus grande partie de la population**.

                                                                      * Cf. Mercier, Histoire de l'Afrique septentrionale (Berbérie) ... : « le pays souffrait de la disette et selon les préjugés de l’époque, la population rendait les Israélites particulièrement Bacri et Busnach responsables de cette situation en leur qualité de marchands de grains exportateurs privilégiés »; « ... en 1805-1806 on signale même que les hommes mangent des cadavres » (Xavier Yacono,. dans son art. critique du livre de P.-A. Julien, première éd., A propos d'un grand livre d'Histoire de l'Algérie, Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1965).

 

Autre exagération : le titre d’un article d’une revue économique de gauche (Alternatives économiques) : « 1830. La France colonise l’Algérie pour ne pas payer ses dettes », avec le chapeau « Sommé de rembourser le dey d'Alger, Charles X lance une expédition punitive qui sera le début d'une occupation de 132 ans ». Comme l’article est accessible sur abonnement, je ne peux pas savoir si le contenu corrige ce que le titre indique*, mais le sens général est conforme à un procédé argumentaire constant de l’opinion anticolonialiste (celle-ci perdure après la fin des colonies - elle est même plus florissante aujourd’hui qu’à l’époque) : 1. Les pays occidentaux (ici la France) ont toujours tort. 2. Pour démontrer le 1., on procède par simplification abusive ou manipulation des faits. Comme on l’a vu, en 1830, la France avait payé ses dettes. Peut-être pas de façon entièrement satisfaisante, mais aucun paiement de la France envers le dey n’était encore dû, en stricte obligation juridique.

                                                                            * L’article est sans doute celui qu’on trouve en accès libre sur ce site http://www.4acg.org/Histoire-Economies-en-guerre-1830-La-France-colonise cet article reproduit le déroulement des faits assez exactement – sans toutefois noter les profits exorbitants des Bacri-Busnach et avec une erreur sur le million prêté sans intérêt par le dey Hassan à la France, qui a bien été remboursé rapidement (voir partie 3); l’article conclut sans surprise – mais en contradiction avec le déroulement des faits – que la France n’a pas payé sa dette au dey, sans démontrer en rien cette conclusion.

 

D’ailleurs comme on va le voir, les raisons de l’intervention française procèdent d’un enchainement d’événements et non directement de la question des dettes.

 

 

 

 

3 mars 2024

ALGÉRIE ET FRANCE AVANT 1830, LES DERNIÈRES ANNÉES. PARTIE UN, ALGER SOUS HUSSEIN DEY   

ALGÉRIE ET FRANCE AVANT 1830, LES DERNIÈRES ANNÉES :

PARTIE UN : ALGER SOUS HUSSEIN DEY 

 

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit.]

 

 

 

 

Nous continuons la série de messages précédente, mais sous un nouveau titre pour la couper et éviter d'atteindre une longueur exagérée

 

 

NUAGES SUR LES ÉTATS BARRBARESQUES

 

 

Il y avait toujours eu des projets pour mettre fin à ce qu’on appelait la piraterie des Etats barbaresques – piraterie dont la conséquence était l’esclavage des Européens capturés en mer par les corsaires barbaresques ou razziés sur les côtes. Mais ces projets n’avaient jamais débouché sur des actions sérieuses.

Les puissances européennes (rejointes par les Etats-Unis) s’étaient contentées de bombarder Alger, Tunis ou Tripoli, afin d’obtenir des meilleures garanties de coexistence ou de non-agression – souvent sans lendemain. Dans presque tous les cas, ces garanties impliquaient des présents ou des tributs versés aux régences. Moyennant ce « racket », la piraterie et l’esclavage avaient diminué sans disparaître  – et l’application des accords avec les pays occidentaux s’accompagnait de multiples vexations de la part des régences.

Vers 1814 une société pour lutter contre la piraterie barbaresque s’était créée sous la présidence de l’amiral sir Sidney Smith.*

                                                                    * Sir Sidney Smith était célèbre pour avoir combattu Bonaparte en Syrie lors de l’expédition d’Egypte en organisant les forces turques, et pour diverses missions plus ou moins secrètes mais qui lui avaient valu une grande réputation.

 

Cette société préconisait la création d’une ligue des nations contre les Etats barbaresques. Mais son influence fut faible car les puissances européennes (politiquement conservatrices) préféraient le statu quo dans les affaires d’Orient.

Un auteur de l’époque écrit que les dirigeants européens « voulaient conserver l’équilibre européen tel que le congrès de Vienne l’avait posé » et ne pas contrarier l’empire ottoman « qui percevait un tribut de tous ces pachas [des régences] et qui avait droit à une souveraineté nominale. C’était se créer des difficultés pour de bien minces intérêts. » (P. Clausolles, L'Algérie pittoresque, ou Histoire de la régence d'Alger depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, 1843).

De plus chaque puissance suspectait les autres de vouloir tirer avantage d’un éventuel changement politique en Afrique du nord.

 

Le bombardement d’Alger par la flotte anglo-hollandaise commandée par lord Exmouth en 1816 avait au moins permis la suppression de l’esclavage des Européens (voir partie 3).

Le congrès d'Aix-la-Chapelle (novembre 1818) recommanda aux gouvernements des deux principales puissances maritimes, la Grande-Bretagne et la France, d’adresser aux chefs des États barbaresques « des paroles sérieuses », les avertissant que s’ils persévéraient « dans un système hostile au commerce pacifique », il se formerait une ligue générale des puissances de l'Europe qui pourrait atteindre les régences « jusque dans leur existence ». Mais cette déclaration aboutit seulement à la démonstration des amiraux Freemantle et Jurien de la Gravière en 1819 (voir partie 3) qui fut sans effet, notamment auprès d’Alger.

 

En 1830, le traducteur du livre du Dr Shaw (vieux d’un siècle) écrit : « les grandes puissances, par une politique peu généreuse, ont longtemps cherché à se conserver la navigation libre de la Méditerranée aux dépens des petites. Cependant toutes consentent aujourd’hui à être honteusement tributaires des forbans d’Alger, sous différentes dénominations ». « Mais à quel peuple est-il réservé de dompter ces forbans qui glacent d’effroi nos paisibles navigateurs ? Aucune nation ne peut le tenter seule; car si l’une d’elles l’osait, peut-être la jalousie de toutes les autres y mettrait-elle des obstacles secrets. Ce doit donc être l’ouvrage d’une ligue universelle. Il faut que toutes les puissances maritimes concourent à l’exécution d’un dessein qui les intéresse toutes également. »

 

Carte des Etats barbaresques avant 1830, "comprenant les Régences d'Alger, de Tunis, de Tripoli et de l'Empire de Maroc (...), dressée par Bourgeois, cartographe.

Gallica.

 

 

 

 

 

L’AVENIR D’ALGER VU PAR LES OCCIDENTAUX

 

 

La suppression des régences comme entités politiques, lorsqu’elle était envisagée, posait la question de ce qui leur succéderait – et notamment de la possibilité d’une colonisation européenne de l’Afrique du nord.

Des auteurs de toute nationalité, « tous de tendance libérale, ont lancé des appels (...) à une intervention civilisatrice sur la côte de Barbarie après le retour à la paix européenne en 1815 » (David Todd, Retour sur l’expédition d’Alger : les faux-semblants d’un tournant colonialiste français, Monde(s), 2016 https://www.cairn.info/revue-mondes-2016-2-page-205.htm ).

Parmi eux le consul américain  à Alger  William Shaler  (en poste de 1815 à 1828) dans ses Sketches of Algiers (1826). Shaler passait ses congés à Marseille et était peut-être influencé par les milieux économiques de la ville qui étaient probablement, en France, ceux qui étaient le plus en faveur d’une intervention en Afrique du nord. Shaler préconisait l’installation en Afrique du nord « d’un nouveau type d’établissements sur le modèle (idéalisé) des colonies libres des Grecs et des Romains de l’Antiquité » (selon Todd).  Shaler malgré son antipathie (d’Américain) pour la Grande-Bretagne estimait que c’était à elle que revenait me rôle d’en finir avec Alger*.

                                                                         * Shaler publia son livre en 1826 à Boston. On peut s’étonner qu’il y ait préconisé ouvertement la disparition de la régence, alors qu’il y était toujours consul en poste. On sait que son livre fut connu à Alger à l’époque, comme le consul français Deval l’indique en 1827 à son ministre en lui envoyant des extraits.

 

Le célèbre économiste libéral Jean-Baptiste Say recommandait également la fondation de « colonies indépendantes » en Afrique du nord ; il prévoyait que le jour où « les côtes de la Barbarie seront peuplées de nations civilisées, industrieuses et pacifiques, la Méditerranée ne sera plus alors qu’un vaste lac sillonné en tous sens par les riches habitants qui peupleront ses rives » (Traité d’économie politique).

Ainsi certains auteurs n’envisageaient pas l’installation à proprement parler de puissances européennes en Afrique du nord, mais d’établissements européens, relativement indépendants de leurs pays d’origine, comme l’avaient été les colonies grecques de l‘Antiquité – sans s’interroger plus avant sur la faisabilité de cette conception.

Faut-il accorder une grande importance à l’existence dans les milieux gouvernementaux français « d’un projet colonial en Afrique du Nord [qui] s’esquissait depuis le milieu des années 1820 » (Todd, art. cité), donc avant la crise de 1827 dont on va parler ? Todd accorde une certaine importance à ce projet comme signe d’une volonté française de coloniser l’Afrique du nord.

Mais en fait, il s’agissait d’envisager « un peuplement limité à la partie orientale de la Régence, dans l’espoir d’y développer la culture de denrées coloniales, notamment le coton » (Todd) - et il semble que ce projet s’articulait autour des fameuses concessions française (La Calle, Collo, emplacements à Bône) qui auraient pu changer (plus ou moins) de statut, évoluant de simple concession à une forme de souveraineté française – sans affecter le reste de la régence. 

 

 

HUSSEIN DEY

 

 

Le successeur d’Ali Khodja (et le dernier dey) fut Hussein (Hussein ibn Hussein, Hüseyin, en turc). Il était né en Asie mineure, à  Smyrne ou à Vourla (Urla, à 50 kms de Smyrne) vers 1764-65 ; son père était officier d’artillerie au service du sultan ottoman. On dit que le jeune Hussein fréquenta l’école spéciale d’artillerie fondée le  baron de Tott. *

                                                                                * Officier de hussards de l’armée française, d’origine hongroise, le baron de Tott défendit pour les Turcs le détroit des Dardanelles contre l’offensive navale de l’amiral russe Orlov, puis fut chargé vers 1770 par le sultan d’organiser une école d’artillerie et une fonderie de canons. Auteur d’un projet d’invasion de l’Egypte présenté sans succès aux ministres français de l’Ancien régime, son projet fut exploité lors de l’expédition de Bonaparte.

 

Il fit aussi des études de théologie. Il entra dans le corps des canonniers et fut nommé officier (ce qui lui permit semble-t-il de venir en France en mission d’information). Mais ayant fait un acte d’indiscipline, et risquant une punition sévère, il quitta l’empire ottoman stricto sensu et arriva à Alger où il s’engagea dans le corps des janissaires – selon certaines sources il se fit corsaire (mais les corsaires avaient fini par s’intégrer au corps des janissaires).Selon les auteurs français de l’époque, Hussein profita de la possibilité offerte aux janissaires d’exercer une activité (du moment qu’ils répondaient à l’appel de leurs chefs en cas de besoin) pour tenir une boutique de fripier, y acquit de l’aisance et de la réputation. Il fut alors choisi comme directeur de l’entrepôt du blé où il montra ses capacités d’administrateur*.

                                                                         * Mais selon l’auteur algérien Sidi Hamdan-Ben-Othman-Khoja (auteur de l’Aperçu historique et statistique sur la régence d'Alger, intitulé en arabe "Le Miroir", traduit en 1833), Hussein ouvrit « un commerce à Alger spécialisé dans la vente de différentes matières premières agricoles (blé, tabac...), qui compte bientôt de nombreux entrepôts et annexes » (Wikipédia art. Hussein dey). La qualification de fripier donnée à Hussein par les auteurs français, même reconnaissant ses mérites, est-elle une façon de le dénigrer ? A moins qu’il ait réellement commencé comme fripier avant de se lancer dans des affaires plus valorisantes.

 

Vers 1790 il épousa la fille du neveu du dey Mohamed ben Othmane. Au décès de celui-ci, ce neveu Sidi Hassan devint dey ce qui renforça la position de Hussein. Malgré la vie politique agitée de la régence et les changements parfois violents à la tête de l’Etat, Hussein réussit à se maintenir plus de 20 ans parmi les hauts fonctionnaires de la régence. Compte tenu de sa formation théologique, il est un moment imam du dey.

Le dey Omar Pacha (qui règne de 1815 à 1817) fait appel à lui pour les fonctions de secrétaire de la régence et de grand écuyer, puis kodjet el-khil (ou khodjet el kheil, ministre des propriétés nationales) ce qui en faisait un membre du divan.

Il était khodjet el kheil sous le dey Ali Khodja, dont il semble avoir approuvé la politique de mise au pas des janissaires. Lorsqu’Ali Khodja mourut de la peste (28 février ou 1er mars 1818) après un règne de quelques mois, désigna-t-il comme son successeur Hussein (dont la nomination fut ratifiée par le divan) - ou bien Hussein manoeuvra-t-il après la mort d’Ali Khodja pour être choisi ? Hussein a prétendu avoir accepté la fonction parce qu’il n’avait pas le choix. S’il refusait sa vie aurait été en danger**.

                                                            *  Il ne semble pas que Hussein ait été khaznadji (premier ministre et ministre des finances) du dey Ali Khodja, comme l’écrivent certains auteurs français de l’époque. Grammont écrit qu’Ali Khodja «  mourut en désignant pour son successeur le Khodjet el Kheil Hussein ».

                                                            **  On peut signaler qu’un auteur français des années 1840 prétend que Hussein aurait comploté contre Ali Khodja pour prendre sa place et le qualifie de « confident perfide » d’Ali Khodja, mais ce point de vue (étayé par quelle source ?) est isolé (P. Clausolles, L'Algérie pittoresque ou Histoire de la régence d'Alger depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, 1843).

 

 

UN DES MEILLEURS DEYS D’ALGER

 

 

Les anciens auteurs français – dans l’ensemble - ont rendu justice aux qualités d’Hussein : « il fallut au nouveau dey autant de talent que d’habileté pour s’élever et se maintenir à ce poste éminent. Ce qui confirme notre opinion, c’est la bonne administration dont il a fait preuve pendant toute la durée de son règne. Les Algériens qui l’ont connu assurent en effet que cette administration se distingua par un caractère de justice et de fermeté que n’avaient point les précédentes ». (Léon Galibert, L' Algérie ancienne et moderne depuis les premiers établissements des Carthaginois...,  1844).

« Hussein Dey était un vieillard honnête homme, doué de beaucoup d’esprit naturel et d’une capacité remarquable. Son gouvernement se distingua par l’ordre, la douceur et la probité, mais il avait de l’entêtement comme Charles X ; une fatalité irrésistible l’a entraîné à sa ruine* » (Arsène Berteuil, L'Algérie française: histoire, moeurs, coutumes, industrie, vol.1, 1856).

                                                                                 * « Il disait à quelques Français qui allèrent le voir avant son départ qu’il avait commis une grande faute en s’attirant la colère d’une puissance comme la France, mais que naturellement irascible et obstiné, il se reconnaissait ces deux défauts » (Arsène Berteuil).

 

Pour un historien récent (Charles-André Julien, Histoire de l'Algérie contemporaine, 1986) Hussein était un homme « intelligent et autoritaire ».

Hussein était conscient de l’intérêt pour son pays de se moderniser ; il suivait et approuvait les efforts du sultan ottoman Mahmoud et du pacha d’Egypte Mehemet Ali pour adopter les techniques et certaines institutions européennes. Néanmoins on peut penser que les tendances modernistes du dey Hussein étaient plus une vue de l’esprit qu’une intention suivie. 

 

Le dey Hussein (régnant de 1818 à 1830). Artiste inconnu..

Private Collection / bridgemanimages.com

Site de reproductions Meisterdrucke.

https://www.meisterdrucke.fr/fine-art-prints/Unknown-artist/943649/Hussein-Pacha%2C-dey-%28grand-oncle%29-d%27Alger-de-1818-%C3%A0-1830%2C-date-%C3%A0-laquelle-les-Fran%C3%A7ais-ont-pris-Alger..html

 

 

ÉVOLUTION INTÉRIEURE DE LA RÉGENCE

 

 

« ... au moment où Housseïn qui devait être le dernier dey d’Alger acceptait le pouvoir [mars 1818] la situation s’offrait menaçante sur tous les points » (Ernest Mercier, Histoire de l'Afrique septentrionale (Berbérie) depuis les temps les plus reculés, 1888) ; « l’anarchie était complète à l’intérieur de la régence » (H.-D. de Grammont, Histoire d'Alger sous la domination turque (1515-1830), 1887).

(NB : dans ce chapitre nous gardons dans les citations l’orthographe des noms propres qu’on trouve dans les deux livres cités ci-dessus – or celle-ci n’est pas toujours identique de l’un à l’autre : ainsi Grammont écrit par exemple Yahia-Agha  et Mercier Yahïa-ag’a. L’orthographe de ces auteurs anciens n’est certainement pas conforme à l’usage actuel. Hormis les citations litérales, nous essayons de nous en tenir à une orthographe commune, aussi défectueuse soit-elle.) Le nouveau dey Hussein confia à Yahia agha, alors caïd des Beni Djâad, la charge importante d’agha (aga) des Arabes * où il devait particulièrement s’illustrer.

                                                                          * Expression utilisée par les Occidentaux ; il s’agit de l’ agha de la méhallé, ou méhalla : ministre de la guerre et chef de toutes les forces armées terrestres de la régence (au départ chef des troupes arabes seulement, puis des forces turques et arabes).

 

En 1819 le bey de Constantine fut destitué, tandis que son successeur laissait impuni le massacre lors d’un festin de chefs de la famille des Mokrani par les membres d’une autre branche de cette famille.

Yahia agha (chef de l’armée du dey) chargé de soumettre   le marabout Mohammed el Kebir, aîné des fils de Sidi Ahmed Tedjani (voir partie 3), fit une expédition contre leur place-forte Aïn- Madi sans résultat tangible (1818-1819). Il exigea le service militaire des Amraoua qui refusèrent,  provoquant de proche en proche un soulèvement d’autres tribus de Kabylie du sud-ouest, mais  les révoltés finirent par se combattre  entre eux, puis firent leur soumission (1819).

A Médéa, le beylik de Titteri réduisait à l’obéissance les tribus du sud : « ce résultat ne devait être obtenu qu’après de longues années de luttes »Dans le beylick de Constantine, l’assassinat d’un chef kabyle sur instigation de Yahia aga relançait la révolte.

Dans la région de JIgel, il y avait une résurgence (ou la continuité) de la révolte derkaoua, bien que celle-ci fût contenue grâce à des troupes envoyées par le sultan ottoman (voir plus loin) ; Mercier n’en parle pas, sauf erreur – ce soulèvement affecte une région où les troubles ont débuté depuis environ une quinzaine d’années.

Le bey de Constantine, incapable de réunir le montant des impositions, fut remplacé  par Ahmed le Mameluck tiré pour la circonstance de sa prison (voir partie 3). Ahmed fit exécuter son prédécesseur ; il mena des opérations plus ou moins victorieuses contre les tribus du sud, aidé par les divisions de ces dernières. Il s’appuya sur la famille des Bou-Aokaz et sur Fehrate ben Saïd, l’ambitieux  neveu du chef des Bou-Aokaz   .

 Poussé par Fehrate, qui avait des ambitions sur les tribus du sud, le bey de Constantine commença une opération contre Touggourt, qui tourna court, le chef insoumis que voulait renverser Ferhate ayant payé une forte somme au bey pour qu’il le laisse tranquille. Fehrate poussa alors des tribus à la révolte, obligeant le bey à agir contre lui, avant de faire sa soumission.

Le lieutenant du bey  Mahmoud fils de Tchaker bey* abusa de son pouvoir intérimaire durant l’absence d’Ahmed le Mameluck en faisant décapiter sans raison plausible au cours d’une promenade militaire quarante malheureux indigènes Le dey se contenta de destituer Mahmoud  - puis il destitua Ahmed le Mameluck qui se comportait avec désinvolture et incompétence.

                                                                           * Tchaker avait été exécuté sur ordre du dey à la suite de son gouvernement violent et tyrannique du beylick de Constantine.

 

Le nouveau bey de Constantine Braham le Crétois parvenait à vaincre deux tribus kabyles révoltées sur les trois qu’il combattait, mais son lieutenant subissait un véritable désastre en janvier 1823 contre les  Oulad Si Ali Tehammamet de la région de Batna.

En 1823 les Beni Abbès se révoltèrent en interceptant la route de Constantine, « sous prétexte que le bey de Constantine ne leur avait pas servi la redevance de 500 moutons qu’il leur donnait habituellement ». 

 

Yahia agha marcha contre eux. La révolte se propagea : les tribus voisines de Bougie attaquèrent la garnison turque. En 1824, Yahia avec 1000 soldats turcs et 8000 cavaliers indigènes détruisit leurs villages (12 selon Mercier, trente selon Grammont qui vise peut-être l’ensemble de la campagne), profitant des divisions entre les révoltés : ceux-ci  demandèrent  l’aman (le pardon). Les révoltés étaient maintenant réduits à quelques tribus : « Yahïa-ag’a marcha contre les Mezzaïa, les surprit, leur tua beaucoup de monde, brûla leurs villages et alla camper sous les murs de Bougie. Toutes les tribus rebelles vinrent alors lui apporter leur soumission » [septembre 1824]. (Mercier) En 1825, Yahia attaqua les Beni Ouaguennoun et Beni Djennad dans leurs montagnes ; il coupa 300 têtes d’ennemis. Mais son attaque contre les Oulad Aïssa Meïmoun  fut un échec en raison de l’indiscipline des goumiers (soldats indigènes par opposition aux Turcs), ainsi que son attaque des Beni Djemad. Mais quelques succès poussèrent les révoltés à traiter et Yahia put rentrer à Alger avec de bons résultats de campagne.

 

 

Planches de l'« Histoire de monsieur Cryptogame » par Rodolphe Töpffer (1830, publiée en 1846).  

Les protagonistes de l'histoire se retrouvent esclaves à Alger. Monsieur Cryptogame est acheté par Aboul Hassan, pour planter des salades, le docteur (sorte de Pangloss) devient précepteur des enfants Moustacha et Elvire entre au sérail du dey d’Alger (Töpffer écrit bey par erreur). Les enfants Moustacha  passent leur temps à jouer à "tiens-toi bien" avec le docteur, de sorte que leur père vient le prévenir que si dans deux jours, ses enfants ne savent pas la physique, le docteur sera pendu.

Le Genevois Töpffer, considéré comme le créateur de la bande dessinée, illustre de façon délibérément fantaisiste, la représentation de la régence d'Alger par les Occidentaux. Certes en 1830 l'esclavage (des Occidentaux) avait officiellement disparu à Alger (depuis le bombardement de lord Exmouth en 1816 et le traité qui suivit) mais le souvenir en était récent et la version souriante de Töpffer était sans doute loin de la réalité.

Gallica.

 

 

 

 

 

UN RETOUR À L’ORDRE OTTOMAN ?

 

 

Les succès de Yahia agha commencèrent inévitablement à susciter la jalousie et a crainte du dey. Dans l’immédiat, il destitua le dey de Constantine Brahim le Crétois (à qui on n’avait rien à reprocher !) Le nouveau bey nommé à sa place pouvait à peine se faire comprendre en arabe et « imbu des préjugés de sa race, ne s’entoura que de Turcs », d’autant que son lieutenant était le fils de Tchaker déjà connu par ses violences. Sa gestion amena de nouvelles perturbations et des révoltes. Le bey de Constantine fut incapable de réunir le montant des impôts et fut destitué en 1826.

Pendant ce temps à Alger, le khaznadji Brahim (gendre du dey) s’efforçait de desservir Yahia agha, d’accord avec El Hadj Ahmed, petit-fils d’un ancien bey de Constantine. Finalement le dey nomma El Hadj Ahmed bey de Constantine ; celui-ci partit pour sa province avec Yahia agha et obtint la soumission de quelques tribus frontalières. Les relations furent vite méfiantes entre le nouveau bey et Yahia agha.

« Un certain nombre d’exécutions suivirent la prise de possession du pouvoir par El-Hadj-Ahmed » (Mercier). Le nouveau dey procéda à des changements dans les commandements des tribus kabyles fidèles : « Allié aux Ben Gana et aux Mokrani, connaissant tous les grands chefs, il commença par confier les commandements importants à des hommes à lui dévoués après s’être débarrassé des autres ». Les membres des familles écartés par lui se réfugièrent dans une chapelle célèbre, la Zaouïa, où un des lieutenants du bey les captura et les fit décapiter.

El Hadj Ahmed parvint à éliminer tous les foyers de rébellion, avec l’aide de ralliés à sa politique - et sa visite à Alger en 1827 pour apporter le montant des impôts fut triomphale. Le dey le proclama son fils adoptif. Attaqué au retour par des rebelles, il put triompher d’eux - mais des incidents opposèrent ses subordonnés à ceux de Yahia agha.

Dans l’ouest, le chef religieux Mohammed El Kebir Tedjini (Tidjani, Tedjani) avait résisté aux attaques de Yahia agha et du bey d’Oran Hassan. Il s’apprêta à soulever les Hachem. Le bey Hassan fit décapiter leurs dirigeants préventivement en quelque sorte. Vers la fin 1826 les Hachem décapitèrent des collecteurs d’impôts turcs et prétendirent faussement avoir tué le bey et son lieutenant, de sorte que Mohammed el Kebir Tedjini, trompé par ce stratagème et sur l’importance du soulèvement, accepta de se mettre à leur tête.

Il attaqua Mascara avec des troupes peu nombreuses. Il allait donner l’assaut quand l’armée du dey apparut. Une partie des  Hachem prit la fuite. Isolé avec quelques partisans  Mohammed Tedjini fut capturé lors d’un combat, tué, sa tête et ses armes envoyées à Alger avec « une belle esclave géorgienne qui l’accompagnait » (1827). Son frère Mohammed Sréïr sembla renoncer à toute prétention politique, se bornant à s’occuper des intérêts religieux de la confrérie.

Les Hachem firent leur soumission.

Le bey d’Oran marcha contre un marabout des Derkaoua qui avait soulevé les Mahia (Méhaïa chez Mercier] et les Angad, les battit à la sanglante bataille de Sidi Medjahed et contraignit son adversaire à chercher un refuge au Maroc. Le bey réprima encore une insurrection l’année suivante (1828) – puis la province demeura calme.

Dans le sud de la province d’Alger, le bey Moustafa Bou Mezrag avait contraint à la soumission les diverses tribus et punit l’une d’elles qui avait aidé Tidjani/Tedjani : il «  ramena des prisonniers qui furent expédiés à Alger et assujettis aux plus durs travaux » (Mercier).

 Cependant la conspiration ourdie par le Khaznadji Brahim et El Hadj Ahmed bey contre Yahia agha suivait son cours. Yahia fut accusé d’avoir fourni aux troupes des provisions avariées. Il fut destitué et interné à Blida en février 1828, puis le dey le fit mettre à mort – se privant ainsi d’un chef capable au moment où la régence allait affronter une crise extérieure qui devait l’emporter.

Faut-il conclure avec Mercier que Hussein dey a relevé l'autorité turque en Algérie ? (c’est le titre d’un des chapitres de son livre). Il écrit : « L’énergie de Housseïn dey, secondée par le courage et l’habileté de Yahïa aga, ne tarda pas à porter ses fruits en faisant rayonner pour la dernière fois l’autorité turque au loin. ». La durée, la multiplicité et l’ampleur des insurrections, même si vers la fin de la période, elles semblent en voie d’extinction, indiquent clairement les difficultés auxquelles l’ordre ottoman était exposé.

 

Quartier général des janissaires à Alger (devenu cercle militaire sous la domination française). Photographie vers 1910.

Wikipédia, art. Régence d'Alger.

 

 

POLITIQUE EXTÉRIEURE ET RELATIONS AVEC LE SULTAN

 

Les observateurs ont noté que dans la période concernée, Alger a paru se rapprocher de l’empire ottoman plus qu’auparavant.

Le consul français Deval note en 1816 que le dey Orner « a ramené tous les esprits de la régence vers ce centre de domination turque [ ?] et son gouvernement paraît être dans la plus parfaite intelligence avec le ministère ottoman ».

                                                                           * Omer Dey était né à Metelin (Mytilène, ou Lesbos dans l’Archipel grec, à l’époque inclus dans l’empire ottoman) et ne parlait pas l’arabe. Le consul déclarait qu’il paraissait être « un prince calme, réfléchi, sévère mais juste, cruel envers les maures [les Arabes] qu'il a combattus pendant plusieurs années avec succès à la tête de la milice [l’odjack ou milice des janissaires] ».

 

Omer se déclarait prêt à exécuter tout ordre émanant de Sa Majesté le Sultan. Il obtint l’envoi de 1290 nouveaux janissaires venus de Turquie. En 1816, il rend compte au sultan du bombardement d’Alger par lord Exmouth en présentant le bombardement comme une guerre qui implique le sultan (qu’en pensait vraiment ce dernier ?) : « Nombreux sont vos serviteurs, héros courageux, qui sont tombés martyrs de cette guerre tout en défendant leur religion et leur Sultan ; leurs âmes sont montées vers Dieu et habitent le paradis ; que Dieu leur accorde sa miséricorde » - il demande aussi comme dans une lettre précédente que le sultan lui envoie des hommes et des munitions contre les flottes chrétiennes  (Abdeljelil Temimi, Documents turcs inédits sur le bombardement d'Alger en 1816, Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 1968. https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1968_num_5_1_985

Ces relations étroites paraissent perdurer après la mort d’Omer et l’arrivée au pouvoir d’Hussein (après le court règne de 4 mois de Ali Khodja). En 1827 nous verrons Hussein rendre compte au sultan de l’incident du chasse-mouche avec le consul Deval.

Le respect du sultan se manifeste en déférant à ses injonctions pour faire régner la paix entre ses vassaux : en 1820 la paix entre Alger et Tunis faillit être une nouvelle fois rompue. Mais le sultan ottoman intervint et amena les deux régences à signer une paix définitive (mars 1821).

Les régences durent aussi répondre à l’appel du sultan quand éclata en 1820 l’insurrection de la Grèce qui devait mener à son indépendance : « ... le sultan se vit dans la nécessité de faire appel à ses vassaux d’Afrique. Un envoyé turc vint à Tunis requérir l’envoi en Orient de toutes les forces disponibles pour participer à la Guerre Sainte (...) Le dey d’Alger qui avait reçu un appel analogue paraît avoir expédié en Orient dès 1821 des navires de guerre qui, unis à ceux de Tunis de Tripoli et d’Egypte, furent d’un grand secours aux Turcs pour leur guerre maritime » (Mercier).

Il n’est pas certain, comme on le dit parfois, que la flotte d’Alger ait participé à la bataille de Navarin (1827) où la flotte turco-égyptienne fut battue et détruite en grande partie par les flottes combinées de France, d’Angleterre et de Russie, défaite qui accéléra la conclusion de guerre d’indépendance de la Grèce.

On peut aussi noter que le sultan aida (par l’envoi de troupes) la régence à combattre les soulèvements intérieurs, par exemple le soulèvement derkaoui dans l’est du pays en 1821-22*.  

                                                              * Ce soulèvement est peu connu. On a déjà noté qu’il affecte une région déjà concernée par un soulèvement derkaoui vers 1808.

 

Dans un rapport de 1822, le wakīl al ḫarāğ* écrit : «  ... ces Darqāwi sont apparus l’année dernière, aux environs de Jijel (...)  Beaucoup de gens ont été victimes de leur injustice et de leur sauvagerie. Ils se sont appropriés et ont volé les biens du peuple ainsi que ceux de l’Etat. Mais la fitna [« terme qui généralement désigne une guerre civile ». A. Gheziel ] a vite été contenue grâce au Sultan, que Dieu lui prête longue vie, et aux renforts qu’il nous a envoyés afin de combattre les rebelles insurgés et d’éradiquer le mal à la racine » (Abla Gheziel,  La politique des deys d’Alger à la veille de la conquête française (1730-1830)., Al-Mawaqif (Revue des études et des recherches sur la société et l’histoire), 2011, https://hal.science/hal-02062607/document)

                                                                  * Souvent écrit Ouakil al-kharadj, ministre de la marine et des affaires étrangères (par ex. art. Wikipédia Régence d’Alger).


En juin 1816, le dey Omar demandait aussi l’aide du sultan pour combattre un « faux Mahdi »  : « Aussi nous vous demandons de nous envoyer des soldats et des munitions de guerre, car cela est un devoir qui vous incombe, du fait que depuis cinq ou dix ans, est apparu à l'ouest et à l'est du pays un faux Mahdi (...); sa bande ne reconnaît pas Dieu ; ses gens de montagne ont la tête nue [?] et ils n'ont plus la foi.  (...) Nous prions votre Majesté d'envoyer à vos janissaires des munitions de guerre puisque ce que nous avons actuellement est insuffisant. » (cité par A. Temimi).  Il s’agit de l’insurrection des Derkaoua dans l’ouest du pays. Le faux Mahdi est certainement El Harche/El-Ahrèche/al ʼAḥrāš, mais en 1816 il est probablement mort (mais on l'ignore peut-être); en tous cas, il a des successeurs.

Dans l’article précité Abla Gheziel tend à minimiser les liens politiques entre Alger et l’empire ottoman, insistant sur l’indépendance pratique de la régence* – qui sera soulignée par les diplomates français quand viendra le moment d’affronter la régence.

Malgré cette indépendance pratique, les puissances occidentales ne considèrent  pas, formellement ou protocolairement, Alger (ou Tunis et Tripoli), comme un Etat souverain : en témoigne le fait qu’elles nomment auprès d’Alger, des consuls (consuls généraux au mieux) et non des ambassadeurs comme il est de règle entre Etats souverains.

 

 

Régence d’Alger, 1/3 Boudjou argent, an 1233 de l’Hégire (1818), au nom de Mahmoud II , sultan de l’Empire ottoman.  Les monnaies illustrent l’appartenance d’Alger à l’Empire et la fidélité au sultan.

Vente Drouot, https://drouot.com/fr/l/21419015-algerie-regence-dalger-mahmoud-ii-sultan-de-lempire-ottoman

 

 

CHARLES X ÉCRIT AU DEY

 

 

En 1824 les relations étaient encore bonnes entre Alger et la France. Charles X écrit au dey pour lui apprendre qu’il a succédé à son frère décédé Louis XVIII :

« CHARLES X A HUSSEIN, DEY D’ALGER. Saint-Cloud, le 20 septembre 1824. Illustre et magnifique Seigneur, Dieu vient d’appeler à lui notre très aimé frère Louis XVIII, Empereur de France, de glorieuse mémoire. Il nous serait impossible de vous exprimer la douleur et l’affliction où nous a jeté un coup aussi affreux qu’inattendu. (...) La Providence nous a enlevé le plus tendre des frères et a privé la France du meilleur des Empereurs. Les étrangers perdent un ami de l’humanité, un allié fidèle et sincère ... »

Ce à quoi le dey répond : « HUSSEIN, DEY D’ALGER, A CHARLES X. Alger, le 10 novembre 1824 (...). Cette malheureuse nouvelle nous a rempli de peine et de tristesse. (...) Nous avons en même temps appris qu’en vertu du droit de succession héréditaire et d’après les lois fondamentales du Gouvernement, vous avez été appelé au trône de vos illustres ancêtres (...) nous emploierons tous nos moments à observer religieusement les devoirs de l’ancienne amitié qui existe avec solidité entre les deux Gouvernements. »

Le dey répond également à la lettre de même teneur que lui a adressée le ministre des affaires étrangères, le baron de Damas : « Après avoir offert à notre grand ami de Damas (...) les salutations les plus sincères et les plus affectueuses, et après nous être informé comme il convient de l’état de votre santé (...) nous avons appris que, par la volonté du Très-Haut, le très magnifique Roi de France, notre grand ami, a passé de la maison de ce monde périssable à la demeure de l’éternité... »

(E. Plantet, Correspondances des deys d’Alger avec la Cour de France, t. 2)

 

 

 

HISTOIRE DE LA CRÉANCE BACRI-BUSNACH

 

 

Ce qui va emporter la régence dans une crise avec la France, c’est la question des créances Bacri-Busnach.

Nous allons suivre ici l’historien Pierre-André Julien qui a donné un récit des faits  - qui sont assez embrouillés - plus objectif, semble-t-il, que les récits des anciens historiens (Mercier, Grammont, Rousset)*. Toutefois certaines assertions de Julien sont des hypothèses qu’il est maintenant impossible de vérifier. Nous complèterons ce récit par quelques retours en arrière.

                                                                        * L’ouvrage de Julien est qualifié par X. Yacono de « travail énorme qui est d'abord une somme de toutes les recherches antérieures » (compte-rendu de la première édition : Xavier Yacono, A propos d'un grand livre d'Histoire de l'Algérie, Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1965,.https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1965_num_12_4_2885).

 

Voici la présentation que donne Julien de l’affaire qui culmine dans le célèbre incident d’avril 1827 (le consul Deval reçoit un coup de chasse-mouche de la part du dey lors d’une entrevue orageuse) : « une louche affaire menée par les tout-puissants négociants juifs* d’Alger avec la complicité de politiciens tarés de Paris ; un incident provoqué par un diplomate suspect ... »

                                                                                  * Notons ici une fois pour toutes que nous reproduisons telles quelles les citations d’époque ou d’historiens qui indiquent la qualité de juif, et bien entendu, sans aucune intention péjorative. Dans les textes du 19 ème siècle, il est difficile de faire la part des intentions. Mais la communauté des négociants juifs d’Alger était nettement identifiée et le rappel permanent de la qualité de juifs obéit le plus souvent au souci de caractériser les personnes dont on parle, à une époque où, aussi bien à Alger qu’ailleurs, la communauté d’appartenance est un critère d’évidence. Ainsi, le ministre des affaires étrangères devant la chambre des députés en 1829 déclare : « une créance déjà remboursée à des Juifs algériens pour des fournitures de grains » ; la cour royale (d’appel) d’Aix-en-Provence, citant le requérant dans une instance en 1826 : « Le sieur Nathan Coën Bacri, Juif originaire d’Alger, naturalisé Français par lettres de sa majesté du 10 sept. 1823 et domicilié à Paris ».

 

La maison de commerce Bacri et Busnach* (dont on a parlé en partie 3) avait fourni des grains aux départements du midi de la France puis à l’armée d’Italie et d’Egypte entre 1793 à 1798.

                                                                           * La maison était dirigée par Joseph Cohen-Bacri et Neftali Busnach (Boujenah).

 

Les prix de ces exportations étaient plus chers que ceux exportés par l’agence d’Afrique (qui il est vrai cessa de fonctionner vers 1798 - ?) et de moins bonne qualité, mais l’influence des Bacri-Busnach leur avait fait donner la préférence. Les Bacri accordaient des délais de paiement et en profitaient pour majorer « démesurément » (selon Julien) leurs créances.

Les Bacri-Busnach persuadèrent le dey qu’ils ne pourraient rembourser leurs dettes envers lui que si la France les remboursait de leurs créances. Ils ne souhaitaient pas un décompte exact qui aurait mis en évidence les cargaisons avariées et les reprises « opportunes » par des corsaires*. Les Bacri purent compter sur l’appui de Talleyrand quand ce dernier accéda au poste de ministre des relations extérieures du Directoire.**

                                                                    * Voir plus loin.

                                                                  ** Talleyrand allait rester ministre des affaires étrangères jusqu’au début de la Restauration (1814-15) avec quelques interruptions (notamment à la fin de l’Empire où il était en disgrâce). Lors de la seconde Restauration (en 1815, après les Cent jours) il fut président du conseil (l’équivalent de Premier ministre).

 

En 1800 les créances s’étaient accrues de 5 millions en deux ans mais Talleyrand préconisait à son collègue es finances le remboursement de ce qu’il présentait non comme une affaire particulière mais une affaire de politique étrangère.

Bacri et Busnach touchèrent un acompte de 3 175 000 francs sur les 7 942 902 qu’ils demandaient à ce moment, ce dernier montant fut porté à 8 151 000 francs de façon à justifier un second acompte de 1 200 000 francs.

Bacri et Busnach firent intervenir le dey pour affirmer au gouvernement français que l’argent dû aux négociants était en fait à lui – mais ne lui donnèrent rien des 4 millions déjà touchés. En fait il semble que leur dette réelle envers le dey était de 300 000 francs (d’où sort ce chiffre ?)

Mais les relations qui se refroidirent avec la régence sous la période napoléonienne bloqua la suite du remboursement des 7 millions que réclamait encore les Bacri-Busnach.

Entretemps, Naftali Busnach, considéré comme le ministre officieux des finances et le conseiller intime du dey Mustafa, et accusé à ce titre de ce qui n’allait pas dans la régence, avait été tué en 1805 par un janissaire – meurtre qui déclencha le pogrom de 1805 à Alger, suivi à brève échéance du meurtre du dey Mustafa (voir partie 3). Les Bacri semblent avoir fui la régence dans un premier temps (cf. D. Panzac, La Caravane maritime,  2004), puis y reviennent. Ils arrivent à maintenir relativement leur statut mais dans une position menacée, durement taxés par le nouveau dey (voir plus loin). 

David Cohen-Bacri, fils de Joseph, fut mokadem (chef) de nation juive jusqu’en 1811, date de son exécution sur ordre du dey, peut-être accusé d’être un espion au service du sultan ottoman. Joseph lui succéda comme mokadem mais tomba en disgrâce auprès du dey (quand précisément ?), il se réfugia à Livourne et y mourut en 1817. Dès lors les titulaires de la dette étaient Jacob Cohen-Bacri, frère de Joseph, et Michel Busnach, frère de Naftali. Jacob avait longtemps été le représentant de la maison-mère à Marseille et à Paris, souvent en désaccord avec son frère. Il était retourné en Algérie et avait succédé à son frère comme mokadem en 1816.  Un fils de Joseph (donc neveu de Jacob), Nathan, vivait en France et menait une vie mondaine.

Jacob Bacri était considéré comme titulaire de la dette parce qu'il était devenu le chef de la maison de commerce - mais il existait des héritiers de ses trois frères décédés, ce qui pouvait poser problème. 

 

LA TRANSACTION DE 1819

 

 

Le retour de Talleyrand aux affaires (1814 puis 1815) permettait d’envisager la liquidation des dettes

En 1816, après les Cent-Jours de Napoléon et le deuxième retour des Bourbons,  arriva à Alger le consul Pierre Deval dont on parlera plus en détail par la suite, qui était chargé  notamment d'annoncer la liquidation prochaine de la dette.

La créance des Bacri-Busnach fut de nouveau présentée : elle se montait avec les intérêts à 24 millions.*

                                                                           * C’est le chiffre donné par Julien qui ne coïncide pas avec le montant porté sur la transaction comme demande initiale des Bacri-Busnach.

Une commission de conseillers d’Etat fut nommée et se réunit avec le fondé de pouvoir des Bacri-Busnach, M. Pléville*. Selon Julien, celui-ci diminua sa demande à 18, 14, 8 et enfin 7 millions sur lesquels la transaction fut acceptée.

                                                                * Ancien directeur général de la caisse d’escompte.

                                                              

Selon la convention elle-même, « les réclamations présentées par ledit sieur Nicolas Pléville au nom et dans les intérêts respectifs des sieurs Bacri et Busnach s’élevaient, déduction faite des à comptes [sic] délivrés aux réclamans à diverses reprises depuis 1801 jusqu’à 1809, à la somme de treize millions huit cent-quatre-vingt-treize-mille-huit-cent-quarante-quatre francs » (il s’agissait certainement d’un montant déjà diminué par rapport à des prétentions antérieures  – à noter aussi la mention curieuse des  acomptes versés depuis 1801 à 1809, alors que les acomptes les plus importants paraissent antérieurs à ces années).*

                                                                 * Selon E. Plantet, « Dans un rapport adressé au duc de Richelieu [ministre des affaires étrangères jusqu’en 1818 puis président du conseil en 1820-21], la dette de la France fut portée pour 13 893 844 fr., dont 3 984 420 fr. d’intérêts ; mais une Commission composée de MM. Hély d’Oissel, Mounier, Bessières et de Malartic fut chargée de contrôler ces comptes, et l’avocat des Bacri à Paris, Nicolas Pléville, présenta alors un mémoire s’élevant au total à 16 431 305 fr. » (il est curieux qu’après vérification par une première commission, le montant de la créance ait été augmenté et non diminué ?).

 

La convention du 28 octobre 1819 rappelait qu’en raison de la difficulté d’apporter les pièces justificatives, les parties avait accepté une « transaction à forfait ». Elle stipulait que « Le gouvernement français paiera aux sieurs Jacob Coën-Bacri* et Michel Busnach, entre les mains du sieur Nicolas Pléville, leur fondé de pouvoirs, la somme de sept millions de francs en numéraire » « en douze paiemens égaux de cinq cent quatre-vingt-trois-mille trois-cent-trente-trois francs, trente-trois centimes (...) chacun de cinq en cinq jours à partir du 1er mars prochain, sauf les retenues ou prélévemens qui seront ci-après déterminés. » Il en résultait que « toutes créances ou prétentions des sieurs Bacri et Busnach sur le gouvernement français soit en raison d’indemnité réclamée soit pour toute autre cause, tant pour le capital que pour les intérêts, sont et demeurent éteintes** ».

                                                                         * Nous ne savons pas si la commission hésita sur la question du titulaire de la dette. En 1819 Jacob était semble-t-il le seul survivant des quatre frères Bacri (Mardochée Bacri qui fut le premier chef de la firme, mourut vers 1798, Salomon en 1812, Joseph était mort en 1817 - mais certains avaient des héritiers). Un cinquième frère, Abraham, semble s'être tenu à l'écart des activités des autres frères. Pour Busnach, la situation semblait plus claire.

                                                                        ** L’orthographe d’époque est respectée (« paiemens » etc ainsi que l’orthographe des noms propres).

 

L’article  IV prévoyait que le Trésor royal retiendrait le montant des oppositions et transports de créances qui seraient signifiées au Trésor jusqu’à ce que les litiges soient clos - la partie de la somme non grevée d’oppositions ou de significations de transports, devait être  immédiatement délivrée au fondé de pouvoir.

Selon l’art. VIII, le « présent arrangement » devait être approuvé par le roi et serait exécuté après que « le dey aura déclaré au nom de la régence qu’au moyen de l’exécution de la présente transaction, il n’a plus aucune demande à former envers le gouvernement français relativement aux créances des sieurs Bacri et Busnach et qu’en conséquence il reconnaît que la France a pleinement satisfait aux obligations du traité du 17 décembre 1801*. »

                                                                    * L’art XIII du traité de paix entre la France et le dey conclu le 26 frimaire an X [17 décembre 1801] énonce : «  Son Excellence le dey s’engage à faire rembourser toutes les sommes qui pourraient être dues à des Français par ses sujets comme le citoyen Dubois-Thainville prend l’ engagement au nom de son gouvernement de faire acquitter toutes celles qui seraient également réclamées par des sujets algériens. »

 

Plus tard l’opposition parlementaire déclara qu’on aurait pu transiger pour 600 00 ou 700 000 francs (Julien).

 

 

LES CRÉANCIERS PRIVILÉGIÉS - LA LOI DE 1820

 

 

La convention du 28 octobre 1819 prescrivit aussi que les bénéficiaires devaient acquitter certaines dettes spécifiquement mentionnées à la place des héritiers de David Bacri et une somme de 111 000 francs devait être retenue en compensation des biens français saisis en 1798 lors de la déclaration de guerre de la régence à la France, saisie dont les Bacri-Busnach avaient été les bénéficiaires.

Comme on l’a vu, une partie des sommes dues devait être provisionnée pour pouvoir faire face aux réclamations (oppositions) devant les tribunaux d’autres créanciers des Bacri-Busnach ou de personnes à qui une partie de la dette avait été transférée. 2,5 millions* furent donc versés à la caisse des dépôts et consignation (sur la base de contentieux déjà existant ou en prévision de contentieux possibles, ou les deux ? Ce montant mis en réserve permettait d’attribuer immédiatement 4 ,5 millions aux Bacri-Busnach.

                                                                                      * Plantet dit 2,5 millions comme la plupart des sources secondaires – Julien dit 2 millions.

 

« Son Altesse Hussein, Dey d’Alger » donna son accord à la convention le 23 décembre 1819 (Plantet).

Le Parlement vota une loi promulguée le 24 juillet 1820 autorisant le paiement des montants prévus par la convention. Techniquement la somme devait être prélevée sur les crédits prévus par une loi de 1818 pour apurer l’arriéré de 1801 à 1810 (bien que la dette fut antérieure à ces dates...)*. Le ministre concerné présenta la loi, affirmant que la mesure devait contribuer au rétablissement définitif des bonnes relations avec la régence**. La Chambre discuta surtout (du moins l’opposition) des questions de droit constitutionnel posées par la loi, l’affaire algérienne passant au second plan.

                                                                       * Mais la dette avait été reconnue (en termes généraux) par le traité du 17 décembre 1801 entre la France et le dey. C’est peut-être l’explication de la mention (curieuse) de paiements d’acomptes à partir de 1801, de façon à rester (artificiellement) dans le cadre de la loi de 1818.

                                                                      ** Le ministre déclara notamment : « à la suite d’un examen approfondi, on a reconnu qu’il serait plus avantageux aux intérêts du Trésor d’éteindre par une transaction à forfait toutes ces réclamations qui s’ élevaient encore à 14 millions » (séance de la Chambre des députés du 20 juin 1820).

 

Le dey avait approuvé l’accord de 1819 mais il ignorait que les commissaires inscrivaient comme créanciers privilégiés les prête-nom des négociants juifs (selon Julien, qui parle de « créanciers fictifs »).  Le dey d’Alger était « la seule personne dont on pouvait assurer que la créance était réelle et fut le seul à qui on n’accorda aucune garantie » selon l’assertion peut-être exagérée de Julien, qui ajoute que le consul Deval se garda bien de conseiller au dey de saisir les tribunaux français comme créancier des Bacri-Busnach. Julien parle ici d’abus de confiance.

Hussein se méfiait maintenant du consul Deval ; il croyait savoir que les Bacri avaient donné 2 millions à Deval et Pléville pour obtenir la transaction de 1819.

En 1826 le dey n’avait toujours rien touché de la liquidation des dettes Bacri-Busnach.

 

 

RETOUR SUR LA DETTE BACRI-BUSNACH

 

Après avoir donné l’histoire de la créance dans ses grandes lignes, il fut revenir sur des points précis.

A partir de quand la dette s’est-elle constituée ? Elle remonte aux années où la Révolution française affrontait  les plus grandes difficultés (1793-94) et non à la campagne d’Egypte comme on le dit parfois : en septembre 1798, alors que la campagne d’Egypte est à peine commencée (Bonaparte a débarqué à Alexandrie le 1er juillet), le dey Mustapha demande au Directoire : « ... Que vous fassiez payer aux dits Bacri et Abucaya [l’agent en France de la maison Bacri-Busnach] l’argent qui leur est dû, déjà il y a longtemps, pour des vivres fournis à la République dans un temps où elle en avait grand besoin, et où elle a trouvé bien peu de particuliers qui aient eu le courage et la volonté de s’exposer à de pareilles avances dans une époque si critique.»  

Mais les livraisons se sont poursuivies jusqu’à la campagne d’Egypte au moins* et peut-être bien après (mais il se peut alors que ces dernières livraisons aient été payées immédiatement ou en tous cas assez rapidement ?)

                                                                      * Il semble que les Bacri-Busnach ont envoyé du grain à Malte après la prise de l’ile par les troupes de Bonaparte dans le cadre de la campagne d’Egypte.

 

On sait que les deys ont favorisé autant qu’ils pouvaient l’activité commerciale – et diplomatique – des Bacri en France : le dey Sidi Hassan demande au Comité de salut public (thermidorien) de regarder « d’un œil d’amour et de partialité non seulement Jacob Cohen-Bacri, mais encore toute personne qu’il pourrait envoyer dans quelque endroit de la République que ce soit, pour faire mes commissions et les siennes » (lettre de juillet 1795). Le Directoire écrit au dey : « Illustre et magnifique Seigneur, Le négociant Jacob Cohen-Bacri, chargé de vos commissions à Marseille, nous a fait parvenir votre lettre  (...) Nous y avons vu avec plaisir l’expression sincère de votre amitié... »

Jacob Cohen-Bacri installa à Marseille une succursale de la maison-mère d’Alger*. Quand on parle dans les correspondances d’époque, des Bacri seuls, on peut penser que la mention concerne en fait l’association Bacri-Busnach quoique les deux familles pouvaient aussi agir, selon les affaires, de façon séparée.

                                                                      * Il acquit également une résidence à Marseille (l’ancien hôtel particulier de l’armateur Samatan, qui fut vendu par sa veuve, Samatan ayant été guillotiné sous la Terreur). Jacob le meubla avec luxe (ce qui attira des cambrioleurs). Cet immeuble, revendu par Jacob vers 1809 à une société commerciale, devait ensuite être racheté par Nathan Cohen-Bacri avant de devenir la succursale de la Banque de France.

 

Des litiges pouvaient s’élever entre les Bacri et les Busnach :  on trouve dans les archives d’Aix-en-Provence, trace, par exemple, d’un litige opposant en 1804-06, deux des protagonistes : « Pour Monsieur Jacob Coen-Bacri ; contre Monsieur Michel Busnach », avec une consultation d’avocats aixois renommés : « Consultation pour le sieur Jacob Coen- Bakri [sic], négociant d'Alger, résidant à Marseille : contre le Sr. Michel Busnach, négociant de la même ville. [Bouteille, Alphéran. Dubreuil, Chansaud.]

Bibliothèque droit Schuman (Aix-en-Provence), https://odyssee.univ-amu.fr/items/show/498#?c=0&m=0&s=0&cv=0

 

 

30 janvier 2024

ALGÉRIE ET FRANCE, TROIS SIÈCLES DE RELATIONS AVANT 1830 PARTIE TROIS : FIN DIX-HUITIÈME SIÈCLE, DÉBUT DIX-NEUVIÈME SIÈC

 

 

ALGÉRIE ET FRANCE, TROIS SIÈCLES DE RELATIONS AVANT 1830

PARTIE TROIS  : FIN DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE, DÉBUT DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit.]

 

 

 

RELATIONS AVEC LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

 

 

Après la proclamation de la république en France (septembre 1792), le nouveau ministre de la marine Monge adressa une lettre au dey pour se présenter, sans insister sur les récents événements (abolition de la monarchie). Le ministre indiquait qu’il serait répondu plus amplement à la dernière lettre du dey (adressée au ministre de Louis XVI) qui se plaignait des préjudices subis par les navires algériens sur les côtes françaises de la part de puissances tierces.

Par la suite, le ministre annonça avec satisfaction au dey qu’il avait obtenu la libération du raïs Ali, captif à Gênes*, et le renflouage de deux chébecs coulés sur les côtes de France par les Génois et les Napolitains, qui furent renvoyés à Alger : « Ces actes de condescendance [sic] de la nation française vous prouveront combien elle met de prix à conserver la paix et la bonne amitié qui règnent depuis longtemps entre nos deux pays. ». En même temps le ministre mettait en garde le dey contre toute atteinte aux traités et rappelait que la France avait les moyens de se faire respecter : « L’éclat de nos victoires sera sans doute parvenu jusqu’à vous, et vous aurez appris avec plaisir ce qu’il en coûte à l’Empereur [germanique], aux Rois de Prusse et de Sardaigne, pour avoir outragé la nation française par de perfides agressions**. »

                                                            * Toujours en paix avec quelques pays, dont la république de Gênes, la France pouvait agir sur ces Etats pour obtenir la restitution des prises ou des captifs, au moins en partie.

                                                           ** Est-il besoin de souligner que la France avait déclaré la guerre à l’empereur germanique et souverain autrichien (provoquant l’entrée en guerre de la Prusse, alliée de l’Autriche) et envahi sans déclaration de guerre les états du roi de Piémont-Sardaigne...

 

En guerre avec la moitié (au moins) de l’Europe, la république française souhaitait rester en paix avec la régence d’Alger qui adopta dès lors la même attitude conciliante. Une escadre française vint à Alger pour apprendre de vive voix au dey les changements survenus en France. Le consul Vallière fut confirmé dans ses fonctions. Vallière obtint « la permission d’exporter d’énormes fournitures de grains, de viande salée, de cuirs et d’autres denrées destinées à l’alimentation du Midi et à la subsistance des armées, déjouant ainsi les intrigues des Anglais » (H.-D. de Grammont, Histoire d'Alger sous la domination turque (1515-1830), 1887).*

                                                                        * Toutes les citations entre guillemets sans indication d’origine sont extraites du livre de Grammont.

 

Grâce à Vallière qui après une période difficile, a gagné la confiance du dey, celui-ci apporte son aide à  la France qui a besoin de ravitaillement et de crédit : il « poussait la bienveillance jusqu’à avancer l’argent nécessaire aux marchés conclus avec les Indigènes. Plus tard, il prêta même cinq millions au Directoire sans vouloir en recevoir d’intérêts car ce prince n était pas avare*. » Il écartait les conseils de se lier à la coalition anti-française.

                                                                      * Sur ces cinq millions (en fait seulement un million ?) voir plus loin. 

 

 

 Theodore Leblanc - General View of Algiers c1835 - (MeisterDrucke-203759)

 Theodore Leblanc (1800-1837), Vue générale d'Alger, vers.1835.

Site Art 9000.

https://www.art9000.com/francaise/art/artiste/impression-d-art/theodore-leblanc/14864/1/104616/general-view-of-algiers-c-1835/index.htm

 

 

 

PUISSANCE DES FAMILLES BUSNACH ET BACRI

 

 

Les finances d’Alger étaient largement dans les mains des négociants juifs originaires de Livourne, notamment Nephtali Busnach (Naftali Boujenah – Busnach est orthographe des textes français de l’époque) et Joseph Cohen-Bacri (dont le nom est souvent simplifié en Bacri, parfois orthographié Bakri), son beau-frère (ou son gendre comme on trouve parfois ?), qui avaient pris un fort ascendant sur le dey*.

                                                                             *  En tant que Juifs d'Europe, les négociants comme Bacri et Busnach échappaient à la condition véritablement lamentable de la communauté juive indigène d'Algérie, soumise au mépris et aux mauvais traitements aussi bien des Turcs que des Arabes. Néanmoins, en tant que Juifs, l'animosité contre eux restait vive.

 

Selon Grammont, les Anglais s’adressèrent à ces négociants pour pousser la régence à s’aligner sur les positions anglaises, mais les succès militaires des Français empêchèrent un renversement d’alliance. Toutefois « à partir de ce moment, Busnach et Bacri louvoyèrent entre les deux nations ennemies, favorisant tantôt l’une, tantôt l’autre, selon les chances apparentes du succès ». Les deux négociants furent notamment impliqués dans les achats de blé par la France qui devaient progressivement devenir un point de contentieux entre les deux pays.

Le comité de salut public (après le 9 thermidor) écrit au dey, avec le tutoiement de rigueur :

« LES REPRÉSENTANTS DU PEUPLE COMPOSANT LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC DE LA CONVENTION NATIONALE A SIDI HASSAN, DEY D’ALGER, ANCIEN AMI* ET ALLIÉ DE LA NATION FRANÇAISE.

Paris, le 1 floréal an III (26 avril 1795). Illustre et magnifique Seigneur (...). La République française ne perdra point le souvenir de toutes les preuves d’attachement que tu lui as données, et elle te garantit la réciprocité la plus parfaite. » Signé CAMBACÉRÈS, DELMAS, MERLIN, TREILHARD.

                                                                                               * Ancien ami, ici au sens d’ami de vieille date. Cette formule est systématique dans les lettres au dey de cette époque.

 

 (les citations des lettres sont extraites du livre d'Eugène Plantet, Correspondance des deys d’Alger avec la Cour de France 1579 — 1833, 1889).

 

 

QUELQUES NUAGES SUR UNE VIEILLE AMITIÉ

 

 

Vers 1795 (Grammont dit 1793, mais c’est sans doute une erreur) les relations entre le dey et la France se refroidirent à cause d’un personnage que soutenait le dey, ​ Meïfrun, beau-frère de Vallière. Ce personnage avait participé au soulèvement de Toulon contre la Convention qui avait abouti en décembre 1793  à la reprise de la ville suivie d’une dure répression. Meïfrun avait pu s’enfuir et se réfugier en Espagne. Le dey s’était lié d’amitié avec  Meïfrun quand celui-ci avait occupé quelques années auparavant les fonctions de chancelier du consulat de France. Il fit venir Meïfrun à Alger où il pourvut « généreusement » à sa subsistance et celle de sa famille. Le dey demanda à Vallière d’obtenir le pardon de Meïfrun par les autorités républicaines. Vallière (dont la famille avait aussi participé à l’insurrection de Toulon) n’obtint rien sauf de se rendre suspect (même si ces tractations eurent très certainement lieu après la chute de Robespierre, période moins dangereuse).*

                                                                                       * La lettre précitée du comité de salut public indique au dey : « Nous avons chargé notre Consul Vallière, qui est lui-même beau-frère de l’homme auquel tu as accordé ton amitié [Meïfrun], de te faire connaître les raisons extrêmement importantes qui nous empêchent de céder à l’instant même au désir que nous avons de t’obliger. » 

 

Le dey mécontent donna ordre au bey de Constantine de cesser les relations avec les établissements français (gérés par une agence d’Afrique qui avait succédé à la compagnie royale) et renvoya les présents de la France. Un envoyé français arriva en 1796 pour destituer Vallière qui fut remplacé par l’ancien conventionnel montagnard Jeanbon Saint-André*.

                                                                                                     * Plus tard baron d’empire, meurt en 1813 préfet à Mayence – département annexé du Mont Tonnerre.

 

Finalement on transigea sur le cas Meïfrun qui reçut un dédommagement de 100 000 francs en compensation de ses biens confisqués. Cette solution ne satisfaisait pas le dey . A partir de ce moment «la France « ne retrouva pas l’ancienne amitié et ne tira plus rien de la Régence sinon par l’intermédiaire des Bacri et des Busnach qui firent chèrement payer leurs services ».  Lorsque Mustapha el Ouznadji fut nommé en 1794 bey de Constantine, « le commerce entier de cette province échut aux Busnach et l’on ne put plus en tirer de blé sans leur consentement ».

Grammont est peut-être excessif sur ce point de la mauvaise volonté du dey à partir de l’affaire Meïfrun. Ainsi, le gouvernement français est reconnaissant de l’action du dey qui obligea le bey de Tunis à une mesure de réparation pour avoir laissé des navires anglais s’emparer de vaisseaux français en rade de Tunis : « vous vous êtes empressé de prendre toutes les mesures convenables pour contraindre le Bey à une réparation complète envers la République; nous vous en savons infiniment de gré » (lettre du Directoire au dey, juillet 1796).

 

 

 

LE DEY NE PEUT PAS PRÊTER AUTANT D’ARGENT QU’IL LE VOUDRAIT

 

 

Le dey ne ménageait pas les éloges au Directoire français, sans s’arrêter au fait que ce régime était en principe laïque (mais le savait-il ?) : « Chefs illustres de la nation des chrétiens, organisateurs des affaires de la République française, membres du Directoire exécutif, mes grands, puissants et respectables amis, — Que Dieu vous accorde une bonne fin et vous dirige dans le droit chemin ! — Après avoir offert à Vos Excellences nos vœux multiples et des prières abondantes etc ». Il acceptait la demande du Directoire de lui prêter un millions de livres (ou 200 000 « piastres fortes d’Espagne ») en regrettant de ne pouvoir faire plus    : « Mes chers et grands amis, il nous est impossible de parfaire la somme d’un million de piastres que vous nous demandez comme emprunt. (...) La Régence est en amitié séculaire avec vous, et la vraie amitié se prouve dans ces moments et circonstances. En un mot il n’y a point de cérémonies entre nous. » 

 (lettre de SIDI HASSAN, DEY D’ALGER, AU DIRECTOIRE EXÉCUTIF DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. Alger, le 1er juillet 1796).

E. Plantet commente : « Comme on le voit, Hassan consentit à nous prêter un million (200 000 piastres), et non pas cinq millions que nous lui demandions. » et précise « Cette avance fut faite pour deux ans, sans intérêts. » 

La France avait aussi besoin des livraisons de blé de la régence d’Alger – encore faut-il remarquer que ses livraisons se payaient assez chers : « ... la Régence se vantait de nous rendre des services avec ses fournitures de grains, il est bon de remarquer qu’elle vendait à l’Agence d’Afrique, au prix de 45 piastres, la charge de blé que les étrangers ne payaient que 38 piastres. » (E. Plantet).

 

 

RETOUR DE LA CORSE DANS LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

 

 

La France avait notifié à Alger le retour de la Corse dans la république (après l’épisode de gouvernement séparé de Pascal Paoli et du royaume anglo-corse qui prend fin en octobre 1796), de façon à ce que l’état d’hostilité cesse envers les navires corses :

« LE DIRECTOIRE EXÉCUTIF DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE A SIDI HASSAN, DEY D’ALGER, ANCIEN AMI  ET ALLIÉ DU PEUPLE FRANÇAIS. Paris, le 18 pluviôse an V (6 février 1797). Illustre et magnifique Seigneur,

La République, toujours grande, a oublié les torts des Corses, et s’est hâtée de leur restituer l’exercice de tous les droits de citoyens français. La Corse est donc aujourd’hui du nombre de nos Départements, ses habitants sont redevenus citoyens, et comme tels ils peuvent attendre de vous les égards et traitements affectueux que vous avez pour leurs compatriotes. Le Directoire exécutif les réclame de votre loyauté et de l’amitié que vous professez pour la République »

Ce à quoi le dey répond : « La simple énumération de vos conquêtes fait l’éloge de vos troupes, et nous observons que la Corse est rentrée derechef sous votre domination. Il nous a été agréable de recevoir cette nouvelle officiellement, au moment de la sortie de nos corsaires, qui ont les ordres les plus précis de respecter tous les bâtiments corses qui navigueront sous le pavillon de la République française, et qui se trouveront munis de passeports français. »

 

 

POLITIQUE INTÉRIEURE ET EXTÉRIEURE DE LA RÉGENCE

 

Les difficultés internes et extérieurs de l’Etat algérien continuaient, aggravées selon Grammont, par le caractère soupçonneux du dey Hassan : Alger était en conflit avec Venise (jusqu’à la disparition de Venise comme Etat en 1797), la Hollande la Suède, le Danemark, le Portugal. Seul le conflit avec le Portugal déboucha sur une guerre ouverte, les autres pays ayant préféré payer plutôt qu’être inquiétés. Un traité fut conclu avec les Etats-Unis (avec l’aide du consul Vallière, dit Grammont) et les hauts fonctionnaires de la régence mécontents furent embarqués pour Constantinople et leurs biens saisis par le dey.

Le caïd du Sebaou qui « supportait avec peine l’esprit d’indépendance des Kabyles » fit étrangler sous un prétexte le chef des Flissas El Haoussin ben Djamoun au moment où il passait à Alger revenant du pèlerinage de la Mecque – les Flissas et leurs alliés se soulevèrent ; la guerre dura 4 ans et se termina à l’avantage des Kabyles.

Le dey changeait souvent les beys des provinces, en partie parce qu’il soupçonnait leur fidélité et en partie pour recevoir à chaque fois les présents dûs par le nouveau bey.  A Titeri il y eut trois beys en l’espace de quelques années (le bey précédant étant emprisonné). A  Constantine le bey Mohammed el Ousnadji fut étranglé en 1797 au moment où il revenait d’une attaque contre la Tunisie. Le bey d’Oran Mohammed ben Osman « qui avait reçu le glorieux surnom d El Kebir [le grand] mourut subitement en revenant d’Alger ; tout le monde crut qu’il avait été empoisonné ».

Le dey était de nouveau en conflit avec les Portugais et avec les Anglais qu’il accusait de soutenir les Portugais. Les Anglais pour l’apaiser lui offrirent un brik de vingt quatre canons*.

                                                                                                      * Ce cadeau faisait suite aux reproches du dey aux Anglais pour avoir capturé un vaisseau français dans les eaux d’Alger.

 

 

ENVOYEZ-MOI UN AUTRE CONSUL ...

 

 

Le dey avait fini par se plaindre de Jeanbon Saint-André : « ...il n’y a pas de nation que j’aime, ni de Gouvernement que j’estime autant que la République française. Ce sont ces sentiments qui m’ont fait souffrir jusqu’ici, avec une patience peu conforme à mon caractère personnel et avec le caractère en général de toutes les Puissances musulmanes, la conduite insupportable de votre Consul (...) Ainsi, Citoyens Directeurs, j’exige en ami qui désire vivre toujours en paix, amitié cordiale et bonne harmonie avec vous et votre nation, que vous me fassiez le plaisir de rappeler le plus tôt possible le Consul Jeanbon Saint-André et que vous m’envoyiez un autre Consul» ( SIDI HASSAN, DEY D’ALGER, AU DIRECTOIRE EXÉCUTIF DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. Alger, le 22 octobre 1797).

Selon E. Plantet Jeanbon Saint-André  s’était fait mal voir en refusant de donner des présents au dey et à ses hauts dignitaires – faut-il croire que c’est la seule raison ?

En 1798 Jeanbon Saint André remit le consulat à  M. Moltedo, un Corse (frère d’un député au conseil des Cinq-Cents).

Jeanbon Saint André déclara pompeusement à son successeur : « J’avais trouvé ici la France à genoux, je vous la laisse debout. » 

Pour Grammont, le consul de France avait pu faire valoir les avantages pour Alger ou le monde musulman en général, des victoires françaises : « le châtiment de Venise » [sic], la libération des esclaves musulmans de Gênes et de Livourne. »

Il est aussi intéressant, pour la suite de l’histoire, de citer cette réflexion de Grammont : « c’était grâce à ses sages combinaisons [ de Jeanbon Saint-André]  que son pays avait pu transporter aux Bakri la dette contractée auprès du Dey que la pénurie des finances ne permettait pas d’acquitter en ce moment » - il s’agit probablement de la dette qui devait ensuite empoisonner les relations entre la France et la régence jusqu’en 1830.

Le gouvernement français souhaite une meilleure collaboration de la régence sur la question des navires neutres capturés par des corsaires français au motif qu’ils transportent des marchandises anglaises : « ... trois prises neutres ont successivement été conduites par nos corsaires dans le port d’Alger. Vous avez ordonné leur renvoi, et vous avez en même temps fait dire à notre Consul qu’il vous répugnait d’admettre des prises neutres (...). Cette détermination ne nous semble point conforme à l’esprit de nos traités, etc » (lettre du Directoire, juillet 1797).

 

 

MUSTAPHA DEY SUCCÈDE À HASSAN DEY

 

 

Les deys successifs ne manquent pas de demander aux Français de favoriser autant que possible les transactions commerciales faites par Bacri et Busnach et leur agent en France Simon Abucaya, et demandent à diverses reprises qu’on leur paie ce qui est dû. En effet, les Bacri-Busnach étaient aussi débiteurs de la régence et l’absence de paiement se répercutait sur elle.

Il est vrai que le gouvernement français ne s’empressait pas de payer ses dettes envers Bacri et Busnach au motif (opportun) de soupçons que ces négociants travaillaient aussi avec les Anglais.

Il est probable que chaque pays, au-delà des protestations d’amitié, n’était pas d’une franchise totale. Ainsi le gouvernement français accepte la demande du dey d’envoyer à Alger un ingénieur maritime : « aussitôt que votre désir à cet égard nous a été connu, nous avons donné les ordres convenables (...) on ne saurait trop se presser lorsqu’il s’agit d’obliger ses amis ». Mais le gouvernement donne les ordres suivants : « Il parait  convenable d’accorder au Dey le constructeur qu’il demande. En même temps on prescrira à celui-ci de mettre beaucoup de lenteur dans ses opérations (...) en un mot d’avoir l’air de faire beaucoup, mais de faire réellement très peu de chose », de façon à réaliser seulement ce qui est dans l’intérêt de la France, « fermer aux Anglais les ports de la Régence » sans rien ajouter aux « moyens actuels d’agression » de celle-ci.

Hassan dey mourut en 1798. Son neveu Mustapha (Mustafa),  Kaznadji (premier ministre et ministre des finances) fut élu pour lui succéder – après l’échec d’une tentative sanglante de coup d’état. Selon Grammont, le nouveau dey était « peureux, ignorant, brutal et passait pour avoir des accès de véritable folie ».

Grammont ajoute que le nouveau dey était proche de Busnach qui avait favorisé son élévation et gouvernait derrière son dos. Il inaugura son règne par des violences et des extorsions aussi bien contre des membres de sa famille que contre les consuls étrangers. Il fit destituer et emprisonner les beys du Titeri et de Constantine (1801-1803). Ses intimidations et parfois ses violences contre les consuls des puissances européennes restaient sans punition car « toutes les nations européennes avaient trop à faire à cette époque pour pouvoir se créer de nouveaux embarras de l’autre côté de la Méditerranée ».

 

4v4ewehf2bni-default

Le palais Mustapha Pacha (Dar Mustapha pacha), Alger, aquarelle par Gabriele Carelli (1820 ou 1821-1900).

Ce palais fut édifié dans l'enceinte de la Casbah pour le dey Mustapha en 1798-99. C'était une résidence privée. 

Chris Beetles Galleryhttps://chrisbeetles.com/artwork/14023/dar-mustapha-pacha-algiers

 

 

 

LES BONS COMPTES FONT LES BONS AMIS

 

 

 « Son premier acte politique fut de nous réclamer l’argent prêté par Sidi Hassan » (E. Plantet – il s’agit du million prêté sans intérêt).

« Illustres amis, les nommés Bacri et Abucaya, Juifs sujets de notre pays, sont d’anciens et affidés serviteurs de notre Gouvernement. Les 200 000 piastres fortes que feu Hassan Pacha a prêtées amicalement, il y a quelques années, à vous nos amis, nous étant présentement nécessaires, remettez-les entre les mains des susdits Bacri et Abucaya » écrit le nouveau dey au gouvernement français.

Il réclame aussi le paiement d’une livraison de blé faite par un certain  Mollah Mohammed et le remboursement de cargaisons saisies par la France au motif qu’elles transitaient sur des navires venant d’Angleterre. Il conclut ainsi : « Illustres et chers amis, à l’arrivée de notre présente lettre, vous remettrez en entier, entre les mains du sujet d’Alger Bacri, les 200 000 piastres fortes qui sont en vos mains, le chargement du navire venant d’Angleterre, les sommes de Bacri que vous devez, le prix des blés de Mollah Mohammed et le blé du navire de Bacri qui devait se rendre à Marseille, parce que des affaires de cette nature sont des sujets de froideur et d’altération entre nous. Envoyez-nous la réponse à notre lettre d’amitié. — Que Dieu Très-Haut rende notre amitié ferme et permanente ! Que votre félicité et votre gloire se perpétuent » (lettre du dey, juin 1798).

 

 

TOUJOURS LES CRÉANCES BACRI-BUSNACH

 

 

La France remboursa les 200 000 piastres, prétendant avoir déjà donné des ordres quand elle avait reçu la lettre du dey. Mais pour le reste, le Directoire écrivait :  « Votre lettre contient quelques objets de réclamations pécuniaires qui sont particulièrement relatives à des sujets musulmans ou juifs de votre pays. Nous n’entrerons pas ici dans les détails (...) parce que de pareilles questions ne nous semblent pas devoir être traitées dans une lettre amicale (...). Mais nous allons charger notre Consul, le citoyen Moltedo, de vous donner sur ces divers objets toutes les réponses que vous pouvez désirer. »

Un sujet tenait à coeur le dey : les corsaires français avaient pris « une cargaison venant de Londres, à bord d’un bâtiment danois appartenant en partie à moi-même, en partie à mes sujets Bacri et Abucaya (...) quoique muni d’un passeport d’un de vos Ministres ». Le dey demandait la restitution de la prise vu que ces négociants n’avaient commis aucune faute et qu’ils « doivent à notre Régence de très grandes sommes, faisant leur commerce avec notre argent. En les attaquant, eux ou leurs fonds, on nous attaque nous-même ou notre Trésor ». Il demandait aussi « Que vous fassiez payer aux dits Bacri et Abucaya l’argent qui leur est dû, déjà il y a longtemps, pour des vivres fournis à la République (...) il est temps qu’on les récompense (...) simplement en leur payant ce qui leur est dû, pour les mettre en cas de pouvoir payer leurs dettes à notre Régence » (lettre du 17 septembre 1798).

Apparemment les réponses furent peu satisfaisantes et le Kaznadji (khaznadji, premier ministre et ministre des finances) écrit à Talleyrand, ministre des relations extérieures du Directoire : « Son Altesse le Dey ayant depuis reçu, avec une lettre très polie du Directoire exécutif, des réponses moins satisfaisantes, par vive voix, du Consul de France à sa première lettre  (...) Ne soyez pas surpris si jusqu’ici beaucoup de choses ont été refusées que votre Consul a demandées au Dey, quand vous avez vous-même eu si peu d’égard à ce que lui-même (...) vous a demandé. » 

 

Décidément ulcéré par l’affaire du navire danois saisi avec sa cargaison par les Français, le dey relançait sa réclamation et ajoutait : « En outre, vous voudrez bien nous faire passer avec la plus grande diligence tout l’argent, jusqu’à la dernière obole, dû de votre côté au susmentionné Juif Bacri » (lettre du dey au Directoire, octobre 1798).

 

 

LA CAMPAGNE D’ÉGYPTE ET SES RÉPERCUSSIONS

 

L’annonce de l’expédition d’Egypte effraya d’abord les dirigeants d’Alger car ils redoutaient que la destination de l’expédition soit justement Alger (preuve que les relations n’étaient pas excellentes). Ils apprirent que Bonaparte avait pris Malte sur la route de l’Egypte (juin 1798), et libéré les esclaves musulmans, ce que ne manqua pas de souligner avec satisfaction Moltedo, faute de pouvoir apporter de meilleures nouvelles sur les réclamations du dey.

Moltedo demanda une mesure de réciprocité du dey : la libération de tous les Maltais en esclavage sur le territoire algérien, « et s’ils se trouvent en moindre quantité que premiers [les musulmans captifs à Malte], que leur nombre soit complété par les Français déserteurs d’Oran et [les] insulaires ci-devant vénitiens » (il y avait donc encore des Français déserteurs des garnisons espagnoles en captivité à cette date ?  voir partie 2) ; les insulaires « ci-devant vénitiens »  étaient (probablement) les habitants des Iles ioniennes devenus Français au traité de Campo-Formio, mais capturés avant cette date. On ne sait pas si le dey se montra favorable à la demande de Moltedo (voir un peu plus loin pour les captifs « déserteurs d’Oran »).

 

 

Le sultan ottoman, dont l’Egypte était une possession autonome, se considéra en guerre avec la France (malgré la prudence cousue de fil blanc de Bonaparte qui avait écrit au sultan pour expliquer que l’expédition n’était en rien dirigée contre lui).

Le sultan ordonna au dey Mustapha de déclarer la guerre à la France, puis sans résultat à cette première demande, lui envoya une seconde injonction puis expédia un capidji afin d’obtenir l’exécution de ses ordres. Le dey déclara la guerre à la France et fit emprisonner le consul Moltedo et d’autres Français – leur captivité fut « adoucie par les soins des consuls d’Espagne, de Suède, de Danemark et de Hollande » (ces pays étaient en paix avec la France). Bacri et Busnach intervinrent aussi pour les prisonniers d’autant plus qu’en rétorsion leurs biens en France avaient été saisis par le Directoire. Finalement les Français furent libérés après une détention bénigne. Moltedo quitta Alger.

La guerre eut une autre conséquence : sur les conseils de Moltedo, le gouvernement français avait décidé de payer les sommes dues à Abucaya (faut-il comprendre la totalité des sommes dues a Bacri et Busnach dont Abucaya était l’agent ?) pour un montant de 2 300 000 livres environ. « On s’était décidé à payer des acomptes de 150 000 livres par quinzaines, quand éclata la guerre entre la France et la Turquie, et le Directoire se borna à demander aux Bacri de nouveaux approvisionnements » (E. Plantet).

Bacri et Busnach étaient en quelque sorte piégés car s’ils voulaient obtenir le paiement des sommes dues, il fallait ne pas rompre avec la France et donc continuer à répondre à ses demandes.

 

 

 

MUSTAPHA  ALLIÉ DE NAPOLÉON

 

 

 

Entretemps, en France, Bonaparte était devenu Premier consul. Bonaparte envoya à Alger le consul général Dubois-Thainville,  qui avait mission de rétablir la paix. Dubois-Thainville arriva en mai 1800  avec une lettre du Premier consul qui écrivait que la guerre entre Alger et la France était contraire aux intérêts des deux nations*

                                                                                                             * Dans les instructions données à Dubois-Thainville par Talleyrand il y avait aussi, entre autres sujets, de parvenir à un arrangement sur le paiement des sommes dues à Bacri et Busnach. Le consul devait aussi obtenir la libération des captifs français (dont « 250 Français provenant de la garnison de Corfou (...) enlevés et retenus par la Régence, contre le droit des gens »,  malgré l'intervention en leur faveur de la Porte ottomane. Enfin il devait tenter d'apporter une solution au cas des captifs français « déserteurs d’Oran » - preuve que ce sujet n'avait pas été résolu (voir plus haut).

 

 

Dubois-Thainville signa d’abord un armistice puis en  septembre 1800 un traité définitif de paix. Le dey reçut un présent d’un million (il semble selon Plantet qu’il en avait réclamé six !).

 La première lettre du  dey à Bonaparte Premier consul était pour lui rappeler les dettes Bacri et Busnach :

 « MUSTAPHA, DEY D’ALGER, A BONAPARTE, PREMIER CONSUL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. Alger, le 30 novembre 1800

(...) Au très noble, très respectable, très éminent, notre grand ami le Sultan des côtes de France, le plus glorieux des Monarques et le plus éminent des Princes chrétiens, le très noble, très respectable, très éminent Consul Bonaparte. — Que sa fin soit heureuse, et qu’il puisse vivre sur le trône de la puissance au comble de la gloire et, de la célébrité, par l’intercession de Jésus-Christ, fils de Marie et verbe ou esprit éternel ! (...) Un de nos serviteurs, nommé Busnach, nous ayant représenté de vive voix qu’il lui était dû en France diverses sommes dont il demandait le remboursement d’une manière complète et sans diminution, nous avons écrit cette lettre amicale pour vous faire connaître cette représentation, et pour vous prier de faire payer sans diminution au frère de Busnach, notre serviteur, les sommes qui lui sont dues. »

 

Mais sur ordre du sultan (qui était perméable à l’influence anglaise en sous-main), la guerre fut de nouveau déclarée à la France en janvier 1801. Dubois-Thainville se rembarqua avec des protestations d’amitié des dirigeants d’Alger et le dey écrivit au Premier consul pour expliquer qu’il n’avait déclaré la guerre que contraint et forcé. Il utilise un argument intéressant : les Turcs d’Alger ont un devoir d’obéissance envers le sultan, qui est un devoir d’essence religieuse – s’ils y manquaient, leurs propres femmes auraient été dégagées de leur devoir d’obéissance et « interdites » (sexuellement, on suppose).

MUSTAPHA, DEY D’ALGER, A BONAPARTE, PREMIER CONSUL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. Alger, le 13 avril 1801

(...) Au plus grand des Grands, au plus élevé de ceux qui suivent les lois du Messie, à ceux qui gouvernent la République française et particulièrement à Son Excellence notre ami Bonaparte, (...) nous avons l’honneur de vous informer, notre ami, qu’ayant avec vous d’anciennes liaisons d’une amitié longtemps entretenue, nous avons paru néanmoins manifester des dispositions hostiles par l’expulsion de votre Consul (...). Par une suite d’événements qui ont rompu la paix entre vous et les Ottomans (...) nous aussi, qui sommes une partie des esclaves qui courbent la tête sous le joug du Sultan, et sommes obligé de répondre aux magnifiques Commandements émanés de son auguste Cour (...). Considérant que c’est un devoir de notre religion d’obéir aux ordres du Sultan, — si nous manquons au devoir de l’obéissance, nos femmes, dégagées elles-mêmes de toute obéissance, nous seront interdites, — par toutes ces raisons nous avons dû nous comporter d’une manière hostile. (...) Mais la sagesse est en Dieu et c’est lui qui l’a ainsi voulu. Sans doute cet état ne durera pas ; il n’est rien de si difficile qui ne s’arrange, et, s’il plaît à Dieu, ce trouble sera sous peu changé en repos. »

Mais le dey s’inquiète d’avoir conclu en 1800 l’armistice puis la paix avec la France avant semble-t-il que le sultan ait lui-même décidé la paix. Si le sultan, poussé par des malveillants, voulait punir Alger de ce qu’il pourrait considérer comme une trahison, comme le bruit en court,  le dey demande à Bonaparte d’attaquer la flotte ottomane s’il apprend qu’elle se dirige vers Alger: « nous espérons, s’il plaît à Dieu, pouvoir avant peu reconnaître ce service d’ami. (...) Cependant, mon respectable ami, que ces paroles et cette lettre soient toujours un profond secret entre nous ! (...) S’il en était autrement, vous seriez sans nécessité la cause d’une foule de maux et d’inimitiés entre la Porte ottomane et nous. Vous avez trop d’intelligence pour qu’il soit nécessaire d’insister sur cet avertissement. (...) que ceci demeure absolument secret, et qu’à l’exception des Juifs, qui que ce soit n’en ait connaissance! (...) . Soyez sur vos gardes. Et le salut. Écrit à la fin de Zilcadé, l’an 1215, 1801 de Jésus-Christ. (Sceau) MUSTAPHA, Dey et Pacha d’Alger. Traduit par SYLVESTRE DE SACY, le 1er prairial an IX.

Le dey proposait ainsi à Bonaparte, dans le plus grand secret, sinon exactement de faire cause commune contre son propre suzerain le sultan ottoman, du moins d’attaquer celui-ci s’il s’en prenait à Alger (sans que pour autant la collusion apparaisse au grand jour). A noter la curieuse formule de ne parler à personne de ce pacte sauf aux juifs (?).

 

 

« GLOIRE DES PRINCES LES PLUS ILLUSTRES DE LA CHRÉTIENTÉ (...) PUISSANT, GLORIEUX ET TRÈS AFFECTIONNÉ BONAPARTE »

 

Un complot contre le dey Mustapha, jugé trop pro-français, eut lieu avec l’appui des Anglais, mais les conjurés mal coordonnés, furent éliminés. Peu après la paix fut signée entre la France et l’empire ottoman, permettant le retour de Dubois-Thainville, maintenant très ami de Busnach.

Bonaparte écrivit au dey en novembre 1801 : « Illustre et magnifique Seigneur, Des raisons de politique vous ont forcé la main [pour la rupture des relations]  (...). Le passé est passé. Dans la paix conclue entre la République et les Anglais et la Sublime Porte, je me suis assuré qu’on ne voulait rien entreprendre contre vous. » 

Une nouvelle fois la paix fut signée avec Alger en décembre 1801 *; le traité «  stipulait la liberté du commerce comme avant la rupture, la suppression de l’esclavage des Français à Alger, la restitution des Concessions d’Afrique, l’exemption d’une année de redevances [des concessions], et le remboursement des sommes respectivement dues par la France aux Bacri** et par la Régence à la Compagnie d’Afrique dépossédée de ses comptoirs » (E. Plantet). Le chargé d’affaires français avait la prééminence sur les autres consuls. « Les Bacri ayant demandé le remboursement des 200 000 piastres qu’ils avaient avancées au Dey pour notre compte lors de la première négociation, Dubois-Thainville avait vigoureusement repoussé leur prétention » (E. Plantet).

                                                                     * « Le Gouvernement Français et la Régence d’Alger reconnaissent qu’une guerre n’est pas naturelle entre les deux États. »

                                                                      ** « Art. 13. — S. E. le dey s’engage à faire rembourser toutes les sommes qui pourraient être dues à des Français par ses sujets, comme le citoyen Dubois-Thainville prend l’engagement, au nom de son gouvernement, de faire acquitter toutes celles qui seraient légitimement réclamées par ses sujets Algériens.» (le traité ne vise pas expressément les dettes des Bacri, ce qui d'ailleurs ne serait pas conforme aux usages des traités qui restent dans des dispositions générales).

 

Le dey exprimait son affection pour la France et son dirigeant : « Gloire des Princes les plus illustres de la chrétienté, le plus grand des Rois de la nation du Messie, Empereur actuel de Paris et des autres pays, puissant, glorieux et très affectionné Bonaparte, Premier Consul de la République française » (lettre d’avril 1802).

 

 

DONNER UNE BONNE LEÇON À ALGER  (BONAPARTE)

 

 

Le même mois les circonstances du naufrage sur les côtes algériennes d’un vaisseau de guerre français parti de Toulon pour rejoindre l’expédition de Saint-Domingue, causèrent l’indignation chez les Français. Dubois-Thainville écrit au dey : « Les rapports qui me sont parvenus sur cet événement font frémir. Les habitants des contrées où le naufrage a eu lieu se sont portés aux attentats les plus inouïs ; (...) Les Français qui ont échappé à la fureur de la mer ont été dépouillés, mis nus par le froid le plus rigoureux, assassinés ou traînés impitoyablement dans les montagnes. Plus de 200 ont péri de la main des barbares. » « Je réclame, au nom et d’après les ordres de Bonaparte, Premier Consul de la République française : 1° La punition exemplaire des assassins, 2° La restitution de tous les effets saisis par eux, 3° La délivrance immédiate des Français qui sont encore en leur pouvoir ... »

 

Selon Grammont, le dey, mécontent que Dubois-Thainville ne lui ait pas fait de présent, laissa les raïs attaquer des vaisseaux français et d’autres nationalités obligeant les pays européens – sauf la France - à payer pour conserver la tranquillité. Plusieurs affaires grossirent ainsi le contentieux entre les deux pays. Bonaparte déclara à Talleyrand : « je préfère avoir une rupture avec Alger et lui donner une bonne leçon s’il en a besoin que de souffrir que ces brigands n’aient pas pour le pavillon français le profond respect que je suis à même de les obliger d’avoir ; à la moindre chose qu’ils me feront, je les punirai comme j’ ai puni les Beys d Égypte. »

 

En août 1802 une escadre française apparaissait devant Alger ; un envoyé remettait au  dey une lettre de Bonaparte : « BONAPARTE, PREMIER CONSUL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE, A MUSTAPHA, DEY D’ALGER. Paris, le 9 messidor an X (18 juillet 1802). Grand et magnifique Dey, Je vous écris cette lettre directement parce que je sais qu’il y a de vos Ministres qui vous trompent (...) Un officier français a été battu, dans la rade de Tunis, par un de vos reïs. (...). Deux bricks de guerre ont été pris par vos corsaires, qui les ont amenés à Alger et les ont retardés dans leur voyage. Un bâtiment napolitain a été pris par vos corsaires dans la rade d’Hyères, et partant ils ont violé le territoire français. Enfin, du vaisseau qui a échoué cet hiver sur vos côtes, il me manque encore plus de 150 hommes qui sont entre les mains des barbares. Je vous demande réparation pour tous ces griefs, (...) il faut que vous fassiez respecter mon pavillon [et], celui de la République italienne où je commande*. »

                                                                            * Napoléon était aussi président de la république italienne, ex-république cisalpine.

 

 

« JE DÉTRUIRAI VOTRE RÉGENCE ... »

 

 

Puis une nouvelle lettre était expédiée avec un nouvel émissaire. Le ton était encore plus menaçant  : » Je vous fais également connaitre mon indignation sur la demande que vos Ministres ont osé faire que je paye 200 000 piastres. Je n’ai jamais rien payé à personne, et, grâce à Dieu, j’ai imposé la loi à tous mes ennemis (...) Si Dieu ne vous a pas aveuglé pour vous conduire à votre perte, sachez ce que je suis et ce que je peux. Si vous refusez de me donner satisfaction et si vous ne réprimez pas la licence de vos ministres qui osent insulter mes agents et de vos bâtiments qui osent insulter mon pavillon, je débarquerai quatre-vingt mille hommes sur vos côtes et je détruirai votre régence (...) Que vous et votre conseil réfléchissiez donc bien sur le contenu de cette lettre, car ma résolution est immuable. »

Le dey prit peur et fit tout ce qui lui était demandé : « ma réponse est que je désire vous satisfaire sur tous les points ». On relâcha les équipages et bateaux capturés, le raïs coupable de violence sur un officier français fut condamné à mort (conduit devant le consulat de France pour y être décapité, le consul  Dubois-Thainville lui fit grâce au nom de la République). Le dey écrit : «  vous m’avez demandé de faire arrêter le Capitaine qui a emmené deux navires de la République française ; par considération pour vous je l’ai destitué, mais je dois vous informer que mes Capitaines ne savent pas lire* et que, de tous les écrits des chrétiens, ils ne connaissent que les passeports d’usage. »

                                                                                            * [comprendre : ne savent pas lire l'écriture européenne ou latine.]

Enfin sur les naufragés, la réponse était abrupte : « Dieu a disposé de leur sort et il n’en reste pas un seul ; ils sont tous perdus. *» « ... vous désirez que nous soyons amis avec la République italienne et que nous respections son pavillon comme le vôtre. Vos intentions seront remplies; si tout autre que vous nous l’avait demandé, nous n’aurions pas accordé cet article. Huitièmement, vous ne voulez pas m’envoyer les 200 000 piastres que j’avais demandées (...) mais soit que vous nous accordiez ou que vous nous refusiez cette somme, nous n’en serons pas moins amis. Neuvièmement, (...) la Compagnie d’Afrique pourra travailler comme auparavant. » Le dey n’oubliait pas une piqure de rappel sur une question récurrente : « Treizièmement, je vous prie en grâce de donner les ordres nécessaires pour qu’on termine les affaires de Bacri et de Busnach, attendu les pertes qu’ils ont essuyées**. »

                                                                                             *  Dans la brochure du comte de Laborde, Au roi et aux chambres sur les véritables causes de la rupture avec Alger et sur l'expédition qui se prépare, 1830.(dont on parlera plus tard) la traduction donnée de ce passage est différente : « Vous me demandez cent cinquante hommes que vous dites être dans mes Etats; il n'en existe pas un. Dieu a voulu que ces gens se soient perdus et cela m'a fait de la peine. »

                                                                           ** Selon Plantet, « Bonaparte donna des ordres pour que les comptes de ces Juifs [sic – style d’époque !] fussent examinés avec soin. Ceux-ci transmirent au Ministère une nouvelle note de leurs créances, montant à 8 151 012 francs 54 centimes ».

 

Il ne parait pas que Napoléon ait honoré le dey d’une lettre pour l’informer de son accession au rang d’empereur.

Selon Grammont, à Alger, l’orage se détourna vers le consul anglais : «  M. Falcon ayant commis l’imprudence de recevoir chez lui en plein jour des femmes turques, vit violer son domicile par les chaouchs* (...) qui châtièrent les femmes à coups de bâton ; le consul fut chassé et embarqué de force ». L’amiral Nelson apparut pour demander raison de ces mauvais traitements mais le dey resta ferme. Alger se préparait à un bombardement mais Nelson mit à la voile et revint quelque temps après pour installer un nouveau consul.

                                                                                                 * Chaouchs, en pays de tradition ottomane, huissiers chargés de l’exécution des ordres du sultan ou du dey - y compris d'exécutions capitales.

.

Les Anglais préféraient éviter une rupture avec Alger à ce moment, mais selon Grammont ils favorisèrent l’ insurrection kabyle de 1804 et peut-être des complots contre le dey.

 

 

 

LE POGROM DE 1805

 

 

Par deux fois Mustapha fut attaqué et blessé par ses assaillants. A ce moment, l’impopularité des juifs atteignait son maximum dans la population, toutes catégories confondues. On les accusait notamment « d’affamer le pays par leur commerce de grains et de monopoliser les denrées les plus nécessaires »  tandis que la famine régnait à l’intérieur du pays*.

                                                                                                                         * : Grammont : « Il régnait justement à cette époque une terrible famine qui éprouvait surtout l’intérieur du pays mais dont le contre coup se faisait cruellement sentir à Alger. »

 

Le consul de France avait averti Naphtali Busnach des orages qui s’accumulaient contre lui.  « ...  les Beys de Constantine et d’Oran avaient engagé le Dey à se défaire de lui [Busnach] »,  accusé de ruiner le pays et de pousser par son arrogance les indigènes (les non-Turcs) à la révolte. Busnach avait déjà échappé à des tentatives d'assassinat.

Le 28 juin 1805 à sept heures du matin, Busnach sortait du palais de la Jenina ; un janissaire nommé Yahia l’abattit d’un coup de pistolet à bout portant en criant :  Salut au roi d’Alger. Aux gardes qui accouraient, le meurtrier déclara : J’ ai tué le Juif. Etes-vous donc les chiens du Juif ? » Les janissaires le portèrent en triomphe*.

                                                                                                            * Selon certaines sources, ce janissaire avait à se plaindre personnellement de Busnach à qui il avait demandé une faveur qui ne lui avait pas été accordée.

 

Le dey, tremblant devant les conséquences, envoya son chapelet au meurtrier en gage de pardon. Ce fut le signal d’un terrible pogrom.

« Soldats, citadins, Maures, Kabyles, Biskris* et Mozabites** se ruèrent sur les Juifs massacrèrent tout ce qui ne trouva pas son salut dans la fuite et envahirent les maisons où ils commirent toutes les violences imaginables excités encore par les cris joyeux des femmes qui applaudissaient à ce spectacle du haut des terrasses. »

                                                                                        * Habitants originaires de la ville de Biskra, qui, à Alger, constituent une corporation de portefaix, de porteurs d’eau.

                                                                                        ** Groupe ethnique berbère, originaire du Mzab (groupe d'oasis du Sahara septentrional), la communauté mozabite d'Alger avait un statut particulier et disposait de sa propre représentation auprès des autorités deylicales. Les mozabites étaient les principaux organisateurs du commerce caravanier et ils avaient le monopole de la gestion des bains publics, des boucheries et des moulins de la ville (Wikipédia, art. Mozabites).

 

Les entrepôts appartenant aux Bacri et Busnach furent évidemment pillés. Bacri parvint à s échapper. Dubois-Thainville sauva deux cents personnes sous la protection du pavillon français. Le dey fit embarquer les survivants pour Tunis (certains allèrent aussi à Livourne ou Gênes) et « promit à la Milice de ne plus admettre aucun Juif à la Jenina ». Ces  lâchetés ne le sauvèrent pas :  le 30 août il fut renversé et la milice proclama à sa place Ahmed ben Ali (Ahmed II) ancien ministre de la marine. L’ancien dey demanda à s’embarquer, ce qui fut refusé - il essaya de s’enfuir et fut égorgé, « son corps fut traîné dans les rues par la populace et jeté devant la porte Bab Azoun ».

Pendant un mois les violences continuèrent, « les crimes les plus odieux furent impunément commis sous l’inspiration de l’Agha [commandant en chef] de la Milice* qui mécontent de n’avoir pas été élu, entretenait soigneusement un désordre dont il espérait profiter », promettant un nouveau massacre des Juifs. Le nouveau dey le fit arrêter et décapiter ce qui ramena le calme

                                                                                          * Ne pas confondre l’agha (parfois écrit aga) de la milice et l’agha des Arabes ou agha de la méhallé, méhalla, qui est le chef de toutes les forces armées de terre de la régence.

 

 

771px-François-André_Vincent_-_Libération_des_esclaves_d'Alger

 Allégorie de la libération des esclaves d'Alger, par  François-André Vincent  (1746–1816), huile sur toile, 1806. 

Ce tableau fut commandé par (ou offert à ?) Jérôme Bonaparte, le plus jeune frère de Napoléon (et futur roi de Westphalie). En juillet 1805, lors d’une visite à Gênes, Napoléon écrit à Jérôme qui se trouve aussi à Gênes à la tête d’une escadre : « Mon frère (…), le but de votre mission est de retirer tous les esclaves, génois, italiens et français, qui se trouvent dans les bagnes d’Alger.» Parti début août, Jérôme rentre triomphalement à Gênes le 31 août avec à son bord deux cent trente et un esclaves rendus à la liberté. La transaction aura coûté 450 000 francs. On peut penser que la scène allégorique prend place dans le port de Gênes (le phare qui apparait au fond est probablement le célèbre phare surnommmé la Lanterne). A droite on voit des barques ramenant les captifs accueillis avec joie par la population. Le peintre François-André Vincent avait connu la célébrité vers 1780 mais était en retrait au début du 19 ème siècle.

Museumslandschaft Hessen Kassel. Wikipédia pour le tableau, site du comte Colonna Walewski pour les renseignements (la collection du comte Colonna Walewski, descendant de Napoléon, détient une réplique du tableau du musée de Cassel).

https://colonnawalewski.ch/9i253/#:~:text=En%201805%2C%20l'annexion%20de,trouvent%20dans%20les%20bagnes%20d'

 

 

 

SITUATION INTÉRIEURE – INSURRECTION DES DERKAOUA

 

 

La province de l’Est était depuis deux ans agitée par des révoltes (révolte des Hanencha réprimée par Ingliz bey et révolte des Nemencha durement réprimée par Osman bey)*.

                                                                                                  * Concernant l’histoire intérieure de la régence d’Alger, nous suivons ici le plus souvent le livre d’Ernest Mercier, Histoire de l'Afrique Septentrionale (Berbérie) depuis les temps les plus reculés jusqu’à la conquête française, 1891, plus complet que Grammont. Il existe entre les deux livres des discordances – par exemple sur l’orthographe des protagonistes – ou sur le déroulement de certains événements, qui rendent assez difficile une harmonisation sans erreur des deux sources.

 

En 1804, « toute la Kabylie »  prit les armes sous la conduite d’un Derkaoui* « fanatique », Mohammed ben Abdallah ben el Harche (selon Grammont, Ben el ou Bel-Ahrèche, surnommé Bou-Dali, selon E. Mercier, Histoire de l'Afrique Septentrionale (Berbérie) depuis les temps les plus reculés jusqu’à la conquête française, 1891), un marabout marocain qui s’était établi dans les environs de Djidjelli (Jigel)**.

                                                                                  * Derkaoua, Derqaoua, Darqawa, Nom d’une importante confrérie religieuse marocaine comptant également des adeptes dans l’Ouest algérien (...) Cette tariqa (« voie », « chemin ») tire ses origines lointaines d’un ancêtre prestigieux, personnage pourtant historique mais auréolé de légende, bu derraqa (« l’homme au bouclier »), mujahid aussi preux qu’ascétique, se vouant tout entier à la guerre sainte, au jeûne, et à la prière. » (MPeyron, Encyclopédie berbère). La confrérie est donc rigoriste et fondamentaliste, souvent opposée aux pouvoirs en place accusés de corruption.

                                                                                                 ** L'expression « toute la Kabylie »  de Grammont est à prendre avec réserve. Selon un auteur récent : « Un hasard heureux permit aux Turcs d’éviter que la Kabylie, toujours rebelle, ne se joigne au grand soulèvement derkaoua du début du xixe siècle. Celle-ci venait un effet d’adopter avec enthousiasme les enseignements d’une confrérie religieuse nouvelle et concurrente, la Rahmaniya, fondée par un marabout de Kabylie. Les bons rapports existant entre Alger et les moqqadem rahmaniya permirent de dissocier les révoltés en puissance et l’apport des tribus berbères soulevées se limita à la petite Kabylie, à l’Ouarsenis et aux massifs montagneux côtiers du Dahra et des Trara. Bien mieux, les Kabyles fournirent au Dey des contingents pour combattre les cherifs derkaoua » (P. Boyer, art. Agha, Encyclopédie berbère, https://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/915).

 

 

Il avait d’abord gagné les esprits par ses prédications, puis mené quelques actions de piraterie. Rejoint par d’autres prédicateurs, son audience s’était accrue et il s’installa à Djidjelli dont la garnison turque s’était enfuie. A l’été 1804 avec 60 000 hommes (en grande patie des Kabyles des tribus Beni-Amrane et Beni-Fergane), il se lança à l’assaut de Constantine mais fut mis en déroute. Les fuyards furent encore écrasés par le bey de Constantine Osman bey.

Assez curieusement, à Alger on faisait courir le bruit que les rebelles étaient commandés par Jérôme Bonaparte, l’un des frères de Napoléon,  qui venait  de quitter Alger où il était venu réclamer des captifs français et italiens.Le bey de Constantine espérant en finir avec les rebelles, se laissa entrainer dans un traquenard dans les montagnes et fut battu et tué sur l’oued Zhour, la plus grande partie de son armée fut détruite.

Son successeur Abdallah dispersa les bandes de El Harche qui s’enfuit dans la montagne, tandis que le raïs Hamidou punissait les gens de Djidjelli qui avaient soutenu El Harche. L'année suivante El Harche souleva les Kabyles voisins de la ville de Bougie qui fut assiégée sans succès. Pourchassé par les Ouled Mokran (puissante tribu kabyle qui désapprouvait les désordres crées par les rebelles) et les janissaires, il  passa pour mort – en fait il rejoignit le derkaoui Ben Cherif dans la province d’Oran et périt probablement en 1807 (voir ci-dessous)*. Peu de temps après un autre chérif, Mohammed ben Abdallah qui se disait le neveu de El Harche, relança l’insurrection ; après 4 ans de luttes sans succès, il fut tué dans une embuscade.

                                                                                                                     *  Un auteur récent écrit «  Il se refugia chez Ben Šarīf [le Ben Cherif des auteurs français du 19 ème siècle) à l’ouest où ils menèrent ensemble trois batailles contre les beys d’Oran. Que sont-ils devenus réellement ? Les sources restent plus au moins vagues ; on dit que Ben al ʼAḥrāš aurait été tué par Ben Šarīf ». On notera les modifications des transcriptions, par exemple pour cet auteur, le bey Osman est transcrit (ou translittéré) bey ʽUṯmān, etc (Abla Gheziel, La politique des deys d’Alger à la veille de la conquête française (1730-1830)  https://hal.science/hal-02062607/document).

 

En 1805 la province d’Oran fut touchée par l’insurrection des Derkaoua, dont le chef local était Abd-El-Kader ben  Cherif. Celui-ci parvint à s’emparer de Mascara, puis il attaqua Oran. La révolte s’étendit de Miliana à Oudjda. Un nouveau bey, El Mekallech (fils de l’ancien bey Mohamed El Kebir) débloqua Oran, assiégée par les partisans de ben Cherif, puis les défit. Ayant appris que ben Cherif s’était réfugié auprès des tribus des Flitta et des Beni-Amer, il attaqua les villages de celles-ci et remporta une victoire à Souk-El-Ahd. Il punit alors méthodiquement les tribus insoumises. Une dernière tentative de ben Cherif, rejoint par l’autre chef derkaoui, El Harche (ou El-Ahrèche), tourna au desastre ; El Harche aurait été tué dans la bataille (1807 probablement)*. El Mekallech  était victorieux. Mais les rapines et le comportement du bey suscitèrent le mécontentement du dey qui le fit arrêter, torturer pour savoir où il cachait ses trésors, puis exécuter (1808).

                                                                                                                     * Voir plus haut sur le sort incertain de El Harche/El-Ahrèche/al ʼAḥrāš.

                                                                                                  

Ben Cherif continua de résister contre le nouveau bey, l’énergique Bou Kabous. Pourchassé sans relâche, il mit de la distance avec ses adversaires. Quelque temps après les troubles reprirent sous la direction du beau-père de ben Cherif, un autre Derkaoui qui finit par être tué.

                                                                   

 

 

RELATIONS CONFLICTUELLES AVEC LA FRANCE

 

 

 

 2700_10516663_0

Pascal Coste,  Le Palais de la Djenina à Alger, crayons et aquarelle sur papier,1847.

Pascal Coste (1787-1879) né et mort à Marseille, artiste et architecte, voyagea dans les pays d'Afrique du nord et du Moyen-Orient. A Marseille, son oeuvre principale d'architecte est le palais de la Bourse. La scène représente une cour du palais de la Jenina (ici orthographié Djenina) qui fut le palais des deys jusqu'en 1817. 

 

 

Les relations épistolaires entre Napoléon et le dey étaient rares. Lorsque le dey écrivait à son puissant homologue, les louanges du sultan, suzerain du dey, tenaient plus de place (sans doute à dessein) que les louanges adressées au souverain français. Ainsi le dey Ahmed (ou Akhmed dans les courriers français) écrit en 1806  à Napoléon : «  ...  de la part du Dey et Gouverneur d’Alger Akhmed, (...) revêtu de l’honorable poste de Lieutenant de Sa Hautesse le Sultan Sélim, — Que Dieu perpétue ses jours, son règne et son empire ! qui, par la grâce spéciale de l’Éternel et par l’assistance particulière du Très-Haut, est le Padischah de notre siècle, le très grand Sultan et très illustre Empereur des intérêts des mortels, celui qui protège les pays du Créateur contre l’injustice de la révolte et qui efface les traces de la violence et de l’iniquité, le Maître absolu des nations, l’ombre de Dieu étendue sur les fils d’Adam, le Sultan des deux continents et des deux mers ... »

 Ahmed imposait des taxes et des amendes dans toutes les directions. Il imposa à Bacri une amende de cinq cent mille piastres fortes. Il exigea deux millions du Portugal, imposa des tributs à l’Espagne, à l’Angleterre, aux  Etats-Unis, à la Hollande, à l’Autriche. La France refusa de payer tribut, ce qui provoqua une tension entre elle et la régence. Le consul de France lui écrivait : «DUBOIS-THAINVILLE, CHARGÉ D’AFFAIRES DE FRANCE, A AKHMED, DEY D’ALGER. Alger, le 19 septembre 1806. Illustre et magnifique Seigneur, La porte de votre palais m’ayant été fermée, je ne puis communiquer avec Votre Excellence que par écrit. »

Dubois-Thainville réclamait la libération de captifs comme le père capucin Philibert, recommandé par le cardinal Fesch. Le dey le considérait comme Portugais et l’avait fait soumettre à un dur esclavage, alors qu’étant Italien, il aurait dû être protégé. Le consul réclamait aussi la libération du capitaine Monti de Bonifacio et de son équipage. Il essayait de faire accepter au dey que les changements survenus en Italie impliquaient aussi des changements dans les pratiques des corsaires algériens :   

« ... j’ai eu l’honneur d’annoncer à Votre Excellence que l’auguste frère de Sa Majesté l’Empereur des Français était monté sur le trône de Naples, et, conformément aux intentions de mon Souverain, j’espérais que vous donneriez des ordres pour que les Napolitains jouissent des mêmes égards que les Français (...) Il paraît que Votre Excellence a donné peu de foi à mes paroles, qui néanmoins étaient celles de mon puissant Souverain, puisqu’une grande quantité de bateaux pêcheurs napolitains ont été attaqués et saisis par vos corsaires dans le port et sur la côte. »

A la suite du refus de la régence de respecter les pavillons de pays alliés de la France, on arrêta les Algériens habitant Marseille et on mit l’ embargo sur leurs vaisseaux et leurs marchandises.

Le dey Ahmed n'était pas plus amical envers les autres pays européens. Il insulta le consul anglais devant le divan, et le menaça de mort. « M.  Frayssinet, consul de Hollande fut mis à la chaîne à cause d’un léger retard dans l’envoi des présents. M. Ulrich, consul de Danemark reçut le même traitement pour un motif semblable. »

Les consuls européens s’assemblèrent et rédigèrent une protestation collective dans laquelle ils affirmaient leur solidarité et réclamaient formellement l’inviolabilité diplomatique, obligeant ainsi le dey à céder devant la menace d’un départ général des consuls.

Le Dey pour se venger de l’embargo ordonné par la France, confia les établissements et les pêcheries de corail à l’Angleterre qui aux dires de Grammont ne gagnèrent pas grand-chose dans l’affaire.

 Le gouvernement algérien était fidèle à sa politique de jouer alternativement une puissance contre l’autre. Quant au bey  de Constantine, comme il avait protesté contre le départ des Français qui avait réduit le commerce, le dey le fit étrangler, l’accusant aussi de collusion avec le bey de Tunis auquel il venait de déclarer la guerre en exigeant le paiement du tribut de vassalité. Mais la campagne tourna à l’avantage de la Tunisie.

 

 

QUARANTE MULES CHARGÉES D’OREILLES

 

Ayant d’abord réussi à s’entendre avec les kabyles Flissa, les commandants envoyés par le dey battirent les troupes tunisiennes : « les Algériens firent un énorme butin et envoyèrent au Dey quarante mules chargées d’oreilles » (Grammont). Mais ils perdirent du temps au Kef où les Tunisiens s’étaient retranchés et leurs alliés kabyles rentrèrent chez eux – les Turcs d’Alger furent alors battus par les Tunisiens à la bataille de l’Oued Serrat (juillet 1807).

Le dey Ahmed fit pendre les rescapés qui eurent la mauvaise idée de rentrer à Alger et étrangler le bey de Constantine vaincu. Le successeur de ce dernier fut assassiné par un aventurier qui se proclama bey de Constantine – il fut éliminé après avoir fait régner quelque temps la terreur sur la province.

Finalement la paix fut faite avec la Tunisie sous condition que celle-ci paie le tribut habituel.

 

 

CHUTE ET MORT DU DEY AHMED ET DE SON SUCCESSEUR ALI

 

Napoléon envoya à Alger un brick avec mission de de rapatrier plus d’une centaine de captifs italiens (sujets de Napoléon ou alliés de l’empire français) et le dey se plia à cette demande. Il était même prêt selon Grammont, à se réfugier avec ses trésors sur le navire français, car il voyait bien que son pouvoir et sa vie étaient menacés.

 Les janissaires étaient furieux des défaites conte les Tunisiens et des exécutions de fuyards – quant aux baldis (les citadins d’Alger) ils étaient indignés de la présence de la femme du dey au palais de la Jenina, contraire aux vieilles coutumes. En novembre 1808, une bande de cinq cents Turcs envahit le palais et tua le dey Ahmed dont le corps fut traîné dans les rues. Les assassins élurent l’un d’entre eux, Ali el Rassal, qualifié par Grammont de « faible d’esprit, fanatique et cruel ». Il fit mettre à mort les ministres de son prédécesseur. Les janissaires furent mécontents des cadeaux d’avènement du nouveau dey, mais celui-ci fit remarquer que les caisses étaient vides. Le désordre se poursuivait et les janissaires votèrent même le pillage de la ville – mais une partie d’entre eux, ceux qui étaient mariés, déclarèrent qu’ils défendraient la ville avec les Couloughlis (métis de Turcs et d’Arabes) et les Arabes – chaque groupe, « s’attendant sans cesse à être attaqué par l’autre, ne dormait que la main sur ses armes ».

 

Le dey allait accepter le pillage quand survint le « camp d’Oran » (les janissaires chargés de la tournée fiscale de la province d’Oran), qui fit cause commune avec les modérés. On décida de se débarrasser d’Ali. En février 1809, les conjurés envahirent le palais et Ali  fut étranglé. Le chef du complot, Omer Agha ayant refusé la fonction de dey, le Khodjet el kheil (receveur général des impôts) Hadj Ali fut proclamé dey. Selon Grammont « il se gorgeait d’opium, restant dans une apathie voisine de l’imbécillité tant qu’il n’avait pas pris sa dose accoutumée et tombant dans des accès de démence furieuse quand il la dépassait (...) La plupart des Deys avaient été sanguinaires, celui-ci les dépassa tous. Il avait un goût particulier pour les supplices atroces » et condamnait à mort pour des vétilles.

Le dey fit étrangler le bey de Constantine Ahmed Tobbal pour avoir vendu du blé aux Juifs;  « cet acte aussi barbare qu’injuste raviva les troubles dans la province de l’ Est ». Dans la province d’Oran, le bey Bou Kabous qui avait refusé d’envoyer des troupes pour la guerre de Tunisie était entré en insurrection et s’était allié aux Marocains (du moins on le disait).  Abandonné par ses partisans, il fut capturé et périt dans d’horribles tortures.

 

 

VIOLENCES DU NOUVEAU DEY HADJ ALI – TROUBLES INTÉRIEURS

 

 

Le consul Dubois-Thainville avait refusé de donner au dey des présents d’avènement et quitta Alger laissant l’intérim au vice-consul qui fut ensuite embarqué de force sur un vaisseau américain (1810) . Les consuls protestèrent et la France s’abstint de toute action jusqu’au retour de Dubois-Thainville en septembre 1810. Selon Grammont, Napoléon « n’exigea aucune réparation car il était parfaitement décidé à en finir une fois pour toutes avec les puissances barbaresques » et il avait prévu l’annexion de l’Afrique du Nord dans un  des articles du traité secret conclu avec la Russie. Le chef de bataillon Boutin avait été envoyé secrètement dans la régence au printemps de 1808 pour lever le plan d’Alger et de ses environs*. Napoléon avait aussi posé des questions à l'ancien consul Jeanbon Saint-André sur les défenses d'Alger. 

                                                                                     * Ses plans et observations ne servirent à rien dans l’immédiat mais furent exploités en 1830 lors de la préparation de l’expédition d’Alger. 

 

Les Kabyles de nouveau révoltés battaient en 1810 le camp de l’Est tandis que la guerre se rallumait avec Tunis – la seule action d’éclat fut celle du raïs algérien Hamidou qui s’empara d’une frégate tunisienne. Hamidou pourchassait principalement les vaisseaux espagnols et portugais, marquant le regain de la guerre de course. Le consul espagnol fut frappé au visage par l’Oukil el Hardj (orthographe de Grammont, ou Ouakil al-kharadj, ministre de la marine) pour s’être plaint. La guerre fut déclarée aux États Unis dont le chargé d’affaires fut expulsé.

David Cohen-Bacri, le fils de Joseph, qui était mokadem (muqaddam), chef de la communauté juive d’Alger, accusé de servir d’espion au sultan, fut assassiné par un janissaire sur ordre du dey en 1811*.

                                                                                                          * Grammont écrit : « Dès les premiers jours de son règne, il [le dey] fit mettre à mort Bakri accusé de servir d’espion au Sultan, puis son dénonciateur Ben Taleb et Ben Duran qui dirigeait les affaires des héritiers de Bakri » - mais Bacri fut assassiné en 1811 soit 2 ou 3 ans après la nomination de Hadj Ali comme dey.

 

Néanmoins la famille resta influente. C’est Joseph Bacri, le père de David, qui lui succéda comme mokadem. « Les abus de sa gestion, surtout dans la répartition de l'assiette des impôts entre les membres de la commu­nauté, devinrent si criants, que les sept grands rabbins de la communauté, conduits par rabbi Itshak Aboulker, osèrent s'en plaindre devant son protecteur, le Dey. Mal leur en prit, car au lieu d'écouter leurs doléances, le Dey, qui était son complice, ordonna de les décapiter sur le champ. Ce scandale, d'une gravité sans précédent » ruina le prestige de Joseph Cohen-Bacri qui finit par être « lâché » par le dey et s’exila à Livourne (où la famille avait son origine) où il mourut dans la pauvreté. Mais son frère Jacob lui succéda comme mokadem (renseignements sur le site https://moreshet-morocco.com/tag/bacri-badach-baha/).*

                                                                                                   * Jacob Cohen-Bacri était en conflit avec son frère. Il  fut longtemps le représentant de la maison-mère à Marseille et à Paris. Formé aux négociations, il resta mokadem pendant les dernières années du règne des deys jusqu’à la conquête française. Il fut maintenu un an à son poste par les nouvelles autorités françaises. Mort en 1836 à Paris.

 

Selon Grammont, Hadj Ali « dans ses moments lucides », effrayé à l’idée d’un débarquement français, soit flattait le consul français soit, excité par les héritiers Bacri, le  menaçait s’il ne payait pas la dette contractée par la République.

 

En juillet 1813, l’agha Omer fut battu par les Tunisiens, peut-être en raison de la trahison des contingents kabyles . De retour à Alger il fit décapiter en représailles plusieurs chefs kabyles et des soldats arabes.

Le sultan ottoman Mahmoud, désireux d’arrêter la guerre contre la Tunisie, déclara un embargo sur les navires et les sujets d’Alger et menaça d’envoyer son Capitan pacha pour rapporter la tête du dey qui dès lors, accepta de faire la paix.

A l’intérieur, les tribus du Sud insurgées battaient le bey de Titeri en 1814. Les Flissa pillaient le pays jusqu’à la Mitidja malgré la répression du caïd du Sebaou. En 1816 le chef des Flissa signait la paix.

 

 Place_et_palais_de_la_Jenina_1832

Le palais de la Jenina vers 1832. Le palais se trouvait sur l'actuelle place des Martyrs, anciennement place du Gouvernement pendant la période française, partie basse de la Casbah ou plus exactement de la vieille ville ou medina. Le palais de la Jenina (ou Dar soltan el-kadîma, vieille maison du Sultanavait été le siège des dirigeants d'Alger depuis l'époque de Arouj Barberousse, voire même avant (l'émir d'Alger Selim El Toumi y aurait résidé au début du 16 ème siècle - mais le palais fut certainement remanié au cours des siècles). Trop difficile à défendre contre les intrusions d'émeutiers, il fut abandonné par le dey Ali Khodja à son avènement (1817). Celui-ci transporta le siège du pouvoir deylical dans la forteresse de la Casbah (partie haute). Endommagé par un incendie en 1844 ou 1845, le palais fut détruit en 1856 par l'autorité française. Seules subsistent quelques parties dont le palais Dar Aziza. 

Wikipédia.

 

 

LOUIS XVIII ÉCRIT AU DEY

 

La nouvelle de l’abdication de Napoléon et du retour des Bourbons (avril 1814) parvint à Alger. M. de Maynard qui en apportait la nouvelle, fit « fit saluer sans aucune difficulté le nouveau pavillon blanc par les canons des forts » d’Alger (E. Plantet).

Louis XVIII écrivit au dey pour lui apprendre qu’il était de retour sur le trône de ses pères ; il espérait que les bonnes relations qui avaient toujours existé entre la France et la régence seraient maintenues. Il confirmait Dubois-Thainville comme consul. Il terminait par la formule habituelle des rois de France : « Sur ce, nous prions Dieu qu’il vous ait, illustre et magnifique Seigneur, en sa sainte et digne garde ». Talleyrand, redevenu ministre des affaires étrangères, redoublait la lettre du roi par ses protestations d’amitié.

Dubois-Thainville débarqua, notamment chargé de ratifier les traités au nom du nouveau pouvoir.

Le dey Ali répondit au roi : « Vous nous instruisez, par cette lettre, que vous vous êtes assis comme Roi dans la capitale de votre Royaume, et que vous avez pris la Couronne. Que Dieu rende cet avènement heureux pour vous ! Vous me dites dans votre lettre : — « Nous conserverons avec vous, s’il plaît à Dieu, l’amitié précédente; elle ne changera et ne cessera jamais ; il n’y aura entre nous et vous que sincérité et jamais il n’y aura de manque de foi. » — Oui ! nous avons renouvelé entre nous et vous une amitié plus grande que la précédente » (lettre du 12 juillet 1814).

Cette lettre ainsi que celle de même teneur adressée à Talleyrand agaça les dirigeants français. Talleyrand s’étonna de ce « que le Dey ne donnait à Louis XVIII que le titre de Roi sans autre qualification, tandis que depuis plus d’un siècle tous les Souverains de France avaient eu celui de Padischah [empereur]. Il demanda des explications sur « l’absence du préambule en style oriental », et réclama « ces expressions de louange et de haute considération qui avaient toujours accompagné le titre d’Empereur, et dont l’oubli constituait une véritable impolitesse » (E. Plantet). Il fit demander à Dubois-Thainville de nouvelles lettres plus conformes au protocole !

Les relations se crispaient du fait de discussions sur la restitution de prises à amenées à Alger durant les guerres de Napoléon. Les héritiers Bacri renouvelèrent leurs réclamations : « ils avaient eu l’adresse d’intéresser Hadj Ali au recouvrement de ce qui leur était dû et celui-ci somma le consul de payer à bref délai »* (Grammont).

                                                                                                                 * Il semble s’agir de réclamations diverses dont les créances pour les achats de blé n’étaient qu’une partie. E. Plantet écrit : « Le retour aux affaires de Talleyrand, le grand protecteur des Bacri, leur avait rendu bon espoir de recouvrer leurs créances. »

 

Le dey réclama la nomination d’un autre consul et fit signifier à Dubois-Thainville de quitter la régence. Ce dernier dut partir et écrivit à son ministre :  « Au moment où j’étais exposé à Alger aux plus affreux traitements en défendant, j’ose le dire, avec quelque courage les intérêts du Roi, (...) les auteurs de tous nos démêlés avec Alger (les Juifs Bacri et Busnach) en imposaient au Gouvernement [d’Alger] et déterminaient mon rappel. »

 

 

 « ÉLITE DES PRINCES DE LA NATION DU MESSIE ... »

 

Le roi Louis XVIII écrivit alors au dey pour lui annoncer la nomination comme consul général de Pierre Deval, tandis que le nouveau ministre des affaires étrangères français écrivait au ministre de la marine du dey pour s’étonner d’actes aussi inamicaux que l’expulsion du consul Dubois-Thainville ou la teneur de lettres non conformes au protocole établi. Il réfléchissait au moyen d’obtenir « des explications franches et amiables, de sorte que toutes les contestations puissent être arrangées selon les règles de la raison et de la justice ». 

Le dey, prudent, envoya au roi une lettre remplie de formulations religieuses,  mais comportant les louanges de style oriental de nature à satisfaire les autorités françaises : le roi Louis XVIII était par exemple qualifié de « Colonne des Rois qui professent la religion de Jésus, élite des Princes de la nation du Messie, gloire des Souverains illustres, modèle des grands Monarques, le très fortuné, très sincère, très affectionné Empereur de France, notre grand ami » *.  

                                                                                                             * Les lettres des deys de cette époque comportent aussi, comme on l'a déjà vu plus haut pour une lettre à Napoléon,  des louanges hyperboliques du sultan ottoman (dont le dey se proclame avec dévotion le fidèle vassal et serviteur) – de telle façon que les louanges au roi de France paraissent inférieures qualitativement, ce qui est peut-être le but recherché, ainsi que de rappeler le caractère ottoman de la régence.

 

Le dey se justifiait d’avoir fait partir Dubois-Thainville, homme en qui on ne pouvait avoir confiance, et concluait : « nous espérons que vous ne nous exclurez point de votre souvenir fortuné, et que le Tout-Puissant nous accordera à tous ce qui est véritablement essentiel à notre bonheur, et donnera de nouveaux accroissements à notre amitié réciproque. Ainsi soit-il ! par respect pour Jésus, fils de Marie, l’esprit divin. Écrit le 14 de la lune de Safer de l’année 1230 de l’hégire, c’est-à-dire le 27 janvier 1815, à Alger la bien gardée. »

 

 

HADJ ALI ÉTRANGLÉ DANS SON BAIN, SON SUCCESSEUR DANS SA PRISON

 

 

La guerre reprit entre Alger et Tunis qui bénéficiait du soutien des tribus de l’Est en rébellion permanente. La milice des janissaires (l’odjack) était de plus en plus indisciplinée et de moins en moins efficace au combat, elle désapprouvait la guerre avec la Tunisie. Elle décida de se débarrasser du dey mais l’agha Omer, pressenti, refusa d’accepter d’être le prochain dey. Des prophéties couraient sur des événements funestes.

Le 22 mars 1815, le dey Hadj Ali fut étranglé dans son bain « par un jeune nègre son favori »  - qui fut lui-même mis à mort sur place par les conjurés. Le Kaznadji (premier ministre) Mohammed fut proclamé dey. Il eut la mauvaise idée de faire un recensement de la milice  - qui était tombée à quatre mille hommes parmi lesquels plus de sept cents étaient incapables de tout service. Il fut arrêté et  étranglé dans sa prison 15 jours après son accession au trône deylical. Son remplaçant fut Omer Agha qui avait refusé précédemment le poste mais ne put se dérober.

Peu après, on apprenait le retour de Napoléon sur le trône.  Napoléon écrivit au dey Omar pour annoncer la nouvelle (mars 1815). Le nouveau ministre des affaires étrangères, le duc de Vicence* écrivit aussi au dey pour annoncer le retour comme consul de Dubois-Thainville, les lettres furent apportées par ce dernier dont la nomination agaça les autorités de la régence.**

                                                                                         * Armand de Caulaincourt, duc de Vicence, militaire et diplomate, un des fidèles de Napoléon.

                                                                                       **  « Nous avons donc été bien surpris d’apprendre que l’ancien Consul a été de nouveau envoyé à Alger » (lettre du dey Omar au duc de Vicence). Les nouveaux dirigeants français n’avaient pas forcément le choix de diplomates chevronnés acceptant de se compromettre avec le régime de Napoléon.

 

Le nouveau dey refusa de recevoir Dubois-Thainville (et même de le laisser débarquer) tant qu’il n’aurait pas de réponse aux réclamations sur la question des créances Bacri (Grammont). Toutefois selon E. Plantet le dey demandait surtout à la France le paiement de 114 300 piastres, montant de prises contestées et exigeait l’engagement de donner des présents. Le consul demanda des ordres – dans l’intervalle Napoléon, vaincu à Waterloo, abdiqua pour la seconde fois  et Dubois Thainville dut partir. Le gouvernement des Bourbons, de retour au pouvoir, confirma comme consul général Pierre Deval (qui avait déjà été désigné précédemment par le gouvernement de Louis XVIII)*

                                                                                                      * On reparlera plus en détail du consul Deval par la suite.

 

 « En vertu des nouvelles instructions du Ministère, Deval devait donner satisfaction complète à la Régence, restituer la valeur des prises confisquées par Dubois-Thainville, et promettre la liquidation des anciennes créances des Bacri. » (E. Plantet). Deval débarqua en août 1815, apportant des présents pour le dey et les dignitaires.

 

 

OMAR DEY – LE BOMBARDEMENT DE 1816

 

 

En 1815, la guerre avec les Etats-Unis tourna mal pour la régence d’Alger ; le commodore Decatur venait de capturer deux vaisseaux algériens, dont celui du raïs Hamidou qui fut tué dans le combat et l’escadre américaine prit position devant Alger; « l’effroi et la douleur régnèrent dans la ville où on s’était habitué à considérer Hamidou comme invincible » (Grammont). Le dey dut accepter les conditions de paix imposée par les Américains (abolition du tribut, libération des captifs américains, abolition du droit de visite des navires américains par les navires de la régence).

Puis une flotte hollandaise vint menacer la ville en demandant les mêmes conditions. Enfin la flotte britannique apparut à son tour. Son commandant, lord Exmouth venait stipuler des traités pour des petits pays méditerranéens. Mais en mai 1816, il revint pour exiger au nom de l’Europe la libération des captifs européens et l’abolition définitive de l’esclavage. Le dey gagna du temps, mais la population se livra à des violences contre les Anglais et insulta lord Exmouth. Pourtant celui-ci repartit pour chercher des instructions. Alors le dey se mit en état de se défendre et donna ordre au bey de Constantine de détruire les concessions* (qui depuis 1807 étaient gérées par les Britanniques) et de s’emparer de leur personnel : « deux cents personnes furent tuées ou blessées, huit cents autres furent emmenées en esclavage. »**

                                                                                                            * C’est-à- dire les établissement de La Calle, Collo, Bône etc.

                                                                                                             ** Cet épisode, souvent appelé « massacre des corailleurs », est raconté de façon différente par diverses sources qui citent souvent le chiffre de 200 morts. En fait, le massacre de Bône le 23 mai 1816, est l’épisode le plus brutal du ravage des concessions  : « 2000 corailleurs chrétiens (Napolitains, Provençaux et Corses) sont assaillis par la garde turque du Dey d’Alger qui craignait qu’ils ne s’emparent de ville avec l’aide de la flotte anglaise. L’affrontement fait 15 morts parmi les turcs et 40 parmi les corailleurs, avec en outre de nombreux blessés. Les corailleurs emprisonnés sont libérés le 24 mai par le consul anglais et peuvent rentrer chez eux [?]. Bien que ces chiffres soient exagérés [?] , le retour de 500 corailleurs à Ajaccio, avec de nombreux blessés à l’arme blanche, crée une vive émotion » (Un site, des monuments, La Parata et Les Sanguinaires, https://www.grandsitesanguinaires-parata.com/wp-content/uploads/2020/04/livret-crdp-enseignant.pdf

La destruction des concessions souleva les tribus kabyles qui commerçaient  avec elles et les troupes du bey de Constantine furent mises en échec par les kabyles.

 

 A la nouvelle des exactions contre les Européens, lord Exmouth reçut l’instruction de repartir vers Alger ; à Gibraltar il fit sa jonction avec l’escadre hollandaise et en août 1816 il était de nouveau devant Alger où il lançait un ultimatum au dey et sans réponse, commençait le bombardement.

Devant les destructions causées par le bombardement, le dey fut obligé de traiter sur les bases suivantes : abolition de l’esclavage, libération de tous les esclaves chrétiens au nombre de 1200, presque tous Italiens et Espagnols, une réparation pécuniaire d’environ 500 000 francs (Grammont).

 Ces événements ont été décrits plus en détail dans notre message Alger à l’époque des deys, des corsaires et des esclaves, troisième partie.

 

Mais contrairement aux vœux émis par le congrès de Vienne en 1814-15 (qui devaient être renouvelés en 1818 au congrès d’Aix la Chapelle), « le Dey resta libre de faire la Course sur les petites puissances à la seule condition de traiter les captifs comme prisonniers de guerre et non comme esclaves ».

« Il se prévalut de cet oubli pour réclamer immédiatement le tribut de la Toscane, de la Suède et du Danemark. Les Reïs reçurent l’ordre de courir sur les marchands de Hambourg, Brême, Lubeck et sur les navires Prussiens » tandis que les Etats Unis envoyaient une escadre pour demander et obtenir un traité plus favorable que le précédent.

Grammont écrit : « Le consul de France [Deval] auquel il [le dey] témoignait beaucoup d’amitié, avait cherché à lui persuader de faire la paix, représentant que les temps étaient changés et que l’Europe unie ne tolèrerait plus que l’ Odjeac [la milice des janissaires unie aux raïs] rançonnât les petites puissances. Alors que veux-tu que je fasse de ma Milice, répondit Omer. Avec quoi la nourrirai je ? Comment faire pour la contenir ? En fait, il subissait comme tous ses prédécesseurs l’inexorable fatalité qui le contraignait bon gré mal gré à un état de guerre permanent. »

 

 Theodore_Leblanc_-_The_Harbour_and_Jetty_at_Algiers_c1830_-_(MeisterDrucke-283494)

Théodore Leblanc (1800-1837), Le port et la jetée d'Alger, vers 1830, aquarelle.

Site de reproduction Meisterdruck.

 

 

 

POSITION ATTENTISTE DE LA FRANCE

 

 

s-l1600

 Nicolas Eustache Maurin (1799-1850), Alger. Vente d'esclaves, lithographie, vers 1830.

La gravure de Maurin est une représentation conforme aux stéréotypes européens des moeurs de la régence d'Alger, avec une certaine complaisance sexuelle. Un jeune Turc (bien plus qu'un Arabe) fait l'acquisition de trois jeunes femmes dénudées, deux blanches et une noire. Le vendeur a un habillement qui pourrait évoquer celui de Grecs de l'époque. Depuis le bombardement de lord Exmouth (1816), l'esclavage a été aboli - en principe - à Alger, mais cela ne semble concerner que les ressortissants européens. On peut penser qu'il continue pour des personnes relevant du vaste empire ottoman (notamment il est probable que des Grecs révoltés, hommes, femmes et enfants, furent vendus dans les Etats barbaresques lors de la guerre d'indépendance de la Grèce, parfois par des marchands grecs fidèles à l'empire ottoman et surtout à leurs intérêts). La gravure de Maurin n'est donc pas invraisemblable même si elle présente un caractère souriant et même complaisant sans doute assez éloigné de la réalité.

Vente e-Bay.

 

 

La paix européenne, ainsi que le remarque Grammont, permettait maintenant aux pays européens de s’occuper de la question des régences d’Afrique du nord et notamment Alger, la plus active. Mais la position de la France, qui s’efforçait de maintenir de bonnes relations avec Alger, de façon à en tirer, autant que possible, des avantages, prouvait que le « concert » européen ne jouait pas à l’unisson et que le dey avait encore un espace diplomatique lui permettant d'utiliser une puissance contre une autre, comme autrefois.

Abdeljelil Temimi rappelle ainsi que « le ministre français des Affaires Etrangères a envoyé au consul de France à Alger le 2 août 1816 l'ordre suivant : "Les bâtiments et les troupes sous les ordres de lord Exmouth, étant partis d'Angleterre et venant sans doute se présenter Incessamment devant Alger, vous resterez absolument étranger à toutes les discussions et à tous les événements qui pourront avoir lieu". »

Le même auteur conclut : « La France refusa de s'associer aux projets établis par la conférence de Londres pour la suppression des Corsaires car elle préférait le maintien de la piraterie au renforcement de l'hégémonie maritime de l'Angleterre. » (Abdeljelil Temimi, Documents turcs inédits sur le bombardement d'Alger en 1816. Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 1968, https://doi.org/10.3406/remmm.1968.985 )

 

« Après la défaite, l’émeute, telle était la coutume d’Alger », commente Grammont.  « La Milice (...) voulut piller la ville et surtout les habitations des Juifs, victimes désignées d’avance dans les émotions populaires. Omer parvint encore cette fois à apaiser le tumulte ». Il fit réparer les destructions causées par le bombardement : « comme les esclaves chrétiens faisaient défaut, on abolit la peine de mort pour les criminels arabes qui furent dès lors condamnés aux travaux forcés »*. Le retour de la peste accompagna les derniers mois de règne d’Omar, de plus en plus isolé. En septembre (ou octobre ?) 1817, une bande d’assassins envahit la Jenina et étrangla le Dey. Celui-ci avait été, pour Grammont « un des meilleurs princes qui aient jamais gouverné Alger ».

                                                                                                                  * L’article Wikipédia  Bombardement d'Alger (1816) écrit, d’après un historien britannique : « le dey force la population juive locale à reconstruire Alger, à la place des esclaves chrétiens » - les deux versions ne sont pas incompatibles.

 

Dans les suites du bombardement de 1816, la France obtint du dey de reprendre le contrôle des établissements commerciaux qui avaient été confiés aux Britanniques en 1807 – cette reprise se fit moyennant des redevances fortement augmentées.

 

 Histoire_de_M_Cryptogame___[

 RodolpheTöpffer, Histoire de monsieur Cryptogame, 1830 (publié en 1846). Le genevois Töpffer est considéré comme un des créateurs (sinon le créateur) de la bande dessinée. Dans l'histoire passablement loufoque de monsieur Cryptogame, le héros est poursuivi par une jeune femme, Elvire, qui rêve de l'épouser.  Ils se retrouvent sur un bateau qui est capturé par des corsaires d'Alger. Elvire est saisie par un vieux Turc qui veut "la mettre à part pour son harem". Mais Elvire ne se laisse pas faire et le vieux Turc est envoyé par dessus bord. En 1830 (date de création de l'Histoire de monsieur Cryptogame), l'image des corsaires barbaresques attaquant les navires occidentaux  et réduisant leurs passagers en esclavage reste vivace même si elle représente désormais un passé récent (bien qu'on ne puisse pas exclure qu'il se produise encore  quelques incidents qui justifient la persistance des représentations). Il est amusant de comparer la gravure romantique de Maurin aux dessins comiques et ironiques de Töpffer, à la même époque. On retrouvera Töpffer par la suite.

Gallica

 

 

 

ALI KHODJA  AFFRONTE LES JANISSAIRES

 

 

Le successeur d'Omar fut Ali Khodja ; il quitta dès novembre 1817 le palais de la Jenina trop mal défendu et vint se loger dans la citadelle de la Casbah où il fit transporter le trésor public (khazna). Il se fit garder par 2000 kabyles zouaoua. Puis il lança une proclamation pour exiger l’obéissance de la milice, invitant ceux qui n’étaient pas d’accord à partir. En même temps il encourageait les Couloughlis (métis de Turcs et de femmes arabes) à se grouper autour de lui. Un début de révolte l’amena à faire exécuter les mutins. Les mécontents se réfugièrent auprès de la Méhalla du Constantinois (la troupe chargée de la tournée fiscale annuelle dans cette province) ; de là ils marchèrent sur Alger. Il y eut un affrontement ; les mutins, mitraillés depuis les fortifications, et chargés par les soldats fidèles au dey, subirent de grosses pertes. La victoire resta à  Ali Khodja (décembre 1817) . « Les prisonniers furent empalés ou torturés (...) les survivants implorèrent l’aman [pardon, grâce] qui leur fut donné ». Ali Khodja accorda à ceux qui voulaient d’être rapatriés à Smyrne ou Constantinople.

 

On peut remarquer que l’élimination (partielle) des ioldachs ou janissaires à Alger est contemporaine ou à peu près de l’élimination des mamelucks (qui sont l’équivalent des janissaires en Egypte) au Caire par le vice-roi Mehemet-Ali (1811) et dans l’empire ottoman (à Constantinople et dans d’autres lieux) par le sultan  Mahmoud II en 1826. Dans l’empire ottoman ou dans les provinces autonomes de l’empire, les janissaires, milice de soldats professionnels s’arrogeant un rôle politique, sont éliminés par les dirigeants qui renforcent leur pouvoir personnel  A Alger, les janissaires fidèles à Ali Khodja restent mais leur pouvoir de nuisance parait très diminué – les rescapés du massacre des janissaires dans l’empire ottoman de 1826 se réfugient d’ailleurs à Alger.

 

 

HUSSEIN DEVIENT DEY. IL REÇOIT LES AMIRAUX ANGLAIS ET FRANÇAIS

 

Ali Khodja fut félicité par le corps consulaire pour sa victoire sur les janissaires. Son bref gouvernement fut marqué par des mesures tyranniques ou incohérentes* mais il mourut en mars 1818 de la peste. Il désigna comme successeur le Khodjet el Kheil (receveur général des impôts) Hussein qui fut aussitôt proclamé. Ce dernier édicta une amnistie générale et l’annulation de la plupart des décrets de son prédécesseur – mais deux tentatives d’assassinat eurent lieu contre lui dès les premiers temps de son gouvernement.

                                                                                               * « Il est resté célèbre par l’arrêté qu’il prit ordonnant de jeter à la mer toutes les filles publiques. Ce fut à grand peine qu’on le détourna d’en exiger l’exécution » (E. Mercier).

 

La France essayait probablement de sauver son influence autrefois prédominante dans la régence d’Alger (influence qui avait, comme on a vu, des hauts et des bas) – mais elle ne pouvait pas refuser de s’associer à la Grande-Bretagne pour notifier aux régences les décisions du congrès d’Aix-la-Chapelle tendant à l’élimination de la piraterie (qu’on n’appelait plus la guerre de course). En fait, chacune des deux puissances maritimes européennes voulait éviter que l’autre agisse seule.

Une flotte combinée anglaise et française, commandée par le vice-amiral Freemantle et le contre-amiral Jurien de la Gravière, reçut mission de « sommer, au nom de l’Europe, les régences d’Alger, de Tunis et de Tripoli de renoncer à leurs habitudes invétérées de piraterie » (mémoires de l’amiral Jurien de la Gravière). En septembre 1819 la flotte mouillait devant Alger.

« Lorsque nous parûmes dans la baie, les batteries du port saluèrent successivement le pavillon français et le pavillon anglais de vingt et un coups de canon. Nous rendîmes immédiatement ces saluts, et à peine l’ancre fut-elle au fond que nous reçûmes la visite de nos consuls. »

Les amiraux, reçus par le dey, lui firent observer qu’en arrêtant des navires dont finalement les papiers étaient en règle, « Hussein-Pacha leur causait un tort considérable, puisqu’après les avoir empêchés de continuer leur route et leur avoir ainsi fait perdre un temps précieux, il les rendait sujets à une quarantaine onéreuse ».

Le dey défendait la légalité du droit de visite : « Il pouvait, disait-il, avoir demain la guerre avec la régence de Tunis. Dès lors il lui importait de s’assurer si ses ennemis ne cherchaient point à lui échapper en arborant un pavillon ami. D’ailleurs, ajouta-t-il en élevant la voix, je ne reconnais pour amies que les nations qui ont des agents à Alger (il voulait parler des nations qui, sous forme de présents, consentaient à lui payer tribut). Toutes les autres, je les tiens pour ennemies, et les traiterai comme telles tant qu’elles n’auront pas envoyé faire leur paix avec cette régence. » L’insolence de ce barbare [sic] me parut insupportable. Bien que son ton eût été jusque-là fort modéré et que j’eusse remarqué dans ses manières un certain fonds d’obligeance, je jugeai que nous ne parviendrions pas à triompher de son obstination. » (Mémoires de Jurien de la Gravière). L’amiral français avertit le dey qu’il risquait de provoquer une action punitive d’envergure des puissances occidentales  s’il continuait « à exercer la piraterie contre le commerce européen ».

La mission des deux amiraux eut un plein succès à Tripoli mais à Tunis le bey  répondit par des atermoiements.

A peu près au même moment on reparlait en France des créances Bacri-Busnach. Le gouvernement nomma une commission pour établir le montant exact des créances en accord avec le fondé de pouvoir des créanciers. On aboutit à un accord sur le montant de 7 millions de francs  (1819) et une loi de 1820 autorisa le gouvernement à payer la créance. Tout paraissait en bonne voie mais le dey ne voyait arriver aucun versement.

En 1821, alors que la guerre menaçait de reprendre entre Alger et Tunis, le sultan envoya des ordres formels à ses deux vassaux qui signèrent une une paix définitive.

 

 

POURSUITE DES TROUBLES INTÉRIEURS

 

 

La régence continue d’être déchirée par les révoltes intérieures.

La révolte des Derkaoua paraît se poursuivre puisqu'en juin 1816 le dey Omar demande au sultan ottoman de l'aider par l'envoi de troupes et de munitions: « Aussi nous vous demandons de nous envoyer des soldats et des munitions de guerre, car cela est un devoir qui vous incombe, du fait que depuis cinq ou dix ans, est apparu à l'ouest et à l'est du pays un faux Mahdi (...); sa bande ne reconnaît pas Dieu ; ses gens de montagne ont la tête nue [?] et ils n'ont plus la foi.  (...) (Abdeljelil Temimi, art. cité). Le faux Mahdi est certainement El Harche/El-Ahrèche/al ʼAḥrāš, mais en 1816 il est probablement mort (mais on l'ignore peut-être; en tous cas, il a des successeurs).

Le bey de Constantine, après avoir été battu par les Ouled Derradj, fut remplacé. Il tenta de résister au dey et fut étranglé.

En 1817 le bey de l’ouest (Oran) qui avait rétabli la paix fut pourtant étranglé sur ordre du dey alors qu’il se rendait à Alger pour la visite habituelle au dey et le versement du tribut de sa province.* Apparemment le dey le suspectait de vouloir se rendre indépendant.

                                                                                                          * « Après avoir reçu d’eux [des chaouchs, émissaires du dey, venus à sa rencontre] la missive |du dey] dont ils étaient porteurs,  le bey tendit le cou sans une parole et les chaouchs l’étranglèrent » (E. Mercier).

 

 Le nouveau bey de Constantine, Tchaker (originaire de Smyrne) était tyrannique et violent. Il soulevait le pays contre les Turcs par ses exactions ; il faisait tuer les personnages principaux de sa province pour s’emparer de leurs biens. Il massacra lors d’un guet-apens des membres de la puissante famille des Oulad Mokran. Mais il subit des défaites cuisantes par les Kabyles en 1816 et 1817.

Ali Khodja décida de se débarrasser de Tchaker. Il nomma comme nouveau bey un certain Kara Mustafa. Tchaker essaya de résister mais Kara Mustafa marcha contre lui avec le renfort des tribus kabyles. Tombé entre les mains de son successeur, Tchaker fut étranglé (janvier 1818) – mais Kara Mustafa ne tarda pas à éveiller les soupçons par sa conduite déréglée et il fut lui-même exécuté peu après et remplacé par Ahmed Bey el Mamlouk (d’origine italienne semble-t-il).

Dans le sud le bey de Titeri luttait contre les Oulad Naïl toujours révoltés. La province d’Oran était agitée par les marabouts mais l’ordre était maintenu par le bey Hassan, les fauteurs de troubles furent successivement vaincus et mis à mort. « ... le plus dangereux de tous en raison de son influence dans la province était le marabout des Hachem de R’eris près de Mascara, Sid El Hadj Mohi-ed-Dine » qui, par chance, fut grâcié sur intervention de la femme d’Hassan –  un des fils de ce marabout sera le futur adversaire des Français, Abd-El-Kader.

Dans le sud de la province d Alger, les fils de Si Ahmed Tidjani, fondateur de la confrérie des Tidjania,  Mohammed el Kebir et Mohammed es Sr’eïr, qui avaient fait leur place-forte à Aïn-Mâdi, « fanatisés par leur éducation et se croyant appelés à une haute des tinée » (E. Mercier) annoncèrent la révolte contre le gouvernement des Turcs.

Dans la province de Constantine le bey Ahmed el Mamlouk s’apprêtait à combattre les Beni Ameur. Sa conduite maladroite amena sa destitution. « ... au moment où Housseïn [Hussein] qui devait être le dernier dey d’Alger acceptait le pouvoir, la situation s’offrait menaçante sur tous les points » (E. Mercier).

 

 

 

 

 

 

 

Publicité
Publicité
3 janvier 2024

ALGÉRIE ET FRANCE, TROIS SIÈCLES DE RELATIONS AVANT 1830 PARTIE DEUX : DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

ALGÉRIE ET FRANCE, TROIS SIÈCLES DE RELATIONS AVANT 1830

PARTIE DEUX  : DIX-HUITIÈME SIÈCLE

 

 

 

 

 

[ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit.]

 

 

 

 

 

Au 18 ème siècle le relations entre la France et la régence d’Alger se stabilisent – le traité de 1689 n’est pas remis en cause et il n’y a plus de conflit ouvert entre les deux puissances. Mais les litiges ne manquent pas et les consuls de France sont parfois emprisonnés et maltraités – comme les consuls d’autres puissances, d’ailleurs.

La plupart des pays d’Europe ont consenti à verser des subventions et à faire des cadeaux à la régence pour éviter les attaques des corsaires. Mais ces subsides semblent insuffisants, d’où l’augmentation de la pression fiscale sur les sujets de la Régence, qui entraîne, entre autres causes, des révoltes fréquentes des tribus. Le détail de ces révoltes est peu connu mais elles semblent aussi violentes que violemment réprimées. Les difficultés de ravitaillement s’ajoutent à ce tableau. Malgré le paiement des subsides des pays européens, l’économie de la régence est en régression, d’où une tendance chez les dirigeants de la régence, à ne pas respecter leur signature et à utiliser une sorte de chantage à la reprise de la course pour obtenir des paiements plus avantageux de leurs « partenaires ». La France et l'Angleterre, les deux grands pays qui se disputent la prépondérance maritime et économique, ne paient pas tribut à Alger comme le font des puissances plus petites, mais contribuent aux revenus de la régence  (ou plutôt de ses dirigants) par des présents offerts dans diverses occasions (que l'ingéniosité des dirigeants algériens tend à multiplier). De plus les contributions payées par la France pour l'utilisation des concessions (La Calle, Collo, etc), comme les versements de l'Angleterre pour obtenir des avantages équivalents, alimentent les caisses du beylik (l'Etat d'Alger).

La concurrence des grandes puissances permet à la régence de les jouer les unes contre les autres pour maintenir, vaille que vaille, une source de revenus. 

 

 

 

« NOTRE TRÈS PARFAIT AMI... »

 

 

En 1705 le consul Durand avait été remplacé par Clairambault, parent de Dusault*.

                                                                                                       * Les membres du personnel consulaire avaient souvent des liens de parenté entre eux. On verra ensuite le consul Delane, neveu de Dusault, Durand ; beau-frère de Clairambault.  On note entre la fin du 17 ème et la fin du 18 ème siècle à Alger deux consuls du nom de Lemaire, deux du nom de Durand et deux Vallière, l’oncle et le neveu (le père et le fils selon Grammont ?).

 

Les relations entre Alger et Versailles paraissaient au beau fixe. Le dey complimente le roi sur la naissance de son arrière-petit-fils et Louis XIV répond :

« LOUIS XIV A MUSTAPHA, DEY D’ALGER. Versailles, le 4 février 1705. Illustre et magnifique Seigneur, Nous avons lu avec plaisir la lettre que le Comte de Pontchartrain nous a présentée de votre part sur la naissance de notre arrière-petit-fils, le duc de Bourgogne. La part que vous prenez à la joie que nous en avons eue est un témoignage d’affection pour notre personne auquel nous sommés très sensible. Vous ne devez pas aussi douter de la considération particulière que nous avons pour vous »*.

                                                                                                    * Les extraits de corresponsances diplomatiques proviennent du recueil d’E. Plantet, Correspondance des deys d’Alger avec la cour de France, 1889.

 

Avec le ministre de la marine Pontchartrain*, les relations sont cordiales voire hyperboliques :

« BABA HASSAN, DEY D’ALGER, AU COMTE DE PONTCHARTRAIN, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE. Alger, le 26 janvier 1700. Dieu, veuille que cette lettre arrive à bon port à Son Excellence le très illustre Grand Vizir de l’Empereur de France ! Très illustre, très magnifique, prudent et éclairé Seigneur, Grand Vizir du plus glorieux des grands Princes chrétiens, choisi entre les plus majestueux Potentats de la religion de Jésus, l’Empereur de France, notre très parfait ami. — Dieu veuille conduire Votre Excellence dans les voies du salut et de la direction spirituelle et temporelle ! Nous présentons à Votre Excellence un nombre infini de vœux et de prières provenant d’une véritable et sincère amitié (...)  Et si vous nous faites l’honneur de prendre quelque part à l’état de la nôtre [notre santé], nous vous assurons que, Dieu merci ! sous l’heureux règne de notre Empereur [le sultan], nous jouissons aussi d’une parfaite santé. »

                                                                                                                * Il y a deux Pontchartrain, le père et le fils qui se succèdent au ministère de la marine. Le fils prend le ministère en 1699 quand le père est nommé Garde des Sceaux.

 

« MUSTAPHA, DEY D’ALGER, AU COMTE DE PONTCHARTRAIN, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE, Du camp d’Alger sous Tunis, le 19 juillet 1704 [le dey était venu diriger la campagne contre Tunis]. Très illustre, très éclairé, très sage et très magnifique Seigneur, Comte de Pontchartrain, qui êtes le digne Ministre d’État du plus glorieux des grands Princes chrétiens et le plus majestueux des Rois de la religion de Jésus, (...) Votre Excellence saura que le nommé Lazare Adrian étant tombé esclave entre nos mains, votre Consul nous a fait connaître que le susnommé ayant eu l’honneur d’être dans le service de Sa Majesté, Votre Excellence aurait pour agréable que nous lui procurassions la liberté, sur quoi nous l’avons aussitôt racheté à son patron et remis entre les mains du Consul ». Le dey expose aussi les griefs qu’il a contre le dey de Tunis, ainsi ce grief : « il a donné les emplois [de la haute administration, normalement réservés aux Turcs] à de méchants Arabes. »

 Le comte de Pontchartrain répond : « Sa Majesté vous sait beaucoup de gré de la facilité avec laquelle vous avez bien voulu accorder la liberté de Lazare Adrian. Cependant je puis vous assurer que, si vous aviez été bien informé de la situation dans laquelle il était, vous ne l’auriez pas considéré comme esclave. » Il ajoute quelques précisions sur des Turcs captifs à Marseille et sur un Français pistonné par le dey :

« Sa Majesté a donné l’ordre de remettre au Consul, à son passage à Marseille, ceux des Turcs dont vous m’avez demandé la liberté qui se sont nommés [se sont fait connaître], et de vous informer de ce que sont devenus les autres. Sa Majesté accordera le Vice-Consulat de Chio au sieur Antoine Guérin, auquel vous vous intéressez, et j’en expédierai le brevet sur les premières nouvelles que j’aurai de la mort du sieur de Rians, ou de son incapacité à remplir ses fonctions »

Le respect scrupuleux des traités engendre des conséquences paradoxales : la douane de Marseille refoule un navire marchand qui a embarqué deux esclaves fugitifs (non-Français) et renvoie tout le monde vers Alger pour se mettre en situation régulière. Mais il est probable que les commandants d'escadre français admettaient à leur bord les esclaves fugitifs, source de plaintes récurrentes.

Le nouveau dey Mohamed Bagdach parvint à réaliser le rêve de tous les deys depuis 150 ans : il reprit aux Espagnols Oran et Mers El Kébir (1708). « Cette victoire mit la joie dans Alger ; le consul anglais pour faire sa cour aux Puissances, illumina trois nuits de suite ; cette basse flatterie, écrit un témoin, a déplu même aux musulmans. »*

                                                                                                                * Il est rappelé que les citations entre guillemets sans référence sont extraites du livre de H.-D. de Grammont, Histoire d'Alger sous la domination turque (1515-1830), 1887) – hormis quelques extraits de correspondances qui proviennent du recueil de Plantet et qui sont facilement identifiables par le contexte.

 

 

«  LE MEILLEUR ACCUEIL DU MONDE ... »

 

 

En 1710 le bey de Constantine s’enfuit avec ses trésors et les impôts recueillis en 1709. La milice, menacée de ne pas être payée, se révolta contre Bagdach qui fut tué. Son successeur violent et débauché, régna à peine cinq mois et fut tué après avoir voulu violer la femme d’un janissaire.

Son successeur Ali Chaouch mit fin à la présence honorifique des pachas envoyés par le sultan. Il obtint que le dey recevrait aussi le titre de pacha (1711) et il remit de l’ordre dans Alger. Un terrible tremblement de terre se produisit en 1716. Le dey réprima sans faiblesse les conspirations et émeutes* et relança la course contre les puissances du nord de l’Europe : « ils firent sur les Anglais et les Hollandais des prises si considérables que les assurances maritimes passèrent du taux de 1,5% à celui de 45%. »

                                                                                                                       * P. Boyer écrit : « Certes l’homme était énergique et fit exécuter la première année près de 1 700 opposants » (Des pachas triennaux à la révolution d’Ali Khodja Dey (1571-1817), Revue historique, 1970).

 

 

Le dey demande à ses amis français la fourniture de matériels maritimes et propose la livraison de blé, une activité qui deviendra importante au fur et à mesure : « A présent nous avons besoin de vos bons offices. Il s’agit de nous fournir des mâts et des cordages nécessaires à nos navires, et de plus, comme, dans notre pays, notre blé est estimé excellent, suivant la parole de vôtre Consul qui est ici, nous envoyons en votre pays Bekir-reïs, porteur de la présente, dont le navire est chargé de blés pour vous être de quelque secours » (1711).

« LE COMTE DE PONTCHARTRAIN, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE. A BEKIR-REÏS, AMBASSADEUR D’ALGER. Versailles, le 4 mars 1711,

J’ai donné des ordres aux Intendants et Ordonnateurs de Marseille et de Toulon pour vous faire trouver, par tous les moyens possibles, à des prix raisonnables, les mâts, les antennes et les rames dont le Dey d’Alger a marqué avoir besoin », en signe de la considération que le roi a pour le dey « et pour la République » d’Alger.

 

Le même Bekir-Reïs exprime sa satisfaction : « non seulement les mâts, les rames et toutes les autres choses nous ont été livrés, mais encore les Consuls, les magistrats, l’Intendant et les bourgeois de Marseille m’ont fait le meilleur accueil du monde, rendu tous les services et fait toutes les honnêtetés imaginables »

Certes il y a toujours des incidents mais résolus de façon pacifique :

« ALI, DEY D’ALGER, AU COMTE DE PONTCHARTRAIN, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE. Alger, le 11 octobre 1714,

Nous vous écrivons cette lettre en réponse à celle du 12 septembre dernier, par laquelle vous nous mandez que vous envoyez le sieur Duquesne*, un des plus anciens et expérimentés Capitaines de votre Marine, pour nous demander réparation de certains troubles arrivés entre les deux États qui devraient vivre comme des frères (...) [Suit l’exposé de l’acte de violence commis par un raïs sur un bateau français] Au sujet de ce Capitaine algérien, je vous supplie de vouloir bien par votre bonté prendre patience, parce que le dit Capitaine est éloigné d’Alger, mais, comme il y doit revenir dans peu, je jure, par le grand Dieu ! que, dès qu’il y sera revenu, je le châtierai d’une manière si exemplaire que qui que ce soit ne sera jamais assez hardi pour s’attaquer à l’étendard de l’Empereur de France »

                                                                                                                             * Ce n’est pas le célèbre Abraham Duquesne mort en 1688 mais probablement l’un de ses fils ou petit-fils.

 

 

LES CONSULS FRANÇAIS : NI RECONNAISSANCE NI REMERCIEMENT

 

 

Dans le recueil de correspondances officielles de E. Plantet, on ne trouve  aucune lettre de la cour de France annonçant la mort de Louis XIV et l’avènement de Louis XV – il est pourtant probable que ces événements furent notifiés aux dirigeants d’Alger. Ce qui est sûr c’est qu’aucun présent pour l’avènement du nouveau roi ne fut envoyé au dey et à ses hauts fonctionnaires, suscitant l’agacement de ceux-ci.  La faute incombait aux changements introduits par le régent Philippe d’Orléans : il avait mis fin aux fonctions de Pontchartrain (et remplacé les ministres par des formations collectives, dont les membres étaient probablement inexpérimentés). La situation redevint normale avec l’arrivée au ministère de la marine*, du comte de  Maurepas (fils du second Pontchartrain) qui resta longtemps en poste (plus de 25 ans) et devint pour Alger un aussi « cher ami » que l’avaient été Seignelay et les deux Pontchartrain.

                                                                                                                      * On rappelle que le ministre (ou secrétaire d’Etat) de la marine avait dans ses compétences les relations avec le Levant et «la Barbarie » (côte d’Afrique du nord). Maurepas, mal vu de Madame de Pompadour, finit par être disgrâcié et ne revint en fonctions, très âgé, qu’au début du règne de Louis XVI, où il fut quasiment principal ministre jusqu'à sa mort en 1781.

 

Le dey s’entendit mal avec le successeur de Clairambault, M. Baume, et mourut de maladie, refusant de se soigner (ce qui est écrit est écrit disait-il) tandis que la situation économique était catastrophique (suites du tremblement de terre, « sécheresse de six années consécutives, formidable invasion de sauterelles, provoquant une famine épouvantable – on dit que dans certaines villes, on vendit publiquement de la chair humaine au marché ». Aussi les raïs attaquaient tous les navires et les protestations de M. Baume ne servaient à rien d’autant que le nouveau dey était colérique et sans éducation. M. Baume était d’ailleurs cassant et maladroit. En conflit avec les juifs d’Alger il recommandait à la cour de France d’utiliser des mesures de rétorsion contre les juifs de France. Il manifestait son mépris des Turcs : « ces gens ci (...) ne méritent pas les regards d’un homme de bien. »

Finalement le vieux Dusault – qui semble être passé à travers tous les orages pendant une carrière de presque quarante ans - reçut mission de rétablir les relations qui ‘étaient détériorées par la faute de M. Baume. Il ramena avec lui quelques captifs turcs. Sa mission eut un plein succès (1719-20) ; il rentra en France et mourut en 1721. Le nouveau consul installé par Dusault était l’ancien chancelier du consulat Gabriel Durand, homme populaire et serviable, beau-frère de Clairambault (et probablement parent du Durand qui avait été consul à la fin du 17 ème siècle).

 

 

 

Dey_of_Algiers_Mohammed_ben_Hassan

 Audience donnée par le dey d'Alger le 2 décembre 1719 à M. Dusault, envoyé du roi de France, accompagné par des religieux trinitaires pour le rachat des captifs.

Gallica.

 

 

Les consuls étaient souvent obligés d’avaler des couleuvres – le consul de France Lemaire note que l’obligation de faire des présents était source d’humiliations ; les présents, offerts à toute une cascade de dignitaires depuis le dey jusqu’à des agents subalternes de la régence,  n’étaient jamais assez bien pour ceux qui les recevaient : « Il ne faut s’attendre de leur part à aucune espèce de reconnaissance ni même de remerciement, ils affectent de ne pas faire attention au présent qu’on leur fait ou si quelquefois ils en parlent, ce n’est que pour se plaindre de sa modicité. J’avais peine à me persuader une telle insolence et il m’a fallu le voir pour m’en convaincre, de telle sorte qu’il y a moins d’humiliation à recevoir en France une aumône de cinq sols qu’on n’en essuie ici en donnant tout son bien. »

Le dey régnant fut assassiné par des janissaires en 1724 mais les comploteurs ne parvinrent pas à imposer leur candidat et ils furent éliminés. Le nouveau dey Cur Abdi, jusque-là agha des spahis, avait des qualités mais l’habitude de l’opium lui donnait des accès de folie furieuse – selon Grammont. Le dey humiliait les envoyés de Hollande et de l’empire germanique venus réclamer la paix, malgré les pressions du sultan en leur faveur, mais recevait avec honneur l’ambassadeur français à Constantinople.

Toutefois le dey était aussi sensible à l’influence anglaise ; en 1727 il autorisa les Anglais à exploiter la place d’Oran, reconquise (momentanément)  sur les Espagnols.*

                                                                                                           * A. Blondy, Malte et Marseille au XVIII ème siècle ouv. cité.

 

En 1729 le sultan, fatigué des plaintes des puissances européennes contre Alger, envoya un émissaire pour reprendre le pouvoir direct sur Alger – il ne put même pas débarquer et le dey menaça d’ouvrir le feu sur son navire.

 

 

 

« LA BONNE INTELLIGENCE QUE SA MAJESTÉ IMPÉRIALE [LE ROI DE FRANCE] VEUT BIEN GARDER AVEC VOTRE RÉPUBLIQUE »

 

 

La mésentente s’installa avec le consul français  Durand quand le dey accusa - comme souvent -  la France d’être impliquée dans la capture d’un vaisseau algérien par des navires de l’ordre de Malte. Durand  ne tarda pas à mourir (de la peste ?) en 1730. Le dey voulut que le directeur des établissements français prenne sa suite et ce dernier ne voulait pas ou ne pouvait pas administrativement – il y eut alors une scène tragico-burlesque où le directeur, Lavabre fut menacé d’être bastonné tandis que le vicaire apostolique et le chancelier du consulat (qui avait aussi refusé le poste) suppliaient à genoux le dey de l’épargner, et enfin le dey se calma.

M. Delane, neveu de Dusault, arriva comme consul en 1731, conduit à Alger par Duguay-Trouin qui venait demander des réparations sur des saisies abusives des corsaires et la libération d’esclaves Français, ce qui fut accordé.

« DUGUAY-TROUIN, LIEUTENANT GÉNÉRAL DES ARMÉES NAVALES DU ROI, A ABDI, DEY D’ALGER. En rade d’Alger, le 12 juin 1731. Très illustre et magnifique Seigneur, L’Empereur, mon Maître, m’ayant ordonné de me rendre devant Alger, pour y maintenir la bonne intelligence que Sa Majesté Impériale veut bien garder avec votre République* et pour protéger le commerce de ses sujets (...) Je dois en même temps, conjointement avec le dit sieur Delane, Consul, vous porter plainte de diverses infractions aux traités commises par les corsaires de votre République (...). »

                                                                                                          *  Noter la formulation condescendante. On rappelle que dans les échanges protocolaires avec les régences, le roi de France se qualifiait d’empereur, ce qui avait pour but de le placer au même niveau que le sultan ottoman vis-à-vis de ses interlocuteurs, vassaux du sultan. Quant à la régence d’Alger elle est parfois qualifiée de royaume ou de république – mais du point de vue français, le terme royaume ne parait pas convenir car il n’y a pas de roi héréditaire.

 

Delane prétendait qu’on était trop conciliant avec les dirigeants d’Alger et se vantait de faire mieux que ses prédécesseurs.

L’obstination du consul à vouloir porter l’épée en présence du dey causait des désagréments*.

                                                                                                                       * M. Delane comme tout gentilhomme ou bourgeois gentilhomme prétendait porter l’épée au côté lorsqu’il était reçu par le dey, ce qui était interdit par les usages de la régence.

 

Le dey écrivait au ministre Maurepas : « Nous avons fait parler à vos religieux [les prêtres de la mission française] pour qu’ils induisent le Consul à ne point porter l’épée ; il n’a point écouté leurs avis (...) Nous espérons qu’en considération de l’ancienne correspondance qui est entre nous, vous lui enverrez vos ordres (...) il ne convient pas que nous soyons en discorde pour si peu de chose ». 

Il avouait ingénument (à moins que ce ne soit avec une certaine duplicité ?)  qu’il ne faisait pas ce qu’il voulait et qu’il devait ménager la milice des janissaires : « Vous n’ignorez pas que nous dépendons de la soldatesque et que nous avons des mesures à garder avec elle » (lettre de 1731).

LA PROTECTION FRANÇAISE DES NAVIRES D’ALGER  : UNE ILLUSION POUR LES DEYS

Delane se mit tellement mal avec les dirigeants d’Alger qu’il fallut le rappeler en France (1732). Sn remplaçant était M. Lemaire qui sut arrondir les angles.

En 1732 aussi, les espagnols réoccupèrent les « présides » d’Oran et Mers El Kébir ; le dey découragé, mourut peu après.

Le consul de France essaya d’intervenir pour obtenir la libération de Français qui avaient été faits prisonniers alors qu’ils combattaient dans l’armée espagnole ou des équipages de bateaux provençaux qui commerçaient avec les présides espagnols Le dey lui refusa sa demande en disant : « Ton Roi se dit mon ami et on vous trouve toujours au premier rang de ceux qui nous combattent. »

En 1736 le dey Ibrahim se plaint au ministre Maurepas à propos d’une de ces prises en mer où chacun estimait que les traités n’avaient pas été respectés : une galiote algérienne venait de s’emparer de huit Catalans ;  « s’en revenant à Alger, elle fut surprise par une violente tempête qui l’a jetée sur les côtes de France, où, tandis que l’équipage était tranquille comme en pays ami, vos peuples l’ont saisie en disant à nos gens que leurs esclaves étaient des Français, sans leur demander où ils les avaient pris, ont mis aux fers le reïs et tout l’équipage, et les ont conduits à Marseille où les uns ont été mis en prison et les autres aux galères, chargés de chaînes et accablés de mauvais traitements. » Le ministre français a fait libérer l’équipage algérien mais n’a pas rendu la galiote ; pour le dey, « Ces procédés sont bien contraires à l’ancienne amitié qui est entre nous et aux traités qui en sont les garants, mais que faire à, présent ? Les esclaves catalans sont échappés ; c’est une chose faite. »

Le consul devait aussi ferrailler avec la chambre de commerce de Marseille qui exigeait qu’il mette en place le droit de cottimo (une taxe sur les transports qui servait à payer les dépenses du consulat, assurées par la chambre de commerce) - mais les négociants juifs de Livourne refusaient de payer ce droit et ils avaient le soutien du dey. Enfin, le consul fit capoter un plan d’alliance entre Alger et l’Angleterre qui devait apporter son aide pour reprendre Oran – il mit de son côté la milice en exposant que l’Espagne était un danger moindre pour Alger que l’Angleterre, mais il indisposa de cette façon le dey qui devait toucher une forte récompense anglaise si l’accord se faisait (selon Grammont).

Pour Lemaire, le dey était un homme qui abhorait [détestait] la totalité des chrétiens.

Une escadre française arriva à Alger pour négocier les questions en litige, sans résultat. Finalement M. Taitbout remplaça Lemaire. A ce moment le dey d’Alger s’empara de Tunis où il soutenait un candidat au titre de bey. Le sultan défendit au dey d’attaquer Tunis, en vain. Le nouveau bey de Tunis imposé par Alger se reconnaissait vassal d’Alger et devait verser un tribut annuel de 200 000 écus et la quantité de blé nécessaire aux rations de la milice (les janissaires). Peu après les Tunisiens, accablés d’impôts, se soulevaient contre leur nouveau bey et donc l’opération s’avéra d’abord nulle pour Alger.

« Jamais le peuple d’Alger n’avait été si misérable » et les esclaves étaient encore plus à plaindre. Pour se procurer des ressources, le dey fit aggraver le sort des esclaves espagnols, de sorte que l’Espagne se décida à racheter ses ressortissants, et un peu de prospérité revint à Alger.

Les Anglais poursuivaient leur travail pour supplanter les Français à Alger. Ils avaient dans leur jeu un négociant juif, Nephtali Busnach dont le petit fils allait jouer un grand rôle 60 ans après. En juin 1740 une terrible peste éclata à Alger. A Tunis, le candidat d’Alger reprenait le pouvoir et pouvait reprendre ses engagements envers Alger.

 

 

LES INSULTES DE LA POPULACE DE TOULON

 

 

En 1741 un incident survint qui menaça la liberté et la vie de l’agent consulaire par intérim de Jonville, et des prêtres de la mission. Deux chébecs (ou chébeks) algériens qui croisaient devant les côtes de Provence durent se réfugier à cause du mauvais temps dans le port de Toulon où ils furent bien reçus. En quittant Toulon 15 jours après, ils donnèrent la chasse à un bateau génois, lorsqu’une galère espagnole apparut, embusquée derrière le cap Sicié, et s’empara d’un des bateaux algériens sans qu’un navire de guerre français, présent sur les lieux intervienne, tandis que l’autre chébec s’échappait. Rentré à Alger le corsaire rescapé accusait les Français d’avoir livré délibérément les deux chébecs algériens à l’ennemi. Or, les traités interdisaient aux Algériens d’attaquer les bâtiments étrangers à moins de dix lieues (environ 38 kms) des côtes françaises* et leur assuraient la réciprocité. En l’occurrence, les chébecs algériens étaient en tort, mais la France aurait dû intervenir contre la galère espagnole

                                                                                                  * Grammont écrit « à moins de trente milles des côtes françaises », ce qui semble une mesure différente ... Il semble que la protection française était due aux vaisseaux d’Alger aux prises avec des navires tiers « à portée de canon » - ces règles devaient être difficiles à appliquer concrètement, d’où des polémiques et réclamations permanentes.

 

De plus les Turcs du chébec rescapé prétendaient qu’ils avaient été retenus à Toulon avec l'autre chébec et maltraités avant d’être forcés à partir pour être livrés à la galère espagnole, prévenue par les autorités françaises. Quant à ceux qui avaient été capturés, ils écrivaient (même captif, on pouvait écrire) que les Espagnols les avaient débarqués à Toulon sous les insultes de la populace « qui leur avait craché au visage, jeté des pierres et maudit leur loi » [leur religion].

Le Dey entra dans une colère noire, fit ôter le gouvernail à sept bâtiments français qui étaient dans le port, fit enchaîner les équipages deux à deux, fit enchainer le Vicaire apostolique et deux prêtres. Le consul étant venu demander des explications, il fut aussi enchaîné avec une chaîne terminée par un billot de 50 kgs.  54 autres français enchainés furent conduits aux carrières pour travailler. Bien que leur sort ait été progressivement adouci, ils ne furent libérés qu’au début janvier 1742.

Un navire de la marine royale vint ramener le chébec qui avait été rendu par les Espagnols (et l’équipage ?) ; il amenait le chevalier d’Evans, nouveau consul, qui remboursa le montant de la cargaison perdue (au début ce montant avait été très exagéré par le corsaire)  – de plus d’Evans  rapporta que le récit des captifs qui avait mis le feu aux poudres était mensonger sur les mauvais traitements reçus à Toulon. Enfin le roi de France avait envoyé des présents pour le dey mais il s’avéra que l’un des corsaires impliqués dans l’affaire avait empoché les présents et préféra s’enfuir au Maroc plutôt que d’encourir la colère du dey.

 

 

DES AMIS DANS CHAQUE CAMP : LE COMPLOT DU PACHA DE RHODES

 

 

 Pendant ce temps, la France et l’empire ottoman vivaient toujours sous le régime des Capitulations. La France avait en principe des relations amicales avec le sultan – et elle avait aussi des relations amicales avec des puissances chrétiennes en guerre plus ou moins permanente avec l’empire ottoman.

N’exagérons pas les bonnes relations entre la France et l’empire ottoman. Elles restaient fondées sur des préoccupations d’intérêts propres à chaque puissance, plus que sur une amitié véritable.  L’évolution diplomatique distendait un peu les liens entre la France et le sultan. Dans les années 1750 (au moment où allait éclater la guerre de Sept ans), le sultan voyant d’un mauvais œil le fait que la France était alliée avec l’Autriche et la Russie – deux ennemis de l’empire ottoman. Tout naturellement le sultan se rapprocha des ennemis de l’alliance française, la Prusse et l’Angleterre.

 

Jean-Baptiste_van_Mour_005

 Audience d'un ambassadeur par le sultan ottoman Ahmed III,  par Van Mour. Il pourrait s'agir de l'audience de l'ambassadeur de France, le comte de Ferriol  (ou Fériol) en 1699. Le comte de Ferriol s'avéra un choix discutable. Donnant des signes de déséquilibre mental, il fallut le rapatrier en France. De plus, selon un récit, Ferriol fut empêché de se présenter l'épée au côté devant le sultan, et aurait dès lors renoncé à la présentation, ce qui introduit un doute sur la scène peinte par Van Mour, qui fut peinte en 1724 seulement.

Van Mour (1671-1737) originaire de Valenciennes, fit l'essentiel de sa carrière de peintre à Constantinople. 

Collections du Château de Versailles, Wikipédia.

 

 

Quelques affaires illustrent le rôle d’intermédiaire de la France.

En 1748, la chiourme probablement très largement chrétienne, de la galère du pacha de Rhodes (le pacha étant à bord) se mutine, s’empare du bâtiment après avoir neutralisé ou massacré les marins et soldats turcs, et dirige la galère vers Malte. Là, les esclaves chrétiens sont libérés tandis que les Turcs de la galère survivants deviennent esclaves à leur tour.

Le pacha de Rhodes est prisonnier mais très bien traité et libre de ses mouvements. Il en profite pour organiser un complot des esclaves (musulmans) pour s’emparer de l’île : le premier acte doit être l’assassinat du Grand maître, suivi de beaucoup d'autres. Mais le secret n’est pas bien gardé et les autorités sont informées du complot et procèdent à des arrestations.  Les principaux responsables du complot – sauf le pacha - sont condamnés à mort et exécutés, certains dans des supplices atroces (par exemple, ils sont écartelés dans le port, attachés à quatre barques – ou galères ?).

Que faire du pacha ? Le Grand maître de Malte interroge la cour de France, car la France est considérée comme le mentor de l’ordre de Malte avec qui elle a d’excellentes relations (la moitié environ des chevaliers sont Français). Le ministre français estime que le pacha est coupable et qu’il mériterait un châtiment sévère, mais qu’il ne faut pas irriter le sultan ottoman, de crainte de susciter des dangers pour les Européens qui résident dans l’empire et pour le commerce. Le ministre français suggéra donc de renvoyer purement et simplement le pacha à Constantinople, ce qui fut fait.

Il semble que le sultan le reçut mal, sans doute mécontent de son zèle intempestif (et anachronique) pour ranimer une guerre sans pitié entre Turcs et chevaliers de Malte, et le fit exiler.

 

 

DES AMIS DANS CHAQUE CAMP : L’AFFAIRE DE LA GALÈRE CAPITANE

 

 

 Audience-of-Charles-Gravier-Comte-de-Vergennes-with-The-Sultan-Osman-III-in-Constantinople-1755

 Antoine de Favray (1706-1798), Audience par le sultan ottoman Osman III de l'ambassadeur de France à Constantinople, le comte de Vergennes (localisation ?). Les diplomates français en perruque et tricorne ont revêtu par-dessus leurs habits occidentaux des robes orientales de rigueur pour la circonstance (voir aussi le tableau de Van Mour ci-dessus). Le tableau porte la date de 1755 mais ne peut avoir été peint à cette date par Favray. En effet celui-ci n'arriva à Constantinople qu'en 1762, accompagant le comte de Moriès qui convoyait à Constantinople la galère capitane (voir ci-dessous). Favray résida ensuite quelques années dans la capitale de l'empire ottoman, accueilli dans l'entourage de l'ambassadeur de France. Favray, élevé au titre de chevalier de Malte, fit l'essentiel de sa carrière à Malte où il mourut nonagénaire.

Wikipédia.

 

En 1760, c’est l’affaire de la galère capitane (amirale) de l’empire ottoman, nommée selon certaines sources La couronne ottomane.

Parti de Constantinople, comme chaque année au printemps pour sa tournée traditionnelle dans l'Archipel, le capitan (kapudan) pacha avait fait relâche à Kos ; un vendredi, tandis qu'il était à la mosquée avec ses officiers et la plupart de ses matelots musulmans, les esclaves chrétiens restés à bord, conduits par un Dalmate, (ancien corsaire semble-t-il) s'étaient révoltés, avaient mis à la voile et réussi à gagner la haute mer – une tentative des matelots turcs restés à bord de reprendre le contrôle de la galère fut mise en échec par les ex-esclaves chrétiens. Le 4 octobre 1760, la galère entrait dans le port de Malte. Les mutins faisaient cadeau de la galère au Grand maître qui en retour répartissait entre eux le butin trouvé à bord, soit une petite fortune pour chacun*.

                                                                                                 * Le Dalmate Pietro Gelalich qui avait conduit la révolte et sans doute pris le commandement de la galère pour la mener à Malte, resta dans l’île et reprit sa carrière de corsaire - il mourut âgé dans les années 1810 alors que Malte était déjà entrée dans sa période britannique.

 

A Constantinople, l'irritation du sultan est extrême. Le capitan pacha est exécuté à Rhodes et le capitaine de la galère étranglé. Le sultan demande des comptes à l’ambassadeur de France, Vergennes (futur ministre des affaires étrangères). Le sultan écarte la réponse française que l’ordre de Malte est souverain. Le roi de France, pour lui, a les moyens d’agir sur Malte : s’il ne fait rien, c’est que son amitié est « une amitié purement en paroles que l'on doit regarder comme de la peinture sur de l'eau ».

Le sultan fait aussi faire des préparatifs militaires provoquant l’inquiétude en Europe : le Saint Empire germanique, l'Espagne, le Saint-Siège, le royaume de Naples, les républiques de Venise, de Gênes et de Lucques font pression sur Malte pour que l'Ordre rende le navire.

Finalement, la France, craignant pour ses intérêts commerciaux et pour la sécurité des Français en Orient, rachète le navire au Grand maître de Malte afin de le restituer au sultan. Le règlement de contentieux fiscaux avec l’ordre de Malte permet au Grand maître d’accepter la transaction. La galère est rééquipée à neuf à Malte et au début de 1762, sous la conduite d’un navire français L’Oiseau, elle prend la mer pour Constantinople.

« Le 19 janvier 1762, la frégate l’Oiseau entrait avec la galère Capitane dans le port de Constantinople. Depuis leur départ de Malte, les deux navires avaient navigué sous le pavillon aux fleurs de lis ; mais aux Dardanelles le comte de Moriès, qui commandait le bâtiment du Roi, avait appris que la Porte verrait avec plaisir le pavillon turc arboré sur la Capitane et il avait aussitôt fait hisser le drapeau rouge aux trois croissants. Comme d'habitude, le Sérail fut salué de vingt et un coups de canon, puis le comte de Moriès « fit tirer la Capitane de toute son artillerie et, tout le temps qu'elle tira, il fit tirer de la frégate avec elle pour marquer la satisfaction qu'il avait de l'avoir amenée » ; à ces salves répondaient les batteries de la capitale. Une foule innombrable faisait retentir de ses acclamations les rives d'Europe et d'Asie. » (Extrait d'A. Boppe, Les peintres du Bosphore au XVIIIe siècle, 1911.

https://turquie-culture.fr/pages/arts/generalites-sur-l-art/boppe-ii-antoine-de-favray-chevalier-de-malte-et-peintre-du-bosphore-1706-1792.html )

Curieux de découvrir la capitale de l'empire ottoman, le peintre français Antoine de Favray, qui s'était fixé à Malte et était devenu peintre attitré de l'orde de Malte,  avait accompagné le comte de Moriès.

Ainsi l’incident se terminait en spectacle maritime à la fois oriental et baroque.

Ces affaires illustrent les avantages et désavantages qu’il y avait pour la France à être l’amie de puissances antagonistes.

L’amitié franco-turque était probablement déclinante – même si son principal intérêt pour la France, la protection du commerce, demeurait intact. D'ailleurs les manifestations de cette alliance dans la seconde partie du 18 ème siècle se révèlent décevantes surtout pour l'empire ottoman  : en 1768 la France pousse l'empire à la guerre contre la Russie, qui est désastreuse pour les Ottomans. En 1787 lors de la nouvelle guere russo-turque, une mission militaire française aide les Turcs mais elle finit par plier bagage.

L’alliance franco-turque était néanmoins un élément favorisant la paix entre les régences barbaresques et la France puisque les régences, tout en menant une politique très autonome, proclamaient leur obéissance au sultan.

Avant la fin du siècle la politique agressive de la France post-révolutionnaire allait entrainer un épisode de guerre entre la Turquie et la France et progressivement, le passage de la Turquie sous influence anglaise, une évolution déjà commencée au 18 ème siècle.

 Reception_ceremony_of_the_Conte_de_Saint_Priest_at_the_Ottoman_Porte_Antoine_de_Favray_1767

 Antoine de Favray, Audience par le sultan ottoman Osman III de l'ambassadeur de France, le comte de Saint-Priest (1767). Localisation du tableau non précisée.

 Wikipédia.

 

 

MALHEURS DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS DE BARBARIE

 

En 1741, la Compagnie Royale d Afrique, nouvelle propriétaire des concessions (le Bastion et autres lieux) eut  l’idée d’acheter l’ile de Tabarka que ses propriétaires, la famille génoise Lomellini, voulaient vendre*.  Le dey d’Alger s’opposait à l’entreprise et il ordonna au bey de Tunis (qui n’avait rien à lui refuser) d’entrer en action. Le bey de Tunis s’empara de Tabarka et emmena 900 prisonniers. Puis il agit de même envers l’établissement français du cap Nègre. Les corailleurs et agents de l’établissement se sauvèrent.  Une tentative de la marine royale française sur Tabarka échoua. En 1744 le bey de Tunis, à l’instigation des Anglais ( ? – ou du dey d’Alger ?) attaqua de nouveau le cap Nègre : le personnel fut capturé ou dispersé, certains moururent de faim ou furent massacrés « par les indigènes » (les Kabyles ?).

                                                                                                        * Les négociations furent menées par le directeur des établissements, le capitaine Fougasse (ou de Fougasse – clairement un Provençal !)

 

La demande des Anglais de reprendre les concessions pour un prix double des Français, bien qu’appuyée par une escadre de sept vaisseaux, n’obtint pas de résultat (selon Grammont).*

                                                                                                          * Mais A. Blondy indique que le dey accorda aux Anglais des privilèges similaires à ceux de la compagnie d’Afrique (Malte et Marseille au XVIII ème siècle, ouv. cité) – A. Blondy situe cette concession en 1732, puis à nouveau en 1744 (?).

 

La régence vivait en équilibre entre les soulèvements intérieurs et les menaces des puissances européennes dont aucune ne se décidait à porter le premier coup : « au premier signal toutes les nations de l’Europe eussent fondu sur la Régence car il n’en était pas une qui n’eût des affronts récents à venger ». Les astuces de la régence étaient parfois comiques ; ainsi le navire napolitain qui transportait les présents offerts par la Suède au dey fut capturé par les corsaires algériens et la régence déclara que la Suède devait apporter d’autres présents, les premiers étant de bonne prise, sinon le traité avec elle était rompu. Aussi quelle idée pour la Suède d’utiliser un vaisseau napolitain – Naples était en guerre permanente avec la régence, comme l’Espagne.

Le dey Mohamed Ibn Beki (régnant de 1748 à 1754), fut un dirigeant énergique qui rendit Alger aussi policé qu’une ville européenne (selon le consul de France). On lui doit un statut de 1748 (dont Grammont sauf erreur, ne parle pas), l’Ahad Aman. « loi fondamentale politico-militaire qui définit les droits et obligations des sujets du dey d'Alger et de tous les habitants vivant dans la régence d'Alger » (Wikipédia) , ce statut devait limiter le pouvoir de l’odjak (corporation des janissaires) ou entériner sa baisse de pouvoir ; il est assez difficile de se faire une idée de l’importance de ce statut. 

Après des débuts encourageants, le dey « devint soupçonneux, cruel et commença à donner quelques signes de cette démence qui semble avoir atteint tous les souverains d’Alger les uns après les autres ». En 1752 la peste frappa de nouveau. « Plus menacés que tous les autres par ces deux fléaux [la peste et la famine] les esclaves se révoltèrent, brisant les portes du grand bagne et se répandirent en armes dans les rues sous les ordres d’un horloger de Genève chef du complot ; les portes de la ville furent fermées et la sédition fut apaisée [sic] après une lutte longue et sanglante. »

Le consul de France Lemaire suivait une conduite très prudente.

 

 159

 

 

 

159

 

 

Jeton pour la compagnie royale d'Afrique, argent. Avers buste de Louis XV, revers représentation de l'Afrique assise sur un rocher près du port de Marseille et tenant une corne d'abondance d’où sortent des épis de blé et des branches de corail. Gravé par N. Gatteaux, 1774, Aix-en-Provence.

Ces jetons étaient destinés à être distribués à l’Assemblée des directeurs de la Compagnie à Marseille, à concurrence de 3000 livres par an. 

Site de ventes MDC, Monaco. https://mdc.bidinside.com/en/lot/7255/louis-xv-1715-1774-jeton-pour-la-compag Description

 

 

 

PUNITION MORTELLE DU CAPITAINE PRÉPAUD

 

 

Mais en septembre 1752 survint un incident très grave : un capitaine de navire marchand, Prépaud de La Ciotat, rencontra en mer un raïs algérien sans pavillon – craignant d’avoir affaire à un corsaire de Salé (des pirates qui n’avaient d’accords avec personne) le navire français commença le feu avant de voir qu’il s’était trompé. Son bateau fut capturé par le corsaire. Il y avait une trentaine de morts chez les Turcs. Prépaud fut traîné devant le dey tandis que les parents des victimes réclamaient vengeance. Sans écouter les explications du capitaine, le dey le condamna à une bastonnade extrême (1000 coups de bâton ?) – Prépaud mourut le lendemain de la bastonnade.

Le consul protesta évidemment, le dey lui répondit qu’il ferait de même punir tous ceux qui attaquaient ses vaisseaux et le consul partit pour expliquer l’affaire à Versailles.

Dans Alger on pensait que la réponse française serait foudroyante. Peu après le dey fut assassiné par un janissaire. L’élection de son successeur donna lieu à des actes de violence, l’assassin du dey qui s’était proclamé dey  fut lui-même assassiné et le palais de la Jenina fut transformé quelques heures en lieu de carnage :  « la légende veut que cinq Deys aient été successivement élus et massacrés » enfin l’Agha des spahis Ali Melmouli (ou Baba Ali) qu’on était allé chercher à sa maison de campagne fut élu (1754).

C’était un homme inculte qui mena une politique brutale. Il déclarait au consul de France qui demandait la restitution d’une prise :  Je suis le chef d’une bande voleurs, par conséquent mon métier est de prendre est pas de rendre.

Le meurtre du capitaine Prépaud resta impuni : Versailles écrivit à Marseille « qu’une rupture avec les Algériens pouvait être très dangereuse pour le commerce »* - pas de vagues, était donc la doctrine officielle.

                                                                                            * (A. Blondy, Malte et Marseille au XVIII ème siècle, ouv. cité)

 

L’arrivée au pouvoir d’un nouveau dey  ne fut pas notifiée officiellement à la France (peut-être en raison des circonstances violentes et confuses de cet avènement); le ministre s’en plaint :

« M. DE MACHAULT, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE, A ALI, DEY D’ALGER. Arnouville, le 28 avril 1755. Très illustre et magnifique Seigneur, En apprenant l’événement que la Providence a permis pour vous appeler au Gouvernement de la Régence d’Alger, j’aurais désiré d’en être informé autrement que par la voix publique. »

 

 Niels_simonsen_Alger_2

 Niel Simonsen (peintre danois), Le port d'Alger avec les mosquées Jamaa Al-Jdid et Jemaa Kebir 1843, art.com/Artwork/THE-PORT-OF-ALGIERS--WITH-THE-JAMAA-AL-J/08E1525FB0286033. Wikipédia, art Régence d'Alger.

 

 

 

DIFFICULTÉS AVEC L’ORDRE DE MALTE

 

 

En 1756, l’éternel contentieux avec Tunis amena les Algériens à s’emparer de Tunis : ils se « livrèrent à tous les excès ; le pillage dura vingt jours les chrétiens et leurs consuls ne furent pas épargnés à l’exception des Anglais ». Le bey de Tunis détrôné se réfugia sur des vaisseaux de l’ordre de Malte qui capturèrent des vaisseaux d’Alger, puis amenèrent le bey de Tunis à Naples – où il se fit chrétien.

Mais le dey d’Alger pensait que la France était pour quelque chose dans l’intervention de l’ordre de Malte pendant la fuite du bey de Tunis et la capture des vaisseaux algériens (d’autant que le commandant de l’escadre de Malte était un Français, le bailli de Fleury, neveu du cardinal Fleury qui avait été Premier ministre du jeune Louis XV). Il somma le consul de France, M. Lemaire, revenu après l’affaire Prépaud, de faire rendre les vaisseaux algériens saisis par Malte. « M. Lemaire répondit que le Roi de France n’avait rien de commun avec l’ordre de Malte »*. On lui réclama alors une indemnité exorbitante pour une autre affaire mineure et en définitive, le consul fut chargé de chaînes et conduit au bagne (1756), le dey menaçant d’attacher tous les Français à la bouche des canons si le roi de France voulait punir l’offense faute au consul. Celui-ci finit par être délivré et rentra en France sans regret comme on le suppose.

                                                                                                             * Juridiquement c’était incontestable. Politiquement ça l’était moins car la France exerçait une sorte de protectorat sur l’ordre de Malte. Il était d’usage dans les milieux gouvernementaux français de dire que Malte (l'ordre et le territoire associé) avait tous les avantages d’une colonie sans les inconvénients.

 

En même temps le dey faisait des appels du pied à l’Angleterre et offrait de l’aider à reprendre Port-Mahon – base anglaise aux Baléares - tombée aux mains des Français, si de leur côté les Anglais l’aidaient à reprendre Oran (A. Blondy, ouv. cité).

La peste et les tremblements de terre semblaient être devenus endémiques à Alger (qui subit le contrecoup du fameux tremblement de terre de Lisbonne de 1757). « ... les Reïs sûrs de l’impunité, fondaient indistinctement sur tous les pavillons et les plaintes étaient inutiles, le Dey se contentant de répondre qu’il n’ y pouvait rien. » Informé d’un complot des janissaires contre lui, le dey fit étrangler tous les conjurés le jour où on devait l’assassiner.

D’autres incidents de captures de vaisseaux émaillent les relations franco-algériennes :

« LE MARQUIS DE MORAS, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE, A ALI, DEY D’ALGER. Versailles, le 15 mai 1758. J’ai enfin eu des informations précises sur la malheureuse affaire de la galiote. Elles sont si éloignées de celles qu’on vous a données que je m’assure que vous jugerez vous-même qu’on ne peut rendre en rien les Français responsables de la perte de cette galiote. Je ne puis que vous dire la peine [difficulté] que cette affaire m’a causée, avant de savoir à quoi nous devions nous en tenir. »

Le nouveau consul de France fut obligé de rentrer en France après un nouvel incident. En août 1762 deux vaisseaux de guerre français arrivèrent à Alger – les officiers obtinrent des excuses de Baba Ali qui fit retomber la responsabilité sur son premier ministre (le khaznadji) qu’il venait justement de faire étrangler  - mais pour d’autres motifs :  « comme la Cour [de France] était décidée d’avance à ne pas pousser les choses à l’extrême, on feignit de croire le Dey. »

 

 Antoine de Favray - Grand Master and Chaplains of the Knights of the Order of Ma - (MeisterDrucke-254419)

 Antoine de Favray, personnages de l'ordre de Malte (Grand maître, bailli, chapelains).

 Site de reproductions Meisterdrucke.

 

 

«  EN FERMANT LES YEUX SUR BEAUCOUP DE CHOSES ... »

 

 

Le travail du consul à Alger n’était pas plus facile. En 1759 le consul écrivait : « On ne peut conserver la paix avec les Algériens qu’en fermant les yeux sur beaucoup de choses » (cité par A. Blondy) Mais la France, en difficultés puis battue lors de la guerre de Sept ans, n’avait pas d’autre solution que de faire profil bas. Les plaintes du consul Vallière en 1763 rejoignent celles des autres consuls avant lui: « Depuis 6 jours que j’y suis, on me vexe continuellement pour les présents que je suis obligé de distribuer à une foule d’ingrats (...) on se récrie sur tous les articles, quoique d’excellente qualité, et l’on me cite à tout instant les nations du Nord qui donnent à pleines mains. »

En effet la France ne dépensait que 8000 livres par an en cadeaux alors que les autres puissances montaient jusqu’à 30 000 livres (A. Blondy, ouv. cité).

Les esclaves chrétiens, obligés à un dur travail pour réparer les suites des tremblements de terre et « privés de l’espoir d’être rachetés par suite de l’énorme prix qu’avaient atteint les rançons, se révoltèrent en masse le 13 janvier 1763 ; il en fut fait un grand massacre » « L’humeur inquiète et soupçonneuse du Dey multipliait les exécutions. »

Cette même année 1763, plusieurs incidents similaires à celui du capitaine Prépaud 10 ans avant, se produisirent : le  capitaine Aubin avait ouvert le feu sur un navire algérien qu’il avait pris pour un pirate de Salé. A peu près en même temps un vaisseau de la marine royale coulait un bateau d’Alger.

Le vaisseau du capitaine Aubin fut capturé avec son équipage. Le consul Vallière demanda au dey que l’équipage français soit remis à sa garde en s’engageant à faire punir le capitaine s’il avait commis une faute. Le dey lui répondit que ces choses n’arrivaient qu’avec les Français et qu’il n’avait pas de pires ennemis qu’eux. Il fit arrêter M. Vallière et le pro-vicaire apostolique qui furent accouplés à la chaîne, ainsi que les équipages de quatre vaisseaux marchands français, les missionnaires, le chancelier et le secrétaire du consulat. Le lendemain on les mena aux carrières, attelés à des charrettes, en butte aux injures et aux mauvais traitements de la populace.

 Leur captivité dura 46 jours même si elle s’améliora pour « les plus importants » qui furent dispensés de travail. Les établissements furent aussi mis sous séquestre. Le consul (malgré sa captivité) écrivit à la cour que les établissements n’étaient que des otages aux mains des Algériens. Une seule solution existait pour lui : faire d’abord sortir tous les Français hors de la régence et ensuite punir celle-ci en employant les grands moyens.

Le gouvernement français s’indigna – mais sans plus :

« LE DUC DE PRASLIN, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE, A ALI, DEY D’ALGER. Fontainebleau, le 11 octobre 1763. Très illustre et magnifique Seigneur, Je ne comptais pas avoir jamais à vous écrire dans des circonstances aussi fâcheuses  (...) J’étais déjà fort en peine des désordres qui se sont passés cet été dans la Méditerranée, et j’étais à la veille de vous faire porter les représentations les plus fortes et les plus raisonnables sur la nécessité indispensable de les réparer et de les prévenir, lorsque j’ai eu la nouvelle du traitement inouï que vous avez ordonné contre le sieur Vallière (...) je n’imagine rien qui ait pu vous porter à une telle extrémité. La seule qualité dont ce Consul est revêtu par la foi publique devait le garantir de toute violence et contrainte personnelle, même si, ce qu’à Dieu ne plaise ! la guerre était déclarée, et à plus forte raison quand les affaires étaient et sont susceptibles d’être rétablies. » Le ministre préférait penser qu’il y avait eu un malentendu.

La cour de France envoya une escadre avec M. de Fabry (fin 1763) mais celui-ci n’obtint rien, même pas de pouvoir rembarquer le consul et les Français  - leur présence était une sauvegarde pour le dey. M. de Fabry revint au début 1764 et le dey craignant d’avoir été trop loin, fit une fois de plus retomber la faute sur son khaznadji qui fut étranglé pour avoir conseillé l’arrestation du consul ; M. Vallière fut conduit à bord des vaisseaux français, salué de cinq coups de canon, puis il débarqua symboliquement deux jours après,  salué à nouveau et reçu avec des égards tout particuliers. Les dommages causés aux établissements furent indemnisés et trois raïs contre lesquels il y avait des plaintes furent bastonnés et cassés de leur grade ; des amis de ces raïs qui avaient insulté le consul reçurent également la bastonnade devant la porte du consulat.

 

 

UN DEY SAGE ET JUSTE

 

 

En février 1766 le vieux dey Baba Ali mourut de maladie. Mohammed ben Osman lui succéda, « homme sage travailleur, d’un esprit juste et très ferme (...) il fit savoir aux Reïs que tous ceux qui donneraient lieu à des plaintes justifiées seraient rigoureusement punis ». Son règne dura 25 ans durant lesquels  la milice tenta de se révolter environ une fois par an et fut toujours punie.

En 1767 le consul Vallière obtint la libération d'une tartane Le Saint-Sauveur de Cannes, capturée par un raïs - on voit mal ce qui pouvait légitimer cette prise au regard des traités, sinon l'audace des raïs qui faisaient ce qui leur plaisait. Mais le dey semblait vouloir y mettre bon ordre. 

Le dey accrut la pression sur les gouvernements des puissances européennes autres que la France et l’Angleterre pour augmenter les tributs, et entra en guerre contre le Danemark (1769) qui refusait ses exigences. L’escadre danoise canonna inutilement et de trop loin Alger et finalement le Danemark dut traiter (1772).

Le dey devait de nouveau affronter une révolte des kabyles depuis 1767, qui commença dans la tribu des Flissah avant de se répandre : « toute la montagne était en feu et plus de quarante mille Kabyles marchaient sous les ordres du marabout Si Ahmed ou Saadi. » L’armée de la régence fut battue, les révoltés pillèrent la Mitidja, interrompirent les communications. Le dey subit le contrecoup de la défaite « dans l’espace de trois mois, on essaya six fois d’assassiner Mohammed ». Mais la discorde se mit chez les révoltés kabyles qui se combattirent mutuellement et demandèrent la paix à Alger. Une autre révolte fut matée par le bey de Constantine qui « envoya à Alger soixante têtes et quatre cents paires d’oreilles » (1773).

En 1768 et dans les années suivantes, l’Espagne (imitée ensuite par d’autres pays), fit l’effort financier de racheter ses captifs à Alger et en échange relâcha  les Turcs captifs en Espagne. Rien n’était prévu pour recevoir ceux-ci dans une régence appauvrie. Les Turcs relâchés se livrèrent au brigandage et furent éliminés petit à petit.

 

Dans la seconde moitié du 18 ème siècle, la régence d’Alger augmenta sa production de blé et ses ventes aux pays européens, notamment la France. A. Blondy note que désormais le corsaire était aussi un fournisseur et pouvait jouer et gagner sur les deux tableaux.

 

 

293b64ff-26a9-374d-b22b-c7102f506f76

e2a275b5-6de6-0643-a0e2-5665a5ba9395

Algérie, pièce d'un huitième de budju, argent, règne de Mustafa III (1773).

Les pièces de monnaie de la régence d d'Alger portaient l'indication du sultan de l'empire ottoman, dont la régence se reconnaissait comme vassale.

Site de ventes Inumis https://www.inumis.com/shop/algerie-mustafa-iii-huitieme-de-budju-ah-1187-1773-1905041/

 

 

 

DES RELATIONS EXCELLENTES

 

 

Les relations avec la France étaient bonnes – meilleures qu’avec l’Angleterre dont le consul  pour avoir voulu entrer à l’audience du dey avec son épée au côté, fut menacé qu’on la lui casse sur la tête – du moins selon Grammont (qui a tendance à réduire à néant les succès anglais selon une optique anti-anglaise très répandue à son époque).

Un incident vint illustrer ces bonnes relations :  une polacre française transportant des pèlerins algériens à la Mecque avait été capturée par un vaisseau russe : en effet la Russie était en guerre contre l’empire ottoman, et la régence d’Alger avait envoyé sa flotte rejoindre la flotte ottomane, provoquant l’état de guerre entre la Russie et Alger. La cour de France avisa la Russie des embarras que pouvait causer cette capture. L’amiral Orloff* offrit sa capture au Roi de France par l’intermédiaire du Grand maître de Malte -  elle fut renvoyée à Alger avec son équipage,  à la satisfaction des dirigeants d’Alger (1771). La France se chargea même d’envoyer des instructeurs à Alger pour fondre des canons.

                                                                                                              * Alexei Orloff était le frère de Grigori Orloff, favori et amant de la tsarine Catherine II.

 

« Les relations de la France et de la Régence étaient donc excellentes. »

Pendant ce temps l’Angleterre était rebutée en permanence par le dey : en 1772, le consul anglais fut chassé avec comme prétexte une altercation relative au port de l'épée en présence du dey.  Un officier de la Royal Navy venu faire des réclamations « avait annoncé que les captifs qui se réfugieraient à son bord seraient libres de plein droit; on les fit charger de chaînes et on les lui offrit en spectacle le jour de son audience ». Les navires de guerre anglais apparaissaient ponctuellement à Alger pour des intimidations dépourvues d’effets, malgré les interventions du sultan pour demander qu’on tienne compte des protestations britanniques.

On rappelle ici une affaire déjà mentionnée dans notre étude Alger au temps des deys, des corsaires et des esclaves (troisième partie), mais non rapportée par Grammont sauf erreur : en 1773, un corsaire sicilien capture deux bateaux algériens près de La Calle (un des établissements français d’Afrique du nord) et les transporte à Malte.  Le dey d'Alger, persuadé (à tort) que le corsaire était maltais, intervient  auprès de la France pour faire pression sur l’ordre de Malte et obtenir leur libération des équipages. A la demande du gouvernement français, les captifs sont rachetés et rapatriés en Algérie (non sans mal mais en moins d’un an). Auparavant il semble que le représentant français à Malte a saisi le tribunal des prises pour faire constater la nullité de la prise au motif que la capture a eu lieu près des côtes d’une possession française, donc sous protection de la France – argument rejeté sans peine par le tribunal qui observe que les établissements français sur la côte nord-africaine ne sont pas une possession territoriale française mais une simple exploitation commerciale sur le territoire de la régence d’Alger*.

                                                                                                 * De façon générale il n’est pas possible de dire combien d’incidents de la sorte ont eu lieu – ont-ils été rapportés par les historiens parce qu’ils étaient (relativement) rares ou au contraire, est ce que le cas se présentait à tout bout de champ ?

 

Dans tous les cas la position française – amie des deux parties – lui permettait d’intervenir pour trouver une solution amiable au problème – au profit ici d’Alger, mais le contraire devait se produire aussi. La question était plutôt : est-ce que l’intervention française était reconnue par Alger comme acte amical, ou bien comme une intervention forcée, dictée par la menace de mauvais traitements des sujets français ?  On penche pour la seconde option.

 

 « ... en 1774 la Régence avait à craindre les attaques de l’Angleterre, la Russie, la Suède dont le consul venait d’être insulté et de l’Espagne dont les plaintes n’étaient pas écoutées et dont les côtes étaient soumises à des ravages continuels. »

 

 

RETOUR SUR L’HISTOIRE DE GRAMMONT

 

 

Dans notre exposé, nous avons suivi Grammont mais on peut être réservé sur certaines des constantes de cet auteur qui sont celles de son époque.

Ainsi, son récit est sous-tendu par une forme de patriotisme qui décrit toujours positivement l’action des Français (à de rares exceptions près) et toujours négativement celle d’autres puissances, comme si chaque puissance n’avait pas les mêmes préoccupations d’intérêts. L’action notamment des Anglais (à l’époque où il écrivait, ceux-ci étaient, plus encore que les Allemands, considérés comme les ennemis héréditaires de la France) se voit systématiquement agrémentée  de considérations défavorables : les Anglais non seulement agissent avec machiavélisme, mais ils échouent dans leurs intrigues (c’est presque le style des films d’aventures de cape et d’épée des années 1960, avec le traître ténébreux vêtu de noir). Or ce parti-pris (désagréable chez un historien) aboutit aussi à sous-estimer les réussites anglaises (qui sont présentées comme des échecs) : il faut attendre des auteurs plus récents comme A. Blondy pour laisser comprendre que les Anglais, sans supplanter complètement les Français dans leur position dominante, ont gagné des points dans la régence du  18 ème siècle.

La description par Grammont des acteurs de la régence, est également péjorative, les deys sont décrits (sauf quelques rares cas) comme brutaux, ignorants et même déments – il n’est évidemment pas facile de trouver des sources plus objectives et le lecteur est amené à accepter le jugement de Grammont faute de points de comparaison.

Grammont présente un récit historique certes indispensable sur la succession des événements, mais qui semble exclusivement fondé sur quelques motivations morales et psychologiques (appétit de richesse et brutalité pour les Turcs d’Alger, honneur national pour les Français) ; un récit de ce type semble bien éloigné des critères d’explication scientifique qui sont requis aujourd’hui.

En attribuant aux acteurs de la régence des attitudes brutales de pillards, et en donnant aux puissances occidentales le rôle exclusif de victimes, Grammont semble passer à côté d’interprétations plus subtiles.

L'opposition frontale entre prédateurs (les Barbaresques) et victimes de la prédation (les Etats européens), est en gros fondée - malgré les historiens plus récents qui s'efforcent de démontrer que c'est la politique d'hostilité des pays européens qui a contraint les Barbaresques à la pratique de la course, à défaut de pouvoir commercer normalement - un point de vue qu'on peut discuter. Mais il ne faut pas exagérer l'opposition entre les deux univers (sans même parler de la course chrétienne) : les prises des Barbaresques, par des canaux plus ou moins discrets, alimentent en partie le commerce de grands ports européens du sud (Marseille, Gênes, Livourne) : tel qui se plaint publiquement des Barbaresques est volontiers, quand ça l'arrange, recéleur de leurs prises. 

Enfin, il faut considérer que les traités signés par les Européens avec les Etats barbaresques ont aussi pour but de se procurer des avantages (et d’évincer leurs concurrents par la même occasion) et pas seulement de se mettre à l'abri en acceptant une forme de racket. En signant avec les régences, les pays européens espèrent être gagnants dans la transaction – laissant aux Barbaresques l’impression de triompher et de les humilier, mais en fait, les manipulant (du moins dans l’intention). La France, qui ne paie pas de tribut mais est quand même obligée de signer des accords de paix avec ceux qu'elle considère comme des pillards, espère aussi être gagnante : « La France a finalement réussi à s'accommoder assez bien des Barbaresques. Mieux même, en les détournant sans vergogne contre d'autres, elle a su les utiliser pour imposer de facto la prédominance de son pavillon au commerce méditerranéen » (Michel Fontenay, article Barbaresques, Dictionnaire de l'Ancien Régime, 2ème éd. 2003). 

Les régences jouent de leur côté un jeu de bascule qui leur permet de vivre ou au moins de survivre (elles ne sont jamais en paix avec toutes les puissances européennes en même temps), de sorte que chaque partie poursuit ses intérêts, alternativement gagnant, perdant ou se maintenant dans l’entre-deux.

 

 

NOUVEAU RÈGNE EN FRANCE

 

 

En 1774, le nouveau roi de France, Louis XVI ne manque pas d’annoncer à son ami le dey d’Alger la mort de Louis XV.

« LOUIS XVI A BABA MOHAMMED, DEY D’ALGER. Versailles, le 12 mai 1774. Illustre et magnifique Seigneur, Dieu vient d’appeler à lui notre très honoré Seigneur et aïeul Louis XV, Empereur de France, de glorieuse mémoire. Il nous serait impossible de vous exprimer la douleur et l’affliction où nous a jeté un coup aussi affreux qu’inattendu. Ce Prince a succombé avant-hier, à la suite d’une maladie cruelle ; la Providence nous a enlevé et à ses peuples le plus tendre des pères et le meilleur des Empereurs, et les étrangers perdent un ami de l’humanité, un allié fidèle et sincère... »

En 1775 la régence repousse une attaque mal conduite de l’Espagne contre Alger. Malgré des moyens importants, l’attaque dirigée par O’Reilly, général d’origine Irlandaise, fut une déroute.

« Pendant l’expédition d’O’Reilly le consulat français ne fut pas l’objet de la moindre insulte et servit même de refuge aux missionnaires espagnols. »

En arrivant à Alger, le nouveau consul de France M. de La Vallée reçut « l’accueil le plus affectueux et le plus distingué que l’on pût désirer ». A son arrivée, il distribua, conformément à l’usage, des présents pour 92 personnes (parmi les fonctionnaires de la régence), pour un total de 16 591 livres (E. Plantet, Correspondance des deys d’Alger avec la cour de France).

Toutefois un incident refroidit un peu ces bonnes relatons : le dey envoya son fils adoptif Sidi Hassan à Constantinople annoncer sa victoire sur les Espagnols. Le sultan lui remit des présents pour le dey ainsi que du matériel pour les navires. Le fils adoptif du dey prit passage pour revenir sur un vaisseau français Le Septimane, pensant être plus en sécurité. Le vaisseau français fut capturé par des navires espagnols et convoyé en Espagne. Son capitaine réclama l’assistance de l’ambassadeur de France en Espagne et du consul français à Carthagène qui l’aidèrent le moins possible.

A Alger, le dey « avait fait mander M. de la Vallée et lui avait déclaré qu’il le rendait responsable de la capture qui venait d’être faite attendu que d’après les traités, le pavillon devait couvrir la marchandise » - mais par contre il ne suivit pas la milice qui prétendait que le consul devait être enchaîné. Finalement les Espagnols  - qui étaient en train de négocier le traité de paix avec Alger - restituèrent leurs prises (passagers et cargaison) et même firent des présent à Sidi Hassan qui revint en disant du bien des Espagnols et du mal de l’aide reçue des Français.

M. de la Vallée écrivit au ministre Sartines pour se plaindre : «  Nous sommes amis des Algériens, dit-on », mais en cas de difficultés, les ambassadeurs et consuls [de France dans les autres pays] répugnent à reconnaître « nos relations avec la Barbarie » et tout retombe sur le consul à Alger.

En 1779 le gouvernement français fit racheter une cinquantaine de Corses captifs à Alger et Tunis (capturés avant que la Corse ne soit rattachée à la France et donc couverte par les traités avec les régences) – dont quelques femmes et enfants. Grammont ne parle pas de ce rachat.

 

 

« L’ANCIENNE ET SOLIDE AMITIÉ... »

 

 

Le consul, M. de la Vallée apaisa un litige occasionné par la capture du raïs Cadoussi (Cadoucy) par les Génois dans les eaux françaises. Une difficulté imprévue surgit pour lui : il y avait encore dans les bagnes d’Alger 400 français environ, qui étaient généralement sinon tous des engagés dans l’armée espagnole qui avaient déserté de la garnison d’Oran, « un ramassis d’aventuriers de la pire espèce ». Leur sort était misérable : « Enchaînés nuit et jour, soumis au dur travail des carrières, presque nus, à peine nourris, cruellement frappés pour la moindre faute », ils n’avaient même pas la solution de se convertir : « l’on ne répondait à leurs professions de foi |musulmane] que par la bastonnade. »

Ces captifs désespérant d’obtenir l’aide de la France, laissés à l’abandon par les autorités consulaires, « ne tardèrent pas à tomber dans une sorte de folie furieuse » et  décidèrent d’assassiner le consul, le chancelier du consulat et le vicaire apostolique. Ce dernier fut poignardé. Les principaux coupables furent pendus, les autres perdirent le peu de liberté qu’on leur laissait. Le gouvernement français se décida à racheter « les plus intéressants » d’entre ces captifs, tandis que le consul, moralement atteint, rentrait en France.

Vers 1783, « la Régence était en hostilité avec toutes les puissances de l’Europe, la France exceptée » (c’est sans doute excessif).

Les deys étaient toujours aussi flatteurs pour les ministres français : « MOHAMMED Dey et Gouverneur d’Alger la bien gardée » écrit au duc de Castries, secrétaire d’Etat de la marine, en 1781 : «  A notre cher grand et fidèle ami (...) Après avoir offert à Votre Excellence les perles des prières sublimes et présenté les vœux et l’expression de notre très sincère amitié, nous nous empressons de nous informer de l’état de votre santé précieuse et nous faisons des vœux pour la durée de votre honorable Ministère et pour que vous jouissiez de tous les bonheurs et plaisirs pendant de longues années. Ainsi soit-il, par respect de Jésus fils de Marie » - le dey remercie le gouvernement français pour ce qu’il a fait concernant le capitaine Cadoucy : « L’ancienne et solide amitié qui règne entre nous a aplani ce différend selon notre désir et nous espérons qu’à l’avenir votre bonté s’exercera de nouveau en notre faveur. C’est ainsi que l’amitié sincère et solide qui nous lie et qui ne ressemble à aucune autre se trouvera consolidée de plus en plus et deviendra un objet d’envie pour les autres Puissances. »  

« Aux yeux de la Régence les Français, étaient devenus les maîtres de la mer » et les Algériens admirèrent la façon dont un officier de marine français (bien nommé M. de la Flotte) qui venait d’être reçu en audience par le dey, ayant appris que quatre corsaires anglais étaient en vue, se précipita à leur poursuite avec ses frégates et les ramena captifs à Alger.

En juillet 1783, la flotte espagnole de Don Antonio Barcelo bombarda Alger durant plusieurs jours avant d’être obligée de se retirer, ayant épuisé ses munitions, tandis que les raïs se livraient à des contre-attaques. Le dey avait constamment été sur la brèche durant l’attaque. Les destructions des habitations civiles ont été nombreuses (le consul français écrit que le gouvernement du dey s’en occupe fort peu) mais les fortifications n’eurent pas trop à souffrir et le nombre de victimes à Alger fut limité ; « la Suède, la Hollande et la Porte envoyèrent des munitions » au dey (preuve au passage que toutes les puissances européennes n’étaient pas en guerre avec le dey).

Don Antonio Barcelo revint l’année suivante avec une flotte considérable augmentée de navires napolitains, portugais  et de l’ordre de Malte. L’expédition avait reçu la bénédiction et des indulgences du pape. Les raïs attaquèrent la flotte ennemie, puis il y eut une canonnade des espagnols et leurs alliés sur la ville, mais en définitive l’attaque fut un échec. Le conseil de guerre de la flotte de Barcelo, en désaccord avec son chef, fut presque unanime pour approuver le départ.

« ... le Dey maintint rigoureusement le bon ordre ; il avait comme d’habitude fait sortir les esclaves de la ville ; les résidents étrangers ne furent pas inquiétés, non plus que les consuls auxquels Mohammed donna une garde pour prévenir les tentatives qu’eussent pu faire quelques fanatiques. »

 

 

« LES LIENS DE L’INTIMITÉ QUI EXISTENT DEPUIS UN TEMPS IMMÉMORIAL ENTRE LES ALGÉRIENS ET LES FRANÇAIS... »

 

 

Après un an de pénibles négociations auxquelles participa le consul de France M. de Kercy, un accord fut signé entre Alger et l’Espagne, très coûteux pour celle-ci. Mais en participant aux négociations, la France se fit mal voir du dey et des autres dirigeants d’Alger. « Au contraire, l’Angleterre et le Danemark qui avaient entravé la réconciliation [avec l’Espagne] par tous les moyens possibles, devinrent les favoris du Divan*.» 

                                                                                          * Ici le mot divan ne désigne probablement pas l’assemblée plénière de la milice et des raïs (qui ne se réunit quasiment plus), mais le dey et ses ministres,  le gouvernement.

 

En 1785, la France racheta enfin la totalité des captifs français (ceux dont on a parlé). Naples et l’Espagne suivirent cet exemple en 1787 pour un montant considérable. « Après ces rachats, il ne resta plus à Alger qu’un millier d’esclaves ; la moitié mourut de la peste cette année même. »

Privés de s’attaquer aux navires espagnols, les raïs se vengèrent sur les petits et moyens Etats italiens, sur les États-Unis, Hambourg et la Prusse. Malgré des prises faites par les corsaires atteignant 12 millions rien que pour les 8 premiers mois de 1786, « la population était fort misérable, les récoltes ayant manqué depuis deux ans ». Au printemps de 1787 la peste fit des ravages.

Les relations entre la France et le dey connaissent encore des tensions en raison de l’éternelle question des corsaires algériens saisis ou coulés par des puissances tierces en vue des côtes de France*

                                                                                                                     * En 1787 « Un chebek algérien coulé bas près des îles d’Hyères par un vaisseau napolitain provoqua de la part de la Régence des réclamations dont la Cour crut devoir reconnaître la légitimité. Une des clauses de notre traité promettait en effet la protection de la France aux corsaires attaqués à la portée du canon. Mais en faisant annoncer à Mohammed des dédommagements pour cette perte, nous avions exigé qu’il en accordât aux Génois propriétaires des bâtiments dont le même chebek s’était emparé à la vue de nos côtes avant sa destruction. Or, les Algériens nous menaçaient de rompre immédiatement la paix si nous ne voulions pas remplacer en nature le navire coulé et refusaient obstinément l’indemnité pécuniaire que leur offrait notre Consul. » (E. Plantet)

 

Si les relations restaient bonnes, c’était grâce à la complaisance des Français à  donner satisfaction aux réclamations des Algériens*

                                                                                                                       * Ainsi la chambre de commerce de Marseille reçut l’ordre de verser 170 000 livres pour la construction d’un chebek en remplacement de celui qui avait été coulé par les Napolitains dans l’affaire évoquée ci-dessus. M. Venture de Paradis fut envoyé à Alger pour régler ces questions, en appui du consul de Kercy.

 

On peut en juger par une lettre du dey au nouveau ministre français de la marine :

« BABA MOHAMMED, DEY D’ALGER, AU COMTE DE LA LUZERNE, SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE LA MARINE. Alger, le 15 février 1788.  Nous vous prions instamment de croire que notre amitié et les liens de l’intimité qui existent depuis un temps immémorial entre les Algériens et les Français se resserreront à un tel point que toutes les autres nations en seront envieuses, que la France jouira perpétuellement à Alger d’une préférence marquée, et que notre correspondance avec elle sera raffermie à un tel degré qu’elle ne pourra éprouver aucune altération.

Écrit le 8 de la lune de Djemazi-el-ewel, l’an de l’hégire 1202, dans la Ville bien gardée d’Alger, le centre du combat. »

 

En 1789, la France entre dans une période de turbulence dont on doit bien distinguer quelque chose depuis Alger. Le traité de 1689 conclu pour 100 ans devait être renouvelé (un litige existait sur la validité de celui-ci compte-tenu de l’existence d’un traité de 1719 – le durée de 100 ans devait-elle être décomptée à partir de 1689, thèse algérienne,  ou de 1719, thèse française ?). Le chevalier de Sainneville, chef de division des armées navales, fut chargé de la négociation. Un émissaire de la porte ottomane participa à la négociation à la demande de la France (il semble que cette participation coûta 110 000 livres à la France)*.

                                                                                                                     * Le nouveau traité devait notamment  tenir compte de l’intégration de la Corse à la France pour définir les zones côtières françaises à l’intérieur desquelles les corsaires d’Alger devaient être protégés des poursuites des puissances tierces.

 

 

TOUJOURS DES INCIDENTS SUR LES CÔTES FRANÇAISES

 

 

Le 4 avril 1790 le dey Baba Mohamed annonce à Louis XVI la bonne conclusion du traité : « Il en est résulté un écrit par lequel nous nous sommes engagé à confirmer la paix qui subsiste entre les deux Empires depuis un temps infini et à l’observer dans sa plénitude à la satisfaction des deux partis  (...) Il nous reste à désirer que la Vérité éternelle daigne raffermir et fortifier les nœuds de l’amitié qui nous unissent à Votre Majesté et que la divine Providence ne nous permette jamais de nous écarter de la bonne voie. Ainsi soit-il. A  Alger, séjour de la guerre contre les infidèles, le 19 de la lune de Redjeb, l’an de l’hégire 1204, c’est-à-dire le 4 avril 1790. »

Néanmoins la redevance des établissements fut augmentée de soixante mille livres, « mais l’extrême besoin de blé qu’on ressentait à cette époque fit passer aisément sur ces exigences ».

 

 

1024px-Vue_de_la_colonie_la_calle_1788

 Vue de La Calle, chef-lieu des établissements de la compagnie royale d'Afrique sur la côte de Barbarie, 1788.

Wikipédia, art. Bastion de France.

 

 

 

 

Mais ce sont toujours les histoires de navires saisis par des puissances tierces sur des zones protégées qui créent des tensions entre la France et Alger. Le jour même où il écrit au roi, le dey écrit aussi  à « Notre très fortuné, très fidèle et grand ami » le comte de la Luzerne, secrétaire d’Etat à la marine, pour se plaindre des faits suivants : une galiote corsaire d’Alger s’était emparée à la mer d’un navire napolitain chargé de blé, et le mit à l’ancre dans le port de Toulon. Des Napolitains qui étaient présents à Toulon, embarqués sur 20 à 30 chaloupes, se jetèrent de nuit sur la prise algérienne et s’en saisirent après avoir tué un homme et blessé deux autres.

A peu près au même moment, le commandant d’une autre galiote algérienne s’était emparé d’un bâtiment génois chargé de café et de riz, mais pris en chasse par les corsaires de Gênes, il se refugia sur les côtes française  - les corsaires génois vinrent se saisir de la galiote et de sa prise « sans tenir compte du feu de vos batteries » pour les conduire à Gênes. «  Ces faits sont contraires aux articles du traité que nous venons de renouveler avec la France. A peine ce traité était-il conclu, il ne s’était pas encore écoulé cinq jours, et l’on permettait déjà de semblables contraventions à nos ennemis » - une pareille conduite de la France « est contraire aux droits de l’amitié ». Le dey demande donc que la France obtienne de « ceux qui ont commis ces excès sur les terres de la domination française » la restitution de « notre prise chargée de blé en nature » avec une compensation pour les esclaves perdus, et le paiement d’une indemnité pour les blessés et le mort, ainsi que le renvoi « en nature » à Alger du navire génois qui été repris, « de sa cargaison et de nos hommes qui y étaient embarqués ».  « Non ! A ces procédés, on ne saurait reconnaître nos anciens amis ; l’Être suprême qui sait tout et voit tout décidera la chose ! »*

                                                                                                                      * On note l’expression « L’être suprême », dans l'air du temps, sans doute une formule du traducteur plus que de l’original turc.

 

Le duc de La Luzerne répond que sa majesté a été indignée de la violation de l’espace français commise par les Napolitains et a demandé la punition de cet acte. Sans plus attendre, la prise napolitaine qui se trouve à Toulon sera restituée avec sa cargaison  aux Algériens et le montant réclamé pour les blessés et le mort sera versé. Les Napolitains seront poursuivis suivant les formes judiciaires devant le tribunal de l’amirauté de Toulon.  Quant à la prise génoise, on ne peut que la réclamer auprès de la République de Gênes. « Mon empressement à satisfaire aux plaintes que vous m’avez portées sur ces deux infractions vous prouvera, très illustre et magnifique Seigneur, combien j’ai à cœur de ne laisser subsister entre nous aucun nuage qui puisse troubler la paix et l’union des deux nations. »

Mais le ministre ne peut manquer de signaler que le corsaire algérien était en tort pour avoir fait une prise près des côtes françaises : « ... je me persuade que vous reconnaîtrez des dispositions si amicales par un juste retour en ordonnant à vos corsaires de respecter la nouvelle démarcation des limites assignées à leurs courses sur nos côtes et en leur enjoignant de s’en écarter et de se tenir en haute mer. »

En décembre 1790, un nouveau ministre, le comte de Fleurieu, signale au dey que le pavillon national français a été modifié (révolution oblige...*) et qu’il pourra y avoir une période où on trouvera aussi bien l’ancien que le nouveau.

                                                                                                  * « L’Empereur mon Maître, ayant résolu par des considérations supérieures, de faire quelques changements au pavillon de France, Sa Majesté Impériale en a fait proclamer une loi expresse. Je m’empresse de vous le faire connaître en chargeant notre Consul auprès de vous de vous remettre une planche coloriée et un modèle qui indiquent avec beaucoup d’exactitude la forme et les couleurs du nouveau pavillon. » [le nouveau pavillon de marine était un pavillon blanc avec dans l’angle – le canton – les nouvelles couleurs nationales].

 

Le dey est (probablement) plus intéressé par le règlement des affaires de prises et remarque qu’il y a encore  4655 sequins d’Alger à payer par la France sur le montant de la prise qui a été récupérée par les Génois.

 

 

L’AFFAIRE DE L’AMBASSADE AUPRÈS DU SULTAN : LES ESPAGNOLS PLUS PROMPTS QUE LES FRANÇAIS

 

 

En juillet 1791, le dey  Baba Mohammed, âgé de 84 ans, meurt. Son fils adoptif Sidi Hassan le remplace et annonce la nouvelle à Louis XVI.

​Le nouveau dey réclame à la France d’équiper un navire (dont le capitaine est désigné d’avance, le Marseillais Domergue) pour transporter à Constantinople les présents offerts au sultan dans cette occasion*.

                                                                                                                            * Apparemment ces présents étaient 300 haïques [vêtements féminins sauf erreur, souvent en soie] de Tlemcen, de Biskra et du Maroc, 20 grands tapis du sud, 30 peaux de lion, 80 ceintures de soie, 22 couvertures, 13 montres, 10 poudrières, 15 cartouchières, 80 chapelets de corail, 60 chapelets en ambre, 9 bagues, 11 paires de pistolets, 11 fusils, 35 négresses du Soudan et 31 nègres. » (selon E. Plantet)

 

 

Louis XVI (à peine revenu de la triste équipée de Varennes !) répond – ou son secrétaire qui signe pour lui - par une brassée de compliments au nouveau dey et se dit ravi de la « marque de prédilection à. laquelle nous attachons un grand prix, celle de donner la préférence à notre pavillon pour transporter à Constantinople l’Ambassadeur que vous envoyez à Sa Hautesse, afin d’obtenir son investiture ». Il déclare avoir donné « promptement les ordres nécessaires à cette expédition ». Le roi offre aussi un diamant au nouveau dey.

Le ministre de la marine l’amiral Thevenard  écrit au dey pour dire que conformément à son désir, la frégate qui transportera à l’aller et au retour l’ambassadeur du dey à Constantinople sera commandée par le capitaine Domergue (un marin de commerce), ce qui constitue un fait exceptionnel pour un vaisseau de la marine de guerre.

Sinon qu’avec les événements révolutionnaires en France, le dey redoutait des retards et que l’Espagne, vieille ennemie reconvertie en partenaire, se déclarait prête à mette à disposition du dey un navire si les Français avaient des difficultés. Finalement le dey accepta l’offre espagnole à la grande mortification des Français. Le ministre dans une lettre plutôt aigre, demande au dey s’il souhaite la rupture de la paix.

Le dey répond à Louis XVI que seule l’inquiétude sur le délai de transport des présents à Constantinople a pu le déterminer à choisir un vaisseau d’un autre pays. Il est informé des difficultés qui existent en France, causées par « certains esprits vils et malintentionnés » qui mettent « la discorde et la dissension dans les États (...) Depuis un temps immémorial rien de semblable n’avait eu lieu en France ». Mais heureusement tout est rentré dans l’ordre « et chaque individu à sa place. Que Dieu extermine et anéantisse les rebelles et les opiniâtres partout où ils seront. Ainsi soit-il » (on voit mal de quel retour à l’ordre il s’agit, mais le dey voulait sans doute dire quelque chose d’aimable).

 

 

« UN SOUVERAIN DONT (....) LE PAVILLON [EST] REGARDÉ COMME UN VIL CHIFFON » (LE ROI DE FRANCE)

 

 

En novembre 1791 le dey se plaint auprès du nouveau ministre de la marine (compte-tenu des événements il y avait un turn-over rapide du personnel ministériel) des actes commis, dans les ports français, par des marins de puissances tierces à l’égard d’équipages algériens : « Mon très honoré ami, les sentiments qui unissent la France à la Régence sont très anciens. Les Napolitains, les Génois et les Toscans sont aussi vos amis. Si vous avez des égards pour eux, n’en devez-vous pas également avoir pour nous ? (...) Protégez vos côtes et ne nous y abandonnez pas. Elles doivent être pour nous un asile inviolable.  (...) Convient-il, en effet, que dans vos propres ports nous soyons molesté par nos ennemis qui s’y sont réfugiés comme nous ? »

Le dey rappelle tous les avantages commerciaux que la France retire des établissements de la compagnie d’Afrique. « Notre grand ami, il a été livré cette année au fils de M. Gimon, votre agent, 75 000 mesures de blé. N’est-ce pas là une grande marque de prédilection de notre part pour les Français ? A quelle autre nation avons-nous accordé une pareille quantité de grains ? Daignez prendre en considération ce procédé et favorisez-nous de même en toute occasion. »

M. Vallière, le nouveau consul (neveu du Vallière qui avait été consul dans les années 1760) était harcelé par le dey pour que les captifs d’Alger dans les pays chrétiens du sud de l’Europe soient libérés en compensation des actes de violence commis par ces petites puissances contre les vaisseaux algériens. Il fut même menacé d’être enchainé.

En 1792, l’Espagne évacua Oran qui était assiégée en permanence, et signa un traité avec la régence, obtenant la création d’un établissement commercial à Oran, moyennant une forte contribution. C’était une concurrence directe pour les établissements français. « La concurrence fit monter les denrées à un prix exorbitant qu’augmenta de jour en jour la cupidité des Beys [les gouverneurs provinciaux] ; les Établissements de la Calle et de Bône ne purent plus acheter de blé à un prix rémunérateur au moment même où la France en avait le plus pressant besoin ; il fut même un instant question d’abandonner ce négoce devenu infructueux qui traversa une crise terrible lors de la révolte du Bey de Constantine. »

 

Le retour d’un certain nombre de captifs et le paiement d’indemnités par la France amena une détente mais le dey critiqua durement l’abaissement de la France (il est vrai dans une situation révolutionnaire inédite) dans une lettre au baron Lacoste, ministre de la marine du roi (le 15 juin 1792 soit deux mois environ  avant la chute de la monarchie) : « Mais qu’il nous soit permis de vous représenter que, depuis quelques années, les accidents que nos deux corsaires viennent d’éprouver sur votre territoire s’y sont singulièrement multipliés ! Ce n’est pas la première fois que nos armements et nos prises sont détruits et nos sujets massacrés dans vos ports, tantôt par nos ennemis et tantôt par vos propres nationaux. ».

Il s’étendait sur l’abaissement de la France qui n’était même plus respectée par les petites puissances : « Comment se fait-il qu’un petit Prince tel que le napolitain, qui n’a jamais été compté pour rien dans le monde, vienne en France fouler aux pieds l’Empereur [le roi]  lui-même, au point de couler bas, pour ainsi dire sous ses yeux, puisque c’est sous son pavillon, un Algérien qui avait eu le bonheur d’atteindre cet asile sacré ? Nous vous laissons à considérer vous-même tout ce que cette audace de la part des Napolitains offre de déshonorant pour le nom français.  (...). Que doit-on penser d’un Souverain dont les terres sont si peu respectées et le pavillon regardé comme un vil chiffon ? N’est-ce pas le comble de l’avilissement pour l’Empereur de France? » « Quand on est l’ami de quelqu’un, il faut l’être complètement (...) Nous ne manquerons point au traité et nous n’y avons jamais manqué, mais, si vous êtes décidé à le rompre, faites-nous connaître nettement votre intention. » 

Le dey rappelle que les raïs des deux chébecs capturés ou coulés par les ennemis dans des ports français avaient reçu instruction de ne pas entrer dans ces ports, désormais peu sûrs : leur désobéissance a été punie non seulement par la perte de leurs chébecs, mais « l’un a été puni de mort et l’autre a reçu 800 coups de bastonnade ». Il se plaint au ministre du consul Vallière : « Sa réponse est toujours la même. Je rends fidèlement compte à ma Cour de toutes vos instances mais je ne suis pas écouté, on n’a aucun égard à mes représentations. Si la chose est ainsi et si votre Consul ne jouit auprès de vous d’aucun crédit, d’aucune considération, rappelez-le et nommez en un autre à sa place. »

Quand le dey reçut une réponse, les événements s’étaient précipités et la monarchie française n’existait plus.

 

 

SITUATION INTÉRIEURE DE LA RÉGENCE

 

 

Pendant que la France s’enfonce dans la tourmente révolutionnaire, quelle était la situation intérieure de la régence d’Alger ?

Le pouvoir ottoman n’avait jamais été admis complètement dans l’intérieur du territoire. A partir d'une ligne mouvante au sud, les tribus étaient considérées comme indépendantes et l'Etat algérien s'en désintéressait.  Les tribus soumises étaient réparties en deux ensembles : les tribus maghzen avaient un régime d'imposition léger mais devaient assistance au pouvoir d'Alger pour lever l'impôt sur les tribus raya sur qui pesait l'essentiel de l'impôt. Les refus de payer l'impôt étaient fréquents et débouchaient sur des révoltes. La Kabylie était souvent en état de rébellion.  Les deys devaient aussi se méfier (à tort ou à raison) des grands vassaux qui dirigeaient les provinces, les beys. Après une certaine stabilité dans le cours du 18 ème siècle, la fin du 18 ème siècle fut marquée par le retour des troubles intérieurs.

Le gouvernement de la régence agissait parfois de façon violente vis-à-vis de ses sujets même lorsqu’ils étaient convoqués pour lutter contre les interventions extérieures – ainsi après l’échec de l’expédition espagnole de O’Reilly en 1775, où Grammont note: «  Les contingents indigènes furent licenciés et renvoyés chez eux avec de riches présents ; tous ne furent pas satisfaits de la part qui leur échut ! les Beni Kouffi et leurs alliés au nombre de dix mille, refusèrent pendant quelque temps de quitter Alger dont ils effrayaient la population par leur sauvagerie, leur taille gigantesque et leur nudité à peine dissimulée par un petit tablier de cuir. On éloigna ces auxiliaires incommodes par des gratifications et des promesses et ils reprirent la route de leurs montagnes que bien peu d’entre eux atteignirent, car des embuscades leur avaient été préparées le long des chemins et les Turcs s’étaient lancés à leur poursuite le jour même de leur départ. »

En 1783-84, le bey de Constantine réprime durement une insurrection anti-ottomane à Biskra – il met le pays « à feu et à sang », « L’armée du bey a coupé 460 têtes des maures et pris en vie 300 tant hommes que femmes et enfants. 10000 moutons, 2000 chevreaux, 200 chevaux ou juments (journal du consulat de France cité par Abla Gheziel, La politique des deys d’Alger à la veille de la conquête française (1730-1830), Al-Mawaqif, 2011, https://hal.science/hal-02062607/document).

 

Les mauvaises récoltes à partir de 1784, la peste en 1787, créèrent une situation tendue – un complot fut dévoilé en 1788 mettant en cause le fils du bey de Constantine et le  Khaznadji, se traduisant par des exécutions capitales.

En 1790 la rébellion des Kabyles continua pendant toute l’année, malgré la victoire des ottomans conduits par l’agha des spahis au début de l’année – « on craignit un instant une conflagration générale ». Le dey Mohamed mourut en juillet 1791 et son successeur désigné Hassan fit arrêter et emprisonner son concurrent, l’agha des spahis, qui mourut en prison.

Les beys des provinces de Titeri et de Constantine, qui étaient des amis de l’agha emprisonné, furent démis de leurs fonctions – mais le successeur du bey de Constantine fut égorgé avec sa suite à son arrivée par les  officiers et la garde de l’ancien bey Salah. Le dey fit partir une nouvelle troupe; avec l’aide des janissaires du camp de l’est [la troupe chargée des levées d'impôt annuelles] ses soldats s’emparèrent de Salah qui fut étranglé et ses ministres périrent dans d’horribles tortures. Le dey méfiant, changea deux fois encore le bey de Titeri en moins de deux ans et fit surveiller le prestigieux Mohamed ben Othmane, dit Mohamed el-Kebir, bey de l’Ouest (Oran), artisan de la reconquête d’Oran contre les Espagnols.

 

 

ÉVOLUTION DES MENTALITÉS EN EUROPE

 

 

La perception des régences barbaresques et notamment celle d’Alger – probablement la plus puissante – a évolué dans l’opinion occidentale au 18 ème siècle. L’idée que ces régences, par les entraves qu’elles causaient au commerce, étaient un anachronisme qui devait disparaître, devint une opinion courante à la fin du siècle. Cette vision était en rupture avec la vision privilégiée par la France louis-quatorzienne et qui avait survécu  sous les deux monarques suivants, qui faisait d’Alger, bon gré mal gré, un allié de la France, et qui utilisait sa capacité de nuisance pour capter le commerce méditerranéen et éliminer (du moins en partie) ses concurrents. Or, à la fin du 18 ème siècle, une conception du commerce aussi étroitement nationaliste n’avait plus cours – le commerce sans entrave et la libre concurrence étaient devenus des idéaux à atteindre. Les régences qui ne s’inséraient pas dans ce cadre (ou refusaient de le faire) devaient disparaître, condamnées par l’évolution des mœurs. Une action concertée des puissances européennes était envisagée à cette fin.

Déjà vers 1725, le chevalier de Choiseul-Gouffier (chevalier de Malte, conseiller économique du Grand maître) avait eu l’idée d’une flotte internationale permanente destinée à combattre les Barbaresques qui aurait été placée sous l’autorité du Grand maître de Malte. Mais il s’agissait encore de police des mers et non de la suppression des régences (cité par A. Blondy, Malte et Marseille au 18 ème siècle, 2012).

Un autre chevalier de Malte, à la fin du siècle, d’Hénin, secrétaire d’ambassade à Venise, suggérait des méthodes plus conformes à l’esprit des Lumières : c’était que les pays qui offraient des équipements maritimes à Alger et aux autres régences, en application des traités, leur offrent des vaisseaux de commerce afin de réorienter l’activité des régences vers les activités pacifiques.

Mais il était possible que les Barbaresques ne saisissent pas cette perche – alors il faudrait détruire « ces ennemis perpétuels de l’Europe » par une action combinée de toutes les puissances européennes qui traiteraient les corsaires non selon les lois de la course (captivité, rachat, etc) mais comme des pirates (A. Blondy, Malte et Marseille au 18 ème siècle, ouv. cité).

Dans la traduction française du livre du britannique Shaw Voyage dans la régence d'Alger, (traduction de J. Mac Carthy en 1830) on trouve la phrase suivante : « Les peuples qui habitent la Barbarie, dit un écrivain judicieux, gémissent sous un joug qu’ils sont impatiens de rompre. Esclaves de quinze ou vingt mille Turcs ramassés dans les boues de l’Empire Ottoman, ils sont de mille manières différentes les victimes de cette audacieuse soldatesque. »

Or, ce passage est certainement étranger à la version originale de Shaw (qui date de la 1ère moitié du 18 ème siècle) et pourrait être tiré d’un texte de l’abbé Raynal à la fin du 18 ème siècle. Celui-ci a aussi conçu l’idée que les puissances européennes devaient s’unir pour mettre fin à l’existence des Etats barbaresques.

Cela peut sembler étonnant car il est de règle de penser aujourd’hui que l’abbé Raynal (1713-1796), considéré à son époque comme un auteur important de la tendance des philosophes réformateurs, était un adversaire de la colonisation, point de vue exprimé dans son Histoire philosophique des deux Indes (un ouvrage qui eut de multiples versions).

« Pourtant, comme l’ont montré plusieurs historiens, le jugement d’ensemble de l’Histoire [de l’abbé Raynal] sur l’expansion coloniale de l’Europe était ambivalent, puisqu’elle louait les immenses bénéfices de l’essor des échanges internationaux qui en avait résulté, et évoquait à de multiples occasions la possibilité d’entreprendre une nouvelle forme de colonisation, juste et bienfaisante. » « Parmi d’autres suggestions interventionnistes, l’Histoire des deux Indes proposait notamment que soit une nation européenne, soit une « ligue universelle », se charge de renverser la tyrannie barbaresque en Afrique du Nord : « On ne verrait plus [ce peuple de pirates] laisser en friche une terre autrefois si fertile. Des grains et des fruits couvriraient cette plage immense : ces productions seraient échangées contre les ouvrages de notre industrie, de nos manufactures. Les négociants d’Europe, établis en Afrique, deviendraient les agents de ce commerce réciproquement utile aux deux contrées ». « Les additions de Raynal au texte de 1772, probablement réalisées aux alentours de 1790, alors qu’il résidait à Marseille, dénonçaient l’impossibilité de pratiquer la liberté du commerce avec les Barbaresques. » (David Todd, Retour sur l’expédition d’Alger : les faux-semblants d’un tournant colonialiste français, Monde(s) 2016, https://www.cairn.info/revue-mondes-2016-2-page-205.htm

 

Comme on voit, la suppression des Etats barbaresques n’était pas proposée dans la seule perspective – essentiellement européenne - de la liberté du commerce, mais également de la libération de la population maghrébine opprimée par les Ottomans.

Ainsi l’opinion libérale en formation, loin d’avoir des Etats barbaresques une vision plus tolérante, y voyait un anachronisme à éliminer – alors que la politique française de l’Ancien régime, désormais obsolète, s’était adaptée à leur existence, en essayant d’en tirer parti. Les événements de la Révolution française allaient offrir un sursis aux Etats barbaresques en détournant l’attention sur des préoccupations plus brûlantes pour quelques années.

 

 

 

 

19 décembre 2023

ALGÉRIE ET FRANCE, TROIS SIÈCLES DE RELATIONS AVANT 1830 PARTIE UN : SEIZIÈME ET DIX-SEPTIÈME SIÈCLES

 

 

ALGÉRIE ET FRANCE, TROIS SIÈCLES DE RELATIONS AVANT 1830

PARTIE UN : SEIZIÈME ET DIX-SEPTIÈME SIÈCLES

 

 

 

 

[ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit.]

 

 

 

 

Cette étude et les suivantes constituent une suite de nos précédentes études sous le titre Alger au temps des deys, des corsaires et des esclaves.

Mais elles sont particulièrement consacrées aux relations entre la France et Alger (ou l’Algérie) du 16 ème au début du 19 ème siècle, avant l’intervention française de 1830, d’où le titre choisi.

Faut-il parler d’Algérie à cette époque ? Sujet polémique que nous ne traiterons pas directement. Pour les Français d’autrefois, le territoire soumis aux dirigeants installés à Alger est appelé, sans grande cohérence, royaume d’Alger, république d’Alger ou régence d’Alger, terme qui finit par s’imposer*. Dans tous les cas cette variété d’appellations résulte du fait que le dirigeant installé à Alger n’est pas un roi héréditaire (soit il est nommé par le sultan ottoman, soit il est élu par le divan à partir du 17 ème siècle) – même élu, il reste théoriquement vassal du sultan.

                                                                                                       * On trouve aussi une expression intéressante, ville et royaume d'Alger (par exemple dans le traité avec la France de 1689), et même ville et royaume d’Alger d’Afrique (ou de Barbarie)  dans les correspondance des deys vers 1710.

 

Pour ces études nous nous fondons largement sur le livre de Henri-Delmas  de Grammont, Histoire d'Alger sous la domination turque (1515-1830), 1887. Un spécialiste récent de l’histoire des empires coloniaux,  Jacques Frémeaux a fait l’éloge de ce livre lors d’une réédition  : « Ce travail érudit, écrit à la fin du XIX ème siècle à partir de la documentation occidentale est resté, jusqu'à aujourd'hui, la seule chronique complète en français qui embrasse les trois siècles de l'Algérie turque. ». Nous utilisons aussi fréquemment le recueil des correspondances entre les deys d’Alger et la cour de France* d’Eugène Plantet (1889). Tout passage entre guillemets sans mention d’origine est extrait de Grammont. Toutefois Grammont était un homme de son époque ; son livre mérite certainement d’être complété par des faits qu’il a méconnus (notamment faute d’accéder à des sources turques ou arabes) et certaines de ses appréciations résultant de l’idéologie coloniale doivent être mises en perspective, comme l’indique Lemnouar Merouche dans son introduction à la réédition du livre de Grammont en 2002. La même remarque vaut pour les commentaires de Plantet.

 

                                                                                                            *  Au sens large d’autorités françaises : par exemple, on trouve les correspondances avec le conseil municipal de Marseille etc.

 

 

 NB : Dans les citations de Grammont, nous reprenons évidemment son orthographe, notamment pour les transcriptions de mots turcs ou de noms propres, qui peuvent différer des transcriptions admises couramment aujourd'hui.

 

 

 

PREMIÈRES RELATIONS

 

 

La France et l’Algérie, pour utiliser le nom moderne du pays, ont eu des relations suivies depuis longtemps, facilement compréhensibles en raison de leur position géographique. Malgré la différence d’appartenance religieuse, ces relations semblent avoir été longtemps paisibles.

« Tous les historiens sont d’accord pour dire que les étrangers jouissaient au nord de l’Afrique, avant la fondation de la République d’Alger [la régence], de la plus grande sécurité » . En 1482, Louis XI écrivait  au Roi de Tunis, de Bône et de Bougie, pour lui exprimer son désir « de voir continuer et se développer les relations qui existaient entre la Provence et l’Afrique du temps du Roi René, son oncle » ((Eugène Plantet, Correspondance des deys d’Alger avec la cour de France, 1579-1833, 1889    https://www.cnplet.dz/images/bibliotheque/Autres/Correspondance-des-Deys-d-Alger-avec-la-Cour-de-France-Tome-1.pdf) *

                                                                                                         * Cette édition numérique commode comporte quelques erreurs de transcription (par ex. Louis XIII là où il faudrait Louis XIV etc).

 

Au 16 ème siècle, l’expansion de l’empire ottoman pouvait être pour la France une cause de danger. Mais du fait que l’empire ottoman et la France avaient un ennemi commun, l’empire espagnol, une alliance pas toujours paisible ni fiable finit par s’établir entre la France chrétienne et l’empire musulman, matérialisée par les premières Capitulations en 1535-36 (ce terme signifie à peu près traité et non capitulation au sens militaire*)

                                                                                                        * Il semble que ces Capitulations ne furent pas officiellement signées mais s’appliquèrent néanmoins et furent ensuite périodiquement renouvelées.

 

 Dès lors la France pouvait prétendre à une position privilégiée (ou pensait pouvoir y prétendre) dans les territoires relevant de l’empire ottoman, dont la régence d’Alger. Mais la France s’aperçut vite que dans les faits, Alger possédait une grande autonomie qui rendait presque caducs, sur place, les accord entre la France et l’empire ottoman : «  Les lettres des Souverains de la Jenina [le palais des dirigeants de la régence d’Alger] témoignent, pour la plupart, du peu de cas qu’on faisait à Alger des recommandations adressées par le Sultan à ses vassaux » (E. Plantet, ouv. cité).

 

Depuis les années 1540, la France avait eu des relations suivies avec  Kheïr-ed-Din (Kheïr-Eddine ou Khayr ad-Dîn) Barberousse, mais ce n’était pas en tant que beylerbey d’Alger, mais de chef de la flotte ottomane (Kapitan ou Kapudan pacha) : Kheïr-ed-Din fut reçu fastueusement à Marseille et participa aux côtés des Français au siège de Nice, alors possession des ducs de Savoie (1543), sa flotte hiberna à Toulon (vidé au préalable de ses habitants !) à la même époque (voir première partie). En 1552 Henri II envoya à Alger le Chevalier d’Albisse pour inviter le beylerbey à attaquer les côtes d’Espagne. Sala Reïs quitta Alger en juin 1553 avec quarante navires de guerre pour attaquer les Baléares, sans doute en exécution de ce plan, tandis qu’à la même époque le fameux corsaire turc Dragut coopérait  avec la flotte française de Paulin de la Garde en bloquant les galères espagnoles du duc d’Albe. Français et Ottomans attaquaient ensemble la Corse, possession de Gênes, alliée de l’Espagne, en 1553.  

 

 

UN ROI FRANÇAIS À ALGER ?

 

 

On peut citer un épisode absolument sans conséquence pratique : en 1572, Catherine de Médicis eut l’étrange idée de faire demander au sultan ottoman la souveraineté d’Alger pour son fils le duc d’Anjou, futur Henri III*. 

                                                                                                                        * On sait que le duc d’Anjou finit par être élu roi de Pologne en 1574, qu’il y resta quelques mois avant de quitter en cachette son pays d’adoption à l’annonce de la mort de son frère Charles IX (1575), qui lui ouvrait par droit de succession l’accès au trône de France.

 

L’initiative venait, semble-t-il,  de la population d’Alger elle-même (c’est-à-dire les Maghrébins auxquels s’ajoutaient des musulmans ayant fui l’Andalousie dans les suites de la reconquête espagnole) ; ces habitants étaient exaspérés par le comportement des Turcs qui formaient la caste dirigeante de la régence, avec l’odjak ou milice des janissaires et la taïfa (corporation) des raïs ou reïs (capitaines corsaires) ; à ces Turcs d’origine s’ajoutaient déjà nombre de renégats chrétiens, tous se conduisant comme des maîtres à Alger.  « Les indigènes épouvantés par la menace d’un débarquement [espagnol], excités d’autre part par les vexations continuelles auxquelles les avait soumis la tyrannie des Janissaires, avaient cru devoir prendre une résolution extrême, et ils avaient fait savoir aux autorités de Marseille qu’ils étaient prêts à accepter le protectorat de la France » (E. Plantet, ouv. cité).

Quelle probabilité y avait-il que ce plan réussisse, même en admettant que le prince français se déclare vassal du sultan, ce qui était la condition implicite de l’opération ? Un peuple musulman pouvait-il avoir à sa tête un prince chrétien dans le contexte de l’époque ? L’ambassadeur de France fit son possible pour dissuader la reine-mère de son projet, mais il finit par le présenter au sultan, qui fit lanterner l’affaire jusqu’à ce qu’on l’oublie.

 

 

DÈBUTS DU CONSULAT DE FRANCE

 

 

En avril 1579, le premier document connu relatif aux relations de la France avec les dirigeants d’Alger (à moins que des documents antérieurs à cette date aient disparu, ce qui est plausible) est une lettre de Hassan Veneziano, qui s’intitule pacha d’Alger*, adressée aux « Magnifiques Seigneurs », « M.M. les consuls et gouverneurs de la ville de Marseille », à propos de la nomination d’un consul français que Hassan Veneziano ne veut pas envisager malgré « l’affection que nous portons à la Majesté de Henri III, notre cher ami et votre Roi », s’excusant sur la « répugnance » de la population (pourquoi ?). Mais il assure que si la ville de Marseille demande « des choses qui seront dans nos habitudes et conformes à nos devoirs, nous ne manquerons pas de sous montrer la bonne volonté que nous avons de vous faire plaisir » (lettre dans le recueil précité d’E. Plantet).

                                                                                                            * Le renégat et capitaine corsaire Hassan Veneziano exerça l’intérim (khalifa ou lieutenant) du beylerbey en titre, Euldj Ali, à deux reprises, mais il ne semble pas qu’il ait porté le titre de pacha (gouverneur) – c’est peut-être le traducteur qui lui donne ce titre pour simplifier.

 

A l’époque il semble que la ville de Marseille avait qualité pour nommer des consuls dans les ports du Levant et de Barbarie (Afrique du nord) – vraisemblablement en accord avec le roi ; plus tard les attributions en matière consulaire passeront de la ville à la chambre de commerce (créée sous Henri IV) mais celle-ci ne sera que progressivement distinguée de la municipalité.

Le principe de la nomination d’un consul avait été accepté par la Porte ottomane*, mais Alger renâclait. Le consul finit par s’installer quelque temps après. Souvent le titulaire, absent, était représenté par un vice-consul.

                                                                                                                 * La Porte ottomane, la Sublime porte, la Porte tout court, étaient des désignations en Occident pour le gouvernement ottoman – certaines resteront en vigueur jusqu’au milieu du 19 ème siècle. Le sultan était souvent appelé le Grand Seigneur, voire le Grand Turc.

 

Dans tous les cas cette position restait précaire et le consul ou vice-consul était exposé à des mauvais traitements et à la prison : « ... le P. Bionneau, religieux de l’ordre de la Trinité, que la Milice s’empressa de maltraiter et de mettre aux fers ; (...) Jacques de Vias, ancien maître des requêtes de Catherine de Médicis, qui, pendant son séjour dans la Régence, fut trois fois jeté en prison. La raison d’État empêcha seule Henri IV de venger ces premiers affronts. Il avait, en effet, le projet de s’allier aux Algériens, pour favoriser en Espagne le soulèvement des Maures et renverser le trône de Philippe II » (E. Plantet).

En 1597, Amurat bey, capitaine général des galions d’Alger, demande aux consuls et gouverneurs de la ville de Marseille, d’intervenir en faveur de la  libération de « Musulmans qui sont détenus sous votre pouvoir, aux galères de Marseille ». Puis Amurat évoque longuement une sombre histoire concernant un certain  Pierre Pascal « se disant domestique (...)  du Seigneur de Montmorency », qui avait reçu l’autorisation de faire «  une grande levée de chevaux » dans la régence et en repartant, enleva le barbier d’Amurat, « que j’avais acquis esclave aux galères de Florence » et un autre esclave cordonnier. Aussi  Amurat s’en vengé de ce vol sur le consul (sans doute en le jetant en prison) et sur « ceux du Languedoc » (des marchands qui n’avaient rien à voir avec l’affaire !).

Il menace de continuer s’il n’apprend pas que le nommé Pierre Pascal a été puni et conclut : « Et avec ce, ne vous ferons plus long discours, nous offrant entièrement au service de Vos Grandeurs. Vous baisant les mains, prions Dieu vous avoir en sa garde. Votre très affectionné ami, AMURAT BEY. »

Les lettres de cette époque adressées par les dirigeants de la régence aux consuls (ici le mot désigne les dirigeants municipaux) de Marseille sont remplies de formules d’amitié. Evidemment les formules de politesse sont celles des traducteurs qui adaptent probablement les formules originales.

 

 

LE BASTION DE FRANCE

 

 

Les relations commerciales – qui n’étaient pas considérables - entre la France et la régence d’Alger étaient aussi en partie fondées sur l’existence d’un établissement nommé le Bastion de France.

Cet établissement fut créé en 1561* près de la frontière tunisienne, par un négociant du Cap corse établi à Marseille, Tommaso Lenciu, qui avait francisé (ou provençalisé ?) son nom en Thomas de Lenche, Avec son associé Carlin Didier, ils avaient obtenu du sultan ottoman Selim II, moyennant une redevance, le droit d’exploiter le rivage près de Bône, avec privilège de pêcher le corail (dès 1478 les marins provençaux avaient obtenu le droit de pêche dans cette zone, droit expressément reconnu par l’empire ottoman en  1518 et confirmée par les Capitulations de 1535). Lenche et ses parents créent la Magnifique Compagnie du corail, mais les commerçants du Bastion de livrent à des activités variées d’import-export.

                                                                                                              * Selon Wikipédia en 1552 ?

 

L’établissement finit par avoir plusieurs implantations – le Bastion proprement dit (un fortin) était à 12 lieues de Bône (construit en 1628 seulement ?) et il y avait des magasins à Mers el Kharaz (La Calle), au cap Nègre, à Bône, au cap Rose et à Collo.  La principale ( ?) implantation  paraissant être celle du lieu-dit  La Calle, appelé en arabe Mers El Kharaz et par les pêcheurs provençaux Marcarèse, puis « La Calle de Marcarèse », abrégé finalement en La Calle (du provençal cala signifiant crique, abri, port naturel (cf. les calanques, Callelongue). Les Arabes appelaient la ville El Kala, nom qui fut repris à l’indépendance.

 

Les Lenche jouissent de la protection du beylerbey Euldj Ali qui leur permet d’évincer une compagnie concurrente en 1577.

Les Lenche s’impliquent dans la vie politique marseillaise très agitée à l’époque, au point que le neveu du fondateur du Bastion, qui lui a succédé à la tête de la Compagnie du corail, Antoine de Lenche, second consul de Marseille* est assassiné lors des troubles entre catholiques ultra (Ligueurs) et modérés (partisans de Henri III, puis Henri IV) consécutifs aux guerres de religion (1588).

                                                                                                              * Le premier adjoint au maire en quelque sorte. La fille d’Antoine de Lenche épousa en 1592 Honoré Riquetti de Mirabeau, l'ancêtre du fameux Mirabeau de la Révolution et s’allia à de nombreuses familles de la noblesse provençale. La place de Lenche à Marseille (quartier du Panier), nom donné dès le 16 ème siècle, rappelle encore de nos jours l’histoire de cette famille.

 

En 1604 l’établissement assez modeste construit par les Lenche fur détruit par les Turcs de Bône. Le sultan, sur les représentations de l’ambassadeur de France, reconnut de nouveau le Bastion mais les autorités d’Alger n’en tenaient pas facilement compte.

 

 

LE PREMIER 17 ème SIÈCLE : VIOLENCES ET TRACTATIONS

 

 

Au 17 ème siècle, les relations entre la France et Alger vont aller de l’amitié à la guerre ouverte en passant par des situations intermédiaires. Des traités de bonnes relations sont signés mais ils n’empêchent pas des incidents de se produire de part et d’autre, qui peuvent déboucher sur des conflits ouverts. Les situations de guerre vont être marquées par des bombardements d’Alger à diverses reprises, des tentatives de débarquement et l’assassinat de Français, dont par deux fois le consul de France. Si les responsabilités des conflits sont partagées, il est indéniable que la régence (et sa caste dominante) a besoin de la course (capture des vaisseaux et des équipages) et des razzias des zones côtières de la rive nord de la Méditerranée pour se procurer des moyens de subsistance, ce qui n’encourage pas au respect scrupuleux des traités.

 

Dans les premières décennies du 17 ème siècle, les corsaires d’Alger, malgré les remontrances du sultan, actionné par l’ambassadeur de France auprès de la Porte, se livraient à des attaques nombreuses contre les bateaux français (essentiellement provençaux et surtout Marseillais) et les côtes de Provence et du Languedoc, comme ils le faisaient pour les bateaux des autres pays européens et les côtes italiennes et espagnoles  - mais les Français considéraient que les Capitulations signées avec l’empire ottoman auraient dû les protéger.

Les envoyés français à Alger risquaient parois leur vie : « M de Brèves arriva à Alger escorté par Mustapha Agha, capidji de la Porte ; cet envoyé était muni d’un firman [décret en quelque sorte] du sultan qui ordonnait aux Barbaresques de respecter les Capitulations et de faire droit aux revendications de la France. (...) [M. de Brèves raconte qu’il ] trouva la ville dans un désordre affreux ; le port était en ruines, les Janissaires faisaient absolument tout ce qu’ils voulaient, les reïs déclaraient que tout vaisseau étranger était de bonne prise et qu’ ils s’empareraient de leur père lui-même (...) Le Divan [réunion des représentants des janissaires auxquels s’ajoutèrent progressivement ceux de la corporation des raïs et quelques notables civils ou religieux] s’assembla sur la demande du capidji qui y donna lecture du firman impérial ; il y était ordonné de mettre en liberté les captifs français, de restituer les prises et de reconstruire le Bastion. Une émeute violente éclata dans l’assemblée (...) Mustapha Agha fut hué, menacé de mort et chassé de l’enceinte. On braqua les canons de la Marine sur le vaisseau de M. de Brèves  (..) Ils [les janissaires et les raïs] voulaient faire assassiner tout le personnel de la mission qu’ils engagèrent traîtreusement à débarquer ... »

Vers 1605, « les Algériens apprirent que l’équipage d’un corsaire captif des Espagnols avait été arrêté en France pendant qu’il s’enfuyait et était détenu à Marseille. La foule se précipita au consulat et s’empara de M. de Vias qui ne put recouvrer sa liberté qu’au bout de huit mois et à prix d’or. »

« En 1617, les sieurs Glandevès et Bérengier ramenèrent à Alger quarante captifs musulmans pour les échanger contre des esclaves français. Ils eurent l’imprudence de débarquer leurs otages avant de procéder aux échanges, furent injuriés et chassés du Divan, et furent obligés de se rembarquer en toute hâte pour mettre leur vie en sûreté. »

Une assez longue négociation permit d’aboutir à un traité de paix qui allait se trouver compromis de la façon la plus radicale.

 

 

 Stoopendael_Algiers_1680s

Bastiaen Stopendael (1636–1707), De Stadt Algiers / La Ville d'Alger, gravure sur cuivre colorée, vers 1680/1690. La gravure représente probablement la démonstration de force de la flotte des Provinces-Unies (Pays-Bas) commandée par l'amiral Ruyter, contre Alger en 1662 (tous les navires portent le pavillon tricolore néerlandais). 

Rijksmuseum, Amsterdam, Pays-Bas.  

Wikipédia, art. Régence d'Alger

 

 

 

 

LA PAIX ET LE MASSACRE DE MARSEILLE

 

 

 

Vers 1610, un certain Simon Dansa ou Danser, corsaire d’Alger d’origine flamande, qui semble-t-il n’avait pas eu besoin de se convertir, abandonna le camp d’Alger et obtint le pardon du roi de France. Il se mit au service de la ville de Marseille. Ce fait n’aurait pas eu une grande importance sinon que Dansa, en partant, avait emporté deux canons que le gouvernement d’Alger lui avait prêtés ; le divan fut extrêmement irrité de ce larcin. Dansa offrit les deux canons au duc de Guise, gouverneur de la Provence.

Lorsque le traité de paix fut signé en 1619, le divan souleva de nouveau la question de la restitution des canons qui n’avait pas été abordée dans le traité. La ville de Marseille proposa alors de racheter les canons au duc de Guise et de les offrir aux dirigeants d’Alger. Mais sur ces entrefaites, on apprit à Marseille un drame qui provoqua la colère de la population :

« Dans les derniers jours du mois de février 1620, un des plus actifs et des plus cruels corsaires d Alger, Regeb Reïs, croisait dans le golfe du Lion lorsqu’il aperçut une polacre de Marseille commandée par le capitaine Drivet qui revenait d’ Alexandrette avec une cargaison de la valeur de cent mille écus. Il accosta ce bâtiment, qui ayant eu nouvelle de la paix récemment conclue, naviguait sans aucune défiance ». Le pirate s’empara sans combat du navire, « après quoi, pour ensevelir à jamais toutes les traces de son crime, le bandit donna l’ordre de saborder le navire et de massacrer l’équipage qui se composait de trente-six personnes (...)  Mais pendant le carnage, deux jeunes matelots s’étaient cachés à fond de cale et étaient parvenus à se dérober aux regards des assassins. Après le départ de ceux-ci, ils furent assez heureux pour réussir à aveugler les voies d’eau ».

Ils parvinrent à rejoindre Marseille non sans difficultés, s’étant échoués sur les côtes de Sardaigne d’où ils se firent rapatrier à Marseille. « il y avait à peine quelques heures qu’ils étaient débarqués que l’horrible drame était déjà connu dans toute la ville. Il y avait longtemps que la rumeur publique accusait les Algériens de faire subir ce traitement barbare aux bâtiments français qu’ils rencontraient mais jusque-là les preuves avaient fait défaut. »

Or, se trouvaient à ce moment à Marseille les ambassadeurs d’Alger qui avaient négocié le traité de 1619 et leur suite, plus une cinquantaine de musulmans attendant le passage pour Alger. Une foule de Marseillais s’assembla et attaqua l’immeuble où les musulmans étaient logés aux frais de la ville – les consuls (la municipalité) essayèrent d’intervenir mais inutilement : la plupart des musulmans fut massacré après qu’on ait mis le feu à l’immeuble, les consuls furent « eux- mêmes menacés de mort et réduits à se retirer et ne purent arracher que douze des victimes au sort fatal qui les attendait, les quarante-huit autres furent massacrés par la foule ou noyés dans le port ». Les autorités donnèrent des ordres pour punir les coupables : « un arrêt du Parlement de Provence rendu à Aix le 21 mai 1620 condamna à mort quatorze des coupables, quelques autres furent envoyés aux galères et le reste des inculpés subit des châtiments corporels ».*

                                                                                         * En fait, « Quatorze séditieux furent condamnés à mort ; un seul fut exécuté, les autres n’ayant pu être saisis. On les exécuta en effigie ; quelques complices reçurent le fouet, d’autres furent condamnés aux galères. » (E. Plantet)

 

A Alger, la nouvelle de ce qui s’était passé à Marseille se répandit et l’indignation fut générale : le pacha et le divan écrivirent aux consuls de Marseille pour demander des explications sur une violation du caractère sacré des ambassadeurs et indiquer qu’ils auraient volontiers châtié Regeb Reïs (l’auteur du massacre des marins marseillais) et un autre personnage sans doute impliqué dans l’affaire, mais on ne pouvait mettre la main  sur eux.

 

 

LA PAIX ROMPUE

 

 

Les consuls répondirent qu’ils avaient dû faire face à une « sédition populaire » et insistèrent sur « les efforts qu’ils ont fait pour la calmer au hasard de leur propre vie ». Ils indiquaient que les coupables avaient été châtiés (ce qui était en partie seulement exact) et terminaient « en manifestant l’espoir que ce malheur ne modifiera en rien les conditions de la paix ».  Un émissaire d’Alger fut envoyé à Marseille mais le malheur fut qu’il fut capturé par une galère de Toscane, bien que les autorités françaises mirent tout en œuvre pour le faire délivrer.

« Le 8 août, une émeute formidable éclata à Alger, le consul et les résidents français furent traînés au Divan et il fut un instant question de les brûler vifs. Les reïs armèrent leurs navires et sortirent du port, décidés à faire une guerre sans merci. Le commerce français essuya des pertes d’autant plus grandes que tous les vaisseaux marchands étaient sortis des ports sur la foi du nouveau traité. » « ... le nouveau personnel des Établissements [du Bastion de France] fut massacré ou fait captif... »  Les représailles des galères de France furent insuffisantes pour faire cesser les attaques des corsaires.

Un envoyé de la Porte ottomane essaya de faire revenir les janissaires et raïs vers des comportements plus pacifiques. Il rend compte par des lettres de 1623 de ses efforts (inutiles) aux consuls de Marseille : « ... pour cinq sols, ils [les janissaires] feraient mourir leur père ; (...) ce ne sont pas des hommes ; ils sont pires que diables (...) Les pieds commandent à la tête ». Il termine en demandant aux Marseillais de lui envoyer du tissu pour habiller les hommes de sa suite. « Ce faisant, vous m’obligerez de plus en plus à vous faire servir. »

Pendant ce temps comme par la suite, Alger doit aussi affronter les opérations d’autres puissances européennes : une flotte hollandaise vient exiger la libération des captifs (esclaves) hollandais en menaçant de pendre des captifs d’Alger, si aucune réponse favorable n’était donnée avant une certaine heure. A l’heure dite le commandant hollandais fit pendre ses captifs aux vergues de ses navires puis mit à la voile. Il revint deux jours après avec le même ultimatum pour d’autres captif d’Alger qu’il détenait. Une émeute populaire contraignit le divan à accepter l’échange de captifs.

Le divan d’Alger (émanation de la milice et des raïs) alterne les comportements hostiles et les protestations amicales envers ses interlocuteurs marseillais, les saluant en termes très aimables voire exagérés :

« LE DIVAN D’ALGER A M.M. LES CONSULS ET GOUVERNEURS DE LA VILLE DE MARSEILLE, Alger, le 25 avril 1623.

Glorieux parmi les grands des chrétiens, choisis entre les principaux de la loi du Messie, dominateurs des différents du peuple nazaréen, Gouverneurs des Français, que vos destinées s’accomplissent heureusement ! »

 

 

SANSON NAPOLLON OU LE NÉGOCIATEUR DE CHARME

 

 

Richelieu ayant constaté que la manière forte ne réussissait pas envoya à Alger un homme habile, le Corse Giudicelli qui avait adopté le nom de Sanson Napollon, qui avait déjà été consul à Alep. Ce dernier, arrivé à Alger en 1626, distribua des gratifications et des cadeaux, fit rendre la liberté à des esclaves musulmans sans rançon, racheta les Français esclaves à Alger, dépensa en tout 300 000 livres.

« Il tint table ouverte pour les principaux d’entre les reïs et réunit autour de lui tous ces redoutables chefs de la Taïffe qui étaient les véritables rois d’Alger, les Morat Reïs, Hassan Calfat Ali, Arabadji Soliman Reïs, Ali Bitchnin ». «...  il leur plaisait personnellement par sa générosité, ses manières ouvertes et son audace aventureuse », il leur répétait le mot attribué à Kheïr-ed- Din : « Si tu te brouilles avec les Français, fais la paix avant le soir » ou encore « Le Français peut cuire sa soupe chez lui et venir la manger chaude à Alger ». Il ramena à Alger les deux fameux canons de Simon Dansa qui avait été à l’origine des événements conduisant à la rupture des relations et rapatria les prisonniers algériens détenus en France, non sans mal.

Le sultan intervient pour presser les Algériens à accepter la paix, qui est annoncée par une lettre du pacha d’Alger au duc de Guise, gouverneur de Provence :

« HOSSEIN, PACHA D’ALGER, A Mgr LE DUC DE GUISE, GOUVERNEUR ET LIEUTENANT DU ROI EN PROVENCE. Alger, le 1er août 1627. Au plus puissant entre les Seigneurs de la loi du Messie, glorieux parmi les plus grands de la croyance de Jésus, celui qui est Vizir de l’Empereur de France, Monsieur de Guise, que Dieu Très-Haut conserve ! Après vous avoir salué avec l’honneur requis, nous vous ferons connaître la teneur des sublimes et sacrés Commandements du très haut et très magnanime Empereur et Sultan, — Dieu protège et augmente sa puissance !  (...) Avec l’aide de Dieu Très-Haut, les deux canons et les esclaves Musulmans sont venus [ont été rapatriés] ; soyez donc assuré qu’il n’y aura plus aucun manquement aux lois de Dieu. (...) Ainsi notre paix sera avec toute sûreté comme entre frères ; (...). Il sera fait expresse défense aux Capitaines des galères et des navires qui iront en course, et rencontreront les vaisseaux Français, de les molester, mais ils leur feront toutes caresses et donneront avant de partir bonne caution, afin que nos amis ne puissent être troublés. Comme aussi nos navires allant à vos pays feront les mêmes caresses. Et pour le fait du Bastion, sera fait suivant votre désir, etc

Écrit de la puissante Ville d’Alger, le 1er août 1627. (Sceau) HOSSEIN Pacha d’Alger.»

 

 

« VIVEZ COMME FRÈRES ET BONS AMIS ...»

 

 

Les autorités d’Alger comptaient beaucoup sur « le seigneur Sanson » qui faisait le va-et-vient entre la France et Alger.

En 1628, grâce à Sanson Napollon, un nouveau traité de paix fut signé, aboutissant à une normalisation des relations entre la France et la régence d’Alger. Sanson Napollon se voyait reconnaître comme capitaine-gouverneur du Bastion à la demande même du divan, et un traité parallèle réglait les relations d’Alger avec le Bastion.

Ce traité fut approuvé par le divan en présence de Sanson Napollon – lors de l’assemblée on lut un message du sultan qui disait aux gens d’Alger : « vous avez vécu avec les François comme frères, mais à cause de quelques méchants hommes parmi vous qui ont commis des actes contre le devoir et la justice, avez réputé les dits François comme ennemis ; maintenant que tout le passé soit passé et sans que vous vous ressouveniez plus des injures, vivez comme frères et bons amis. »  Tous les membres du divan se déclarèrent « contents » et affirmèrent qu’ils voulaient « obéir aux Commandements de notre Empereur, étant ses esclaves ».

« Les Algériens s’engageaient à vivre en paix avec la France et à respecter son littoral et ses navires, à ne pas tolérer que les marchandises ou les personnes capturées sur les bâtiments français fussent vendues dans leurs ports ; il était permis aux marchands de la nation [française] de résider à Alger sous la protection et la juridiction de leur consul avec pleine reconnaissance de leurs droits et du libre exercice de leur religion, les vaisseaux que le mauvais temps contraignait à chercher un abri dans un des ports de la côte devaient y être secourus et protégés ; enfin les concessions françaises du Bastion et de La Calle étaient formellement reconnues » (Grammont).

Le traité prévoyait que lorsque des esclaves musulmans s’étaient enfuis d’autres pays chrétiens en France, il « leur sera donné libre passage pour revenir à Alger ». « Lorsque les navires d’Alger avec les français se rencontreront, s’estant reconnus, se donneront des nouvelles réciproquement comme vrais et bons amis ». Si des navires français transportant des marchandises des ennemis du Grand Seigneur (le sultan) sont saisis, ils seront conduits à Alger, où leur cargaison sera confisquée mais en leur payant le nolis (l’affrétement) et ils s’en retourneront, après avoir été invités à ne plus transporter les marchandises des ennemis du sultan. Si on prend sur un vaisseau appartenant aux ennemis du sultan, des Français mariés ou habitant dans le pays ennemi, « ils seront esclaves comme ennemis », mais ceux qui sont « natifs des pays ennemis d’Alger, mais qui seront mariés et habitués [habitants] en France, ne pourront être faits esclaves », de même que les Français passagers sur les navires des ennemis du sultan (non habitants ni mariés dans ce pays, on suppose), ils « ne pourront estre esclaves pour ce qu’ils soient sujets dudit Empereur de France* [du fait qu’ils sont sujets du roi de France]. » (Traités de la France avec les pays de l’Afrique du Nord, Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc, par E. Rouard de Card, 1906 https://www.cnplet.dz/images/bibliotheque/Histoire/Trait%C3%A9s-de-la-France-avec-les-pays-de-l-Afrique-du-nord.pdf)

 

                                                                                                                             * Dans les traités, le roi de France est qualifié d'empereur, selon la formulation adoptée par les ottomans, ce qui permet de le placer au même niveau que le sultan ottoman, qualifié de même d'empereur.

 

Comme on voit ces dispositions laissaient la possibilité de bien des cas litigieux et d’interprétations divergentes (comme tout traité d’ailleurs). De plus le principe que « le pavillon couvre la marchandise » (le pavillon de la nation amie doit protéger la marchandise même appartenant à un ennemi) n’était pas admis. Enfin la notion d’ennemis du sultan était dangereusement rapprochée de celle d’ennemis d’Alger – alors que ces notions ne se recoupaient qu’en théorie.

 

 

LA PAIX DIFFICILE

 

 

Les relations semblent alors idylliques entre la France et Alger.

IBRAHIM REÏS APARADJI, GÉNÉRAL DES GALÈRES D’ALGER, écrit A MM. LES CONSULS ET GOUVERNEURS DE LA VILLE DE MARSEILLE :

« Alger, le 8 janvier 1629. Aux plus glorieux parmi les Seigneurs de la loi du Messie, choisis entre les Grands de la croyance de Jésus, nous vous saluons du salut de paix. Si vous daignez savoir l’état de votre parfait ami [lui-même], il est maintenant, grâce à Dieu ! en bonne santé, et il prie le Très-Haut de vous combler de ses saintes grâces et bénédictions. Vous avez vu par nos dernières lettres l’affection et l’amitié que nous vous avons témoignées, vous assurant que je rendrai toujours envers tous les vôtres tous témoignages d’amitié (..) Et il ne s’offrira aucune affaire pour votre service que je ne fasse. » Ibrahim Reïs signale que les galères d’Alger ont été attaquées récemment par des ennemis et prie ses amis marseillais de lui envoyer du matériel pour les réparations. « Et j’aurai l’honneur de me dire toujours votre parfait ami, IBRAHIM, Capitaine d’Alger »

 

Evidemment des incidents se produisent et les dirigeants d’Alger assurent que les auteurs des voies de fait contre des navires français seront punis (à charge de réciprocité évidemment) : « Illustres Seigneurs, Élus parmi les grands de la croyance de Jésus, que la paix de Dieu soit sur vous ! Vous faisons savoir que la promesse à vous faite ne se peut dissoudre ni détacher, et que notre parole est une. Ceux qui vous molestent ne sont point des nôtres. Ce reïs impie [dont se sont plaint les responsables marseillais], dès qu’il sera venu, recevra la punition de sa perfidie (...)  tous ceux qui viendront vous molester seront rigoureusement punis ».

( lettre de HAMET-AGHA, colonel des janissaires du divan d’Alger, A M.M. LES CONSULS ET GOUVERNEURS DE LA VILLE DE MARSEILLE. Alger, mars 1629)

 

Mais une fois de plus la paix va voler en éclats et par le fait des Français* : des marins d’Alger dans une chaloupe demandèrent l’aide d’une barque de la Ciotat, se croyant protégés par la paix ; à peine à bord, ils furent massacrés par l’équipage ciotadin, d’autres faits prisonniers par un bateau d’Arles et vendus aux galères d’Espagne, enfin un otage algérien laissé à Marseille come garant de la paix, craignant pour sa sécurité probablement,  s’évada et raconta à Alger qu’il avait été maltraité (était-ce vrai ?).

                                                                                        * Grammont écrit : « les agissements barbares de quelques-uns de nos nationaux vinrent tout remettre en question et offrir aux déprédateurs un prétexte que ceux-ci se gardèrent bien de laisser échapper.»

 

L’indignation compréhensible grossissait à Alger mais l’influence de Sanson Napollon permit d’empêcher la rupture en promettant le châtiment des coupables. Mais en novembre 1629, le chevalier de Razilly sur une galère du roi de France ayant rencontré un vaisseau d’Alger, s’en empara et mit les Algériens à ramer sur sa chiourme. Cet acte d’un officier du roi était l’acte de trop et le consul français fut jeté aux fers tandis que les raïs attaquaient les navires français.

Sanson Napollon intervint de nouveau : il racheta la liberté de quelques équipages français et le consul fut libéré contre rançon ; ce dernier ne tarda pas à abandonner son poste (1631) en laissant le consulat aux mains de son chancelier Blanchard ; ce dernier provoqua des difficultés avec Sanson Napollon, qu’il accusait d’être plus ami des musulmans que des Français, voire même devenu renégat.

Napollon put se maintenir au Bastion et continua à chercher les moyens de rétablir la paix en plaidant pour la libération des captifs algériens. Il eut alors la curieuse idée de s’en prendre à l’île de Tabarka.

Cette île près de la frontière tunisienne était devenue possession génoise depuis les années 1543 (elle fit partie de la rançon payée par les Turcs pour libérer le célèbre corsaire Dragut, capturé par les Génois). La grande famille génoise Lomellini y avait installé des pêcheries de corail. Peut-être Sanson Napollon voulait-il éliminer des concurrents ? Avait-il le soutien de la cour de France ? Quoiqu’il en soit, son attaque de Tabarka tourna mal et il fut tué dans l’affrontement (1633).

Pendant ce temps, la régence devait affronter – comme très souvent – une situation troublée à l’intérieur et à l’extérieur : «  La Kabylie était de nouveau en pleine révolte et la guerre continuait avec Tunis* ». Les corsaires d’Alger ravageaient les côtes italiennes (y compris les îles dont la Corse) et espagnoles et lançaient même des opérations vers la mer du Nord et l’Atlantique – tandis que les côtes françaises arrivaient mieux à se défendre.

                                                                                                                    * Tunis était aussi une ville et un territoire soumis à une minorité de Turcs. De plus, les janissaires passaient indifféremment de l'Odjak d'Alger à l'Odjak de Tunis, et réciproquement (Pierre Boyer, La révolution dite des "Aghas" dans la régence d'Alger (1659-1671), Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 1973).

 

 

 

L'APOGÉE DE LA « COURSE »

 

 

Néanmoins la guerre avec la France était source de prospérité pour Alger : « Le Père Dan raconte que depuis 1629 jusqu’à 1634, les Algériens firent subir au commerce français une perte de quatre millions sept cent cinquante-deux mille livres en lui capturant quatre-vingts vaisseaux dont cinquante- deux des ports de l’Océan et mille trois cent trente et un marins ou passagers dont cent quarante-neuf se firent musulmans ». Les corsaires d’Alger avaient à ce moment soixante-dix vaisseaux de quarante à vingt-cinq pièces de canon et au moins le double de petits bâtiments (selon le père Dan).

Avec les prises aux dépens des Anglais, des Hollandais, des Espagnols et le produit en butin et esclaves des razzias sur les rivages de la Méditerranée, les raïs amassaient d’immenses fortunes dont une part (par ruissellement en quelque sorte) enrichissait tous les habitants d’Alger,  bien que le peuple (à croire Grammont) « ne fît absolument rien et que la ville fût en état permanent d’émeute ». La population maghrébine était donc solidaire de la course au moins pour ce motif.

La cour de France (ici au sens de gouvernement) était partagée entre deux tendances : l’une était d’essayer d’éliminer définitivement le foyer de piraterie que constituait Alger, l’autre de tenter un raccommodement. La première possibilité demandait une mobilisation de forces qui n’était pas possible – surtout quand la France était en guerre contre d’autres puissances européennes. Il fallut se rabattre sur l’autre hypothèse.

Les interventions directes du sultan ne donnaient rien non plus : les capidjis ou émissaires du sultan étaient parfois reçus – bien ou mal – et parfois carrément interdits de débarquer par le divan des janissaires, mais de toutes façons leurs remontrances n’aboutissaient à rien. Vis-à-vis de la France, la situation était celle d’une quasi-guerre (comme avec les puissances européennes) qui n’empêchait pas les discussions. Cette situation dura quelques années.

 

 

 

 95

 Jean-Baptiste Van Mour, Habillement des principaux Barbaresques. Gravure extraite du Recueil de cent estampes representant differentes nations du Levant, 1707, Wikimedia Commons..

Jean-Baptiste Van Mour (1671 -1737), natif de Valenciennes, passa la seconde partie de sa vie à Istanbul qu'on appelait encore fréquemment Constantinople. Ses tableaux et gravures forment une documentation remarquable sur les façons de vivre et les costumes des dfférentes populations qui se côtoyaient dans la capitale de l'empire ottoman, malgré une technique picturale assez rudimentaire. La gravure ci-dessus représente l'habillement des "principaux" Barbaresques - il faut comprendre les chefs turcs des régences d'Afrique du nord. Il est probable que cet habillement n'est pas le costume turc ordinaire, mais un mélange d'éléments turcs (le turban) et nord-africains (le burnous avec des broderies).

 Wikipédia, art. Barbaresques.

 

 

 

TENTATIVES DE RACCOMMODEMENT

 

 

Le roi nomma comme successeur de Sanson Napollon aux établissements du Bastion un certain Sanson Le Page « premier héraut d’armes de France au titre de Bourgogne » (une qualification un peu surprenante compte tenu de la mission)  et le chargea de se rendre à Alger et d’y demander la restitution des captifs français (contre la libération des Turcs détenus en France) et des modifications au traité de 1628. Le Père Dan de l’Ordre de la Très Sainte Trinité pour la Rédemption [rachat] des captifs,  porteur d’une grosse somme destinée à des rachats, accompagnait Le Page (1634). Le P. Dan a laissé une relation de son voyage.

Le Page et Dan purent procéder au rachat d’esclaves français mais se heurtèrent au mauvais vouloir des autorités d’Alger pour le reste. Le pacha d’Alger – représentant le sultan ottoman – n’avait aucun pouvoir réel* mais en revanche conservait un pouvoir de nuisance - en l’occurrence le pacha fit lanterner les négociations de sorte que La Page repartit bredouille. La guerre continua et les côtes du sud de la France furent en état d’alerte ; la flotte française infligea des pertes aux corsaires– tandis que comme à l’accoutumée, ceux-ci attaquaient les côtes italiennes plus mal défendues et y faisaient des ravages.

                                                                                   * « ... les Pachas (...) ne cherchaient même pas à se faire obéir, certains d’avance de l’inutilité de leurs efforts, et n’aspiraient qu’à s’enrichir pour retourner le plus tôt possible à Constantinople  (...)  sans cesse ballotés entre les exigences de la Taïffe [ou Taïfa, corporation des corsaires], celles de la Milice ou de la populace, ils s’efforçaient de ménager tout le monde, tremblant sans cesse pour leurs têtes et pour leurs trésors qu’ils cherchaient à accroître rapidement. » (Grammont)

 

En 1637 une flotte française apparut dans la rade d’Alger mais désorganisée par le mauvais temps, elle ne put que se livrer à une inutile intimidation. Le Page était à bord, ainsi que les Turcs captifs en France qu’on avait embarqués pour procéder à un échange. Mais sans réponse des autorités d’Alger à leur message, les Français décidèrent de repartir ; le Commandeur de Mantin, chef de l’escadre, « fit arborer la bannière rouge [pavillon de guerre de la marine royale] et mit à la voile. Il avait eu d’ abord l’intention de faire ses adieux aux Algériens en canonnant vigoureusement le port, il fut détourné de ce projet par les lettres du Vice-Consul qui avait été prévenu par les Turcs que tous les Français seraient massacrés au premier coup de canon ».

L’annonce de la prise de vaisseaux barbaresques par un commandant français, M. de Chastellux, qui entra ensuite dans la baie d’Alger, provoqua la colère sur place : « c’était un procédé douteux que de se présenter pour traiter en faisant acte de guerre tout le long de la route ». Le consul français et le vice-consul furent arrêtés, menacés d’être brûlés vifs et finalement incarcérés avant d’être relâchés. Mais le divan décida que la paix {si paix il y avait ?) était rompue, que les Établissements français devaient être détruits. Le célèbre raïs Ali Bitchnin ravagea les établissements et ramena trois cent dix-sept prisonniers. « Ce surcroît d’injures resta impuni » par la France. »

Mais « En supprimant le Bastion dans un moment de colère aveugle, les Turcs n’avaient pas songé qu’ils détruisaient par cela même le commerce des tribus orientales de la Régence et qu’ils les mettaient ainsi dans l’impossibilité de payer le tribut » et se privaient aussi des contributions des établissements français. Les Kabyles de la province de Constantine refusèrent donc de payer l’impôt et s’insurgèrent ; en même temps les tribus du sud attaquaient  Constantine. L’armée de secours envoyée depuis Alger fut vaincue. Ses survivants rentrèrent à Alger pour apprendre la nouvelle du désastre de Valona :  la flotte d’Alger, malgré des réticences, avait obéi à l’ordre du sultan, en guerre avec Venise, de se joindre à la flotte ottomane. La flotte d’Alger fut attaquée à Valona par la flotte vénitienne et en grande partie détruite.

L’amiral Ali Bitchnin* fut un des rares à pouvoir s’échapper. La défaite accrut l’animosité entre Alger et le divan ottoman, et ensuite la signature de la paix avec Venise indigna les corsaires, car le sultan abandonna toute réclamation sur les navires d’Alger capturés à Valona.

                                                                                           * Ali Bitchnin, ou Bitchin, de son vrai nom Piccinin, né probablement à Massa (Toscane), était un des plus célèbres corsaires renégats.

 

 

LES CONSULS LAZARISTES : CHARITÉ ET MAUVAIS TRAITEMENTS

 

 

En 1639-40, le divan d’Alger admit la reconstruction des établissements français et le traité prévoyait « que le Bastion serait respecté même en cas de guerre avec la France » - mais Richelieu refusa d’approuver le traité comme trop peu favorable à la France. Plusieurs fois des flottes français firent leur apparition dans la baie d’Alger sans résultats. Néanmoins les établissements recommencèrent à fonctionner.

Le sultan, fâché des mauvais traitements infligés au pacha représentant de l’autorité impériale par les janissaires et raïs d’Alger, envoya des chaouchs réclamer la tête des principaux raïs dont Ali Bitchnin. Ce dernier s’empara du pouvoir mais fut incapable de payer la solde des janissaires et s’enfuit secrètement. Puis il revint à Alger porteur de bonnes nouvelles ; le sultan consentait à verser une forte somme et à acheter la participation des raïs à une nouvelle campagne – mais peu de temps après Ali Bitchnin mourut – peut être empoisonné.

En 1646, tant bien que mal, le traité de 1628 continuait à s’appliquer malgré des moments de tension. Un nouveau consul français fut nommé ; c’était M. Barreau, un frère laïc de la congrégation des Lazaristes dont l’un des directeurs était Vincent de Paul (futur saint Vincent de Paul). En effet les Lazaristes avaient racheté le consulat (ou plutôt une grande dame qui les protégeait l'avait racheté pour eux) - le consulat constituait à l’époque une charge « vénale », qu’on pouvait donc  acheter ou vendre.

 

M. Barreau, préoccupé d’actions charitables (plus que de commerce), rendu responsable des dettes d’autres congrégations religieuses de rachat d’esclaves, fut fréquemment soumis à des traitements brutaux de la part des dirigeants d’Alger.

Grammont écrit : « Ces hommes pieux, dévoués et bienfaisants, ces chrétiens résignés qui acceptaient comme une faveur divine les incarcérations, les bastonnades et la mort, méritent à un haut degré le respect dû au courage et à la vertu (...) mais comme agents de l’État, ils furent les plus mauvais Consuls qu’on puisse rêver. »

Au milieu du 17 ème siècle, l’insécurité était partout en Méditerranée. Aux corsaires barbaresques, s’ajoutaient des corsaires des pays du nord encore plus malfaisants car ils massacraient les équipages des navires capturés pour n’avoir pas à rendre des comptes.

« A Alger, la peste avait reparu en 1654 ; cette fois elle fut terrible. Ce fut la grande peste qui fut nommée Konia ; elle dura trois ans et enleva le tiers de la population. Les Reïs l’apportèrent à la flotte ottomane et celle-ci perdit tant de monde qu’elle ne put pas sortir des ports. Les captifs chrétiens souffrirent beaucoup ; le consul leur prodigua des soins de toute nature qui devinrent pour lui une grande source de dépenses. Il fut de nouveau emprisonné pour dettes. Ses ennuis s’aggravèrent à la suite de malversations de marchands français dont il fut rendu responsable.*

                                                                                                    * « ...  un marchand marseillais nommé Fabre tomba en faillite et se sauva en France laissant un déficit de 12 000 écus. »  

 

A peine libéré Barreau fut arrêté de nouveau au sujet d’une autre faillite : «  Cette fois il fut traité avec une horrible barbarie, on le bâtonna presque jusqu’à la mort et on lui enfonça des pointes sous les ongles. Vaincu par la douleur, il souscrit un engagement de 2500 piastres dont il ne possédait pas le premier sou » Les captifs se cotisèrent pour lui. Il fut libéré mais « déclaré solidaire de Rappiot (le commerçant en fuite). Celui-ci s’était sauvé à Livourne avec un navire chargé de marchandises non payées. »

Vincent de Paul qui allait mourir peu après, se démena pour réunir l’argent nécessaire à éteindre les dettes injustement imputées au consul. « La Cour de France n’était pas restée insensible aux affronts faits au consul, mais on était en guerre avec l’Espagne et il était de règle dans ce cas-là de ne pas se brouiller avec les Barbaresques »  - mais des instructions secrètes furent données en vue d’une opération ultérieure.

Pendant que le pauvre M. Barreau était à nouveau poursuivi pour dettes qui ne le concernaient pas, Picquet, le directeur des établissements français, inquiet de la tournure que prenaient les événements, «  partit des Etablissements après avoir tout incendié, emmenant de force une cinquantaine de Turcs ou d’indigènes qu’il vendit comme esclaves à Livourne pour s’indemniser de ses pertes », déclenchant la colère à Alger contre le consul et les commerçants français. Finalement un autre membre de la congrégation de Saint Vincent de Paul, Dubourdieu, remplaça Barreau.

 

 

LE POUVOIR CHANGE À ALGER

 

 

En 1659 eut lieu la révolution des aghas – l’agha ou chef des janissaires devint le principal personnage de la régence mais l’Etat ne devint pas pour autant stable, tous les aghas qui se succédèrent au pouvoir furent assassinés. Les pachas représentant le sultan ottoman ne furent pas supprimés mais leur rôle déjà réduit devint encore plus clairement protocolaire.

L’un des Aghas, Chaban Agha, s'en remit au divan (dans lequel les raïs avaient désormais des représentants en mesure d’imposer leurs choix) pour la politique extérieure. Le divan décida « qu'on ne ferait plus de paix avec les chrétiens », sans réfléchir aux conséquences de ce choix. Les difficultés de la paye des janissaires, qui se traduisaient immédiatement par des révoltes de ceux-ci,  et les prises en mer considérées par les raïs comme indispensables à leur mode d’existence,  constituaient les piliers de la politique de la régence.

Celle-ci devait affronter de façon presque permanente  les épidémies de peste, les années de disette et les révoltes dans l’intérieur du pays ainsi que, bien entendu les campagnes maritimes de tous les pays européens ; l’ordre de Malte, les marines toscane, espagnole et napolitaine*, génoise, vénitienne, hollandais, anglaise, française, affrontaient les vaisseaux des corsaires d’Alger sans pouvoir prendre l’avantage de façon décisive.

                                                                                                        * A l’époque, Naples (avec la Sicile) était une vice-royauté dépendant de l’Espagne.

 

 Reinier_Nooms_-_Shipping_off_Algiers

Reinier Nooms  (1623/1624–1664), Navires au large d'Alger, huile sur toile. 

Ce tableau du milieu du 17 ème siècle représente des navires à gauche, battant pavillon des Provinces-Unies (désignation à l'époque des Pays-Bas), ainsi que d'autres bateaux, apparemment des galères (l'une  porte un  pavillon rouge probablement turc), devant le port d'Alger. Le tableau  montre le phare fortifié sur le môle et la ville construite en hauteur qui se démarque nettement de son environnement.

National Maritime Museum - Royal Museums Greenwich, Grande-Bretagne.

Wikipédia, art. Régence d'Alger

 

 

 

L'EXPÉDITION DE DJIDJELLI (JIJEL) - LE TRAITÉ DE 1666

 

 

A cette époque (début des années 1660), le chevalier Paul, également appelé commandeur Paul*, célèbre commandant de l’escadre royale en Méditerranée, rédigeait un plan pour détruire complètement les régences barbaresques. Il notait qu’Alger, ce « fléau des chrétiens », devait être attaquée à la fois par mer et par terre pour être détruite. Il précise qu’étant donné la construction de la ville en amphithéâtre, en cas de bombardement, les destructions seraient considérables.

                                                                                             * Né à Marseille – sa mère accoucha sur un bateau qui faisait le service entre la ville et les îles du Frioul – de milieu modeste sinon populaire, il entra dans l’ordre de Malte qui le fit chevalier puis commandeur.

« Au printemps de 1663 le commandeur Paul commença les opérations par une brillante croisière qui coûta une vingtaine de navires aux corsaires, mais il ne put réussir à débarquer à Collo à cause de la prudence exagérée de l’un de ses capitaines, M. de Fricambault. »

 La cour de France prépara alors l’opération de Djidjelli qui avait pour but non l’attaque d’Alger elle-même, mais de prendre possession d’une place et la fortifier pour pouvoir ensuite s’en servir de façon permanente, comme les « présides » espagnols d’Oran et Mers-El-Kébir.*.

                                                                                                                     * Jijel (Djidjelli, Gigeri dans les textes français de l’époque et postérieurs) se trouve au nord-est de l'Algérie, à environ 314 km à l'est d'Alger, à 100 km à l'est de Béjaia.

 

Une puissante escadre commandée par Paul et Duquesne, à laquelle s’étaient joints des navires de l’ordre de Malte débarqua une force terrestre à Djidjelli – qui paraissait le meilleur endroit pour l’opération. Celle-ci  était placée sous l’autorité mal définie du duc de Beaufort*, cousin aventureux de Louis XIV ( juillet 1664).

                                                                                                                        * Le duc de Beaufort avait participé près de 20 ans plus tôt à la Fronde contre le jeune Louis XIV et son ministre Mazarin. Louis XIV conserva dès lors envers lui une certaine suspicion. Beaufort fut Grand-maître de la navigation. Il fut tué au combat à Candie (Héraklion, en Crète) en 1669, où il était allé secourir avec des renforts français les Vénitiens assiégés par les Turcs. Compte-tenu des relations diplomatiques entre la France et l'Empire ottoman, cette expédition avait été présentée comme placée sous l'autorité du pape. Mis en échec, éprouvés par les épidémies, les Français finirent par se rembarquer au bout de deux mois de combats meurtriers.

 

L'opération de Djidjelli fut un échec complet. Les chefs étaient en désaccord permanent (Beaufort, le chevalier de Clerville, spécialiste surfait des fortifications, le comte de Gadagne, chef de la force terrestre et indépendant de Beaufort, le duc de Vivonne, frère de Mme de Montespan, qui semble avoir eu comme mission de surveiller Beaufort, etc) ; les tribus kabyles non seulement ne se soulevèrent pas contre Alger comme on l’avait peut-être espéré, mais combattirent la force française, attaquée aussi par les troupes venues d’Alger.

Au bout de trois mois d’épreuves et d’erreurs stratégiques, les Français furent obligés de se rembarquer après de fortes pertes en abandonnant leur artillerie et en laissant des prisonniers à l’ennemi.  Pour finir, un des vaisseaux de l’expédition, La Lune fit naufrage non loin de Toulon, causant le mort de 700 personnes.

Cet épisode allait refroidir les Français sur les possibilités de débarquement en Afrique du nord. « Cette victoire enfla l’orgueil des Turcs et rendit fort difficile la position du consul Dubourdieu qui fut maltraité et mis à la chaîne ; au bout de quelques jours, on le laissa libre mais tous les chrétiens étaient insultés dans les rues d’Alger, même par les enfants qui les poursuivaient au cri de Gigeri ! Gigeri ! en faisant le geste de couper une tête. »

 

Finalement un traité de paix fut signé avec la France en 1666. Les prisonniers de part et d’autre étaient rendus et le commerce français fut assuré de se faire sans entraves*. Selon Grammont « Les Anglais avaient cherché par tous les moyens possibles à faire échouer les négociations et avaient été jusqu’à offrir trente vaisseaux pour la défense des Algériens s’ils voulaient rompre la paix ».

                                                                                                          * Par exemple article 5 du traité : « Les navires, galères et autres bâtimens, tant de guerre que de marchandises de part et d’autre, se rencontrans à la mer, après s’estre reconnus par les patentes de l’Admiral de France, et par le certificat du Consul des François qu’ils se feront voir réciproquement par le moyen de leurs chaloupes et batteaux, se donneront nouvelles et seront reçus dans tous leurs ports et havres, comme vrais et bons amis, et leur sera fourni tous les vivres, munitions et marchandises dont ils auront besoin, en payant au prix courant des marchez publics les droits ordinaires. »

 

 

BONNES RELATIONS

 

 

Le roi de France eut même l’idée en 1669 de demander au dey de signer une alliance exclusive avec la France e de rompre avec les autres pays notamment l’Angleterre et la Hollande – l’Angleterre lui fit la même proposition et lui offrit des vaisseaux s’il rompait avec la France. Mais une alliance exclusive n’était pas dans l’intérêt du dey. L’Angleterre et la Hollande signèrent des traités avec le dey par lesquels ils s’engageaient à lui fournir du matériel. Le dey put ainsi continuer à jouer certains de ses partenaires contre les autres pour faire monter les enchères.

Malgré quelques entorses au traité de paix, les relations furent d’abord bonnes entre la France et la régence. 

Le pacha d’Alger (il est vrai représentant du sultan, toujours amical pour la France), écrit en juin 1666 à Louis XIV : « Au plus grand des Princes de la foi de Jésus, qui est la colonne et l’appui des Rois chrétiens, le Roi de France », pour exposer qu’un corsaire français a saisi une tartane lui appartenant. « Or, Votre Majesté étant liée d’ancienneté par vraie et sincère amitié avec notre grand Empereur [le sultan], et moi le représentant [du sultan], il est nécessaire qu’il y ait aussi un lien d’amitié entre nous deux, parce que si vous êtes l’ami du Sultan du monde, moi je suis son esclave. Donc au nom de cette amitié, j’envoie vers Votre Majesté un de mes officiers nommé Mustapha-Bey, afin qu’il en obtienne la susdite tartane avec tout ce qui était dedans, et qu’elle me soit renvoyée. Et en considération de notre amitié et affection, soit à Constantinople soit ici, je redoublerai mes soins pour votre service. »

Parmi probablement beaucoup d’autres, on peut citer cette intervention de Louis XIV auprès du grand maître de l’ordre de Malte Nicolas Cotoner en 1666 :

« Mon cousin,

Ayant été supplié par le divan d’Alger d’employer mes offices auprès de vous pour faire relâcher le second aga Mehmet ben Arnaud* pris par les galères de votre Ordre (...) et étant important pour mon service que ledit divan obtienne l’effet de ma demande, j’ai cru que vous m’accorderiez bien volontiers la liberté de cet homme (...) je me promets  que vous me donnerez avec plaisir cette marque de votre affection dont je vous saurai un gré très particulier.

Sur ce, je prie Dieu, mon cousin, qu’il vous ait en sa sainte et digne garde,

Louis. »

(Cité par Claude Petiet, Le roi et le grand maître : l'Ordre de Malte et la France au 17 ème siècle, 2002).

                                                                                            * Un renégat français ? Ou déformation française du mot Arnaoute (qui désignait les Albanais) ?

 

« Le 12 avril [1669] le comte de Vivonne vint réclamer le châtiment de plusieurs Reïs délinquants ; on en fit pendre trois en sa présence et il fut reçu au Divan avec les plus grands honneurs ». Les Anglais aussi venaient émettre leurs plaintes avec leurs canons à l’appui, avec plus ou moins de succès.

 

 

L'APPARITION DES DEYS

 

 

Pendant cette époque, les corsaires d’Alger multipliaient leurs attaques en Méditerranée, épargnant à peu près la France. Bien qu’officiellement en paix, la flotte française n’hésitait pas à châtier les corsaires,  ce qui fut peut-être la cause d’une nouvelle révolution : ce fut la fin du régime des aghas et l’apparition des deys (1671) : « On n’a pas très bien compris jusqu’ici que la révolution de 1671 était l’œuvre des marins toujours en lutte avec les janissaires ; il est cependant facile de s’en rendre compte en constatant que les Aghas furent dépossédés et que les quatre premiers Deys Hadj Mohammed, Baba Hassan, Hadj Hussein Mezzomorto et Ibrahim, furent choisis parmi les capitaines corsaires.»

En 1673 des esclaves profitaient du passage de l’escadre royale commandée par M. d’ Alméras pour se réfugier à son bord ; le Dey les fit réclamer par l’intermédiaire du consul mais évidemment le commandant français refusa de les rendre et même mit à la voile en emmenant le consul plutôt que de le laisser repartir en rapportant une réponse négative au dey – ce qui aurait pu le mettre en danger. Le dey toutefois montra qu’il souhaitait conserver la paix.

A cette époque, les vaisseaux des corsaires privés étaient en nette diminution et les deys firent créer une marine d’Etat. Certaines puissances européennes s’engageaient à fournir à Alger des canons, des munitions et des agrès en échange de non-agression : « Cette concession humiliante ne leur donna pas la paix et tous les petits États continuèrent à être victimes de la piraterie » ; « lorsqu’une des nations dont il vient d’être question demandait à conclure un traité (...) on exigeait d’elle un tribut annuel équivalent aux pertes » qu’elle évitait ainsi.

« A l’exception de la France, de l’Angleterre, de la Russie et de l’Espagne, toutes les nations maritimes durent accepter les unes après les autres les conditions imposées (...) Les nations qui ne payaient pas tribut n’en apportaient pas moins leur contingent aux finances du Beylik [l’Etat d’Alger] sous forme de présents. » Mais Grammont, conforme à la vision de son époque, ne réalise pas que la fourniture d’équipements était aussi, de la part de puissances européennes, notamment Angleterre et Hollande, moins une humiliation qu’une façon de gagner des marchés (ou d’espérer le faire) à plus ou moins brève échéance.

En 1674, un nouveau consul apparut chargé aussi de clarifier un différend entre le gouverneur du Bastion (protégé par le dey) et la Compagnie propriétaire des établissements. C’était le chevalier d’Arvieux, personnage pittoresque, voyageur commerçant et diplomate (il avait été en poste à Constantinople), déjà informé des mœurs orientales, mais sans doute pas des usages algériens.*

                                                                                               * Né et mort à Marseille (1635-1702). Auteur de Voyage dans la Palestine vers le grand Émir des Bédouins, Les mœurs et coutumes des Arabes du désert. Il passe pour avoir collaboré avec Molière pour la « turquerie » du Bourgeois gentilhomme ;  « ses mémoires révèlent un contentement de lui-mème qui arrive souvent au comique » (Grammont).

 

M. d’Arvieux, en proie aux difficultés que créait maintenant le nouveau directeur du Bastion, le sieur Lafont, aux intrigues d’un négociant marseillais Estelle, etc, réclamait la libération de 25 Français saisis par le corsaire Mezzomorto sur un vaisseau de Livourne, que les corsaires estimaient de bonne prise. Le dey voulait lier la libération des Français à celle de Turcs capturés en France alors qu’ils fuyaient les galères d’Espagne et envoyés aux galères de Marseille ! Le Père Le Vacher, consul intérimaire avait obtenu le principe de leur libération mais  celle-ci se heurtait  à la mauvaise volonté des capitaines des galères. M. d’Arvieux embrouilla la négociation : «  Il fit un tel esclandre à l’assemblée [du divan] du 2 février 1675 qu’il souleva contre lui un orage violent ; il fut un instant question de lui faire un mauvais parti », mais il fut sauvé par la piètre opinion que les Turcs avaient de lui, catalogué comme fou.

 

 

LES NUAGES S'ACCUMULENT

 

 

Il fut remplacé dans sa charge de consul par le Père Le Vacher, presque infirme, qui obtint la libération des Français. Il parvint non sans mal à faire rapatrier les esclaves Turcs qui étaient aux galères à Marseille. Mais une autre affaire similaire survint, sept Algériens qui fuyaient les galères d’Espagne furent pris sur une barque par un vaisseau français et conduits au bagne de Marseille. Le consul, actionné par le divan, se démena pour les faire libérer, mais « on  finit par déclarer [en France] qu’il était indigne de la grandeur du Roi de traiter avec de la canaille et des corsaires ».  Le P. Le Vacher de plus en plus malade et dégoûté, « prévoyant l’issue fatale » ne cessait de solliciter son changement. Un nouveau venu, Denis Dusault (ou Dussault) qui venait de prendre la direction des Établissements, s’efforçait inutilement de faire comprendre à la Cour les dangers d’une rupture.

Le chevalier de Tourville, lieutenant-général et futur amiral, fut envoyé à Alger avec une escadre pour réclamer des Français pris sur des vaisseaux étrangers. Le Dey lui accorda ce qu’il demandait tout en faisant remarquer qu’il n’y était pas obligé par les traités*. Tourville fit modifier l’article litigieux dans le sens souhaité par la France. Mais lorsqu’il repartit, on s’aperçut qu’il avait embarqué deux esclaves fuyards en plus des Français libérés ce qui valut au père Le Vacher d’être brièvement arrêté.

                                                                                                   * Le traité de 1666 était donc sur ce point moins avantageux que celui de 1628.

 

Bien qu’il existait un traité de paix avec la Hollande (qui s’engageait à fournir tous les ans des câbles, des mâts, de la poudre, des projectiles et des canons*), ce traité n’empêcha pas le consul hollandais d’être mis aux fers quelque temps après et les navires hollandais saisis au bon plaisir des raïs (selon Grammont).

                                                                                                    * L’ambassadeur de France à la Haye protesta contre le traité et déclara que les navires ainsi chargés seraient traités en ennemis.

 

En septembre 1680, le marquis Abraham Duquesne, lieutenant-général des armées du roi (étant protestant, il ne put jamais arriver au grade d’amiral), se présenta devant le Dey pour soulever certains griefs mais le dey lui réclama les Turcs des galères de Marseille. Quelque temps après, une mission française avec M.M. Hayet, commissaire de la marine à Marseille, et de Virelle, député du commerce de Marseille, arriva à Alger en demandant que les Français ne puissent plus être mis en esclavage pour quelque raison que ce soit. Le Divan accepta à condition que les Algériens détenus en France  seraient libérés. La paix semblait assurée sur ces bases lorsqu’on reçut des lettres des captifs algériens à Marseille, indiquant qu’ on venait de les embarquer sur les galères de l’escadre du Levant, ce qui provoqua la colère des dirigeants d'Alger.  

 

 

 

LA GUERRE - LES BOMBARDEMENTS DE DUQUESNE

 

 

Après un ultimatum accueilli avec dédain par Versailles, la guerre fut unanimement déclarée à la France par le divan (octobre 1681). Un mois après la rupture, les raïs avaient déjà pris vingt-neuf bâtiments français et fait trois cents esclaves.

Duquesne reçut l’ordre d’aller à Alger, de l’incendier et de la détruire. Le dey préféra s’enfuir et transmit sa fonction à son gendre Baba Hassan. Dusault avait inutilement prévenu le marquis de Seignelay, ministre de la marine et conseillait de lâcher du lest sur quelques points et surtout de libérer les  Turcs captifs à Marseille, ajoutant qu’on pouvait demander en échange à Alger de déclarer la guerre à l’Angleterre et la Hollande. Le 25 juillet 1682, Duquesne canonna Cherchell puis arriva devant Alger avec sa flotte de vaisseaux et de galères – après un assez long délai, il commença le bombardement vers la fin août, ce qui causa assez de dégâts mais pas autant qu’espéré des nouvelles bombes mises au point par l’ingénieur Renaud.

Une sortie des raïs fut repoussée. Duquesne refusa d’écouter les propositions transmises par le consul le Père Le Vacher, déclarant ne vouloir traiter qu’avec le divan. « Baba Hassan faisait surveiller la ville par des hommes dévoués et tous ceux qui murmuraient [contre la guerre] étaient immédiatement décapités. » Duquesne finit par partir en laissant une croisière pour surveiller Alger.

En mai 1683, Duquesne revint avec une cinquantaine de vaisseaux et galères,  mais retardé par le mauvais temps, arriva en vue d’Alger en juin seulement. Il commença quelques jours après le bombardement sans sommation préalable. Le dey envoya à bord du navire de Duquesne Le Saint Esprit un parlementaire accompagné du P. Le Vacher que Duquesne traita cavalièrement : « Vous êtes plus Turc que chrétien », dit-il au religieux, qui était accablé d’infirmités. Celui-ci répondit :  « Je suis prêtre ».

Duquesne exigea la libération de tous les esclaves français. Un court armistice de moins de vingt quatre heures fut accordé pour donner le temps de rechercher les esclaves chez leurs différents maîtres.*  Finalement tous ceux présents à Alger même et dans les environs furent rendus dans les quelques jours suivants.

                                                                                                                        * Selon un auteur du 18 ème siècle, un délai supplémentaire de 5 jours fut accordé. Voir en annexe 1 les indications de cet auteur sur la libération des esclaves. Selon lui, il y avait eu 546 esclaves libérés, mais il en restait encore beaucoup à la campagne et dans les villes autres qu'Alger.

 

Duquesne envoya à terre deux officiers pour négocier la paix et le dey envoya des otages parmi lesquels il fit exprès d’inclure  le raïs Mezzomorto, célèbre corsaire renégat (d'origine majorquine vraisemblablement), dont le dey se méfiait.

Duquesne demandait un million et demi comme indemnité de guerre et le dey ne pouvait pas les fournir. Selon  Grammont, la ville était divisée en deux partis, celui de la paix représenté par les Baldis (les bourgeois au sens premier, les habitants indigènes) et la Milice des janissaires, et celui de la guerre, avec la Taïfa (corporation) des raïs. Mezzomorto qui en était le chef, au courant de tout ce qui passait, persuada Duquesne de le débarquer, soi-disant pour activer les choses.

 

 1024px-Duquesne_fait_liberer_des_captifs_chretiens_apres_le_bombardement_d_Alger_en_1683

 Girardet d'après Briard, Bombardement d'Alger par Duquesne en 1683, Duquesne fait libérer les captifs chrétiens.

Voir annexe 1 pour les négociations de libération des captifs.

Gravure du milieu du 19 ème siècle. Collections du Château de Versailles.

Wikipédia, art. Régence d'Alger.

 

 

 

MEZZOMORTO S'EMPARE DU POUVOIR - MORT DU PÈRE LE VACHER ATTACHÉ À LA BOUCHE D'UN CANON

 

 

A la tête des raïs, Mezzomorto pénétra dans le palais du dey (la Jenina) et fit massacrer le dey – ensuite il fit ouvrir le feu sur la flotte de Duquesne et renvoya les émissaires français pour qu’ils préviennent leur chef que s’il recommençait le bombardement, les Chrétiens seraient exécutés à la bouche des canons (22 juillet). Duquesne reprit le bombardement. Le 29 juillet au plus fort du bombardement, une bande de forcenés attaqua le consulat, s’empara du Père Le Vacher (au motif que soi-disant on faisait des signaux à la flotte française depuis le consulat), emporta le consul assis sur une chaise (il ne pouvait pas marcher) et l’attacha à la bouche d’un canon  sur le port. Il fut réduit en morceaux par le tir*. Vingt résidents ou captifs français partagèrent son sort**.

                                                                             * La notice Wikipédia Jean Le Vacher signale un témoignage selon lequel le père Le Vacher serait mort de maladie en 1688 ; le fait de son exécution parait pourtant établi, comme le démontrent les excuses des autorités de la régence d’Alger (voir plus loin). Il semble qu’il y a eu un procès en béatification au début du 20 ème siècle.

                                                                                             ** L'histoire de l'officier français prisonnier, M. de Choiseul-Beaupré, qui aurait été sauvé de l'exécution par un raïs à qui il avait autrefois sauvé la vie, est qualifié de légende douteuse par Grammont. 

 

Le combat d’artillerie continua jusqu’au début d’octobre où Duquesne, à l’approche de la mauvaise saison, leva l’ancre sans résultat autre que la libération d'une partie des esclaves français. A la cour on lui reprocha de ne pas avoir suivi les ordres qui étaient de profiter du bombardement pour débarquer des troupes et détruire la ville et le port. De plus, son imprévoyance avait causé la mort des Français alors qu’il aurait pu demander à  faire embarquer le personnel consulaire et les Français avant de commencer le bombardement (mais les dirigeants d’Alger auraient-ils accepté ?).

« Cette coûteuse entreprise n’avait donc servi qu’à aigrir l’esprit des Algériens et à les détacher complètement de la Porte qui avait refusé de les secourir ». Finalement, Denis Dusault, le directeur des établissements, qui n’avait pas été inquiété (mais fut quand même évacué par précaution par les navires français avec le personnel des établissements), fut chargé de commencer la négociation.

 

 Unknown_Artist_-_Death_in_Algiers_in_1683_of_Father_LE_VACHER_(Jean_Levacher)_a_French_missionary_-_(MeisterDrucke-927707)

 L'exécution du Père Le Vacher, 1683.

Cette gravure du 19 ème siècle montre le Père Le Vacher faisant face au canon (il fut plutôt attaché le dos tourné au canon). La représentation du Père Le Vacher n'est sans doute pas exacte non plus (un portrait de lui montre qu'il portait une grande barbe). 

Gravure extraite de L'Algérie ancienne et moderne, de Léon Galibert, 1846 (édition italienne).

Site de reproductions Meisterdrucke 

 

 

 

 

 

fjt_053101

 

 

 

Médaille frappée après le bombardement d'Alger en 1683. Gravure de J. Mauger.

Avers : buste de Louis XIV, avec légende LUDOVICUS MAGNUS REX CHRISTIANISSIMUS (Louis le Grand roi très chrétien).

Revers : Pallas (ou Athéna, déesse de la sagesse et de la victoire) délivre deux captifs;  à droite par terre, un musulman frappé d’épouvante. Légende en haut :  CIVES A PIRATIS RECUPERATI (les citoyens [français] repris aux pirates). En bas : ALGERIA FULMINATA / M. DC. LXXXIII (l'Algérie foudroyée, 1683).

Malgré l'issue mitigée du bombardement (Alger n'est pas vaincue), la médaille retient la libération des captifs comme résultat ainsi que la punition infligée à Alger, " foudroyée" par le bombardement. A noter l'utilisation du mot latin Algeria (l'Algérie ? Alger ?). La médaille s'inscrit dans une série destinée à célébrer les grandes actions du règne de Louis XIV. 

Site de vente numismatique CGB https://www.cgb.fr/louis-xiv-le-grand-ou-le-roi-soleil-bombardement-dalger-spl,fjt_053101,a.html

 

 

 

 

LE TRAITÉ DE TOURVILLE, 1684

 

 

« Le 2 avril 1684, M. de Tourville accompagné d’un capidji de la Porte, arriva à Alger avec une grosse escadre et y fut très honorablement reçu.  Après une vingtaine de jours la paix fut signée et proclamée pour une durée de cent ans. Les captifs devaient être mis en liberté de part et d’autre, les consuls n’étaient plus rendus responsables des dettes de leurs nationaux. » Le traité prévoyait que  les vaisseaux de chaque puissance pouvaient naviguer librement mais que les armateurs particuliers d'Alger (y compris implicitement les corsaires...) devaient être munis d'un certificat du consul de France afin de ne pas être confondus avec les vaisseaux d'autres pays barbaresques par la marine royale. Il y avait une clause de protection des vaisseaux de chaque puissance qui seraient attaqués par une puissance tierce près des côtes de chacun des pays, à condition que les corsaires s'abstiennent de faire des prises dans l'étendue de dix lieues des côtes françaises.

Le traité n’oubliait pas de prévoir les honneurs à rendre, en mer et à l’arrivée à Alger, aux vaisseaux du roi de France qui devront être salués par des coups de canon plus nombreux que ceux appliqués aux marines d'autres pays. Enfin, il était prévu qu’en cas de désaccord, il devait y avoir une négociation et si celle-ci échouait, on devait laisser trois mois aux Français pour quitter Alger avant le déclenchement des hostilités (en 1666 il existait une disposition similaire mais moins précise) : cette disposition fut illusoire comme on le verra.

(voir extraits en annexe 2)

En même temps un traité relatif au fonctionnement des établissements français était signé. Leur directeur Dusault*, comme dans un précédent traité de 1679, se voyait reconnaître un statut qui le mettait théoriquement à l’abri des conséquences d’une rupture entre Alger et la France : « Que si par malheur il arrivoit quelque différent qui causast rupture de paix avec l’Empereur de France, ce que Dieu ne veuille ! le dit Dusault ne sera point inquiété ni recherché dans son establissement, n’entendant point mesler une cause particulière avec la générale, ni les affaires d’Etat avec le négoce (...) mais sera le dit Dusault comme nostre fermier et nostre bon amy, maintenu en paisible possession et jouissance du dit Bastion et places dépendantes, attendu le grand avantage qui en revient à la paye des soldats et à tous les habitans de ce Royaume [Alger]. »

                                                                                      * Dusault est parfois qualifié dans les traités de « propriétaire » des établissements. Il était probablement un des principaux actionnaires de la nouvelle Compagnie du Bastion créée en 1678.

 

Un ambassadeur Hadj Djafer Agha fut envoyé à Versailles demander le pardon du passé.

Auparavant Hadj Hussein (Mezzomorto), nouveau dey, écrivit à Louis XIV pour s’excuser et rejeter le blâme de la déclaration de guerre sur son prédécesseur Baba Hassan, ainsi que s’exonérer en ce qui concerne les exactions commises sur les Français  : « Sire, il ne fut pas en notre pouvoir d’arrêter la furie de la Milice soulevée, ni d’empêcher l’action infâme qu’elle commit envers le Consul de France et quelques autres, comme vous dira bien mieux notre Ambassadeur quand il aura l’honneur d’être en la présence de Votre Majesté. Nous avons fait plus que notre possible pour terminer notre paix. Dieu veuille qu’elle soit ratifiée et qu’elle demeure stable à jamais ! »

 

 content

 Couverture du traité signé par le chevalier de Tourville avec les "bacha, dey, divan et milice d'Alger", 1684. Le titre insiste sur le fait que la paix a été "accordée" au nom du  roi; le roi  impose sa volonté à la régence d'Alger : il est donc victorieux.

Books Google 

 

 

 

 

DEVANT LE ROI À VERSAILLES

 

 

 L’ambassadeur d'Alger fut reçu par le roi le 4 juillet 1684. Après des éloges outrés de Louis XIV, il rejeta la responsabilité de la guerre sur l’ancien dey : « La force de tes armes très puissantes et l’éclat de ton sabre toujours victorieux leur a fait connaître la faute de Baba Hassan d’avoir osé déclarer la guerre à tes sujets, et je suis député pour t’en venir demander pardon, (...) nous n’aurons à l’avenir d’autre intention que de mériter, par notre conduite, l’amitié du plus grand Empereur qui soit et qui ait jamais été dans la loi de Jésus, et le seul que nous redoutions. ».

Il mit le meurtre du consul (sans même évoquer les autres victimes françaises) sur le compte de la « populace » : « Nous pouvions appréhender que l’excès détestable commis en la personne de ton Consul ne fût un obstacle à la paix, si ton esprit, dont les lumières sont semblables à celles du soleil pénétrant toutes choses, ne connaissait parfaitement de quoi est capable une populace émue et en fureur, qui, au milieu de ses concitoyens écrasés par tes bombes, des pères, des frères et des enfants, se voit enlever ses esclaves, le plus beau de ses biens, et à qui, pour comble de malheur, on refuse en échange la liberté de ses compatriotes qu’elle avait justement espérée. Quelque motif que puisse avoir eu cette violence, je viens te prier de détourner pour jamais tes yeux sacrés de dessus une action que tous les gens de bien parmi nous ont détestée, en particulier les Puissances [les ministres du dey], et qu’il ne serait pas raisonnable de leur imputer »..

Le roi écrit sa satisfaction de la paix  – en termes assez hautains - à Mezzomorto et par une autre lettre, au divan, conscient qu’il existe à Alger une dualité de pouvoirs dont il faut tenir compte (même si le pouvoir du divan est désormais en voie de diminution au profit du dey lui-même environné de ses hauts fonctionnaires, les Puissances).

 Un autre émissaire d’Alger amena dix chevaux barbes offertes à Louis XIV. Tourville vint plusieurs fois et on lui remit des Français qui avaient été rachetés dans l’intérieur du pays et n’avaient donc pas pu être remis à Duquesne lors de la brève trêve précédant la reprise des affrontements.

 

 

« MON HONORABLE ET COURTOIS VIZIR...»

 

 

Au début, la bonne entente parait régner.

Toutefois le dey s’agaçait de la lenteur mise à libérer les captifs turcs en application du traité ; il écrivait à Louis XIV : «  Cependant vos officiers de Marseille ont retenu la plupart de ceux qui devaient être délivrés par le traité de paix, et nous ont apporté des esclaves estropiés et incurables pris dans le Levant, et qui ne sont point d’Alger (...) nous avons passé par-dessus toutes sortes de considérations dans la seule pensée d’acquérir l’honneur de votre affection. (...) j’ai remis entre les mains de vos gentilshommes tous les Français qui se sont trouvés dans mon Royaume.»

Au marquis de Seignelay, ministre secrétaire d’Etat à la marine, fils aîné de Colbert, le dey écrit : « C’est d’ailleurs à vous que nous voulons avoir à faire, et non pas aux officiers de Toulon et de Marseille. » Il ajoute une demande de restitution d’une caravelle lui appartenant saisie par les Français : « Serait-ce action si extraordinaire de me faire ce petit plaisir ? »

A Louis XIV, le dey se plaint encore que des esclaves s’enfuient d’Alger et trouvent refuge sur les navires français – et des tracasseries que lui cause la situation des Français capturés par les navires d’Alger sur des bateaux de puissances en guerre avec Alger : le roi ne pourrait-il pas interdire aux Français de voyager sur des navires étrangers ?

Le dey écrit aussi à Seignelay (qualifié d’« Illustre Vizir de l’heureux, de l’incomparable et glorieux Empereur de France ») pour déplorer ce qui pourrait être vu comme de la désinvolture française : « Au reste, mon honorable et courtois Vizir, je vous dirai, en passant, que nous avons eu quelque déplaisir de n’avoir point reçu de réponse immédiate de votre Empereur aux lettres que nous nous sommes donné l’honneur de lui envoyer par notre Ambassadeur ; nous nous en sommes consolé après avoir pensé que si cet heureux Empereur n’avait eu aucune estime pour nous, il n’aurait pas envoyé vers nous un officier aussi considérable que celui qui y est venu [Tourville]. Le dey en profite pour pistonner un  certain Mercadier, drogman (traducteur) du consulat  :  « C’est un homme que j’aime ; je tiendrai à faveur la grâce que vous lui ferez », écrivait le dey.

En note manuscrite le dey ajoute : « S’il se trouve en ce pays quelque chose qui concerne votre service, faites-le-moi savoir ; vous serez satisfait en même temps et vous me ferez plaisir. »

De son côté le pacha Ismaël (représentant du sultan) qui n’exerce plus qu’un rôle honorifique, écrit au roi pour lui demander la libération de quelques connaissances :  « J’ai une grâce à demander à Votre Majesté, qui est d’avoir la bonté de faire rendre les deux filles d’Ibrahim, parce que lui et sa femme sont de mes anciens domestiques, sans quoi je ne prendrais pas la liberté d’en parler à Votre Majesté. Je prends aussi la hardiesse de lui demander Mustapha Mouf Ogli et Ismaïl Hussein Ogli, de la mer Noire, son camarade, et même Ahmed fils d’Ali [détenu sur une galère]  (...) et s’il se présente quelque occasion pour le service de Votre Majesté, je ne manquerai pas de m’acquitter avec toute sorte d’exactitude. »

La restitution de l’ensemble des captifs Turcs se faisait attendre pour une raison ou une autre.

 

 

 médaille

 

 

Médaille pour la paix accordée à l'ambasssadeur d'Alger, 1684. Bronze, dernier quart du 17 ème siècle, graveur J. Mauger..

A l'avers, buste de Louis XIV avec la légende LUDOVICUS MAGNUS REX CHRISTIANISSIMUS (Louis le Grand roi très chrétien).

Au revers, le roi en habit à la romaine, son bâton de commandement appuyé à un canon, reçoit la supplique que lui tend l'ambassadeur d'Alger, un genou en terre, en attitude suppliante, au fond la mer.
Légende : AFRICA SUPPLEX (L'Afrique suppliante); en bas : CONFECTO BELLO / PIRATICO / M. DC. LXXXIIII. (fin de la guerre contre les pirates, 1684). La médaille daterait de 1702 (retirage?). La médaille accrédite l'idée que le roi a imposé sa volonté aux dirigeants d'Alger. La guerre est qualifiée de "guerre contre les pirates". 

Pour la photo, site de vente numismatique CGB https://www.cgb.fr/louis-xiv-le-grand-ou-le-roi-soleil-paix-avec-alger-spl,fjt_049457,a.html

Pour le commentaire, Palais des Beaux-Arts de Lille https://pba-opacweb.lille.fr/fr/notice/num-md1477-medaille-louis-le-grand-la-paix-accordee-a-l-ambasssadeur-d-alger-1684-c11c432d-86bd-4977-abf6-6bd774810d54

 

 

 

TURCS ET ARABES

 

 

Ici, on peut se demander de qui on parlait lorsque les dirigeants d’Alger demandaient la libération des Turcs (de façon générale la question vaut pour toute la période de la régence) : s’agit-il seulement des Turcs ethniques (la caste dirigeante de la régence, auxquels sont sans doute assimilés  les renégats – ces derniers pouvant d’ailleurs être mal considérés des autorités des puissances chrétiennes) ? Ou aussi, par extension, des Maghrébins ? On sait par le révérend Shaw (au 18 ème siècle) que sur les vaisseaux corsaires, il y avait aussi des Maghrébins (et même des esclaves chrétiens) - mais les Maghrébins ne pouvaient jamais être officiers. Les Maghrébins (des villes côtières essentiellement) pouvaient faire partie de l’équipage de vaisseaux de commerce ou y être passagers – ils pouvaient donc être capturés par les navires français lors des périodes de conflit (et évidemment par les navires d’autres puissances chrétiennes, notamment de l’ordre de Malte). Il ressort des textes que la régence faisait le distinguo entre Turcs et Arabes (Maghrébins), mais demandait aussi la libération des Arabes (peut-être pas systématiquement) - ce point mériterait d’être mieux éclairci.*

                                                                                   * Cf. la lettre précitée du dey au marquis de Seignelay, en 1685 qui dit ; « J’ai néanmoins à vous représenter que, l’année dernière, on vous avait envoyé d’ici quatre esclaves [chrétiens] de plus qu’il ne fallait, parce que l’on prétendait avoir en échange quatre Arabes, ainsi que l’on en était convenu. Cependant ces quatre esclaves sont encore demeurés à vos galères, et je vous les demande afin que rien ne manque à l’établissement d’une véritable paix. » Le dey ajoute que lors du passage de Tourville, celui-ci, pour relâcher 56 janissaires (donc des Turcs) a exigé 56 esclaves [Français], or, il n’y en avait pas autant détenus à Alger ; donc le dey a libéré des chrétiens non-Français pour arriver au chiffre demandé (« il nous a semblé bien dur de rendre d’autres étrangers. Cependant nous les avons rendus à votre officier, quoique nous n’y fussions pas obligé ») et il souhaite qu’on applique une mesure de réciprocité (« il serait de la justice qu’en échange de ces chrétiens, vous nous rendissiez semblablement des Musulmans étrangers » [non-Algériens]). Un ambassadeur d’Alger écrivant à Tourville en 1690 stipule le tarif convenu de rachat des captifs musulmans : 150 piastres pour un Turc,100 pour un Arabe.

 

On peut aussi s'interroger sur ce qui était appelé "populace" par certains dirigeants de la régence: cette populace était rendue responsable des exactions contre les Français lors du bombardement. S'agissait-il des classes populaires d'Alger en général, des sans-grade de la milice des janissaires, des deux ? Mezzomorto avait écrit à Louis XIV, comme on l'a vu  : « Sire, il ne fut pas en notre pouvoir d’arrêter la furie de la Milice soulevée, ni d’empêcher l’action infâme qu’elle commit envers le Consul de France et quelques autres ». 

 

 

 

REPRISE DES HOSTILITÉS

 

 

 

La capture de Français sur des navires étrangers était un grief persistant  des autorités françaises :

« LE DUC DE MORTEMART, GÉNÉRAL DES GALÈRES DE FRANCE, AU DIVAN D’ALGER. A la baie de Cadix, le 20 juillet 1687. Très illustres et magnifiques Seigneurs, J’envoie un vaisseau à Alger pour faire savoir à Vos Seigneuries que j’ai arrêté un de vos navires, parce que son passeport était trop vieux. J’ai à me plaindre outre cela d’avoir trouvé dans le dit navire un nombre considérable de Français qui ont été pris passagers dans des bâtiments Hollandais, et qui, bien que devant être libres par le traité, ont cependant été considérés comme esclaves, avec plus de dureté encore que les Anglais qui ont été pris dans la même occasion, et qui n’ont point été mis comme eux à la chaîne. »

 

Quelques raïs qui avaient attaqué des vaisseaux français furent bastonnés ou pendus. Cependant les corsaires recommencèrent à saisir des navires français à partir de l’été 1686 car la guerre de course était une ressource indispensable pour les corsaires et même pour la régence. La flotte française pourchassa alors et coula de nombreux vaisseaux corsaires d’Alger.

Lorsqu’on apprit que l’Etat français encourageait les bâtiments marchands à s’armer et leur promettait une prime par chaque corsaire pris ou coulé, le divan fit enchainer le nouveau consul Piolle* et 372 Français qui furent conduits au travail des carrières en butte aux mauvais traitements de la « populace » ; onze bâtiments français qui se trouvaient dans le port furent vendus avec leurs cargaisons et leurs équipages. M Dusault chercha à s’ interposer en vain.

                                                                                              * Piolle était un négociant marseillais qui s’était rendu acquéreur de l’office de consul - pourtant peu lucratif. Espérait-il y faire de bonnes affaires ? Il n’y trouva que la mort comme on verra plus loin.

 

L’ancien dey Hadj Hussein Mezzomorto était devenu pacha (nommé toujours par Istanbul) et Ibrahim Khodja, une créature de Mezzomorto, était le nouveau dey. Pendant cette période Mezzomorto s’occupait de la guerre contre Tunis qui continuait. Mezzomorto sachant que le maréchal d’Estrées assemblait une flotte à Toulon, prépara la défense de la ville mais essaya aussi d’arranger les choses – mais il était trop tard.

Les dirigeants d’Alger (le pacha et le nouveau dey) ainsi que le divan, furent prévenus par Dusault, le directeur des établissements, d’adopter une conduite modérée, mais ces dirigeants prirent assez mal l’intervention de ce dernier.

« LE DIVAN D’ALGER A DENIS DUSAULT, GOUVERNEUR DU BASTION DE FRANCE. Alger, le 27 mai 1688.

Nous, Pacha, Dey et Divan, avons reçu vos impertinentes lettres. Nous voudrions bien savoir d’où vient que vous vous émancipez à nous donner des conseils. Si pareille chose vous arrive dans la suite, nous pourrions vous en faire repentir. C’est, ma foi, bien à un marchand, comme vous êtes, à se mêler des affaires d’État ! (...)  c’est bien mal à propos que vous vous êtes voulu ingérer de nous donner des conseils salutaires, ainsi que vous dites.(...) Suffit que le Pacha et nous vous connaissions de longue main pour un homme plus propre à brouiller les affaires qu’à les raccommoder ; ainsi  attachez-vous uniquement à mettre votre commerce sur pied, et laissez, s’il vous plaît, les affaires d’État à part, autrement vous pourriez bien dans la suite vous en repentir » (double signature de Ibrahim Khodja, dey et Hadj Hussein, pacha).

 

 

NOUVEAU BOMBARDEMENT D'ALGER - MORT DU CONSUL PIOLLE ET DES CAPTIFS FRANÇAIS

 

 

Le maréchal d’Estrées arriva devant Alger avec une flotte considérable et menaça la ville, déclarant qu’il ferait exécuter les Turcs qui étaient sur ses vaisseaux en cas d’atteinte aux Français d’Alger. Le dey répondit que le consul serait la première victime s’il utilisait les bombes (plus destructrices que les boulets de canon).  Les galiotes françaises lancèrent plus de 10 000 bombes (c’est le chiffre donné par Grammont) : « les dégâts furent immenses », mais les pertes humaines furent faibles car habitants s’étaient vite retirés à la campagne.

Dès l’arrivée du maréchal d’Estrées, le consul M. Piolle et d’autres Français avaient été de nouveau enfermés au bagne. Le 3 juillet Piolle fut conduit pour être attaché au canon avec plusieurs Français. Frappé à plusieurs reprises en route, le consul mourut avant d’arriver, les autres furent exécutés. Deux jours après le vicaire apostolique le père Montmasson fut horriblement torturé et mutilé (on dit qu'on lui coupa le nez et les oreilles, creva un oeil, qu'il fut lardé de coups de couteaux  et même émasculé)*, puis attaché au canon. Le reste des prisonniers fut exécuté au canon jour après jour. De son côté le maréchal d’Estrées fit pendre autant de Turcs qu’il y avait eu de victimes mises au canon.

                                                                                             * Ce récit horrible est-il vérifié et peut-il l'être ? Il est en tout cas établi que le prêtre fut exécuté, avec ou sans tortures préalables.

 

 

NOUVELLE PAIX

 

 

Cette fois encore l’expédition manqua son but. D’Estrées donna l’ordre de repartir. Pourtant la ville était en proie à la famine, Mezzomorto ne se maintenait que par la terreur. « Dès le lendemain du départ de la flotte française, tous les corsaires sortirent » et ravagèrent de plus belle la Méditerranée. Le conseil du roi décida de traiter et les négociations passèrent par un monsieur Mercadier, nommé consul*.  

                                                                                           * Originaire de Marseille. C’est lui que Hadj Hussein avait recommandé pour une place quelques années plus tôt. Ce personnage semble avoir voulu jouer un jeu personnel et fut par la suite ramené de force en France par le négociateur officiel français.

 

M. Marcel, commissaire de la marine, arriva à Alger et signa un traité de paix en septembre 1689, reprenant les dispositions du traité de Tourville, moyennant quelques modifications. Les vaisseaux des deux puissances pouvaient naviguer sans crainte d'être maltraités.  Il était confirmé que ni les étrangers pris sur des bateaux français ni les Français pris sur des bateaux étrangers, ne pourraient être retenus comme esclaves, de même était confirmée la clause de protection réciproque contre les puissances tierces. De plus, le roi de France prenait sous sa protection tous les missionnaires dans le « royaume d'Alger » quelle que soit leur nationalité (voir annexe 3).

Hadj Hussein écrivait sans rire à son « cher ami » Seignelay que désormais, on devait demeurer « ferme dans l’amitié jusqu’à la fin des siècles ». « Vous pouvez être assuré que (...) vous n’avez point de meilleur ami que moi, et cette amitié paraîtra, s’il plaît à Dieu, dans la suite » ; « dorénavant il faut demeurer stables dans l’amitié. C’est à nous à prendre notre parti avec zèle, et c’est à vous à prendre le vôtre de même. Nous n’avons point en votre pays d’autre ami affectionné que vous. »

On peut quand même observer qu’en 1682 le consul Le Vacher et d’autres Français furent victimes d’une foule déchainée mais qu’en 1688, les exécutions des captifs français ont été faites avec l’approbation ou sur ordre des dirigeants d’Alger, Hadj Hussein Mezzomorto en tête.

La paix ainsi signée mais encore précaire, amena-telle une véritable amélioration ?

L’éphémère consul Mercadier écrivait aux échevins de Marseille : « 3 novembre 1689. Les 15 vaisseaux de cette république [Alger] ont pris le vaisseau du capitaine Regaillet ; il n’a pas tiré un seul coup de pierrier [canon installé en général sur les navires marchands]. M. Deyrargues a esté pris aussy. La Friponne, petit vaisseau chargé de blé, est du nombre, il a été coulé à fond. Le patron Fougasse de La Cieutat a été pris avec sa barque (...) Il y a ici environ 350 Français esclaves provenant des prises ci-dessus » (Octave Teissier, Inventaire des archives historiques de la Chambre de commerce de Marseille, 1878).   

 

 Hussein, en butte à l’hostilité des janissaires, menacé de mort, abandonné par les raïs (peut-être à cause du traité qu’il avait finalement signé), préféra s’enfuir et se rendit d’abord à Tunis puis à Constantinople. Il fut nommé gouverneur de Rhodes par le sultan, puis Capitan Pacha (amiral de la flotte ottomane); dans cette fonction, il affronta notamment la flotte vénitienne dans l’Archipel et ne revint jamais à Alger.

Quant au dey, Ibrahim Khodja, ami de Mezzomorto, il avait préféré s’enfuir au Maroc (dès 1688 ?).

Le nouveau dey, Chaban, était d’abord hostile au traité mais l’habileté de M. Marcel (qui faillit deux fois être assassiné, une fois par un agent hollandais et l’autre par un « fanatique »), permit de convaincre le dey de maintenir le traité, qui fut confirmé par une ambassade algérienne à Versailles en décembre 1690.

 

 

QUELQUES RÉFLEXIONS

 

 

Les auteurs français de la fin du 19ème siècle comme Grammont et Plantet ont décrit la situation faite à la France par le pouvoir d’Alger comme une suite d’exactions et de chantages, à peine interrompue par les expéditions punitives. Ils considèrent que les traités n’ont pas été appliqués honnêtement par la régence d’Alger.  C’est exact en partie, mais il faut aussi avoir présent à l’esprit que les traités étaient indirectement avantageux pour la France, du moins tant que d’autres pays n’ont pas accédé aux mêmes dispositions. En effet, en prévoyant que les vaisseaux de commerce français ne pouvaient pas être attaqués par les corsaires d’Alger, alors que les autres pays ne bénéficiaient pas de la même protection, les traités étaient un encouragement pour les commerçants étrangers d’utiliser des vaisseaux français pour leur négoce – même si les traités – peut-être volontairement – n’affichaient pas explicitement le principe « le pavillon couvre [protège] la marchandise ». Il s’ensuivait un bénéfice pour les armateurs et les ports français, qui gagnaient de l’argent grâce aux exactions d’Alger.

On peut par contre constater que la rupture des traités au 17ème siècle (et même au 18 ème siècle, sans qu’il y ait déclaration de guerre) est le plus souvent un acte unilatéral d’Alger (même si des incidents peuvent être imputés à la France - encore que l'origine des incidents soit naturellement discutable selon les points de vue). Selon les traités, les litiges auraient dû se régler à l’amiable et en cas d’échec de la conciliation, la clause permettant aux Français de se retirer en sécurité aurait dû s'appliquer, ce qui ne fut pas le cas. Signer des traités avec Alger était donc signer avec un partenaire non fiable, toujours susceptible de renier sa parole et d'exercer des violences faites au personnel consulaire et aux particuliers français, même au 18 ème siècle, a priori plus tranquille.

 

 

MIEUX VAUT DOUCEUR QUE FORCE

 

 

La cour de France se décida à agir désormais par la persuasion et non plus par la force, donc à imiter  l’Angleterre et la Hollande qui achetaient la bienveillance des dirigeants algériens avec leurs cadeaux. Mais la France, par radinerie, resta toujours loin derrière ses concurrents. Le nouveau consul, Lemaire était bien vu du dey « qui le consultait volontiers et le traitait comme son fils ». 

Le dey Chaban eut à combattre une invasion marocaine et une invasion tunisienne – il repoussa les deux et ensuite mit en échec une conspiration des habitants autochtones d’Alger (les Baldis), qui étaient en contact avec le bey de Tunis et d’accord avec des tribus kabyles dans le but d’ expulser définitivement la milice turque : «  un combat sanglant s’engagea dans les rues, la révolte fut écrasée ; on décapita quatre ou cinq cents des insurgés et leurs tribus furent soumises à un impôt de guerre exorbitant. Le massacre eut lieu le jour même de la fin du Ramadan [1692]. »

Le consul Lemaire était maintenant mal vu du dey Chaban et devait supporter ses sautes d’humeur. Il écrivait aux membres de la chambre de commerce de Marseille : « Je souhaiterais de toute mon âme qu’il prît envie à quelqu’un de M.M. les députés du Commerce de venir faire un tour à Alger pour voir comment on y gagne le pain (...) Si tout ce que je souffre vous était raconté par un autre que moi, je vous jure, Messieurs, que vous en auriez compassion. » La chambre de commerce payait les dépenses de fonctionnement du consulat et les cadeaux aux dignitaires locaux et y mettait beaucoup de réticence. Elle exigeait que le consul fasse payer aux armateurs qui venaient à Alger un droit consulaire, le cottimo.

                                                                                      * Le cottimo était une taxe qui devait être levée sur tous les vaisseaux, français ou étrangers, qui commerçaient entre la France et un port du Levant ou de Barbarie. Son produit devait être versé à la chambre de commerce de Marseille et servir au fonctionnement des consulats français. Le mot existe toujours en italien, où il désigne un travail payé à la pièce.

 

Or, beaucoup d’armateurs étaient des juifs de Livourne qui refusaient de payer ce droit et firent intervenir le dey en leur faveur. C’est vers cette époque (et même avant, du temps de Baba Hassan et de Mezzomorto) selon Grammont, que des juifs livournais devinrent puissants dans la régence. A la différence des juifs autochtones, qui étaient privés de tous droits, ils étaient considérés comme des Européens. Ces Livournais furent graduellement en position de diriger les affaires financières de la régence.

Après avoir de nouveau battu les Tunisiens, Chaban rentra à Alger mais faillit être assassiné peu après à la mosquée pendant qu’il faisait sa prière (février 1695). Le mécontentement s’accrut, l’armée de rebella et en août Chaban fut renversé, emprisonné et torturé pour lui faire dire où il avait caché ses hypothétiques trésors. Enfin il reçut plus de huit cents coups de bâton et fut étranglé.

Son successeur Hadj Ahmed, vieux janissaire choisi par hasard (les révoltés le rencontrèrent sur leur chemin, alors qu’il raccommodait ses babouches devant chez lui, et l’amenèrent devant le divan où il fut élu par acclamation), « était un homme capricieux, inquiet et d’une bizarrerie voisine de la folie ; il vécut sous l’empire d’une terreur perpétuelle qui conduisit peu à peu à la férocité son caractère naturellement doux » (si on en croit Grammont).

 

 

 

DOLÉANCES DES CONSULS  DE FRANCE

 

 

Lemaire, souvent menacé par le nouveau dey qui n’avait pas toute sa tête, mais soutenu par Dusault, toujours à la tête des établissements, fit échouer une proposition de l’Espagne qui aurait assuré à la régence le paiement d’une somme annuelle en échange de la paix (l'intérêt de la France étant, bien entendu, qu'Alger soit en guerre avec les puissances concurrentes de la France...) . Lemaire quitta Alger et Jacques Durand lui succéda comme consul en février 1698. Hadj Ahmed mourut fin 1698 de maladie. Son successeur Hassan Chaouch « recommanda  expressément aux reïs de respecter le pavillon blanc (français) et quelques délinquants furent bâtonnés ou étranglés ». M. Durand faisait l’éloge du nouveau dey mais le problème était la milice des janissaires, selon lui « un animal qui ne reconnaît ni guide ni éperon (...) capable de se porter aux dernières extrémités sans seulement envisager le lendemain ».

 

En 1699 le consul Durand écrivait au comte de Pontchartrain pour se plaindre de la courte vue de la chambre de commerce de Marseille (dont les membres étaient appelés les « députés du commerce »), qui faisait preuve de lésinerie dans ses dépenses consulaires et les cadeaux pour le dey et les autres dirigeants : «  Messieurs du commerce devraient considérer que cette République [Alger] tant par les blés que par les corsaires, fait tout le gain des bâtiments de Marseille » et il s’étonnait que des gens habitant si près d’Alger soient si peu au coutant de la réalité des choses (cité par A. Blondy, Malte et Marseille au 18 ème siècle, 2012).

                                                                             

En effet, la chambre de commerce considérait seulement qu’il existait peu de commerce direct entre la France (et notamment Marseille) et Alger - mais le consul notait l’importance des blés qui allait augmenter au siècle suivant, et le fait que grâce aux traités, les corsaires épargnaient le pavillon français – ce qui était un avantage direct pour le commerce français du Levant, et indirect car de nombreux commerçants étrangers avaient recours aux bateaux français (essentiellement marseillais à cette époque) pour transporter leurs marchandises, puisque ces derniers étaient protégés par les traités. Pour le consul, la lésinerie de la chambre de commerce était contre-productive, avec le risque de voir d’autres pays européens grignoter les avantages obtenus par la France.

Les consuls se plaignaient de la difficulté de leur travail et de la modestie de leurs appointements au point qu’ils en étaient de leur poche. Durand écrivait en 1701 aux députés du commerce de Marseille : « J’aimerai mieux labourer la terre que de servir à ce prix (...) Vous ne voulez pas comprendre que 6 000 livres à Marseille ne me rendent que 1 300 piastres en cette ville [Alger], pour change d’argent, assurances et nolis, et que c’est ici que j’ai à faire mes dépenses ; je suis dans le poste le plus pénible et le plus dangereux et le plus persécuté. » « Pour avoir l’honneur de vous servir dans un pays pestiféré et sujet à mil malheurs, je me serai ruiné. » (cité par Patrick Boulanger, Les appointements des consuls de France à Alger au xviiie siècle, in Jörg Ulbert,  Gérard Le Bouëdec (dir.) La fonction consulaire à l'époque moderne, 2006  https://books.openedition.org/pur/7771?lang=fr)

En 1705 il écrit à ces mêmes députés du commerce  : « Si quelqu’un de vous, Messieurs, pouvait être témoin des mouvements que je me donne, des risques que j’encours et des difficultés de toute nature auxquelles je suis condamné, peut-être connaîtriez-vous ce que c’est qu’Alger » (cité par E. Plantet).

Les consuls se plaignent des « mille couleuvres qu’il faut avaler ». Le consul Lemaire, en poste de 1690 à 1697, écrit à propos de ses interlocuteurs d'Alger : si on parle humainement, ils vous imposent silence; si on parle avec fermeté, « ils crient comme des harengères et vous font essuyer des duretés qu'il faut avaler doux comme miel sans seulement avoir le temps de s'expliquer» ( cité par E. Plantet, Correspondance des Deys d'Alger avec la cour de France, 1579-1833).

 

 

 

GUERRE AVEC TUNIS - RÉVOLTES INTÉRIEURES

 

 

A l’annonce d’une nouvelle invasion des Tunisiens, qui avaient massacré 500 Turcs à Constantine, la milice réagit violemment et le dey préféra abdiquer et quitter le pays sans encombre. Le nouveau dey Hadj Mustapha affronta les Tunisiens et remporta une victoire complète. Les janissaires d’Alger, rendus furieux par la mort de leurs camarades à Constantine, « égorgèrent plus de deux mille prisonniers ». (1700). Puis le nouveau dey se porta contre les Marocains qui avaient envahi la régence et avaient obtenu le soutien de tribus de l’ouest et là aussi les battit complètement : « Trois mille têtes de soldats et cinquante de Caïds furent rapportées à Alger où la victoire fut fêtée pendant plusieurs jours » (1701). La cour de France envoya au vainqueur des armes précieuses en cadeau et le dey envoya à Louis XIV le cheval du sultan du Maroc vaincu.

Le nouveau dey de Tunis demanda la paix et se soumit à payer un tribut. Mais les finances de la régence d’Alger étaient exsangues, les impôts sur les tribus rentraient très mal, la course ne donnait presque plus de bénéfices – le dey décida alors d’envahir la Tunisie (1705).

Mais cette opération tourna mal et de retour à Alger une émeute le renversa et il fut étranglé après avoir été traité avec dérision, promené sur un âne. Son successeur fit torturer la femme et la fille de Hadj Mustapha pour savoir où étaient cachés ses supposés trésors – mais lui aussi ne put payer la solde de la milice et fut renversé. On le laissa partir, sinon que son bateau fut poussé à la côte et qu’il fut capturé par des tribus kabyles ; il fut bien traité mais mourut peu après.

 

 

 

 ANNEXE 1 : DUQUESNE FAIT LIBÉRER LES ESCLAVES

 

 

Extrait de la Vie du marquis Du Quesne, dit Le grand Du Quesne, líeutenant-général des armées navales du roi de France, par Adrien Richer, 1789 :

« ... avant d’entrer en accommodement, il [Duquesne] vouloit qu’on lui renvoyât sans rançon tous les esclaves françois qui étoient à Alger, même ceux des autres nations qu’on avoit pris sur les vaissaux portant pavillon françois et sans en excepter un seul. (...)

[l'envoyé du dey soulève des difficultés] M. du Quesne répondit que toutes ces lenteurs l’ennuyoient que si on n’amenoit promptement les esclaves qu’il demandoit, il alloit continuer le bombardement.

 L’envoyé [du dey] (...) revint sur les sept heures du soir et dit à M. du Quesne qu’on lui donneroit une entière satisfaction mais qu’il étoit tard et qu’on ne pouvoit dans un aussi court espace de tems ramasser tous les esclaves, que Baba Assen et les habitans d’Alger demandoient en grâce qu’on leur accordât une trêve de vingt-quatre heures  (...) Il ajouta que Baba Assen demandoit qu’on lui rendît tous les esclaves turcs que les François avoient pris. M. du Quesne lui répondit que quand il auroit les esclaves françois, il verroit ce qu’il feroit.

 (...)  Le lendemain sur les dix heures du matin, on vit sortir du port d’Alger une douzaine de barques chargées de monde et qui avançoient vers la flotte françoise. Elles y arrivèrent vers le midi et y amenèrent cent quarante-deux esclaves du nombre desquels étoit M. de Beaujeu. Le même envoyé les accompagnoit et dit à M. du Quesne que Baba Assen étoit au désespoir de ne pouvoir envoyer un plus grand nombre d’esclaves françois mais que la plupart étoient répandus dans la campagne, qu’on feroit l’impossible pour ressembler promptement ceux qui restoient et qu’on les ameneroit. M du Quesne dit qu’il accordoit cinq jours pour en faire la recherche (...) Le 30 on amena encore cent vingt-six esclaves, cent cinquante le premier de juillet, quatre-vingt deux le lendemain, un nombre plus considérable le jour suivant. Parmi les derniers, il y avoit quatre femmes, trois Messinoises et une Marseilloise. Le nombre se trouva monter à cinq cents quarante-six, mais il en restoit encore beaucoup à la campagne et dans les villes. On apprit par ceux qui avoient été renvoyés [libérés] qu’il en étoit mort quatre cents de la peste,  que les patrons de ceux qu’on avoit renvoyés avoient voulu se soulever disant qu’on leur enlevoit des esclaves qui leur avoient coûté fort cher sans leur donner aucune assurance qu’on ne bombarderoit plus la ville. »

 

 

 

ANNEXE 2 : LA PAIX DE 1684

 

 

Articles de la paix accordée par le chevalier de Tourville au nom du Roy Louis XIV, au Bacha, Dey, Divan et Milice d’Alger. Signez le vingt-cinquième avril 1684.

(extraits)

VII. — S’il arrivoit que quelques marchands françois entrant à la rade d’Alger ou à quelqu’un des autres ports de ce royaume, fussent attaquez par des vaisseaux de guerre ennemis sous le canon des forteresses, ils seront défendus et protégez par lesdits chasteaux, et le Commandant [d'Alger] obligera les dits vaisseaux ennemis de donner un temps suffisant pour sortir et s’éloigner des dits ports et rades, pendant lequel seront retenus les dits vaisseaux ennemis, sans qu’il leur soit permis de les poursuivre ; et la même chose s’exécutera de la part de l’Empereur de France, à condition toutefois que les vaisseaux armez en guerre à Alger, et dans les autres ports du Royaume [d'Alger] , ne pourront faire des prises dans l’étendue de dix lieues des costes de France.

(...)

XXVII. — Toutes les fois qu’un vaisseau de guerre de l’Empereur de France viendra mouiller devant la rade d’Alger, aussi-tost que le Consul en aura averty le Gouverneur , le dit vaisseau de guerre sera salué, à proportion de la marque de commandement qu’il portera, par les chasteaux et forts de la ville, et d’un plus grand nombre de coups de canon que ceux de toutes les autres nations, et il rendra coup pour coup ; bien entendu que la même chose se pratiquera dans la rencontre des dits vaisseaux de guerre à la mer.

 XXVIII. — Si le présent traité de paix conclu entre le dit sieur chevalier de Tourville pour l’Empereur de France et le Bacha, Bey, dey, Divan et Milice de la dite ville et Royaume d’Alger venoit à estre rompu, ce qu’à Dieu ne plaise! tous les marchands françois qui seront dans l’étendue dudit Royaume [d’Alger], pourront se retirer par tout où bon leur semblera, sans qu’ils puissent être arrestez pendant le temps de trois mois.

 XXIX. — Les articles cy-dessus seront ratifiez et confirmez par l’Empereur de France et les Bacha, Dey, Divan et Milice d’Alger, pour estre observez par leurs sujets pendant le temps de cent ans ; et afin que personne n’en prétende cause d’ignorance, seront publiez et affichez par tout où besoin sera.

Fait et publié en la Maison du Roy [du dey ?] à Alger, le Divan assemblé, où estaient les très illustres et magnifiques Seigneurs Ismaël Pacha, Hadgi Hussein, Dey Gouverneur, l’Aga de la milice, le Mufty, les deux Cadis, les gens de Loy et de Justice, et toute la victorieuse Milice. En présence des sieurs Hayet, Conseiller du Roy en ses Conseils, Commissaire général des armées navalles de sa Majesté, au lieu et place de Monsieur le Chevalier de Tourville ; Dusault, propriétaire du Bastion, et de la Croix, secrétaire interprète de sa Majesté ès langues orientales, qui a lu le présent Traité audit Divan le jour de la publication de la paix, huitième de la Lune de Giumazelevel, l’an de l’Egire 1095 qui est le vingt cinquième avril 1684.

Nostre foy est foy, nostre parole est parole, avec le seing et sceau du Bacha.

Signé,

Le Chevalier DE TOURVILLE

 

(Traités de la France avec les pays de l’Afrique du Nord, Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc, publiés par E. Rouard de Card, 1906

https://www.cnplet.dz/images/bibliotheque/Histoire/Trait%C3%A9s-de-la-France-avec-les-pays-de-l-Afrique-du-nord.pdf)

 

 

 ANNEXE 3 : LE TRAITÉ DE 1689

 

 

Traité de paix pour cent ans entre Louis XIV, Empereur de France, Roi de Navarre, et [les] Pacha, Dey, Divan et

Milice de la Ville et Roïaume d’Alger. Fait à Alger le 24 septembre 1689.

(...) 

 I. — Les capitulations faites et accordées entre l’Empereur de France et le Grand seigneur [le sultan ottoman] ou leurs prédécesseurs, ou celles qui seront accordées à nouveau par l’ambassadeur de France, envoyé exprès à la Porte pour la paix et repos de leurs Etats, seront exactement et sincèrement gardées et observées, sans que de part et d’autre il y soit contrevenu, directement ou indirectement.

 II. — Toutes courses et actes d’hostilité, tant sur mer que sur terre, cesseront à l’avenir entre les vaisseaux et les sujets de l’Empereur de France et les armateurs particuliers de la Ville et royaume d’Alger.

 III. - A l’avenir, il y aura paix entre l’Empereur de France et les Très Illustres Pacha, Dey, Divan et milice de la dite Ville et royaume d’Alger et leurs sujets, et ils pourront réciproquement faire leur commerce dans les deux Royaumes, et naviguer en toute sûreté sans sans en pouvoir estre empêchez par quelque cause et sous quelque cause et sous quelque prétexte que ce soit.

 IV. — Et pour parvenir à la dite Paix, il a esté convenu d’un libre rachat de part et d’autre pour tous les esclaves sans distinction de prix qui sera réglé par le Pacha et le Consul de l’Empereur de France, exceptant néanmoins ledit Pacha, les deux équipages de Mamet-Oia, et Amet Seguierre dont il pourra retirer la milice ; savoir les Turcs à cent-cinquante écus pour chacun, et les Maures cent, ayant promis le dit Pacha de donner un pareil nombre d’esclaves françois au même prix.

(...)

 VIII. — Les vaisseaux de guerre et marchands tant de France que d’Alger, seront receus réciproquement dans les ports et rades des deux Royaumes, et il leur sera donné toute sorte de secours par les navires et les équipages en cas de besoin, comme aussi il leur sera fourni des vivres et agrez et généralement toutes autres choses nécessaires en les payant aux prix ordinaires et accoutumez dans les lieux où ils auront relâché.

 IX. — S’il arrivoit que quelque vaisseau marchand François étant à la rade d’Alger ou à quelqu’un des autres ports de ce Royaume, fut attaqué par des vaisseaux de guerre ennemis sous le canon des forteresses, il sera défendu et protégé par les dits vaisseaux et le Commandant obligera les dits vaisseaux ennemis de donner un temps suffi sant pour sortir et s’éloigner des dits, ports et rades, pendant lequel seront retenus les dits vaisseaux ennemis, sans qu’il leur soit permis de les poursuivre, et la même chose s’exécutera de la part de l’Empereur de France, à condition toutefois que les vaisseaux armez en guerre à Alger et dans les, autres ports du Royaume, ne pourront faire des prises dans l’étendue de dix lieues des côtes de France.

(...)

 XI. — Tous les François pris par les ennemis de l’Empereur de France qui seront conduits à Alger des autres ports du dit Royaume seront mis aussitôt en liberté sans pouvoir estre retenus esclaves (...)

 XIII. — Les estrangers passagers trouvez sur les vaisseaux François, ni pareillement les François pris sur des vaisseaux estrangers ne pourront, estre faits esclaves ni retenus sous quelque prétexte que ce puisse estre, quand même les vaisseaux sur lesquels ils auront esté pris se seroient défendus, à moins qu’ils ne se trouvent actuellement angagez en qualité de matelots ou de soldats sur des vaisseaux ennemis et qu’ils soient pris les armes à la main.

(...)

 XVIII. — Pourra le dit Empereur de France continuer l’établissement d’un Consul à Alger pour assister les merchands françois dans tous leurs besoins, et pourra ledit Consul exercer en liberté dans sa maison la religion chrétienne, tant pour lui que poue tous les Chrétiens qui y voudront assister, comme aussi pourront les Turcs de la dite Ville et Roïaume d’Alger qui viendront en France, faire dans leur maison l’exercice de leur religion, et aura ledit Consul la prééminence sur les autres Consuls, et tout pouvoir et jurisdiction dans les différens qui pourront naître entre les François, sans que les juges de la dite ville d’Alger en puissent prendre aucune connoissance..

 XIX. — Si un François vouloit se faire Turc, il n’y pourra estre reçu qu’au préalable il n’ait persisté trois fois vingt quatre heures dans cette résolution, pendant lequel temps il sera mis en dépôt entre les mains du Consul.

 (...)

 XXV. — Le Père de la Mission qui fait la fonction de vicaire apostolique à Alger, pourra avec son confrère assister les esclaves qui sont dans ledit Roïaume, même dans les bagnes des Pacha et dey, et seront les Missionnaires de quelque Nation qu’ils puissent estre regardez comme sujets de l’Empereur de France, qui les prend en sa protection, et en cette qualité ne pourront en aucune manière estre inquiétez mais maintenus et secourus par le Consul comme François.

 XXVI. — S’il arrive quelque contravention au présent Traité, il ne sera fait aucun acte d’hostilité qu’après un déni formel de justice, et pour faciliter l’établissement du commerce, et le rendre ferme et stable, les Très Illustres Pacha, Dey, Divan et Milice d’Alger envoieriont quand ils l’estimeront à propos une personne de qualité d’entre eux résider à Marseille pour entendre sur les lieux les plaintes qui pourroient arriver sur les contraventions au présent traité, auquel il sera fait en la dite Ville toute sorte de bon traitement.

 (...)

 XXIX. — Toutes les fois qu’un vaisseau de guerre de l’Empereur de France viendra mouiller devant la rade d’Alger aussitôt que le Consul en aura averti le Gouverneur, le dit vaisseau sera salué à proportion de la marque de commandement qu’il portera par les châteaux et forts de la Ville, et d’un plus grand nombre de coups de canon que ceux de toutes les autres nations, et il rendra coup pour coup, bien entendu que ta même chose se pratiquera dans la rencontre des dits vaisseaux de guerre à la mer.

 XXX. — Si le présent traité de paix conclu entre le sieur Marcel pour l’Empereur de France et les Pacha, Dey, Divan et Milice de Ville et Roïaume d’Alger venoit à estre rompu ce qu’à Dieu ne plaise ; tous les marchands François qui seront dans l’étendue du dit Roïaume pourront se retirer, avec tous leurs effets, partout où bon leur semblera, sans qu’ils puissent estre arrêtez pendant le temps de trois mois.

 XXXI. — Les articles ci-dessus seront ratifiez et confirmez par l’Empereur de France et les Pacha, Dey, Divan, et Milice de la Ville. et Roïaume d’Alger pour estre observez par leurs sujets pendant le temps de cent ans, et afin que personne n’en prétende cause d’ignorance, seront publiez et affichez partout où besoin sera.

 (...)

 (recueil de traités de E. Rouard de Card, ouv. cité)

 

 

14 novembre 2023

ALGER AU TEMPS DES DEYS, DES CORSAIRES ET DES ESCLAVES TROISIÈME PARTIE

 

 ALGER AU TEMPS DES DEYS, DES CORSAIRES ET DES ESCLAVES

TROISIÈME PARTIE

 

  

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit.]

 

 

 

LES VOIES DE RECOURS

 

 

Les voies de recours légales semblent exister seulement dans certains pays chrétiens au profit de personnes estimant avoir subi des prises illégales de la part de ces pays – mais les plaignants sont – sauf erreur – uniquement des chrétiens,  principalement des Grecs qui naviguaient sous « la bannière turque (« bandiera turchesca »), ce qui permettait aux corsaires chrétiens de justifier l’abordage des embarcations conduites par des Grecs ».*

                                                                                                           * Paradoxalement, ces derniers étaient aussi attaqués par les corsaires barbaresques : « Les Barbaresques de leur côté voyaient dans les Grecs des Infidèles, et, malgré les remontrances périodiques des Sultans, Alger regorgeait d'esclaves grecs. » (P. Boyer. La chiourme turque des galères de France de 1685 à 1687, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 1969). Il est toutrefois probable que ces attaques sont devenues résiduelles avec le temps, car constituant des offenses au Sultan, que les régences prétendaient respecter.

 

Ainsi le tribunal des prises installé à Malte jugeait des plaintes des Grecs dont les marchandises avaient été saisies par les navires de l’ordre de Malte ou les corsaires maltais. Les recours pouvaient aussi concerner des questions de mise en esclavage, comprises dans la question de la légitimité de la prise.

G. Calafat note que « ces victimes grecques du corso (...) n’hésitèrent pas à se rendre jusqu’à Malte pour plaider leur cause et tenter de récupérer leurs biens. » ce qui semble montrer que la procédure n’était pas inutile – mais évidemment elle exigeait le déplacement du plaignant » (Guillaume Calafat, La Croix et le Croissant revisités : le corso, Malte, les Grecs et la Méditerranée à l'époque moderneRevue d’histoire moderne & contemporaine, 2012, https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2012-1-page-103.htm).

Les plaignants pouvaient saisir la juridiction maltaise compétente (déjà mentionnée plus haut) mais aussi le Saint-Siège qui demandait des explications. L’ordre de Malte essayait alors de justifier ses prises*.  

                                                                                                         * G. Calafat (art. cité) note que « Les nombreuses plaintes des habitants de l’Archipel contre l’ordre de Malte remontaient jusqu’à Rome » (à la Congrégation de Propaganda Fide, semble-t-il) puisque l’Ordre – en tant qu’ordre religieux catholique -  relevait in fine du pape.

 

Selon le pays concerné, d’autres voies de recours existaient : on cite le cas d’un Athénien qui fait le voyage à Turin pour tenter de récupérer une prise à son détriment par un corsaire savoyard (l’idée d’un corsaire d’un pays de montagne est plaisante – mais il s’agissait probablement d’un corsaire niçois ou de Villefranche-sur-mer,  sujet du duc de Savoie).

 

La justice commerciale pouvait être saisie : le grec de Chio Fabiano Soffietti, qui se déclare d’ailleurs catholique (?) se pourvoit devant la juridiction commerciale de Pise en 1683 contre le corsaire corse battant pavillon toscan Francesco Barbieri ; ce dernier explique avoir attaqué le vaisseau de Soffietti, « qui battait bandiera turchescha » (cité par G. Calafat).

Parfois la saisine de la juridiction compétente se fait non par le plaignant directement (impossible quand le plaignant est l’Etat barbaresque lui-même), mais par un tiers impliqué dans le conflit : en 1775 plusieurs galiotes européennes s’emparent de deux « sandales » d’Alger sous les remparts de la Calle [sur la côte algérienne ou fonctionnait un établissement français], vingt deux membres de l’équipage furent vendus à Malte. « Le gouvernement algérien en rendit la France responsable : La Calle était alors comptoir exploité par les Français en vertu d’une location. Certes, le Consul de France à Malte engagea une action en faveur des captifs. Le tribunal de commerce, dans sa délibération, jugea que « (...) le Bastion de France [l’établissement français] n’était point réputé territoire du Roi très Chrétien [le roi de France], ni une portion de son Etat, mais simplement un domaine appartenant aux Algériens… Que rien ne pouvait s’opposer (donc) à la légitimité de la prise de ces deux sandales… »

(Moulay Belhamissi, Course et contre-course en Méditerranée ou comment les algériens tombaient en esclavage (XVIe siècle – 1er tiers du XIXe siècle, Cahiers de la Méditerranée, 2002 https://journals.openedition.org/cdlm/36, )

 

 En effet, si les vaiseaux algériens avaient été saisis sous une côte considérée comme française, la prise aurait été contestable.

En allant vers la fin de la course et de la contre-course, on trouve des situations étonnantes :

En juillet 1797 une galiote corsaire tunisienne s’empare d’un navire de commerce grec, qui se rend de Palerme à Naples. L’un des passagers est le prince de Paterno, duc de San Giovanni. Le prince est conduit à Tunis et logé, non au bagne, mais chez un négociant français.  La rançon est négociée avec le gouvernement napolitain et on se met d’accord (en diminuant de moitié les premières exigences) pour 300 000 piastres (1 120 000 francs de l’époque) dont un premier versement permet la libération du prince en décembre 97 ; le solde doit être versé par fractions échelonnées, mais ne sera jamais payé. Après des tensions diplomatiques, la régence de Tunis saisit le Haut Tribunal de Commerce du royaume de Naples « qui tranche en faveur du bey de Tunis contre le prince », ce dernier fait appel et en 1823 l’affaire traîne toujours... (Daniel Panzac, Les esclaves et leurs rançons chez les barbaresques (fin xviiie - début xixe siècle, Cahiers de la Méditerranée, 2002, https://journals.openedition.org/cdlm/47).

Ici le versement d’une rançon est considéré par un tribunal européen comme une affaire commerciale et la négociation de rachat s’apparente à un contrat dont les termes doivent être respectés – même si la décision judiciaire est non suivie d’effet

 

 

 

ÉVASION, RÉTORSION ET RESPECT DES TRAITÉS 

 

 

Certains auteurs refusent l’idée que les traités ont été scrupuleusement respectés (surtout de la part des puissances chrétiennes). Dans l’infinité de situations qui ont pu se présenter, on trouvera des cas où les traités n’ont pas été respectés (de part et d’autre d’ailleurs) et des cas où le respect scrupuleux des traités a entraîné des situations a priori aberrantes :

« Le respect des procédures et la réciprocité de traitement président au fragile maintien des relations commerciales entre l'Europe et les provinces ottomanes du Maghreb au XVIIe siècle. Les mesures de rétorsion prises en cas de fuite contribuent en effet au respect scrupuleux des rachats et au contrôle attentif de l'identification des personnes » (Guillaume Calafat et Wolfgang Kaiser, Razzias et rançons en Méditerranée, revue L’Histoire, 2016, https://www.lhistoire.fr/razzias-et-ran%C3%A7ons-en-m%C3%A9diterran%C3%A9e).

Ainsi en 1624 un chirurgien portugais captif à Alger, parvient à s'échapper à l'aide d'un couple de Corses qui le cachent dans une malle placée à bord d'un navire à destination de Livourne. Arrivé dans le port toscan, il est identifié et doit reconnaître son évasion irrégulière [sic]. Le capitaine du navire où a été placée la malle - un Corse dénommé Bartolomeo Ambrogini [Ambrogiani ?]  réclame 1 000 piastres au captif portugais et à ses complices, car le capitaine craint des rétorsions d’Alger et donc veut (du moins c’est ce qu’il dit) indemniser la régence pour l’évasion du Portugais, et être couvert pour l’amende* encourue par le capitaine, complice malgré lui.

                                                                                                                        * Ces amendes étaient dénommées « avanies ».

 

Mais il y a pire : « A la fin du XVIIe siècle, un capitaine français quitte Alger avec deux captifs génois évadés à son bord. Arrivé à Marseille, il est condamné pour cela à 1 500 livres d'amende, tandis que les deux passagers en fuite sont renvoyés à Alger pour un rachat en bonne et due forme » (on ne sait pas si le rachat eut lieu). La France appliquait donc les traités et l’esprit des traités de façon parfois rigoureuse, par peur de se mettre en tort avec son homologue barbaresque – le respect des traités allait dans le sens des intérêts commerciaux bien compris.

 Ces récits permettent aux auteurs de conclure que « l'histoire du commerce des captifs tient compte aussi bien de la violence et du conflit que des formes plurielles d'accords qui, à travers la création et la reconnaissance de règles et de procédures partagées, permettent des circulations et des interactions intenses » (d’après l’article de Guillaume Calafat et Wolfgang Kaiser, Razzias et rançons en Méditerranée, revue L’Histoire, 2016*).                                                                                                                                                                             

                                                                                 *  Cet article est introduit par un chapeau « politiquement correct » ainsi rédigé : « Toute une littérature, à commencer par Don Quichotte, décrit la férocité des pirates barbaresques et l'état misérable des captifs chrétiens. Des lieux communs bien loin de la réalité. » Ce chapeau est d’autant plus inepte que l‘article ne traite pas des conditions de captivité mais de l’économie de la traite et de ses aspects juridiques.

 

Mais comme on l’a vu, il y avait des circonstances où les traités n’étaient pas respectés, d’où les plaintes des Etats barbaresques lorsqu’un de leurs corsaires était arraisonné par des navires d’une puissance européenne à proximité des côtes françaises, par exemple, où sa protection aurait dû être assurée.

 

 

 

LES INTERVENTIONS DIPLOMATIQUES

 

 

Si des recours existaient devant des juridictions, plus ou moins efficaces, (et a priori excluant les demandeurs musulmans ?) les interventions diplomatiques permettaient dans certains cas de résoudre des situations où une puissance européenne contestait – dans l’intérêt de ses bonnes relations avec les Etats barbaresques – les prises faites par une autre puissance européenne ou souvent par l’ordre de Malte. En effet les puissances européennes risquaient de subir des mesures de rétorsion pour les activités de l’ordre de Malte qui se considérait en guerre permanente avec les pays musulmans.

L’ordre de Malte doit ainsi faire face «  à la contestation croissante d’un grand nombre de puissances européennes actives en Méditerranée, au premier rang desquelles la République de Saint Marc [Venise], le royaume de France et les États pontificaux »  (Guillaume Calafat, La Croix et le Croissant revisités : le corso, Malte, les Grecs et la Méditerranée à l'époque moderne, art cité).

« Pour tenter d’obtenir réparation sur des prises jugées abusives ou illégales, les Vénitiens utilisent l’expédient du séquestre sur les possessions de l’ordre » [de Malte].

 

 Louis XIV interdit à ses sujets d’armer sous pavillon maltais à la fin des années 1670 et au début des années 1680, une façon de s’opposer aux excès de la course maltaise (ce qui n’empêchait pas le même Louis XIV d’acheter des esclaves « turcs » à Malte pour ses galères, comme on l’a vu...)

On a également vu plus haut que le consul de France intervient auprès du tribunal maltais pour contester la légalité d’une prise (maltaise ou en tout cas ayant donné lieu à une vente à Malte) de navires algériens, situation qui conjugue l’intervention diplomatique et l’action judiciaire.

La monarchie française qui a de vieux accords avec l’empire ottoman et qui au moins à partir de 1689 est constamment en paix avec Alger (malgré des périodes de tension) est donc appelée à jouer naturellement un rôle de médiateur entre les Etats musulmans et certains Etats chrétiens, quand il s’agit d’intervenir en faveur des uns ou des autres. C’est d’autant plus vrai s'agissant de l’ordre de Malte dont le roi de France est considéré, plus ou moins comme le protecteur, et qui comporte presque 50% de chevaliers français.

 

Parmi probablement beaucoup d’autres, on peut citer cette intervention de Louis XIV auprès du grand maître de l’ordre de Malte Nicolas Cotoner en 1666 :

« Mon cousin,

Ayant été supplié par le divan d’Alger d’employer mes offices auprès de vous pour faire relâcher le second aga Mehmet ben Arnaud* pris par les galères de votre Ordre (...) et étant important pour mon service que ledit divan obtienne l’effet de ma demande, j’ai cru que vous m’accorderiez bien volontiers la liberté de cet homme  (...) je me promets  que vous me donnerez avec plaisir cette marque de votre affection dont je vous saurai un gré très particulier.

Sur ce, je prie Dieu, mon cousin, qu’il vous ait en sa très sainte et digne garde,

Louis. »

(Cité par Claude Petiet, Le roi et le grand maître: l'Ordre de Malte et la France au 17 ème siècle, 2002).

                                                                                                    * Un renégat français ? A moins que le nom Arnaud ne soit une transcription de Arnaute (Arnaoute), « francisation du mot turc Arnavut employé dans l'Empire ottoman (...) pour désigner les Albanais  (...)  au service de l'Empire ottoman » (Wikipédia, art. Arnaoutes). Le célèbre raïs Mami Arnaute ou Arnawût Mâmî était l’un de ces Albanais, généralement chrétiens d'origine mais convertis.

 

Comment refuser ce qui est demandé aussi aimablement mais fermement ?

Il est à noter qu’à notre connaissance aucune juridiction indépendante n’existant dans les Etats barbaresques, seules les interventions diplomatiques de la puissance chrétienne auprès de la puissance barbaresque, pouvaient aboutir à la libération des esclaves, des cargaisons ou des navires saisis par les régences, soit à titre gracieux, soit à titre payant (le plus souvent) soit encore, si des traités avaient été conclus, en invoquant à bon droit les clauses des traités.

Il était aussi possible de demander l'intervention du sultan ottoman auprès des régences, qui étaient des vassales autonomes de l'empire - on verra plus loin qu'au 19ème siècle, la régence d'Alger respectait (du moins par moments) les désirs du sultan d'obliger telle ou telle puissance européenne.

 

 Antoine_De_Favray-Jacques_de_Vachon_Belmont

Antoine de Favray (1706-1798), portrait de Jacques de Vachon Belmont, bailli commandeur de l'ordre de Malte, vers 1760. Le bailli Jacques-Armand de Vachon (de) Belmont dirigeait la commandererie de l'ordre de Malte à Marseille.

Museum of the Order of St. John, London, UK / bridgemanimages.com

Site de reproductions Meisterdrucke https://www.meisterdrucke.fr/fine-art-prints/Antoine-de-Favray/261976/Jacques-de-Vachon-Belmont%2C-c.1760-.html et WahooArt.com.

 Ce beau portrait illustre l'autorité et la majesté dont les membres de l'ordre de Malte aimaient se parer. Favray a fait sa carrière (longue car il est mort à plus de 90 ans) à Malte où il devint  le peintre attitré de l'Ordre, qui le nomma chevalier. Il séjourna aussi à Constantinople. 

 

 

 

LE RÔLE DES CONSULS FRANÇAIS

 

 

« ...  les consuls se chargeaient régulièrement des opérations de rachat d’esclaves musulmans détenus en terres chrétiennes »,  notamment auprès de l’ordre de Malte. Quand le montant dy rachat était trop élevé, « des instructions émanant des autorités françaises amenaient parfois la Chambre de commerce [de Marseille] ou la Marine [le ministère de la Marine, compétent diplomatiquement pour les pays du Maghreb et du Proche-Orient] à financer la différence » « Les consuls devaient trouver la solution la plus simple et la plus efficace, en faisant appel à toutes les bonnes volontés. » (Xavier Labat Saint Vincent, Achats et rachats d’esclaves musulmans par les consuls de France en Méditerranée au xviiie siècleCahiers de la Méditerranée, 2002, https://journals.openedition.org/cdlm/44).

       

Ces interventions consulaires n’étaient pas du « droit-de-l’hommisme » avant la lettre. Permettre le rachat d’esclaves musulmans était une façon de se concilier les régences et de maintenir les possibilités de commerce avec elles.

On peut citer deux affaires parmi d’autres, évoquées par l’article précité, très complet et intéressant :

En 1749, onze esclaves « maures » originaires de Tripoli s’enfuient de galères napolitaines. Secourus par un capitaine marseillais, ils sont amenés à Malte et après concertation entre le consul de France et le chargé d’affaires du roi de France auprès de l’ordre de Malte (« l’homme du roi »*), ils sont pris en charge financièrement par la chambre de commerce de Marseille et finalement rapatriés à Tripoli ; « Avernes et Garcin [l’homme du roi et le consul] espéraient, sans toutefois se faire trop d’illusions, que cet acte vaudrait à la nation française une reconnaissance de la part des Tripolitains » (Xavier Labat Saint Vincent, art. cité).

                                                                                                         * L’homme du roi de France auprès de l’ordre de Malte était nécessairement un chevalier de Malte français.

 

En 1773, un corsaire sicilien enleva près de la Calle deux sandals algériens avec leurs cargaisons, réduisant vingt maures à l’esclavage. Les deux sandals furent dirigés sur Malte, car des négociants maltais avaient des intérêts dans le bâtiment corsaire sicilien*.

                                                                                                          * S’agit-il de la même affaire évoquée plus haut d’après l’art. de Moulay Belhamissi ? Il semble que oui même si certaines circonstances sont relatées différemment et la date des faits est différente de peu.

 

Le dey d'Alger, persuadé que le corsaire était maltais, intervint  fermement auprès de la France pour faire pression sur l’Ordre. « L’affaire était particulièrement compliquée, puisque, du fait du pavillon sicilien du corsaire, le vice-roi de Sicile réclamait six des vingt esclaves, comme droit de pavillon. » Le ministère français décida que la compagnie royale (française) d’Afrique* devait supporter le coût du rachat : cette compagnie française implantée sur la côte algérienne était intéressée à prendre en charge les dépenses car le dey la menaçait de rétorsion s’il n’obtenait pas satisfaction.*

                                                                                                           * « La direction effective de la Compagnie se trouve à Marseille : selon l’édit de 1741, elle se compose de cinq membres (les directeurs), dont deux sont des députés de la Chambre de commerce de la ville, et trois représentent les principaux actionnaires » (Christopher Denis-Delacour et Mathieu Grenet, La Compagnie royale d’Afrique dans les échanges méditerranéens du xviiie siècle, https://books.openedition.org/pup/44225?lang=fr).

 

La chambre de commerce de Marseille, impliquée dans les activités de la compagnie royale, fit intervenir l’homme du roi à Malte, le chevalier de Vento des Pennes (un Provençal) – à ce moment les esclaves avaient été vendus à des particuliers Maltais, sauf ceux réservés au vice-roi de Sicile, et leur prix de rachat avait donc augmenté.

Le chevalier des Pennes parvint à racheter en plusieurs fois tous les esclaves et à les faire rapatrier : « l’affaire avait duré onze mois, entraîné maintes correspondances diplomatiques et consulaires entre Alger, Malte, Marseille, Naples et Versailles, et occasionné d’importantes dépenses à la Compagnie Royale d’Afrique. »

Mais 11 mois pour solutionner une affaire compliquée avec les délais d’acheminement des courriers de l’époque, ferait-on mieux aujourd’hui, à l’ère des communications satellite ?

Comme on l’a dit plus haut, le paradoxe était que jusqu’en 1748 au moins, les consuls français s’occupaient aussi de l’achat d’esclaves pour les galères du roi.

 

 

 

UNE MENACE FANTÔME ?

 

 

 91903

Maxime Noiré (1861-1927), Vue de la ville des hauteurs d’Alger.

Bien que datant de la fin du 19 ème siècle ou du début du 20 ème, ce tableau peut parfaitement illustrer le charme d'Alger à l'époque des derniers deys.

https://www.gazette-drouot.com/article/sur-les-hauteurs-d-alger-la-blanche/30467

 

Vers 1740, un vaisseau sur lequel avait embarqué une troupe de théâtre italienne de la Commedia dell’arte fut capturé par des corsaires barbaresques au large de Monaco. La troupe fut débarquée à Alger. Pour s’occuper et peut-être se faire bien voir de leurs ravisseurs, la troupe proposa de donner une représentation devant le dey et son entourage. La représentation commença bien, mais lorsqu’apparut le personnage d’Arlequin, traditionnellement affublé d’un masque de cuir noir, ce fut la panique dans l’assistance qui croyait voir un démon, et les membres de la troupe eurent peur d’être massacrés. Il est probable que l’acteur jouant Arlequin se débarrassa vite de son masque. Les acteurs durent retrouver assez rapidement la liberté car cette histoire fut racontée quelques années après par un des membres de la troupe dans un récit paru dans le célèbre périodique Le Mercure Français (ex-Mercure Galant).

Quelques décennies plus tard, rien ne semblait avoir changé. Une grande dame anglaise, Lady Craven, naviguant au large d’Antibes, note que l’équipage italien de son bateau est inquiet car on vient d’apprendre (en 1786) que la régence d’Alger a fait la paix avec l’Espagne. On pense que les Barbaresques d’Alger, privés de pouvoir attaquer les bateaux espagnols, vont se jeter sur tout ce qui navigue et notamment sur les vaisseaux italiens (qui n’ont pas d’accords avec Alger). Aussi, note lady Craven (qui en tant qu’Anglaise et grande dame, ne semble pas s’en faire outre mesure), l’équipage, qui a très peur de se retrouver en esclavage, ne tient pas à s’éloigner des côtes*.

                                                                                                      * Cité par Frédéric d’Agay, Le Voyage en Provence, 2020.

 

La menace barbaresque dure encore à la fin du 18 ème siècle – mais est-ce une menace fantôme ?

La plupart des pays occidentaux (on préfère désormais cette expression puisque les Etats-Unis sont devenus des acteurs du commerce méditerranéen à la fin du 18 ème siècle) ont accepté de payer des indemnités ou tributs aux Barbaresques pour éviter les attaques.

Dernier pays venu en Méditerranée, les Etats-Unis, pourtant bien peu suspects d’esprit de croisade, apprirent vite ce qu’était la course barbaresque : 10 navires américains furent capturés par les Barbaresques pour la seule année 1793.  Les Etats-Unis n’eurent  pour l’instant pas d’autre choix que de payer pour être à l’abri des exactions. 

 

« Si les rançons représentaient une entrée considérable d’argent, l’économie liée à la course demeure également un moyen de pression politique, sans laquelle ni les traités de paix ni les transactions commerciales n’auraient pas pu être conclus dans les mêmes conditions*. Pour exemple, nous citerons que pour arriver à la signature de paix entre Alger et les États-Unis en 1795, les conditions de paix furent : [versement] de 10 000 sequins pour le dey, 25 000 pour le beylik, outre 10 000 sequins d’or pour chacun des esclaves américains (il y a en environ 120) […] ; les esclaves américains ne seront libres que lorsque leur rançon sera payée ». (Abla Gheziel, Captifs et captivité dans la régence d’Alger (xviie- début xixe siècle), Cahiers de la Méditerranée, 2013 https://journals.openedition.org/cdlm/7165?lang=en).

                                                                                                                             * Remarque intéressante qui contredit certains auteurs qui estiment que les traités étaient des « traités inégaux » en défaveur des régences.

 

Selon l’art Wikipédia, Guerre de Tripoli, « Les USA décident de payer le tribut, 2 millions de dollars de 1794 à 1800 » (répartis  sur les trois régences ?).

Si le risque est moindre avec le paiement du tribut, la menace subsiste, au moins virtuellement. 

 

 

 

ÉVOLUTION DE LA RÉGENCE

 

 1024px-Palais_ahmed_bey

Palais Ahmed Bey à Constantine, Algérie. Le palais fut commandé par Ahmed Bey, dernier bey de Constantine. Les travaux débutèrent en 1825. Ahmed bey résista aux Français jusqu'en 1835.

Le beylik de Constantine ou beylik de l'Est fut en proie à des troubles intérieurs durant la fin du 18 ème siècle et au début du 19 ème, comme les autres beyliks de la régence.

 Wikipédia, art. Palais Ahmed bey.

 

 

La régence, grâce en grande partie aux revenus de la course, avait pu acquérir une certaine prospérité – mal répartie, selon toute probabilité. La baisse du rendement de la course fut compensée par la pression fiscale, notamment sur les tribus de l’intérieur.

Il y avait peu d’industrie. L’agriculture était présente mais néanmoins qualifiée de « médiocre » :  « Les cultures agricoles étaient variées : blé, maïs, coton, riz, tabac, pastèque et légumes. Aux environs des villes on cultivait des raisins et des grenadiers. Les montagnards faisaient pousser des arbres fruitiers, des figues et des oliviers. On exportait surtout du blé » (Wikipédia, art. Régence d’Alger). L’artisanat et le commerce intérieur sont développés dans les villes, le commerce extérieur (avec d'autres pays musulmans ou avec les pays chrétiens) était aux mains des étrangers (chrétiens) ou d'intermédiaires juifs, car (selon un historien algérien) la régence n’avait pas de marine de commerce, « les Européens le lui interdisaient » (on peut certainement nuancer cette affirmation très abrupte). La régence exportait certains biens dont des esclaves, vers Constantnople.

« ... le XVIIIe siècle représente dans l’ensemble une période de prospérité relative pour la Régence, car l’extension du pouvoir turc sur les tribus jusque-là mal soumises et les victoires remportées sur la Tunisie dégagent des ressources nouvelles qui compensent largement les mécomptes de la Course » (P. Boyer, Des Pachas Triennaux à la révolution d Ali Khodja Dey, 1571-1817, Revue historique, 1970 ).                                                                                                               

Mais pour d’autres, cette vision est inexacte en partie : « Le XVIIIème siècle, est le siècle des insurrections sociales où les tribus, tour à tour, se révoltent contre une injustice sociale et raciale. » (Abla Gheziel, La politique des deys d’Alger à la veille de la conquête française (1730/1830). https://www.asjp.cerist.dz/en/downArticle/142/6/1/6455

Le beylik de Constantine est particulièrement agité par des révoltes à partir des années 1780.

La répression est dure : en juin 1784, le consulat de France écrit au ministère des affaires étrangères que lors des affrontements un chaouch turc du bey de Constantine et 10 soldats turcs ont été tués : en représailles,  l’armée du bey a coupé 460 têtes chez les maures et a pris en vie  300 hommes, femmes et enfants, plus du bétail.

Le personnel dirigeant du beylik de Contantine est particulièrement instable :  un bey est assassiné sur l’ordre du dey d’Alger en 1792, puis entre cette date et les années 1820, une dizaine de beys sont assassinés et un meurt au combat contre des révoltés (1804).

Aussi les auteurs sont d’accord pour dire qu’au début du 19 ème siècle, la régence est en crise :

« Dès le début du XIXème siècle, les révoltes prirent un autre tournant : les revendications furent plus explicites ; l’idée d’indépendance commençait à prendre forme : ses chefs souhaitaient ériger un état islamique. C’est au nom de ces fondements que Ben Šarīf et Ben al-ʼAḥraš, tous deux issus de la confrérie des Darqāwa, soulèvent les populations. Le premier réussit à rallier à sa cause toutes les tribus de l’ouest. Quant au second, il rassembla sous son égide les Kabyles de Jijel et réussit à les convaincre de rejoindre ses rangs afin d’établir un Etat fondé sur les préceptes islamiques » (Abla Gheziel, art. cité)

« ... le XIXe siècle débouche sur une situation financière critique :  la Tunisie cesse ses paiements [au 18 ème siècle, un dey de Tunis avait accepté de se reconnaître vassal d'Alger et Tunis versait depuis un tribut à Alger], la révolte des Derkaoua paralyse la rentrée des impôts et surtout la Course n’est plus qu’un souvenir. Mal payé, l’Odjaq [corporation es janissaires] se révolte maintenant en bloc et par deux fois impose un Dey de son choix » (P. Boyer, art. cité).

« Au début du 19ème  siècle, la situation de la régence s'était aggravée avec les luttes déclenchées à l'intérieur du pays, contre les Kabyles et contre un faux Mahdi qui avait fait son apparition à l'ouest et à l'est du pays. »  (Abdeljelil Temimi, Documents turcs inédits sur le bombardement d'Alger en 1816, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 1968, https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1968_num_5_1_985).

L'énergique Omar Aga, qui exerce la fonction d'Aga des Arabes* (ou Aga-Al-Mehalla), met fin à la révolte des Derkaoua (déjà en perte de vitesse) et à la révolte du bey d'Oran - ce qui lui vaut (après un premier refus) de devenir dey sous le nom de Omar Pacha en 1815.

                                                                                             * Initialement ce titre était donné au chef de la cavalerie auxiliaire arabe, puis l'Aga des Arabes devint le chef de l'armée et chargé d'administrer la région d'Alger (Dar El Sultan), ayant prééminence sur les beys des provinces.

 

Les institutions de la régence ont aussi évolué. Le divan qui se subdivisait en grand et petit divan, émanation de l'odjak des janissaires (plus les raïs), auquel s'ajoutaient quelques notables, s'est effacé (sauf une existence résiduelle) et la plupart du temps, quand les observateurs occidentaux parlent du divan, c'est du groupe des conseillers et ministres du dey qu'il s'agit. Ceux-ci, dénommés par les Occidentaux " les Puissances", désignent parmi eux le successeur du dey défunt. Mais ce système qui fonctionne bien au 18 ème siècle, se bloque ensuite,  car les difficultés financières rendent irritables les janissaires, dont le salaire est versé par le Trésor public de la régence,  qui interviennent de nouveau violemment dans la vie publique, tandis que les rivalités des "Puissances" entre elles donnent lieu à des complots de palais.  

 La régence renoue, après un siècle de relative stabilité, avec la tradition de violence politique dans le groupe dirigeant :  de 1805 à 1817, 4 deys sont assassinés (ou pour l’un, destitué et exécuté après 16 jours de règne). Généralement, c’est l’instigateur de l’assassinat qui devient dey à son tour mais il sait qu’il est constamment sous la menace, soit d'un complot de palais, soit des janissaires - pour ces derniers du moins, jusqu'en 1817, où le dey Ali Khodja, s'appuyant sur les Kabyles et les Kouloughlis (descendants de Turcs et de femmes maures), fait massacrer une partie des janissaires et fait en sorte que la plupart des survivants quitte la régence.  

 

 

LA REPRISE DE LA COURSE

 

 

A la fin du 18 ème siècle, la course barbaresque existe encore sporadiquement dans la réalité – et plus encore dans les esprits.

Mais la politique agressive d’Alger (et des autres régences mais pas forcément dans la même proportion ?), déjà manifeste avec l’intimidation des vaisseaux américains, monta d’un cran : « Les années 1798-1799 connaissent un essor spectaculaire de la course, ici algérienne. Malgré le nombre de prises effectuées, les corsaires n’attaquent que les navires des pays avec lesquels ils se considèrent en guerre ».

Pour cela, aucun besoin d’une guerre déclarée : « ... le motif généralement invoqué est le non-respect des clauses, réel, mais parfois supposé, d’un traité passé antérieurement » avec l’Etat  dont les bateaux sont attaqués (Daniel Panzac, Les esclaves et leurs rançons chez les barbaresques (fin xviiie - début xixe siècle), art. cité). Parmi les motifs de saisir un bateau d'une nation avec qui ta régence concernée est en paix, on trouve le fait que ce bateau transporte des marchandises ou des passagers appartenant à une nation en guerre avec la régence (guerre ouverte ou guerre potentielle du fait que cette nation n'a pas signé de traité). Enfin, les régences ne s'épargnent pas entre elles.

On peut se demander pourquoi les régences et surtout Alger, réactivent la course ? Le phénomène est certainement lié à une baisse de revenus de la régence, imputable aux difficultés intérieures (soulèvements, refus des tribus de payer les impôts) bien que pour d’autres, c’est la lecture inverse qui prévaut : c’est par ce que la course ne rapporte plus que le dey pressure les populations, provoquant des révoltes – un effet de cercle vicieux s’enclenche alors.

 

Comme cette période est aussi celle des guerres révolutionnaires, les Barbaresques profitent de la désorganisation des relations internationales et du fait que les flottes européennes sont en campagne les unes contre les autres.

Les corsaires algériens utilisent parfois des arguties pour justifier leurs prises. Ainsi ils capturent des navires vénitiens, devenus autrichiens depuis 1797 (paix de Campo-Formio), en les considérant comme toujours vénitiens, « ce qui leur permet de les arrêter car le tribut vénitien ne leur ait plus payé pour cause de disparition de la république [de Venise] » (Daniel Panzac, art. cité).

 

L’auteur parle d’un « abus de confiance ». Ces prises de navires autrichiens se font au moins sous « des formes policées », alors qu’il n’en va de pas de même pour la plupart des autres bâtiments dont ils s’emparent. 

Il est intéressant de savoir que le Sultan turc intervient, sur protestation de l’ambassadeur d’Autriche à Istanbul, pour exiger la libération des navires et des équipages austro-vénitiens et paie même une indemnité (cela semble concerner des prises par la régence de Tripoli).

De même les navires des îles ioniennes (ex-vénitiennes) sont attaqués par les corsaires algériens malgré le passage sous contrôle français de ces îles en 1797.

« On a noté que les Régences ne sont jamais en paix en même temps avec tous leurs adversaires potentiels afin de conserver les corsaires en haleine et maintenir une certaine pression sur les autres pays. Si les choses s’arrangent rapidement avec les Autrichiens, les Français, les Espagnols et les Américains, le royaume de Naples, demeure, jusqu’en 1805, pratiquement le seul adversaire d’Alger. » (D. Panzac) Puis ce royaume devient un pays client de l’empire français, bénéficiant des accords entre la France et la régence. Celle-ci tourne alors ses attaques vers les vaisseaux d’autres pays, y compris la régence de Tunis et les Grecs, sujets ottomans.

On peut aussi signaler les effets du passage momentané de la Corse sous juridiction britannique (en 1794-96). Les corsaires d’Alger saisissent plusieurs bateaux de pêche corses (notamment de corailleurs). Ces bateaux battent pavillon national corse à tête de Maure. Les autorités britanniques interviennent pour signaler que la Corse est désormais une possession britannique (juridiquement, un Etat uni à la Grande-Bretagne dont la Grande-Bretagne est responsable diplomatiquement). Le dey déclare que ce changement ne lui a pas été officiellement notifié. Le consul britannique précise de plus à ses supérieurs que les Barbaresques considèrent comme insultant le pavillon à tête de Maure. Finalement le secrétaire d’Etat du royaume anglo-corse Frederick North, vient à Alger pour signer un avenant au traité entre la Grande-Bretagne et Alger et se faire remettre les « esclaves «  corses (les équipages des bateaux saisis), qui sont rapatriés en  Corse par la marine britannique - moyennant une indemnité considérable versée au dey. Le même problème se pose avec la régence de Tunis, compliqué par le fait que les deux régences se jalousent (Alger ne veut pas que Tunis bénéficie des mêmes avantages qu'elle, Tunis veut être traitée à égalité avec Alger).*                                                        

                                                                                                                                     *  La conjoncture politique pouvait inciter les puissances européennees (ici la France) à encourager la course barbaresque, au risque de se retrouver pris au piège en cas de changement : « En août 1797, alors que la Corse est redevenue française, le Consul de France réclame au Bey [de Tunis] un bateau corse et tout son équipage pris sous bannière française à l'époque où les Anglais étaient en train de conquérir l'île. Le Bey refuse de les rendre. Il se fonde sur ce que lui avait déclaré le Consul français de l'époque : "Les Corses sont des rebelles, on ne doit pas les considérer comme des Français, les corsaires tunisiens peuvent les prendre quand ils les rencontreront." » (María Ghazali, La régence de Tunis et l’esclavage en Méditerranée à la fin du xviiie siècle d’après les sources consulaires espagnoles, Cahiers de la Méditerranée, 2002, https://journals.openedition.org/cdlm/43?lang=en).

 

 

LES GUERRES AVEC LES AMÉRICAINS

 

 BainbridgeTribute

 Le commandant William Bainbridge de l'US Navy  apporte le tribut américain au dey d'Alger, en 1800.

Dessin de Henry Alexander Ogden (1856-1936). L'opinion américaine et le président Jefferson furent choqués lorsqu'on apprit que le dey avait de plus, contraint le commandant Bainbridge à transporter à Constantinople le tribut versé par le dey au sultan, sur son vaisseau USS George Washington, ce navire devant faire flotter le pavillon de la régence d'Alger. Le président Jefferson décida que la marine américaine s'opposerait désormais aux Barbaresques par la force.

Wikipédia, art. Wiliam Bainbridge.

 

 

Les États-Unis, qui avaient mis sur pied une flotte de guerre, refusèrent de payer le tribut au bey de Tripoli en 1801. Les trois régences déclarèrent la guerre aux USA. L’effort principal des Américains se porta contre Tripoli. La flotte américaine bloque et bombarde la ville et  de nombreux combats ont lieu en mer. Une force américaine est débarquée près de Tripoli et un projet de renverser le dey en accord avec des rebelles tripolitains est mis sur pied. Finalement, les Américains préfèrent conclure un traité de paix. L’officier Stephen Decatur (considéré comme le fondateur du corps des Marines) s’illustra lors de cette « première guerre barbaresque ».

Durant ce conflit, le dey d’Alger Mustapha s’entremit pour la libération de prisonniers américains.

Vers 1812, les navires américains furent de nouveau attaqués par les puissances barbaresques. Cette fois c’était Alger qui était le principal instigateur des attaques. Deux fortes escadres commandées par Decatur et Bainbridge sont dirigées vers Alger au début de 1815.  L’escadre de Decatur rencontre le vaisseau-amiral algérien commandé par le raïs Hamidou et s’en empare. Hamidou est tué dans l'affrontement*.  

                                                                                                                 * Il est intéressant de noter que Hamidou n’était pas un Turc mais un maghrébin.

 

Lors d’une autre bataille peu après, Decatur s’empare d’un autre navire algérien. En juin 1815, l’escadre américaine atteint Alger et contraint le dey à négocier la paix.

Selon les termes du traité signé dans la baie d’Alger, Decatur rétrocède à la régence les deux navires de guerre capturés. Les Algériens libèrent leurs prisonniers américains, une dizaine, et un nombre important de captifs européens en échange d'environ 500 sujets du dey. La régence paie 10 000 dollars pour les navires saisis. Le traité exclut tout tribut à venir de la part des États-Unis. Ainsi finit la « deuxième guerre barbaresque » américaine.

 

 Decatur_and_the_Dey_of_Algiers_(1881)

Le dey d'Alger vient négocier le traité avec les Etats-Unis sur l'USS Guerriere, navire de Stephen Decatur, en juin 1815. Gravure de W. Mollier, vers 1850. 

Source Mid-Manhattan Picture Collection.

 Wikipédia, art. Seconde guerre barbaresque (à noter que la légende Wikipédia est : " Gravure représentant Decatur, en négociations, avec le dey d'Alger, Mustapha Khaznadji" - mais en juin 1815, le dey Mustapha Khaznadji était déjà mort depuis avril, assassiné après avoir régné 16 jours. Son successeur fut Omar Agha (Omar Pacha). C'est donc lui qui négocia avec Decatur).

 

 

 

 

LES DERNIERS ESCLAVES

 

 

A Alger, le nombre d’esclaves est en augmentation dans les premières années du 19 ème siècle et marque un pic en 1813 : 1645 (selon Daniel Panzac, art. cité)*

                                                                                                           * Cette augmentation – conséquence de l’augmentation des prises par les corsaires - parait contradictoire avec l’idée que dans les premières années du 19 ème siècle (en gros jusqu’au rétablissement de la paix européenne), les régences (il est vrai celle d’Alger moins que Tunis apparemment) développent leurs activités commerciales. A moins d’estimer qu’il n’y a pas de contradiction entre ces deux aspects.

 

« Ce qui est sûr c’est que Lord Exmouth, au printemps de 1816, obtient la libération de pratiquement tous les esclaves détenus dans les Régences soit 1606 à Alger, 900 à Tunis et 580 à Tripoli » (D. Panzac, art. cité). On reparlera bientôt de l’opération de l’amiral britannique Exmouth.

Selon D. Panzac, « La majorité de ces esclaves sont des terriens emportés par familles entières », hommes, femmes et enfants, razziés sur les côtes, plus que des marins capturés en mer. « Il faut attendre l’expédition de Lord Exmouth en 1816 pour parvenir à rapatrier les quelque 1500 Napolitains et Siciliens captifs au Maghreb sur un total d’environ 3 000 personnes. »

Le rapport financier était-il au rendez-vous ? C’était vrai surtout pour les captifs présentant un certain statut social :

« Quant aux esclaves, dont le nombre était encore important (de 1000 à 3000, selon les années et les Régences), leur vente n’était que d’un rapport moyen (700 F-or en moyenne par individu), leur rançon pouvait rapporter (un prince sicilien fut racheté plus d’un million de francs en 1797*, un prêtre valait 7500 F-or, un Américain 1500 F-or et un Napolitain 640 F-or), mais restait toujours aléatoire en fonction de nombreux critères » (Alain Blondy, compte-rendu du livre de D. Panzac, Les corsaires barbaresques. La fin d’une épopée, 1800-1820. 1999, Bulletin critique des Annales islamologiques, 2001)

                                                                                                                     * Voir plus haut pour l’affaire du prince sicilien.

 

 

LE TRI DES CAPTIFS

 

Un texte décrit la façon dont les captifs pris sur des vaisseaux et amenés à Alger étaient ou non retenus comme esclaves. En effet ils pouvaient être réclamés par le consul d’un pays ayant selon toute vraisemblance des accords avec la régence :

« Le capitaine conduit tous les esclaves au palais du dey, où les consuls des puissances étrangères sont aussitôt appelés, et qui, en présence du dey, demandent à ces infortunés s’il s’en trouve parmi eux de leurs nations respectives. S’il s’en présente, les consuls s’informent d’eux-mêmes s’ils étaient passagers ou s’ils faisaient partie de l’équipage du bâtiment pris. Dans le premier cas, ils sont remis à leurs consuls ; mais s’ils ont été pris les armes à la main, ils sont de droit esclaves. Le dey fait alors ranger tous ceux qui sont dans ce cas, et en prend huit à son choix, lequel tombe ordinairement sur le capitaine, les officiers-mariniers, les ouvriers, et surtout les charpentiers, qu’il envoie conjointement au bagne du gouvernement; les autres sont conduits au basistan [batistan] ou marché aux esclaves, où il s’en fait une première vente. » (Voyage dans la régence d’Alger par le Dr Shaw, traduction de J. Mac Carthy, 1830,                         https://www.cnplet.dz/images/bibliotheque/Autres/voyage-dans-la-regence-d-Alger.pdf)*.

                                                                                                                         * Le livre de Shaw date des années 1730 mais son traducteur de 1830 y a incorporé des références plus récentes. Il est donc difficile de savoir si la description du tri des captifs date des années 1730 ou si elle a été actualisée, sauf à se reporter à l’original.

 

On notera que, même ressortissants d’un pays dont le consul pourrait les réclamer, les captifs « qui ont été pris les armes à la main », donc se sont défendus contre les corsaires lors de l’abordage, sont d’office condamnés à l’esclavage.

Un Italien, Filippo Pananti*, capturé avec d’autres passagers d’un vaisseau, fait une relation de la façon dont la situation des captifs était examinée en 1813  par  « les membres de l’amirauté » d’Alger : « Le consul [britannique] réclama alors officiellement la dame anglaise et ses deux enfants ; ce qui lui ayant été accordé, le chevalier Rossi, son mari, s’avança, et demanda aussi sa libération, attendu qu’il avait épousé une anglaise, et qu’il était père de deux sujets britanniques. Sa demande ayant été aussi accueillie », le consul britannique « guidé par la bonté de son cœur et par les sentiments de compassion », essaie de faire passer pour ses ressortissants d’autres captifs dont Pananti, mais  inutilement. La décision des membres de l’amirauté est applaudie par la foule qui s’est amassée à l’extérieur de la salle : « Cette résolution fut immédiatement suivie des mots schiavi ! schiavi ! (esclaves ! esclaves !) qui furent répétés aux acclamations par la multitude. »

« M. Pananti et ses compagnons furent menés au bagne des esclaves chrétiens. Dès qu’ils parurent dans la cour, ils furent aussitôt environnés d’une multitude d’esclaves couverts de haillons, et dont les traits portaient l’empreinte des plus douloureuses souffrances. Les maux auxquels ils étaient en butte semblaient avoir flétri leur âme, et, en détruisant les plus doux sentimens de la nature, les avoir rendus insensibles à l’infortune des autres. »**

Pananti fut libéré assez vite grâce à l’intervention du consul anglais.

                                                                                                  * Auteur d’une Relation d'un séjour à Alger: contenant des observations sur l'état actuel de cette régence etc  (édition anglaise, italienne en 1817, française en 1820).

                                                                                                 ** Ajout (par le traducteur, probablement) au Voyage dans la régence d’Alger par le Dr Shaw, traduction de J. Mac Carthy, 1830. On peut aussi se reporter au livre de Pananti, disponible sur internet.

 

 JACKSON(1817)_p368_CHRISTIANS_IN_SLAVERY

Chrétiens en esclavage à Alger, vers 1815. Illustration du livre de G. A. Jackson, Algiers - Being a complete picture of the Barbary States. London 1817. Gravure de G. M. Brighty. 

Noter les deux femmes dont l'une avec un bébé au bras.

Wikipédia, art. Slavery in Algeria.

 

 

DES ESCLAVES GUÈRE MIEUX TRAITÉS QUE 200 ANS AVANT

 

Comment étaient traités ces esclaves (ou captifs des dernières années de la course barbaresque ?

Le Hollandais Gerrit Metzon décrivant l’arsenal d’Alger vers 1815 indique que la main d’oeuvre est surtout composée d’esclaves affectés à des tâches en rapport avec leurs compétences réelles ou supposées :

« Les artisans tels que : forgerons, maçons, charpentiers, fabricants de voiles, et tous ceux ayant un travail fixe, se rendaient à leur atelier ; les autres étaient divisés en petits groupes et obligés, sous le contrôle d’un argousin, de faire les travaux les plus durs, comme de décharger les bateaux ou chercher et traîner de lourdes pierres [pour renforcer la digue du port], ce qui se passait rarement sans une pluie de coups de bâtons (...) tandis que les capitaines des plus grands bateaux étaient, en général, libérés sur parole, grâce aux consuls. » (cité par D. Panzac,  Les esclaves et leurs rançons chez les barbaresques (fin xviiie - début xixe siècle, art. cité).

Le capitaine Crocker, envoyé anglais à Alger en 1815, visita la prison des chrétiens : « L’odeur en était si infecte, qu’une des personnes qui m’accompagnaient fut sur le point de se trouver mal. »

 

 

797px-Captain_walter_croker_horror_stricken_at_algiers_1815

Illustration pour le livre du capitaine Walter Croker, The cruelties of the Algerine pirates, shewing the present dreadful state of the English slaves, and other Europeans, at Algiers and Tunis, 1816 (les cruautés des pirates algériens, montrant l'affreux état présent des Anglais et Européens esclaves à Alger et Tunis). La légende de l'illustration dit : le capitaine Croker frappé d'horreur à Alger en voyant la misère des esclaves chrétiens enchainés et reconduits par les infidèles à coups de fouet après leur travail.

Wikipédia, art. Barbary slave trade et autres.

 

 

Pour Pananti, la situation des esclaves chrétiens, traités parfois comme des bêtes de somme, est réellement  misérable : « La captivité est environnée de cruautés qui n’ont point de bornes et semblent n’avoir point de fin (...) Ce n’est pas assez pour les captifs d’avoir à gémir d’un travail excessif et de coups multipliés, on y ajoute la dérision, l’abus, le mépris et ces espèces de souffrances sont encore, s’il est possible, plus cruellement senties que les autres. Chien d’infidèle chrétien est l’expression ordinaire qu’on emploie en s’adressant à un esclave, encore est-elle toujours accompagnée du geste le plus insultant et souvent de violences envers sa personne. »

 

Le consul américain William Shaler fut témoin des traitements infligés aux nouveaux captifs : « juste avant l’arrivée de l’escadre américaine en juin 1815, un  corsaire algérien utilisant le drapeau britannique avait raflé 250 habitants des côtes italiennes. Quand le corsaire apprit que l’escadre américaine était dans les parages, il débarqua ses captifs à Bône et leur ordonna de gagner à pied Alger ;  51 moururent en route. Les survivants furent montrés devant le dey, en présence du consul américain Shaler qui les vit dans un état d’épuisement complet (l’un tomba et mourut devant lui) ce qui fait que Shaler exhala sa mauvaise humeur contre les Britanniques qui monopolisaient le congrès de Vienne avec les souffrances des Noirs, qui étaient selon lui « de tendres traitements » [sic] comparés à celles des captifs européens en Afrique du nord (Through Foreign Eyes : Western Attitudes Toward North Africa, publié par Alf Andrew Heggoy, 1982).

.  

 s-l1600

 Un bazar d'esclaves à Alger, gravure de Jazet d'après Lecomte (vers 1820).

Cette gravure est accompagnée de l'explication suivante : "Un corsaire algérien s'etait emparé d'un navire, dont il avait conduit les passagers au bazar pour les vendre. A peine y était-il, qu'un envoyé du dey arrive pour acheter des esclaves. Le capitaine du corsaire lui presente une jeune captive, tandis que deux Africains menacent de poignarder le malheureux père qui cherche à briser ses liens pour secourir sa fille éplorée..."

On voit à droite d'autres captifs se désoler. Cette reconstitution romantique, centrée sur la jeune et jolie captive européenne, est bien éloignée du prosaïsme misérable des deux gravures anglaises présentées plus haut.

Vente eBay (Italie) 

 

 

 

LES MÉCHANTS TURCS ET LES AUTRES ?

 

Shaler jugeait vers 1828 que la régence d’Alger  n’avait plus qu’une puissance insignifiante (?) et imputait les actes répréhensibles à ses dirigeants : « Les habitants d’Alger, gens humains, courtois, non barbares, mériteraient un système de gouvernement moins répugnant » (cité par Charles-Robert Ageron, Regards européens sur l’Afrique barbaresque (1492-1830). Shaler opposait ainsi implicitement la majorité maure (au moins urbaine) à la minorité dirigeante turque.

 

Pananti n’impute pas les mauvais traitements subis par les esclaves chrétiens aux seuls Turcs. Il signale aussi la triste situation des juifs considérés comme des sous-hommes exposés « sans cesse aux moqueries de jeunes Maures » ; les victimes doivent bien se garder d’en montrer du ressentiment : « Fréquemment battus par leurs persécuteurs, s’ils osaient lever la main dans une juste défense, cette main d’après la loi du talion des Maures serait coupée. »

 

 

 

RELATIONS AVEC LE SULTAN

 

 

Bien que très largement indépendante, la Régence d’Alger proclamait volontiers son allégeance à l’empire ottoman (La Porte ottomane, la Sublime Porte ou la Porte tout court, dans le langage diplomatique de l’époque, désignant plus précisément le gouvernement du Sultan). Le Sultan observait aussi ses vassaux et à l’occasion intervenait pour les rappeler à l’ordre (ou demander leur soutien) – ses rappels à l’ordre étaient plus ou moins bien suivis d’effet.

En tout état de cause, il semble avéré que le dey envoie toujours un tribut à Istanbul, en signe d'une vassalité affirmée (mais assez souple). On peut penser que paradoxalement, le respect envers le Sultan a été fonction de l'autonomie d'Alger : plus celle-ci était non contestée par Istanbul, et plus le respect du Sultan était assuré.

En juillet 1815, un correspondant Mohamed Husrew (qui semble avoir résidé à Alger à certains moments mais a exerçé aussi des fonctions élevées à Istanbul ) écrit au sultan Mahmoud à propos du dey d'Alger, Hadj Ali : " depuis que cet homme est gouverneur d'Algérie , des injustices ont été commises à l'égard des chrétiens avec lesquels l'amitié s'est transformée en querelle et en agression". » (Abdeljelil Temimi, Documents turcs inédits sur le bombardement d'Alger en 1816, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 1968, https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1968_num_5_1_985).

 

Le nouveau dey, Omar [Omer] pacha, s’explique sur une capture de vaisseaux étrangers dans une lettre au Sultan  en mai 1815, et déclare qu’il obéira à ses ordres de ne plus attaquer des vaisseaux chrétiens (du moins certains d’entre eux) :

« Pour en revenir à la capture, par nos corsaires, des bateaux chargés de provisions, nous signalons à votre Majesté que lorsque nos corsaires ont rencontré des bateaux, ils leur ont demandé des informations sur les provisions, mais aucun, français, russe ou bateaux d'autres pays chrétiens, n'a voulu obéir [sic] ; par conséquent il y a eu une bataille avec un grand nombre de morts et de dégâts. Nous avons cessé d'attaquer les bateaux [en fait les bateaux russes et autrichiens], conformément à votre demande, en obéissant avec satisfaction à vos ordres. Depuis l'époque lointains de la conquête, et grâce au Sultan, nos corsaires sont célèbres par leurs combats et leurs butins, mais ils sont aussi obéissants aux ordres impériaux. A l'ordre de votre Majesté de libérer un certain nombre de citoyens [?], nous avons répondu par l'obéissance en libérant une frégate ; quant à l'argent réclamé, nous n'avons pas la possibilité de le rendre ; tout a été pris et dispersé. »

 

Le dey proteste de son inviolable fidélité aux ordres du Sultan – sous quelques réserves : « Nous informons Sa Majesté le Sultan, que nous acceptons tout ordre dicté par Elle avec obéissance et en accord avec notre religion et ses principes, nous essayons d'éviter tout malentendu dans nos relations. (...) . Nous sommes satisfaits d'être sous vos ordres et nous n'avons d'autre voie à suivre que d'obéir aux firmans impériaux ; c'est un devoir qui nous incombe et nous sacrifierions notre vie s'il le fallait pour défendre cette cause (...) L'obéissance à notre Sultan ne peut être contestée dans la mesure où nos janissaires ne sont pas attaqués dans leur honneur. Beaucoup de plaintes ont été portées à la connaissance de sa Majesté contre nos janissaires ; ce sont de fausses accusations, des calomnies. »

 

Lettre de Mohamed Husrew adressée au Sultan en novembre 1815 :

« Les corsaires algériens se sont emparés d'un bateau américain et l'ont ramené jusqu'à Alger où ils ont tué l'équipage. Ensuite, quatre frégates américaines se sont emparées de deux bateaux algériens (...). Puis les Américains sont arrivés à Alger ; ils ont réclamé leurs compatriotes ; lorsqu'ils apprirent qu'ils n'existaient plus, ils sont repartis » [si l’auteur de la lettre décrit, comme on le suppose, les événements qui ont conduit à la signature du traité imposé par l’expédition navale américaine de Decatur, on peut considérer que sa version est assez désinvolte].

 

Le dey demande aussi des troupes au Sultan pour combattre un « faux Mahdi » (juin 1816) :  : « Aussi nous vous demandons de nous envoyer des soldats et des munitions de guerre, car cela est un devoir qui vous incombe, du fait que depuis cinq ou dix ans, est apparu à l'ouest et à l'est du pays un faux Mahdi, il s'est révolté ; sa bande ne reconnaît pas Dieu ; ses gens de montagne ont la tête nue [?] et ils n'ont plus la foi.  (...) Nous prions votre Majesté d'envoyer à vos janissaires des munitions de guerre puisque ce que nous avons actuellement est insuffisant. » 

 

 

 

LE CONGRÈS DE VIENNE DÉCLARE LA GUERRE À L’ESCLAVAGE BARBARESQUE

 

 

 Map_of_Algiers

Carte anglaise des régences barbaresques fin 18ème-début du 19 ème siècle, par Laurie & Whittle Samuel Dunn.

(Detailed map of North Africa and the Mediterranean Sea - Robert Sayer at 53 Fleet Street, London, c. 1794-1810. : 

 Source https://www.raremaps.com/gallery/detail/64052/a-map-of-barbary-containing-the-kingdoms-of-marocco-fez-a-laurie-whittle-dunn

 Wikipédia, art. Régence d'Alger. 

 

 

 

 

En 1815, la régence d’Alger était dirigée par Hadj Ali Ben Khelil, ou Hadj Ali Dey. Celui-ci, au pouvoir depuis 1809 (après avoir fait assassiner son prédécesseur) avait une réputation bien établie de cruauté et de despotisme. Il avait poursuivi une guerre ruineuse contre ses voisins de la régence de Tunis. Il avait dû affronter une révolte du bey d'Oran qui avança jusqu’à Miliana où il fut défait à la suite de la trahison de ses cheikhs, ainsi qu’une révolte des Kabyles. Hadj Ali fit étrangler le bey du Titteri  - ce bey – le même ou  un autre ? - avait subi une défaite de la part des tribus sahraouies.

Finalement Hadj Ali est égorgé et son khaznadji (Premier ministre) Mohamed devient son éphémère successeur avant d’être lui-même arrêté et exécuté. C’est le successeur de celui-ci, Omar Agha [Omer selon certaines transcriptions] ou Omar Pacha, né à Lesbos, qui doit affronter les Américains et est obligé de signer le traité par lequel il est mis fin au tribut que versaient les Etats-Unis.

L’Europe, dégagée des guerres napoléoniennes, va alors pouvoir s’occuper de la question des Etats barbaresques. Une résolution du congrès de Vienne décide qu’il doit être mis fin à la « piraterie » barbaresque. Celle-ci est ressentie comme une anomalie et un anachronisme dans un environnement où triomphe la notion de liberté du commerce et de dignité de la vie humaine. Des associations appuient cette politique comme celle créée par l’amiral anglais Sidney Smith, relayée en France par l’écrivain Chateaubriand, futur ministre des affaires étrangères.*

                                                                                                         * On lie explicitement l’abolition de la traite des blancs à l’abolition de la traite des noirs qui est devenue une priorité pour le gouvernement britannique (en laissant intacte la question de l’esclavage des noirs pour l’instant !).

 .

En tant que puissance navale prépondérante, la Grande-Bretagne fut chargée d’exiger la libération des esclaves européens et la fin des actions de piraterie.

Une flotte commandée par lord Exmouth se présenta d’abord devant Alger dans les premiers mois de 1816. Lord Exmouth obtint la remise en liberté des esclaves de plusieurs pays contre rançon – ou sans rançon s’agissant de ressortissants britanniques anciens ou nouveaux comme les Maltais, les Gibraltariens et les habitants des îles Ioniennes, ainsi que la conclusion de traités protecteurs (mais comportant un tribut) pour divers pays dont Naples et le Piémont-Sardaigne. Puis Lord Exmouth se transporta à Tunis et Tripoli où les beys  acceptèrent sans résistance de libérer les esclaves et de mettre fin à l’esclavage pour l’avenir.*

                                                                                                            * Le nombre d’esclaves libérés à Tunis et Tripoli est  estimé à 30 000 personnes »* (Wikipédia, art. Bombardement d’Alger (1816)). Est-ce une coquille pour 3000 ? Selon D. Panzac, « Ce qui est sûr c’est que Lord Exmouth, au printemps de 1816, obtient la libération de pratiquement tous les esclaves détenus dans les Régences soit 1606 à Alger, 900 à Tunis et 580 à Tripoli » (D. Panzac, art. cité) - on arrive bien à un total d’environ 3000 y compris les captifs d’Alger - mais au printemps 1816, seuls ont été libérés par Alger les captifs contre rançon ou ressortissants britanniques. Les autres ne seront libérés qu'après le bombardement du 27 aoüt.

 

 

 

LE BOMBARDEMENT D’ALGER EN 1816

 

 

Dès lors, Lord Exmouth estima qu’il était possible d’obtenir un même engagement du dey d’Alger que de ses homologues de Tunis et Tripoli, et revint devant Alger.

Mais le dey Omar refusa d’accéder aux demandes européennes au prétexte qu'il avait besoin de la piraterie pour payer ses troupes. Les négociations se tendirent et des ressortissants et protégés anglais présents dans les diverses villes de la régence furent arrêtés et maltraités. Lord Exmouth fut semble-t-il insulté par la population d’Alger.

Le dey louvoya en proposant de soumettre la proposition d’abolition de l’esclavage des Européens à l’arbitrage du sultan ottoman, qui fut destinataire d'une question posée par le dey. Lord Exmouth s’en retourna croyant avoir agi au mieux. Mais sur ces entrefaites, Omar « fit assassiner les 200 pêcheurs italiens et siciliens qu'il gardait prisonniers dans ses geôles » (Wikipédia, art. Bombardement d’Alger (1816)). 

Sur le point du massacre des pêcheurs chrétiens (et de leur nationalité), il existe des versions un peu discordantes (mais d’accord sur l’essentiel) : « Quoiqu’il en soit, en raison d’ordres confus, les troupes d’Alger massacrèrent 200 pêcheurs corses, siciliens et sardes qui étaient sous protection britannique depuis la signature du traité. Cet acte suscita l’indignation en Europe et en Grande-Bretagne et la négociation de Lord Exmouth apparut comme un échec ».  (Wikipédia en anglais, art. Bombardment of Algiers (1816)).

«  En effet, entre-temps, près de deux cents pêcheurs de corail, sous protection anglaise, qui travaillaient sur les côtes orientales de la Régence, furent massacrés par manque de discipline de la part de soldats qui avaient reçu ordre de les capturer. En outre, des officiers Anglais avaient été malmenés à Oran et à Annaba, d'autres a Alger avaient été jetés avec des matelots dans les prisons » (Yacine Daddi Addoun, L'Abolition de l'esclavage en Algérie 1816-1871, thèse de l’université York à Toronto, 2010 https://central.bac-lac.gc.ca/.item?id=NR64885&op=pdf&app=Library&oclc_number=780359056

« Le 20 mai 1816, les Algériens ayant massacré des travailleurs anglais, français, espagnols, qu’ils surprirent dans une église de Bona [? - Bône], cet attentat fit pousser un cri d’indignation dans toute l’Europe » (ajout du traducteur à l’édition de 1830 du livre de Shaw),

 

A peine revenu en Angleterre, où on avait appris les mauvais traitements des marins anglais et le massacre des pêcheurs, Lord Exmouth  reçut l’ordre de repartir avec une force plus  importante de 14 vaisseaux (plus quelques navires légers) à laquelle se joignit à Gibraltar une flotte de 6 navires hollandais du vice-amiral van Cappelen (qui auparavant avait déjà tiré quelques coups de canon contre Alger).

Au début d’août 1816, le consul britannique Mac Donnell fur prévenu de l’imminence de l’opération afin de pouvoir se mettre à l’abri. Mais les dirigeants d’Alger étaient déjà en alerte et le consul ne réussit qu’à faire partir sa femme et sa fille déguisées (en midships), lui-même fut jeté au cachot, enchaîné sans subsistance sauf ce que partagèrent avec lui d’autres captifs. Les matelots de la corvette britannique HMS Promoetheus,  chargés de le faire embarquer, furent aussi jetés en prison.

Le 27 août la flotte anglo-hollandaise fut devant Alger et un officier portait une lettre au dey disant que compte-tenu des mauvais traitements infligés aux Britanniques et du massacre des corailleurs à Bône en dépit de la protection anglaise, la négociation antérieure était caduque et le dey était sommé de mettre fin immédiatement à l’esclavage des Européens et de payer des réparations.

« Le Dey renvoya avec mépris la lettre de Lord Exmouth et fit dire qu’il n’avait aucune réponse à donner. »  (selon le consul de France Deval)*.

                                                                                                    * Son récit est repris dans l’article Bombardement de Lord Exmouth en 1816, Feuillets d'El-Djezaïr, 1937, https://athar.persee.fr/doc/feldj_1112-0649_1937_hos_1_1_1242

 

 

Bombardment_of_Algiers_1816_by_Chambers

Bombardement d'Alger par l'escadre anglo-hollandaise, 27 août 1816, tableau de George Chambers Senior (1803-1840)

National Maritime Museum, Greenwich (UK). Wikipédia art Bombardment of Algiers, 1816.

 

 

quarterdeck-of-the-queen-charlotte_orig

 

Bombardement d'Alger le 27 août 1816. Vue du gaillard d'arrière du Queen Charlotte, navire-amiral de la flotte de Lord Exmouth.

Site Britain's Small Forgotten Wars

http://www.britainssmallwars.co.uk/the-attack-on-algiers-1816.html

 

 

 

Les forts d’Alger ouvrirent le feu en premier, puis les vaisseaux européens répliquèrent. Comme une grande foule d’habitants s’était massée sur « la marine » pour voir le spectacle, l’amiral Exmouth leur fit des signaux pour qu’ils s’en aillent mais il ne fut pas compris et les premières bombes causèrent la panique. Des marins britanniques expérimentés attachèrent une « chemise soufrée » à une frégate algérienne mouillée à l’embouchure du port : « Le feu, excité par un vent frais, se communiqua bientôt à toute l’escadre [algérienne] ; 5 frégates, 4 corvettes et 30 chaloupes canonnières furent totalement embrasées dans l’espace de quatre heures » (récit de Deval). Les tirs des forteresses d’Alger furent meurtriers car si les batteries supérieures avaient mises hors combat, les batteries inférieures abritées dans des casemates continuaient leur tir.

Le bombardement cessa vers minuit et le lendemain Lord Exmouth fit parvenir une nouvelle lettre au dey qui disait à peu près : la Grande-Bretagne ne fait pas la guerre en détruisant des cités et ne veut pas venger vos cruautés sur les habitants innocents – je vous offre la paix au mêmes conditions qu’hier - sinon la guerre continuera.

Après avoir pris conseil, Omar accepta les conditions britanniques.

Plus de 500 000 boulets et 960 obus avaient été tirés sur les forts et les bateaux algériens. Mais la menace de continuer le bombardement était en grande partie du bluff car les vaisseaux anglo-hollandais étaient presque à court de munitions. Ils avaient subi de fortes pertes humaines et matérielles.*

                                                                                              * Des historiens estiment les pertes anglo-hollandaises à 141 morts et 742 blessé (par exemple les pertes du HMS Leander – 17 morts et 118 blessés - étaient pratiquement le tiers de l’équipage).

 

Chez les Algériens, le nombre de morts était environ 500. Le consul Deval note : « La ville ne put être incendiée (...)  les maisons construites toutes en pierres et en briques ne donnant prise au feu, mais les bombes firent de grands dégâts. »

Selon Deval, les conditions de l’arrêt de hostilités était l’abolition absolue de l’esclavage des chrétiens à Alger, puis la délivrance des esclaves de toutes les nations européennes sans rançon. Celle qui avait été perçue deux mois auparavant (370 mille piastres fortes pour 370 esclaves napolitains) fut restituée. Le nombre des esclaves libérés fut évalué à 1.000 environ.*

                                                                                                               * Selon Wikipédia (Bombardment of Algiers (1816)), le dey libéra [immédiatement ?] 1083 esclaves chrétiens ainsi que le consul et les marins du Promoetheus. Plus de 3000 esclaves  furent libérés plus tard ( ?).

 

Un traité fut signé le 28 août 1816* suivi d'une déclaration du dey d'Alger relative à l'abolition de l'esclavage des chrétiens. Le dey s'engagea, en vertu du désir du Prince Régent [d’Angleterre, futur George IV], par l’amitié qui relie Alger à la Grande-Bretagne, ainsi que par le respect aux nations européennes, à ce que les prisonniers de guerre ne soient plus traités en tant qu'esclaves. Ils seraient traités avec humanité, jusqu'à ce qu'ils puissent être échangés à la fin des hostilités. Dans ce cas, aucune rançon ne pourrait être exigée. La pratique de la condamnation de prisonniers de guerre à la servitude et à l'esclavage fut formellement abandonnée et cela pour toujours (Yacine Daddi Addoun, L'Abolition de l'esclavage en Algérie 1816-1871, thèse citée).

                                                                                  * On trouve parfois des dates en septembre. S’agit-il d’un traité provisoire en août et définitif en septembre ?

 

Le dey fit réparer les destructions- notamment sur les fortifications -  en remplaçant la main d’oeuvre des esclaves chrétiens par le travail forcé des juifs (Wikipédia, Bombardment of Algiers (1816)). Au demeurant, selon Deval, rien ne s’était effondré, il fallait réparer et non reconstruire. La perte de la plus grande partie de son escadre était plus difficile à réparer.

Toutefois « La piraterie algérienne en Méditerranée ne cessa que pendant deux mois et dès le 27 novembre, six bateaux partirent de nouveau pour croiser en mer. Après la destruction de leur flotte, les Turcs d'Alger achetèrent ou construisirent un grand nombre de bateaux : La Sublime Porte, le Maroc, Tripoli, leur en donnèrent d'autres »* (Abdeljelil Temimi, Documents turcs inédits sur le bombardement d'Alger en 1816 , art. cité).

 

Du point de vue de la fin de la course, l’expédition de Lord Exmouth était un échec* même si on peut mettre à son actif la libération de nombreux captifs et la renonciation de la régence à l’esclavage – mais celle-ci était-elle sincère ?

                                                                                                                  * On a dit que la Grande-Bretagne, dont les navires étaient protégés, n’avait pas vraiment la volonté de mettre fin à la course.

 

 

LES INFIDÈLES ET LES MARTYRS

 

Si on regarde la façon dont le dey Omar pacha rend compte au Sultan du bombardement de Lord Exmouth, on peut être frappé par la tonalité religieuse des expressions qu’il utilise :

« L'Algérie, Dar-el-jihad, est aux confins de l'Empire du Protecteur des lieux saints : le prestige et la gloire des janissaires de ce pays, des Oulemas, des vertueux, des chorfas, des beys, des notables, des dirigeants du pays, des riches, des pauvres et des combattants, nos serviteurs courageux ont été détruits. L'année 1231 jumada , les peuples infidèles ont conclu entre eux une paix, l'Angleterre  (...) a chargé le commandant général Lord Exmouth de diriger sa maudite flotte contre vos janissaires.

(...) Les maudites flottes anglaise et hollandaise sont arrivées à Alger le 3 chaoual. Les Anglais ont employé la ruse en battant pavillon blanc [!]* et ont envoyé une lettre, nous accordant un délai d'une heure seulement pour répondre.

(...) Nombreux sont vos serviteurs, héros courageux, qui sont tombés martyrs de cette guerre tout en défendant leur religion et leur Sultan ; leurs âmes sont montées vers Dieu et habitent le paradis ; que Dieu leur accorde sa miséricorde. Le nombre des infidèles morts et quatre fois plus élevé que celui des musulmans (...)

Puisque tant de nos forts outre notre matériel de guerre ont été détruits au cours de cette guerre ruineuse et que le nombre de soldats est devenu insuffisant, nous sommes obligés d'accepter leurs conditions et de renouveler [?] le traité de paix (...) »

(lettre d’Omar pacha au sultan, sept 1816, citée par Abdeljelil Temimi, Documents turcs inédits sur le bombardement d'Alger en 1816 , art. cité).

                                                                         * Les Algériens considéraient comme déloyal le fait que les navires de Lord Exmouth aient pu pénétrer dans la baie d'Alger sous le couvert du pavillon blanc, ce qui leur avait permis d'ouvrir le feu à partir de positions favorables après l'expiration de l'ultimatum de Lord Exmouth.

 

 William_Henry_(after)_Margetson_-_The_Liberation_of_Christian_Slaves_at_Algiers_by_a_British_Naval_Force_(litho)_-_(MeisterDrucke-938021)

 Libération des prisonniers chrétiens à Alger par la marine britannique. Illustration pour The British Empire in the Nineteenth Century par Edgar Sanderson (1898).

Cette gravure (bien postérieure aux faits)  parait se référer aux événements de 1816 - mais des troupes anglaises ont-elles vraiment débarqué pour s'assurer de la libération des captifs ?

Lithographie d'après William Henry  Margetson - Site de reproduction Meisterdrucke.

https://www.meisterdrucke.uk/fine-art-prints/William-Henry-%28after%29-Margetson/938021/The-Liberation-of-Christian-Slaves-at-Algiers-by-a-British-Naval-Force-%28litho%29.html

 

 

 

 

NOUVELLES PROTESTATIONS DE L’EUROPE

 

 

En septembre 1817, Omar pacha est étranglé par les janissaires.  La conspiration est menée par Ali Khodja qui est choisi comme dey. Omar a-t-il payé ses défaites et son abaissement devant les Européens ? Il est probable que d’autres questions d’intérêt ont joué dans son assassinat, nouvelle preuve de l’instabilité de la régence.*

 Abdeljelil Temimi écrit : « Omer [ou Omar] qui était parvenu à apaiser le tumulte et la révolte de la milice grâce à son sang-froid et à l'argent qu'il avait fait distribuer, finit par être assassiné. (...) Ali Khodja [son successeur] envoya une lettre au Sultan pour lui faire approuver son coup d'état contre Omer qu'il accusait d'avoir mené "une politique arbitraire et selon ses désirs ; d'avoir dilapidé le trésor des musulmans pour construire des monuments, faire des placements inutiles et des affaires ruineuses », d’avoir mal dirigé le Jihad et d’avoir causé la catastrophe [probablement le bombardement de 1816] par sa mauvaise administration et sa négligence.

 

En septembre 1818 le congrès d’Aix-la-Chapelle renouvela la détermination d’éradiquer la piraterie barbaresque.

Entretemps, Ali Khodja était mort de la peste (février 1818) et la milice proclama dey Hussein, son Khaznadji ou premier ministre – ce devait être le dernier dey d’Alger.

En 1819, une flotte anglo-française sous le commandement des amiraux Freemantle et Jurien de la Gravière paraissait devant Alger pour communiquer une notification des puissances européennes, sommant le dey d’abolir les pratiques de la course :

«  NOTIFICATION DES GRANDES PUISSANCES EUROPÉENNES

A HUSSEIN, DEY D’ALGER,

 En rade d’Alger, le 5 septembre 1819.

 Prince,

 Les Puissances de l’Europe qui se sont réunies l’année dernière à Aix-la-Chapelle ont déféré à la France et à la Grande-Bretagne le soin de faire, au nom de toutes, des représentations sérieuses aux Régences barbaresques* sur la nécessité de mettre un terme aux déprédations et aux violences exercées par les bâtiments armés de ces Régences.

 Nous venons (...) vous notifier les dispositions des Puissances de l’Europe.

 Ces Puissances sont irrévocablement déterminées à faire cesser un système de piraterie qui n’est pas seulement contraire aux intérêts généraux de tous les États, mais qui encore est destructif de toute espérance de prospérité pour ceux qui le mettent en pratique (...) nous nous empressons, Prince, de vous assurer que, si les Régences renoncent à un système aussi désastreux, les Puissances sont non seulement disposées à maintenir avec elles des relations de bonne intelligence et d’amitié, mais encore à encourager toute espèce de rapports commerciaux (...). Les Puissances alliées se bornent à vouloir que les Régences barbaresques respectent des droits et des usages consacrés par toutes les nations civilisées (...)

Nous sommes avec respect,

 Prince,

 De Votre Altesse,

 Les très humbles et très obéissants serviteurs.

Vice-amiral FREEMANTLE, contre-amiral JURIEN (suivent les titres et commandements des signataires).

 A bord du vaisseau Le Colosse, le 5 septembre 1819. ».

                                                                                                                   * La notification parle des régences, car même après l’interdiction de l’esclavage par Tunis et Tripoli, ces régences n’avaient pas renoncé à la course ni aux traités qui, comme pour Alger, leur permettaient, selon leur interprétation, de saisir des vaisseaux d’un pays qui n’aurait pas respecté le traité ou n'aurait pas signé de traité. 

 

Le dey reçut en audience les amiraux et se borna à répondre qu’en l’absence de revenus commerciaux, il ne pouvait abandonner ce qu’il présentait comme un simple droit de visite - en fait, était ainsi qualifié le système qui faisait que tout pays (sauf les pays assez puissants pour être dispensés de tribut) qui refusait de traiter avec lui (donc de payer) était considéré comme ennemi  et subissait des attaques, ou qui permettait de s’emparer d’un vaisseau au motif d’une irrégularité, réelle ou supposée.

La flotte anglo-française se rendit aussi à Tunis et Tripoli: à Tripoli le dey accepta de mettre fin à la course, à Tunis le bey fut plus hésitant et louvoya.

 

 

L’ESCLAVAGE DANS LA RÉGENCE APRÈS 1816

 

 

Abla Gheziel conclut ainsi son article Captifs et captivité dans la régence d’Alger (xviie- début xixe siècle) : « Nul doute que le bombardement de 1816 mit fin aux exactions sur mer, ce qui ne veut pas dire que la course cessât ou qu’il n’y eût plus de captifs, mais un autre terme est alors employé : prisonniers de guerre. »

En effet le traité imposé après bombardement de Lord Exmouth n’avait pas aboli la course dans la régence d’Alger (ni les autres régences), mais le course, effectuée contre les puissances en guerre contre Alger ou contre des vaisseaux qui ne satisfaisaient pas aux injonctions des corsaires d’Alger – ne se  traduisait plus par la capture d’esclaves.

Toutefois en 1824, la guerre reprit avec l’Espagne et des vaisseaux espagnols furent capturés. L’équipage de ces vaisseaux fut mis en esclavage, le dey Hussein successeur d’ Ali Khodja (mort de la peste en 1818 après avoir remplacé en 1817 Omar, assassiné) proclama qu’il rétablissait l’esclavage des Européens et que le traité de Lord Exmouth, non renouvelé, était  caduc  Le consul britannique Mac Donnell, demanda audience sur le champ pour protester – par chance arriva en même temp un vaisseau britannique apportant le traité à renouveler. Hussein accepta de renouveler le traité et de considérer ses nouveaux captifs come prisonniers de guerre, mais refusa que Mac Donnell reste consul. Celui-ci se réfugia sur le navire britannique qui venait d’arriver.* (Through Foreign Eyes: Western Attitudes Toward North Africa, publié par Alf Andrew Heggoy, University of Georgia, 1982).

                                                                                                                         * Mac Donnell était particulièrement mal vu des dirigeants de la régence. Peu avant, Hussein, qui devait affronter une révolte en Kabylie, avait décidé que tous les Kabyles d’Alger seraient exécutés. Or les consuls employaient souvent des Kabyles comme serviteurs. Un seul consul européen, le français Deval, livra pratiquement ses serviteurs aux agents du dey (ce point est controversé). Les autres les firent partir ou essayèrent de les cacher. Mac Donnell crut qu’on ne viendrait pas les chercher dans le consulat et fit poser des scellés que bien sûr les agents du dey brisèrent (selon  Through Foreign Eyes: Western Attitudes Toward North Africa, qui se réfère au journal du consul américain Sheler)  - on verra que cette affaire est rapportée différemment par les premiers historiens français de l’Algérie, soucieux de présenter sous un jour favorable le consul Deval. De plus Mac Donnell exigeait que le drapeau britannique soit hissé sur le consulat à l’intérieur des murs d’Alger, ce que refusait le dey. Enfin on se souvenait de son rôle au moment du bombardement de 1816, tout cela expliquait son contentieux avec le dey.

 

Peu après une escadre britannique commandée par sir Harry Neale arriva avec Mac Donnell à son bord pour demander des excuses (février 1824). Le dey refusa que Mac Donnell reprenne ses fonctions mais accepta semble-t-il de verser une indemnisation. Sir Harry Neale revint peu après sans résultat positif, puis une troisième fois avec seize navires et il y eut échange de canonnades, puis le 24 juin 1824, la flotte britannique portée à 20 vaisseaux commença le bombardement : « Mais le feu dirigé de trop loin n’eut aucun effet sur la ville et la flotte partit définitivement le 29 après que son chef eut dépensé six jours en vaines négociations. Les Algériens se flattèrent d’avoir remporté une victoire signalée et se crurent dorénavant invulnérables » (H. D . de Grammont,  Histoire d’Alger sous la domination turque, 1515-1830, 1887).

 

 

LA GUERRE DE GRÈCE ET LA RÉGENCE

 

 

Mais si la mise en esclavage des captifs européens pris sur les navires, de même que les razzias sur les côtes, semble avoir disparu des pratiques de la régence, ce n’était peut-être pas le cas en ce qui concerne d’autres populations chrétiennes.

Nous ne savons pas si  les corsaires d’Alger continuaient  d’attaquer les navires grecs, bien que ressortissants de l’empire ottoman – ceux-ci n’étaient évidemment pas couverts par les stipulations de Lord Exmouth au nom des puissances européennes;  mais il est probable que le respect dû au Sultan tenait les corsaires dans une relative obéissance, sauf cas particulier.

Mais en 1821 commença la guerre d’indépendance de la Grèce. La régence d’Alger y participa semble-t-il, dans la mesure de ses forces en tant que vassale de l’empire ottoman, avec les autres provinces plus ou moins indépendantes ou autonomes, mais toujours fidèles au Sultan.

La régence ne pouvait intervenir qu’avec ses vaisseaux et participer à la guerre de course*. Elle n’avait pas les moyens d’intervenir avec des effectifs terrestres qui étaient insuffisants pour ses propres besoins militaires vis-à-vis des révoltes des populations sur son territoire – à la différence des troupes égyptiennes de Mehemet-Ali, commandées par son fils Ibrahim, qui participèrent activement aux combats terrestres et se livrèrent à de nombreuses exactions.

                                                                                                              * «  8 vaisseaux furent envoyés en Grèce relançant l’intérêt pour la piraterie chez les commandants algériens » (Through Foreign Eyes: Western Attitudes Toward North Africa, publié par Alf Andrew Heggoy, University of Georgia, 1982).

 

La guerre longtemps incertaine, finit par entraîner l’intervention des puissances européennes qui battirent la flotte turque à Navarin (20 octobre 1827), victoire qui détermina la Turquie à reconnaître l’indépendance de la Grèce (1829).

Abla Gheziel  écrit  « En 1827 (...) les flottes des Européens et ottomane (Turque, Egyptienne, Tunisienne et Algérienne) s’affrontèrent à Navarin où l’empire subit une écrasante défaite » (La politique des deys d’Alger à la veille de la conquête française (1730/1830), art. cité).  

Toutefois selon d’autres, la flotte algérienne n’était pas présente à Navarin – il est à noter que certains insistent sur la destruction (supposée) de la flotte algérienne à Navarin pour expliquer que la conquête française de 1830 a pu avoir lieu sans opposition maritime.*

                                                                                     * «  La présence de navires de la régence d'Alger  [à Navarin] , n'est généralement pas mentionnée hormis par quelques sources (...) Elle est contredite par diverses sources (...) Enfin, à l'automne 1827, la flotte de la régence d'Alger tentait sans succès de briser le blocus de ses ports par la flotte française. Toutes les sorties se soldaient par des échecs » (Wikipédia, art. Bataille de Navarin). On sait par ailleurs qu’en avril 1827, au moment du fameux incident du coup de chasse-mouche donné au consul de France, le dey « venait de recevoir les plus tristes nouvelles de ses navires dont les équipages bloqués à la Canée [Crète] mouraient littéralement de faim » (H. D. de Grammont, ouv. cité). Il est donc peu probable que les vaisseaux qui participaient déjà aux opérations dans les eaux grecques aient pu se trouver à Navarin, les autres vaisseaux de la flotte algérienne étant bloqués à Alger.

 

Il y a toutes les probabilités que les navires de la régence d’Alger participant à la guerre de Grèce ont pu prendre des captifs sur les vaisseaux grecs (de commerce ou armés) en lutte contre les Turcs, qu'ils capturaient. Que devenaient ces captifs ?

On sait de plus que des massacres de population civile eurent lieu de part et d’autre dans cette guerre sans merci et parmi la population grecque, ceux qui n’avaient pas été massacrés furent vendus comme esclaves (notamment après les célèbres massacres de Chios (ou Chio) *, mais il y a eu d’autres occurrences.

                                                                                           * « ...  la Sublime Porte envoya près de 45 000 hommes avec ordre de reconquérir puis raser l'île et d'y tuer tous les hommes de plus de douze ans, toutes les femmes de plus de quarante ans et tous les enfants de moins de deux ans, les autres pouvant être réduits en esclavage. Le bilan est estimé à 25 000 morts tandis que 45 000 Grecs auraient été vendus comme esclaves » (Wikipédia, art. Massacre de Chios).

 

Jules Verne, dans son roman L’Archipel en feu (paru en 1884), dont le cadre est celui de la guerre d’indépendance grecque, dit qu’un grand nombre de prisonniers grecs, hommes, femmes et enfants, capturés par les Turcs durant toute la période de la guerre, furent vendus sur divers marchés aux esclaves,  dont Alger qui « était encore à la discrétion d’une milice composée de musulmans et de renégats*, rebut des trois continents qui bordent la Méditerranée ».

                                                                                                  * La mention des renégats semble très anachronique dans les années 1820 ! Le livre de Jules Verne provoqua des réactions en Grèce car il mentionne que certains Grecs appuyaient les Turcs et participaient à la mise en esclavage de leurs compatriotes (dans le roman, le corsaire Sacratif et le banquier Elizundo sont responsables du transport et de la vente des Grecs capturés).

 

Le récit de J. Verne parait confirmé par certaines indications :   « À la fin du mois de mai 1822, deux mois après le débarquement, près de 45 000 hommes, femmes et enfants, sans distinctions sociales, avaient été déportés vers les marchés aux esclaves de Smyrne, Constantinople, mais aussi d'Égypte et de « Barbarie » (Afrique du nord ottomane). Les diplomates occidentaux, dont l'ambassadeur britannique Strangford, avaient protesté, en vain. » (Wikipédia art. Massacre de Chios).

 Et bien entendu, on peut penser que l’esclavage alimenté par la traite africaine continuait d’amener des esclaves noirs à Alger et vraisemblablement dans les autres régences.

 

 

LA SITUATION VERS 1829

 

 

La fin de l’esclavage des Européens et Américains n’était ni la fin de la course, ni à plus forte raison la fin des traités par lesquels Alger rançonnait « légalement » les divers pays.

Dans la préface de la traduction du livre de Pananti (1820) citée plus haut, le traducteur écrit :

« Le bombardement d’Alger a accru la haine des Barbaresques pour le nom chrétien. Les Anglais contents d’avoir vengé l’honneur de leur pavillon n’ont fait aucune stipulation qui garantît la liberté des mers, aussi sont-elles aujourd’hui comme auparavant couvertes de corsaires. Ces faits (...) ne sont pas assez connus de l’Europe ... ».

Le traducteur donne un aperçu du « racket » des Algériens :

« Voici l’aperçu de ce qu’un traité a coûté à l’une des puissances qui s’est laissé le moins imposer par la régence d’Alger :

Présent en munitions de guerre pour la conclusion de la paix, évalué à 150 000 Piastres fortes :

Pour le rachat de cent huit esclaves 230 000* ;

Présent au dey 250 000 ;

Présent aux grands de la régence 85 000 ;

Présent annuel en munitions de guerre évalué à 21 800 ;

Présent en bijoux qui doit être fait tous les deux ans évalué également à 21 800 ;

Total 758 600.

Plus une frégate armée en guerre donnée pour calmer le dey qui s’était plaint du retard de l’arrivée à Alger de l’argent et des munitions de guerre ».

                                                                                                              * On peut supposer que c’était avant l’interdiction de l’esclavage et la libération sans rançon des captifs imposées par Lord Exmouth en 1816. Mais l’intervention de Lord Exmouth n’avait pas eu d’incidence sur les autres stipulations des traités conclus par les divers pays.

 

De son côté, le traducteur du livre de Shaw, en 1830, ajoute ces précisions qui, on peut le supposer, décrivent le dernier état de la question avant l’intervention française :

« Cependant toutes [les nations occidentales] consentent aujourd’hui à être honteusement tributaires des forbans d’Alger, sous différentes dénominations. Par exemple, le royaume des Deux-Siciles [Naples] leur paie un tribut annuel de 24 000 doubles piastres (240 000 francs), outre des présents de la valeur de 20 000 doubles piastres (200 000 francs). La Toscane, en vertu d’un traité conclu en 1823, n’est sujette à aucun tribut ; mais son consul est obligé de faire en arrivant un présent de 25 000 doubles piastres (250 000 francs). La Sardaigne [le royaume de Piémont-Sardaigne], par suite de la médiation de l’Angleterre, est aussi exempte de tribut ; mais elle paie une somme considérable à chaque changement de consul. Le Portugal a conclu avec Alger un traité sur les mêmes bases que les Deux-Siciles. L’Espagne ne paie pas de tribut, mais fait des présents à chaque mutation consulaire.

L’Angleterre est tenue à un présent de 600 livres sterling (150 000 francs) à la même occasion, malgré le traité conclu par lord Exmouth ! Les Pays-Bas, qui coopérèrent à l’expédition de cet amiral, sont compris dans le traité en question, et ne paient pas de tribut dans ce moment ; mais le dey ne cherche que l’occasion de rompre ses stipulations avec eux. Par la protection de l’Angleterre, les villes de Hanovre et de Brême ont obtenu les mêmes conditions ; mais, à leur arrivée à Alger, leurs consuls sont obligés de payer de très fortes sommes. L’Autriche, par la médiation de la Porte-Ottomane, est exempte de tribut et de présents consulaires*. Quoique par ses traités avec Alger, la France ne lui doive aucun tribut, elle a cependant, jusqu’à ces derniers temps, consenti à lui envoyer des présents. L’État de l’Eglise [Rome et les provinces relevant de l’autorité temporelle du pape] doit à la protection de la France de ne pas payer de tribut. La Suède et le Danemark paient un tribut annuel, consistant en munitions navales, de la valeur de 4000 doubles piastres (40 000 francs), outre un présent de 10 000 doubles piastres (100 000 francs) au renouvellement de leurs traités, c’est-à-dire tous les dix ans, et ceux que font leurs consuls en entrant en fonctions. Les États-Unis d’Amérique, par suite d’un traité conclu peu après celui de lord Exmouth pour l’Angleterre, ont obtenu les mêmes conditions que cette dernière puissance** ».

(Ajout à l’édition de 1830 du livre de Shaw, Voyage dans la Régence d'Alger).

                                                                                                                * Cf. lettre du dey au sultan en 1815 ; « Vous nous demandez de cesser nos attaques contre les bateaux de commerce russes et autrichiens, avec qui vous entreteniez (...) de bonnes relations. Nous avons pris connaissance des ordres et du firman [du Sultan] (...) Nous informons Sa Majesté le Sultan, que nous acceptons tout ordre dicté par Elle avec obéissance. »

                                                                                                              ** Les USA auraient ainsi obtenu après l’opération de Lord Exmouth un traité plus favorable que celui de 1815 négocié par Decatur, ou bien s'agit-il d'une erreur de l'auteur ?

 

 

Les puissances occidentales semblaient bien dans l’incapacité d’amener Alger à se plier aux règles du commerce libre, même si la situation n'avait plus rien de comparable à la grande époque de la course, deux siècles plus tôt.

Paradoxalement, c’est avec la France que la régence d’Alger allait bientôt se trouver en tête-à-tête. Ce qui était paradoxal, c’était que la France, depuis plus d’un siècle, faisait figure quasiment de meilleure amie de la régence d’Alger. Mais cette amitié avait eu tendance à se refroidir dans les derniers temps.

 

 

 

2 novembre 2023

ALGER AU TEMPS DES DEYS, DES CORSAIRES ET DES ESCLAVES DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

ALGER AU TEMPS DES DEYS, DES CORSAIRES ET DES ESCLAVES

DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

[ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit.]

 

 

 

 

 

 

LES ESCLAVES CHRÉTIENS

 

 

 

Pour les Européens, la conséquence la plus évidente du corso était la situation d’esclavage des équipages et passagers des  navires saisis.

Peut-on parler d’esclavage ? Certains auteurs font des clarifications (non dénuées d’arrière-pensées de justification) :

« Quant aux captifs, la définition qui correspondrait le mieux, au vu du langage d’aujourd’hui, serait celle d’« otages », c’est-à-dire de personnes détenues en attente d’être libérées contre une rançon. Ils étaient donc perçus comme un placement qui ne pouvait prendre que de la valeur. » (Abla Gheziel, Captifs et captivité dans la régence d’Alger (xviie- début xixe siècle, Cahiers de la Méditerranée, 2013, https://journals.openedition.org/cdlm/7165?lang=en#:~:text=3Quant%20aux%20captifs%2C%20la,prendre%20que%20de%20la%20valeur.)

 

On notera que le mot « esclave » est utilisé avec réticence dans la citation ci-dessus qui préfère le mot « captif ». Le même auteur se réfère à l’historien Michel Fontenay « qui définit d’ailleurs le captif [du corso] ainsi : « Le captif, lui, est un esclave provisoire, en instance de rachat. On l’a capturé non pour le conserver mais pour s’en débarrasser au plus vite et au meilleur prix possible »

Malgré l’utilité de certaines clarifications, esclavage et esclaves sont les termes couramment utilisés et il faut admettre que certains captifs ne retrouvent jamais la liberté ; l’idée qu’ils puissent prendre de la valeur, s’agissant des plus pauvres, semble une dérision. Au mieux, ces esclaves pauvres, sans famille pouvant payer la rançon, peuvent espérer être rachetés par les ordres religieux chrétiens qui se consacrent à cette tâche, mais quel pourcentage de rachat s’applique à eux ?

Les prisonniers des corsaires sont débarqués à Alger (ou dans d’autres villes relevant d’Alger comme Cherchell, Bougie ou Dellys – mais il semble qu’il y a une centralisation des prises et des ventes à Alger) sont donc des esclaves au moins à titre temporaire. Comment sont-ils traités ?

« Les plus gros marchés d’esclaves, après celui du Batistan d’Alger, étaient ceux de Tunis et de Salé. Les janissaires de l’odjâq s’y procuraient des femmes et de jeunes garçons... » (Charles-Robert Ageron, Regards européens sur l’Afrique barbaresque (1492-1830), https://books.openedition.org/psorbonne/49303?lang=fr. Mais comme on sait, la plus grande partie des esclaves étaient des hommes, utilisés à des tâches diverses par les entrepreneurs, l’Etat barbaresque lui-même et les propriétaires privés.

Les Etats barbaresques ayant eu une existence sur une période couvrant quatre siècles on peut penser que la description pour une période ne vaut pas nécessairement pour une autre, ni forcément soit valable pour tous les Etats.

Au 16 ème siècle (et pour une part au 17 ème siècle), une partie des esclaves était utilisée pour ramer sur les galères (c’était aussi vrai pour les captifs musulmans des marines chrétiennes).

 

 

LE RÉCIT DE L’ANCIEN CAPTIF CHEZ  CERVANTÈS

 

 

On peut citer le récit, contenu dans le célèbre roman de Cervantès,  Don Quichotte, de l’ancien captif qui rencontre les protagonistes du roman dans une hôtellerie. L’ancien captif raconte que lors de la   bataille de Lépante à laquelle il participait comme officier d’infanterie embarquée, il s’était élancé sur une galère ennemie en croyant être suivi de ses hommes – mais la galère rompit le combat et il se retrouva prisonnier (il s’agissait d’une des galères de Euldj Ali, le beylerbey d’Alger, qui échappèrent à la capture ou à le destruction en quittant le lieu du combat).

Le captif est d’abord utilisé comme rameur sur les galères turco-barbaresques. Il assiste ainsi à des combats entre galères chrétiennes et turques, et évoque ainsi la cruauté d’un des commandants barbaresques, le fils (en fait petit-fils) de Barberousse* : « Le fils de Barberousse était si cruel et traitait si mal ses captifs, que ceux qui occupaient les bancs de sa chiourme ne virent pas plus tôt la galère la Louve se diriger sur eux et prendre de l’avance, qu’ils lâchèrent tous à la fois les rames, et saisirent leur capitaine, qui leur criait du gaillard d’arrière de ramer plus vite ; puis, se le passant de banc en banc, de la poupe à la proue, ils lui donnèrent tant de coups de dents, qu’avant d’avoir atteint le mât, il avait rendu son âme aux enfers, telles étaient la cruauté de ses traitements et la haine qu’il inspirait »**.

                                                                                                  * Il est à cette époque difficile de discerner les navires turcs des navires barbaresques puisque la marine des régences participe aux combats de la marine ottomane et que les beylerbeys d’Alger puis les deys d’Alger, sont souvent amiraux (kapudan pacha) de la flotte ottomane.

                                                                                                  ** Cet épisode est confirmé par des sources indépendantes de Cervantès.

 

Le narrateur est transféré à Alger dans les conditions suivantes : à la mort d’Euldj Ali, « Je tombai en partage à un renégat vénitien, qu’Uchali [Euldj Ali] avait fait prisonnier étant mousse sur un vaisseau chrétien, et qu’il aima tant qu’il en fit un de ses plus chers mignons. Celui-ci, le plus cruel renégat qu’on vît jamais, s’appelait Hassan-Aga : il devint très-riche, et fut fait roi d’Alger.  »

A Alger on considère que le captif est rachetable. Il est donc traité avec un minimum d’égards.

« ... je n’avais ni ressources, ni fortune ; cela n’empêcha point qu’on ne me rangeât parmi les gentilshommes et les gens à rançon. On me mit une chaîne, plutôt en signe de rachat que pour me tenir en esclavage, et je passais ma vie dans ce bagne, avec une foule d’hommes de qualité désignés aussi pour le rachat. Bien que la faim et le dénûment nous tourmentassent quelquefois, et même à peu près toujours, rien ne nous causait autant de tourment que d’être témoins des cruautés inouïes que mon maître exerçait sur les chrétiens. Chaque jour il en faisait pendre quelqu’un ; on empalait celui-là, on coupait les oreilles à celui-ci, et cela pour si peu de chose, ou plutôt tellement sans motif, que les Turcs eux-mêmes reconnaissaient qu’il ne faisait le mal que pour le faire, et parce que son humeur naturelle le portait à être le meurtrier de tout le genre humain.  Un seul captif s’en tira bien avec lui ; c’était un soldat espagnol, nommé un tel de Saavedra * (...). Cependant jamais Hassan-Aga ne lui donna un coup de bâton, ni ne lui en fit donner, ni ne lui adressa une parole injurieuse, tandis qu’à chacune des nombreuses tentatives que faisait ce captif pour s’enfuir, nous craignions tous qu’il ne fût empalé, et lui-même en eut la peur plus d’une fois... » 

                                                                                                             * Ce Saavedra cité par le personnage est Cervantès lui-même (son nom complet était Miguel de Cervantès Saavedra). Cervantès, qui avait lui-même participé à la bataille de Lépante en 1571 (où il perdit l’usage d’une main à la suite d’une blessure) fut capturé en 1575 et resta esclave à Alger jusqu’en 1580 : « alors qu'il naviguait à bord de la galère espagnole El Sol, le bateau fut attaqué par trois navires turcs commandés par le renégat albanais Arnaute Mamí, le 26 septembre 1575. Miguel et son frère Rodrigo furent emmenés à Alger. Cervantès fut attribué comme esclave au renégat Dali Mamí, marin aux ordres d'Arnaute » « Miguel, porteur de lettres de recommandations de la part de don Juan d'Autriche et du Duc de Sessa fut considéré par ses geôliers comme quelqu'un de très important et de qui ils pourraient obtenir une forte rançon » (Wikipédia). Cervantès finit par être racheté en 1580 après plusieurs tentatives d’évasion.

 

Bien entendu on peut juger que le récit de Cervantès est une invention et que les mauvais traitements étaient moins graves que ceux qu’il évoque.

 

 9423387_orig

Timbre des postes magistrales de l'ordre de Malte célébrant le 4 ème centenaire de la bataille de Lépante (1571-1971). Les navires de l'ordre de Malte, de l'empire espagnol, de Venise, du Saint-Siège (ainsi que d'autres puissances comme Gênes, la Savoie, la Toscane...) affrontèrent la flotte ottomane, qui comportait des unités barbaresques comme la flotte d'Euldj Ali, beylerbey d'Alger. Ici des galères de Malte sont au combat avec les galères ottomanes.

L'ordre de Malte a des accords avec plusieurs pays qui acceptent les courriers affranchis avec ses timbres, qui sont, bien entendu, aussi une source de revenus par la vente aux coillectionneurs.

https://www.planetfigure.com/threads/maltas-galley.116192/

 

 

UN REGARD GLOBAL

 

 

Que les esclaves chrétiens aient servi comme rameurs sur les galères est confirmé par le fait que 15 000 esclaves chrétiens furent libérés lors de la bataille de Lépante (indication donnée par Cervantès lui-même  qu’on trouve aussi par exemple dans le livre de Braudel, La Méditerranée et le monde méditarranéen à l'époque de Philippe II).*

                                                             * Selon certaines sources, il y avait jusqu'à 20 000 esclaves chrétiens sur la flotte ottomane à Lépante. Il est probable que beaucoup sont morts dans la bataille.

 

 Le religieux captif quelques années à Alger Diego de Haedo écrit sur les chrétiens utilisés pour les chiourmes : « Les coups de bâton, de poing, de pied et de fouet, la faim et la soif, accompagnés d’une foule de cruautés sont les traitements continuels dont ils usent envers les pauvres chrétiens rameurs, sans les laisser reposer une demi-heure. (…) Le langage humain est impuissant à exprimer de pareilles horreurs, et la plume à les décrire. »* (Diego de HAËDO, Clio-Texte, La Régence d’Alger, https://clio-texte.clionautes.org/la-regence-dalger.html ).

 

Evidemment la description vaut aussi pour les rameurs des galères chrétiennes : on estime par exemple de 6000 à 8000 le nombres d’esclaves musulmans ramant sur les galères chrétiennes à Lépante.

 

Cet état de fait cessa progressivement avec la disparition des galères au début du 17 ème siècle (du moins dans les Etats barbaresques), selon les indications les plus fréquentes*

Daniel Panzac écrit : « Si le mythe a survécu, la réalité des chrétiens ramant jusqu’à épuisement sur les galères d’Alger, de Tunis ou de Tripoli a disparu au commencement du XVIIe siècle* avec la substitution des vaisseaux aux galères. » (Les esclaves et leurs rançons chez les barbaresques (fin xviiie - début xixe siècle, Cahiers de la Méditerranée, 2002,  https://journals.openedition.org/cdlm/47?lang=en,  

                                                                                                         * Voir plus loin  sur ce point le témoignage du captif d’Aranda : il y avait encore des chiourmes et des galères à Alger vers 1640. Voir aussi par exemple le récit de la bataille de Valona (1638) entre la flotte d'Alger et la flotte vénitienne : « [les Algériens] subirent un terrible désastre; les Vénitiens leur tuèrent quinze cents hommes, leur coulèrent à fond quatre galères, en prirent douze et deux brigantins. Ce beau combat donna la liberté à trois mille six cent trente quatre chrétiens qui formaient la chiourme des galères prises. » (H.-D. de Grammont, Histoire d'Alger sous la domination turque (1515-1830), 1887). C'est peut-être le nombre de galères coulées ou prises à Valona qui orienta Alger vers d'autres pratiques navales.

 

 

En Turquie la chiourme survit jusqu’au milieu du 18 ème siècle (comme dans certains pays européens d’ailleurs) - comme le prouvent deux affaires qui ont un retentissement à l'époque : en 1748, la chiourme de la galère du pacha de Rhodes se mutine et conduit la galère à Malte (voir plus loin). En 1760, c’est la chiourme de la galère capitane qui se mutine et également, conduit la galère à Malte.

Selon une évaluation, sur toute la période du corso (en gros, années 1530 à 1780 (même si la fin du corso se situe pour Alger en 1830 et une quinzaine d’années avant pour les Etats de Tunis et Tripoli), le nombre total de prisonniers ou esclaves chrétiens dans les Etats barbaresques serait 1 250 000. (selon R C Davis, auteur de Christian slaves, muslim masters : white slavery in the Mediterranean, the Barbary Coast, and Italy, 1500-1800,  2004, traduit en France sous le titre Esclaves chrétiens, Maîtres musulmans : L'esclavage blanc en Méditerranée (1500-1800).*

                                                                      * « Travaillant dans les carrières, les mines ou comme rameurs pour les pirates barbaresques,  la vie des esclaves européens en Barbarie n’était pas meilleure que les pires conditions des esclaves africains en Amérique » (Wikipédia, art. Traite des esclaves de Barbarie).

 

Mais une part des captifs est consacrée à d’autres travaux que la chiourme, dès le 16 ème siècle :  Selon  Nicolas de Nicolaÿ,  les corsaires barbaresques « amènent journellement en Alger un nombre incroyable de pauvres chrétiens qu’ils vendent aux Maures et autres marchands barbares pour esclaves qui puis les transportent et revendent où bon leur semble, ou bien, à coups de bâton les emploient et contraignent au labourage des champs et tous autres vils et abjects métiers, et servitude presque intolérable » (cité par Clio-texte, La Régence d’Alger).

 

« La menace d’asservissement était très réelle pour quiconque vivant ou voyageant en Méditerranée. Robert Davis écrit que « Nous avons perdu le sens de l’ampleur de la menace que l’esclavage pouvait représenter pour ceux qui vivaient autour de la Méditerranée et du péril sous lequel ils étaient, … noirs ou blancs, qu’ils souffrent en Amérique ou en Afrique du Nord, les esclaves étaient toujours esclaves ». (Wikipedia, art. Traite des esclaves de Barbarie ).

Le chiffre total des esclaves chrétiens donné par Davis est contesté (voir M’hamed Oualdi, D'Europe et d'Orient, les approches de l'esclavage des chrétiens en terres d'Islam, Annales. Histoire, Sciences Sociales 2008), avec le reproche d’exagérer le caractère esclavagiste des sociétés musulmanes.

 

 

 

photo

Le palais des raïs à Alger. Ce palais, en fait un ensemble de trois palais et de diverses maisons, fut édifié progressivement par certains raïs comme Mami Arnaute, avec un rôle initial de fortification (on voit encore les canons de Mami Arnaute). La partie photographiée (ici les arcades du premier étage) est aussi connue comme bastion 23. C'st un vestige précieux de l'époque ottomane à Alger, aujourd'hui un centre d'art et de culture.

Photo Sonia-Fatima Chaoui.  Site Guide du routard.

https://www.routard.com/photos/algerie/1509736-alger___palais_des_rais___arcades_au_1er_etage.htm

 

 

 

 QUELQUES REFLEXIONS COMMUNES AUX DEUX ESCLAVAGES

 

 

 L’historien Michel Fontenay a dégagé un certain nombre de points communs entre l’esclavage tel que le pratiquaient les Ottomans et Barbaresques et l’esclavage pratiqué au même moment par certaines puissances chrétiennes.

Pour lui, il s’agit d’« une forme d’esclavage sans doute archaïque, mais finalement humaine, en tout cas fort éloigné de la déshumanisante Traite des Noirs ». Les adversaires « se combattaient selon des règles héritées du Moyen Âge, où des notions telles que butin, captif ou rançon, donnaient à la servitude un visage plus « familier ». Dans ce face-à-face entre cousins ennemis, les fanatismes religieux n’empêchaient pas la compréhension mutuelle et une certaine complicité de comportement. » « Toutefois « il n’est pas question ici de substituer une légende rose à la légende noire. »

«  À Istanbul et dans la majeure partie de l’Empire ottoman, les esclaves, qu’ils fussent noirs ou blancs, étaient appréciés et achetés pour ce à quoi ils devaient servir, c’est-à-dire pour le plaisir ou le service domestique de leur maître, pour leur force ou leur compétence en tant que jardinier, maçon, forgeron ou rameur sur les galères ».

(Michel Fontenay, Routes et modalités du commerce des esclaves dans la Méditerranée des Temps modernes (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles), Revue historique, 2006, https://www.cairn.info/revue-historique-2006-4-page-813.htm).)

Mais selon cet auteur, il y avait un déséquilibre numérique ente les deux esclavages, qu’il explique ainsi : « Les Européens, en effet, ont toujours privilégié les profits du commerce, plus assurés que les gains aléatoires de la course, et préféré développer, contre le risque de servitude, des structures d’assurance et de rachat (...) . Mais ces rachats avaient pour effet pervers de relancer la chasse aux prises (...). D’où un stock de captifs  (...) dégonflé en aval par les rachats (et une forte mortalité sur place), mais longtemps plus important que du côté occidental »*

                                                                                               * Pourquoi « longtemps «  ? Il n’y a jamais eu – semble-t-il – de renversement dans l’importance numérique des deux esclavages – simplement le nombre des esclaves décrut au fil du temps dans chaque camp.

 

L’Occident avait ses marchés d’esclaves, à Malte, Messine, Livourne, Venise notamment – du moins à une certaine époque, on a tendance à l’oublier.

De l’autre côté, le marché principal, était Istanbul car y convergeaient les captures de la Méditerranée (autre que celles aboutissant dans les régences barbaresques) et celles de l’Europe centrale et du Caucase. 

« Au bazar des esclaves d’Istanbul, « vers le milieu du XVIIe siècle, le commerce de la marchandise humaine, strictement organisé et surveillé, était aux mains d’une corporation de 2 000 marchands juifs qui en avaient le monopole. Mais le Trésor [ottoman] y trouvait largement son compte ». Avec l’abondance des captifs venus d’Europe centrale et orientale, leur prix se déprécia et « ils se négociaient au poids, comme de la chair humaine » (M. Fontenay, art. cité).

 

 

REGARDS CONTRADICTOIRES SUR L’ESCLAVAGE DES CHRÉTIENS

 

 

La situation des esclaves chrétiens dans les Etats barbaresques fait aussi l’objet de diverses appréciations qui traduisent parfois des intentions idéologiques.

Ainsi certains historiens font volontiers un sort à l’idée exprimée par un contemporain, que les esclaves chrétiens étaient mieux traités par les Barbaresques que les chrétiens ne traitaient leurs propres domestiques.

On rappelle à juste titre que les musulmans captifs dans les Etats chrétiens souffraient aussi (nous en parlerons plus loin)

 

Les conditions de vie des esclaves chrétiens sont décrites par l’article d’Abla Gheziel, Captifs et captivité dans la régence d’Alger (XVIIe- début XIXe  siècle), en insistant sur l’aspect finalement supportable de celles-ci : « Les captifs propriétés de l’État [ou du beylick] fournissaient les bagnes d’Alger en main-d’œuvre nécessaire pour les chantiers navals ou pour travailler à la construction ou réparation de forteresses, de murailles, de routes et de ponts. Ceux qui appartenaient à des particuliers, bénéficiaient d’un sort parfois moins dur et leurs maîtres pouvaient les autoriser à louer leurs services ailleurs, leur permettant ainsi de gagner quelque pécule qui leur donnait la possibilité de se racheter eux-mêmes. Les plus privilégiés pouvaient ainsi aller et venir à leur guise parmi la population. Malgré tout, tous espéraient recouvrer un jour leur liberté. »

Cette description (optimiste) se place après l’abandon des galères : les esclaves qui n’étaient plus indispensables pour les navires à rames, « devinrent dès lors des captifs, participant d’une économie de la rançon qui pouvait nécessiter d’importants montages financiers » (G Calafat,  La Croix et le Croissant revisités : le corso, Malte, les Grecs rt la Méditerranée à l'époque moderne, Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2012).

Il ne faudrait pas non plus penser que si les esclaves appartenaient à un particulier, ils étaient en quelque sorte des domestiques membres de la famille - certains particuliers très riches possédaient des centaines d'esclaves utilisés comme main d'oeuvre maritime, industrielle ou agricole, ainsi le raïs et amiral des galères Ali Bitchin ou Bitchnin (Piccinin)  vers 1640 :  « Ses richesses étaient énormes, il possédait deux somptueuses habitations, l'une dans la haute ville, l'autre près de la mer; il avait fait construire à ses frais une vaste mosquée à laquelle touchaient ses bagnes qui renfermaient plus de cinq cents captifs, sans compter ceux qui ramaient sur ses navires et ceux qui cultivaient ses nombreuses métairies » (H.-D. de Grammont, ouv. cité).

 

Enfin, il y eut des révoltes d'esclaves à Alger (dont parlent peu ou pas du tout les historiens qui essayent de peindre sous des couleurs pastel l'esclavage des chrétiens); ces révoltes furent réprimées sans pitié, la dernière révolte notable eut lieu en 1763 : « ... les derniers tremblements de terre ayant tari les canaux souterrains et les aqueducs, [le dey] Baba Ali fit rétablir les fontaines (...) Les esclaves employés à ces travaux, fort maltraités et privés de l'espoir d'être rachetés par suite de l' énorme prix qu'avaient atteint les rançons, se révoltèrent en masse le 13 janvier 1763; il en fut fait un grand massacre » (H.-D. de Grammont, ouv. cité).

 

 

COMBIEN D’ESCLAVES À ALGER ?

 

 

Combien étaient les captifs chrétiens à Alger (au sens de la régence entière puisqu’il y avait certainement des esclaves dans toutes les localités portuaires voire de l’intérieur) ?

Le révérend père Dan, auteur en 1637 d’une Histoire de Barbarie, et de ses corsaires, l’évalue en 1587 à 25 000 personnes (cité par Abla Gheziel, Captifs et captivité dans la régence d’Alger (xviie- début xixe siècle, art. cité)

« Le nombre d’esclaves chrétiens d’Alger, 25 000 à l’estimation d’Haedo, vers 1580, atteignait, semble-t-il, vers 1630 35 000, soit près du quart de la population. » (Charles-Robert Ageron , Regards européens sur l’Afrique barbaresque (1492-1830),

En 1660, le chevalier Paul, commandant de l’escadre française en Méditerranée, dans un projet pour la « destruction » des corsaires, évaluait le nombre des esclaves chrétiens à Alger entre 25 000 à 30 000 personnes*.

                                                                                                 * Cité dans le livre de Claude Petiet, Le roi et le grand maître: l'Ordre de Malte et la France au 17 ème siècle, 2002.

 

 

« Venture de Paradis*, présent à Alger de 1788 à 1790, fait état de 2 000 esclaves chrétiens, répartis sur trois bagnes – leur nombre ne se modifiera pas jusqu’au XIX ème siècle » (Abla Gheziel, art. cité)**

                                                                                                 * Venture de Paradis, orientaliste et « drogman » (interprète-diplomate). Considéré comme le meilleur orientaliste de l’époque en France, il accompagna Bonaparte dans l’expédition d’Egypte et mourut vers Acre en 1799. Né à Marseille, son souvenir y est conservé par les rues Venture et Paradis (qui est bien nommée d’après lui).

                                                                                                 **Abla Gheziel oublie une précision donnée par Venture de Paradis : « Selon Venture de Paradis on ne comptait plus que 2 000 esclaves à Alger en 1787 avant la peste qui en enleva 700 à 800 » (cité par Ageron).

 

Le nombre des esclaves a donc été divisé au moins par 10 en deux siècles, indice que la course a également décliné dans la même proportion.

 

 

 

COMMENT ÉTAIENT-ILS TRAITÉS ?

 

 

 

1024px-Debarquement_et_maltraitement_de_prisonniers_a_alger

 Arrivée et mauvais traitements de captifs chrétiens à Alger.

Gravure hollandaise de Jan Goeree & Casper Luyken (1706), Musée historique d'Amsterdam.

Wikipédia, art. Traite des esclaves de Barbarie et Régence d'Alger.

 

 

 

 

L’ouvrage de Leïla Ould Cadi Montebourg, Alger, une cité turque au temps de l'esclavage. A travers le Journal d'Alger du père Ximénez, 1718-1720,  2006, en ce qui concerne la condition des esclaves chrétiens, fait souvent appel à des formulations optimistes voire lénifiantes :

« Les esclaves chrétiens étaient mieux lotis que leurs homologues musulmans en Italie qui réclamaient de pouvoir exercer une activité commerciale ou que les Turcs et les forçats sur les galères de France auxquels on appliquait, entre autres, « le petit châtiment ordinaire » [bastonnade] ou qu’en Espagne. Beaucoup avaient une vie agréable, voire dorée, malgré l’absence de liberté... »

Dans l’échelle des châtiments en cas de délit, les Chrétiens semblent avoir été mieux traités que les autres populations des Etats barbaresques, selon l’auteur précité :

« Pour eux la bastonnade était la punition courante : ils recevaient en général 300 ou 500 coups de bâton. Un seul esclave chrétien mourut d’un choc psychologique, son maître lui ayant fait avaler à la cuillère des excréments. Les juifs n’échappaient ni à la bastonnade ni au bûcher. Les Turcs recevaient des coups de bâton, mais, en général, l’agha les faisait étrangler. Enfin, la gamme la plus variée des châtiments était réservée aux Maures : 11 sur plus de 31 — plus du tiers* — subirent l’empalement, l’étranglement, la pendaison — peine la plus fréquente — la mort sur les crocs et la noyade pour les femmes qui avaient eu quelque commerce avec des chrétiens ou qui avaient trompé leur mari. (...) . En comparaison les Chrétiens étaient traités avec bienveillance. » « ... nous avons relevé comme peine maximale appliquée réellement aux captifs [chrétiens], huit cents coups et comme minimum cent coups de bâton » [on peut se demander à partir de combien de coups la bastonnade était-elle généralement mortelle ?**].

                                                                                                              * D’après les renseignements fournis par le père Ximénez dans son journal tenu pendant trois ans de présence à Alger.

                                                                                                                                      ** En 1753 un capitaine de marine marchande de La Ciotat, capturé par les corsaires (malgré les traités de paix avec la France ?) reçut une bastonnade de 1000 coups (pour quelle raison ?) et mourut le lendemain. Le gouvernement français fit profil bas « dans l’intérêt du commerce » (A. Blondy, Malte et Marseille au 18 ème siècle, 2013).

 

Et les tentatives d’évasion ? Elles étaient punies de bastonnade semble-t-il (au 18 ème siècle) mais si l’on en croit le témoignage de Haëdo, en captivité à Alger entre 1576 et 1581, un captif fut brûlé vif pour avoir tenté de s’échapper.

Pour Leïla Ould Cadi Montebourg, les plaintes des esclaves chrétiens dans leurs récits seraient dues au fait que beaucoup n’étaient pas habitués aux travaux manuels et s’en plaignaient comme de quelque chose d‘insupportable, alors que les captifs issus des classes populaires plus endurantes, n’émettaient pas les mêmes plaintes.

 

QUE DISENT LES TÉMOINS ?

A Alger, les esclaves chrétiens étaient-ils (selon le cas) aussi mal traités que dans d’autres lieux ? A Salé, un témoin, captif lui-même, a vu «  des esclaves attachés à des charrues avec des ânes ou des mules et contraints par la faim de manger de l’orge avec ces animaux » , « la nuit ils [les esclaves chrétiens] étaient enfermés à quinze ou vingt ensemble dans des matemores (silos souterrains) où ils avaient de l’eau six mois de l’année quasi jusqu’aux genoux ». II note aussi que parfois les captifs préposés au fours à chaux y étaient brûlés vifs » (Relation de captivité du sieur Moüette dans les royaumes de Fès et de Maroc (1683), cité par Charles-Robert Ageron, Regards européens sur l’Afrique barbaresque (1492-1830).

Le Père Philémon de la Motte, auteur d’un Etat des royaumes de Barbarie Tripoli, Tunis et Alger (1703),  avait parcouru le pays en tant que visiteur provincial de l’ordre de la Sainte-Trinité ; « les « bagnes » qu’il put voir lui firent horreur et pas seulement par leur « puanteur » ; mais il se montra réservé dans l’expression : « J’ai appris des choses que la pudeur ne me permet pas d’écrire et qu’il serait néanmoins à propos que tout le monde sût pour connaître l’obligation qu’on a de les secourir » (cité par Charles-Robert Ageron).

 

 

958023ab3c4d1f73e10a2c32f2ba24d3

 Le dey d'Alger reçoit un religieux catholique venu racheter des esclaves européens. A gauche les esclaves enchaînés, à droite des membres du divan. Le dey donne des ordres à ses secrétaires.

Tableau espagnol (18 ème siècle ?). Site Reddit et site Bidsquare https://www.bidsquare.com/online-auctions/hindman-auctions/spanish-school-18th-century-rey-de-argel-king-of-algiers-2164486.

 

 

 

Emmanuel d’Aranda, captif espagnol à Alger au milieu du  17 ème siècle,  indique qu’il y avait à son époque cinq bagnes. « Les bagnes étaient à l’image d’une ville improvisée : les captifs pouvaient y exercer toutes sortes de métiers pour survivre ; on y trouvait des hôpitaux de fortune dirigés par les Pères, ainsi que des chapelles pour le culte » (Abla Gheziel, Captifs et captivité dans la régence d’Alger (xviie- début xixe siècle, art. cité).

Aranda ne décrit pas une condition abominable. Il est vrai qu’il se réjouit, à peine arrivé au bagne, d’avoir échappé -  de peu – à l’incorporation sur les galères. : «  ... le capitaine de la galère et le maître d’hôtel du pacha (…) commencèrent à distribuer les offices, etc., et quand ils eurent leur nombre complet, nous étions encore vingt esclaves nouveaux qui restaient. Ce que voyant, le capitaine dit au maître d’hôtel en passant devant nous : « Laissons cette canaille à terre, ils sont encore sauvages. » (...) Le lendemain, le soleil n’était pas encore levé que le gardien entrant au Bain {bagne*] commença à crier : Surfa cani, à baso canalla, c’est-à-dire, levez-vous chiens, en bas canailles** (ce fut là le bonjour). Aussitôt il nous fit marcher vers un faubourg appelé Babeloued où nous trouvâmes tous les outils pour faire des cordes ; et sans demander si nous connaissions le métier, il nous fallait travailler. »  (Emanuel d’Aranda, Les captifs d’Alger. Texte établi par Latifa Z’Rari, site Clio-Texte,  https://clio-texte.clionautes.org/la-regence-dalger.html).

                                                                                                    * L'étymologie du mot bagne est contestée. Selon la version la plus courante, une prison à Livourne aurait été installée dans un établissement de bains (bagno), mot ensuite repris pour désigner le bagne. Mais il semble qu'à Alger des esclaves étaient enfermés dans des établissemenbts de bains transformés (?).

                                                                                                  ** Exemple de lingua franca !

 

Aranda était pourtant considéré avec quelques autres comme « riches et cavaliers » (gentilshommes), et donc susceptibles de procurer une bonne rançon, mais malgré cela, apparemment, il aurait pu échouer sur les galères. Son témoignage qui se rapporte aux années 1640-42 permet de nuancer les déclarations de certains historiens selon lesquels, dès le début du 17 ème siècle, les Barbaresques ayaient abandonné les galères.

Selon Ageron, Aranda, anticlérical, voulait critiquer l’Espagne catholique, il présentait volontiers en contraste un tableau relativement optimiste de la situation des esclaves chrétiens et de la « tolérance » des musulmans.

 

La situation a-t-elle fondamentalement changé dans le cours du 18 ème siècle ? Certes les galères n’existent plus. D. Panzac écrit : « Bon nombre de captifs, notamment ceux qui appartiennent au bey ou au dey, logés dans les bagnes, sont astreints à un travail souvent très dur, quelquefois à la campagne mais le plus souvent dans l’arsenal, les ateliers ou les chantiers de l’Etat, alors que les particuliers leur réservent un sort plus doux.

Mais, au Maghreb, la finalité de l’esclavage n’est pas d’obtenir une main d’oeuvre à bon compte, même si c’est provisoirement le cas, elle est d’obtenir une rançon contre la remise en liberté des captifs. » (Les esclaves et leurs rançons chez les barbaresques (fin xviiie - début xixe siècle,  Cahiers de la Méditerranée, 2002, https://journals.openedition.org/cdlm/47?lang=fr).

 

Dans les années 1730, le révérend Shaw, qui passe plusieurs années dans la régence d’Alger, n’est pas aussi optimiste sur la situation des esclaves de particuliers. Il  écrit :

«  ... les esclaves des particuliers peuvent être divisés en deux classes : ceux qui sont achetés pour le service personnel des acquéreurs, et ceux qui le sont par des marchands dans le but d’en obtenir de fortes rançons. Les premiers. sont plus ou moins heureux ou malheureux; suivant les qualités mutuelles des maîtres et des captifs. Mais, de quelque manière qu’il en soit, les maîtres sont naturellement intéressés à ménager leurs esclaves, de peur qu’ils ne tombent malades et meurent.  Quant, aux autres, ils sont réellement à plaindre, parce qu’ils se trouvent au pouvoir d’hommes insensibles qui cherchent à tirer d’eux tout le parti possible, et à en venir à leurs fins à force de mauvais traitemens. »

 

Il note aussi que les esclaves peuvent être employés sur les vaisseaux corsaires, paradoxalement, y compris comme sous-officiers. Comme les Maures, ils sont étroitement subordonnés aux Turcs et aux Couloughlis (métis de Turcs et de femmes maghrébines) :  « Les esclaves chrétiens, dont on embarque toujours un assez grand nombre sur les corsaires, servent en qualité d’officiers-mariniers et de matelots. Les officiers sont tous Turcs ou Cologlis [sic]. Ils ne se mêlent jamais avec les Maures, qui, ainsi que les esclaves, ne peuvent jamais monter sur le gaillard d’arrière, ni entrer à la sainte-barbe, à moins d’y être appelés par le capitaine ou par quelque Turc. »

(Thomas Shaw, Voyages dans plusieurs provinces de la Barbarie et du Levant », Oxford, 1738).

La conclusion est peu originale :  la condition des esclaves dans les Etats barbaresques a varié d’une part avec les pays, d’autre part avec les époques et surtout avec la nature du travail imposé et la personnalité des propriétaires. Tant que les galères furent en service la condition des esclaves qui étaient incorporés dans la chiourme fut certainement terrible, aussi bien sur la rive sud de la Méditerranée que sur la rive nord, sans chercher à établir un classement dans les mauvais traitements.

 

 

LE REGARD OCCIDENTAL AUX SIÈCLES CLASSIQUES

 

 

« De ce que les récits d’esclavage soient devenus surtout à la fin du dix-septième siècle un genre littéraire, on ne saurait conclure que les captifs chrétiens aient eu un sort enviable ». (Charles-Robert Ageron, art.cité)

Les descriptions réelles ou imaginaires du monde barbaresque (et de l’empire ottoman) aux 17 ème et 18 ème siècles oscillent entre les récits de cruautés infligées aux captifs chrétiens et, de plus en plus, par rapport aux périodes précédentes, une présentation flatteuse de la civilisation turque des Etats barbaresques (même si elle est parfois exprimée avec des formulations condescendantes).

L’écrivain Régnard, auteur de comédies réputées à la fin du 17 ème siècle, fut capturé par les corsaires d’Alger au large de Hyères  alors qu’il revenait d’Italie.  Dans son court roman La Provençale, il décrit ainsi le dey d’Alger : « ... on conduisit les nouveaux esclaves devant le roi [le dey] qui a droit de prendre la huitième partie de tout le butin qui se fait. Ce prince appelé Baba Hassan étoit doux, civil et généreux au-delà de tous ceux de sa nation ; il n’avoit rien de barbare que le nom [allusion au mot barbaresque ?]. »

La provençale Elvire, dont Régnard est amoureux et qui a été capturée avec lui, attire l’attention du dey.  Régnard écrit : «  Je m’aperçois, mesdames, que vous tremblez pour Elvire. Ce mot de Turc vous effraie (...) mais ne craignez rien, cette belle est en sûreté et Baba Hassan qui possède toutes les qualités d’un parfait honnête homme n’a pas moins de respect que de tendresse pour elle et laissant à part le pouvoir du souverain, il essaie à se faire aimer par toutes les voies dont un amant se sert pour y arriver. »

Régnard ne donne qu’une version édulcorée de sa captivité, sous forme de fiction romanesque. Même quand il parle de sa propre expérience, il reste souriant. Ainsi dans une autre œuvre, il évoque ses ennuis : son maître  Achmet, croit qu’il fait la cour à sa femme (Régnard était bel homme); « Il [Régnard] savait les lois des Turcs, qui veulent qu’un chrétien trouvé avec une mahométane expie son crime par le feu, ou se fasse musulman. Il avait beau protester de son innocence : Achmet, qui avait juré la perte de son esclave, voulait l’immoler à son ressentiment ». Heureusement la famille de Régnard a payé sa rançon et il se sort de ce mauvais pas.

Au 18 ème siècle, le thème du « Turc généreux », qu’il s’agisse de Turcs de Turquie ou des Etats barbaresques, qui fait assaut d’honnêteté (au sens de l’époque) et de courtoisie avec les chrétiens,  devient un poncif (« Le Turc généreux » est le nom d’une des « entrées » des Indes Galantes de Rameau).

Les descriptions des témoins et pas seulement des auteurs de fiction, se font élogieuses; ainsi Le père Héraud, de l’ordre des Mercédaires, « rendant compte à ses supérieurs de la mission lors de laquelle il put négocier le rachat de 66 captifs (dont deux femmes), écrit :

«  ... nous eûmes l’honneur d’être admis à l’audience du Dey. Ce prince, qui paroit avoir au moins 60 ans, est d’un accès facile, humain et gracieux, ami des Chrétiens plus que le sont ordinairement les Gens de la Nation : il nous reçut avec bonté  »  (cité par Abla Gheziel, Captifs et captivité dans la régence d’Alger (XVII ème- début XIX ème siècle, Cahiers de la Méditerranée, 2013).

De son côté le Père Ximénez décrit ainsi le gouverneur de Blida : « C’est un Turc digne pour qui tous ont un grand respect et qui est aimé de tous pour sa bonté... Il nous reçut avec beaucoup de prévenance et il nous dit que nous étions les bienvenus, pour le temps qui nous conviendrait. »

 

UN RAPPEL SUR LA POPULATION

 

 

Notons ici que ces hommes courtois, voire « galants », sont des Turcs et non des Maghrébins, population soumise qui est moins évoquée par les écrivains occidentaux sauf pour indiquer qu’elle est méprisée des Turcs. Les voyageurs occidentaux se contentent généralement d’une division sommaire de la population  : dans les Etats barbaresques il y a les Turcs (classe dominante)  et les indigènes appelés Maures notamment dans les villes (certains auteurs parlent d’Arabes pour les populations des campagnes). On distingue aussi les kouloughlis (fils de Turcs et de femmes indigènes – le contraire étant a priori très rare – et ne donnant pas les mêmes droits) et les Juifs (voir première partie, Une population dominée).

Les kouloughlis, bien que largement assimilés aux Turcs (sous condition évidemment d’avoir reçu une éducation turque) sont écartés de certaines fonctions, d’où un mécontentement chez eux qui éclate parfois en révolte ouverte (insurrection des kouloughlis en 1629 – expulsés d’Alger, les kouloughlis compromis se réfugient dans les tribus kabyles, puis une paix est signée après une vingtaine d’années de combats sporadiques - , puis agitation et complots mal renseignés au 18 ème siècle).

Les Turcs de la régence essaient de maintenir leur caractère  culturel (plus que racial) par des mesures étonnantes : incitation à rester célibataire chez les janissaires, sous peine de perdre certains droits, choix du dey parmi les célibataires à partir de 1720. Car évidemment, en raison de la rareté – voire l’absence - des femmes turques sur place, le mariage des élites turques ne peut guère être envisagé qu’avec des non-Turques ; comme les mariages mixtes dans la caste dirigeante ne peuvent qu’affaiblir le caractère turc de celle-ci, on tâche de les écarter, même si les mesures ont aussi d’autres explications (P. Boyer Le problème Kouloughli dans la régence d'Alger. Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 1970. https://doi.org/10.3406/remmm.1970.1033 https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1970_hos_8_1_1033

 

 

UNE MODIFICATION DU REGARD OCCIDENTAL ?

 

 

Le goût des Turqueries persiste jusqu’au début du 19 ème siècle mais l’image du Turc généreux semble faiblir. Dans L’Enlèvement au sérail, de Mozart (1784), le pacha « turc » est tyrannique mais finalement se montre généreux (l’action se situe-t-elle en Afrique du nord ? Il est question du gouverneur d’Oran; à l’époque cette ville appartenait encore aux Espagnols et était en permanence disputée par la régence d’Alger – les Espagnols finiront par l’évacuer « librement » en 1792 après une guerre de plusieurs années).

Dans L’Italienne à Alger de Rossini (1813) le « bey » d’Alger (et non dey ?) est à la fois tyrannique et quelque peu ridicule. Il veut répudier sa femme et cherche une remplaçante. Son capitaine, Haly, lui vante les charmes des Italiennes (air Le femmine d’Italia) et justement, on vient de capturer une Italienne naufragée avec son amoureux transi (tandis que l’amoureux véritable de l’Italienne est déjà esclave à Alger). L’action peut commencer.

 

 

UNE AMÉLIORATION DE LA SITUATION DES ESCLAVES ?

 

 

content

Laugier de Tassy exerça comme chancelier du consulat de France à Alger en 1718-19. Il mit à profit son expérience dans un livre publié en 1725. Laugier de Tassy était alors commissaire de la marine du roi de France en Hollande . Dans son livre, Laugier veut se montrer objectif  et fait un tableau assez élogieux du gouvernement des deys - il est vrai qu'à l'époque la France et la régence avaient des relations amicales. Mais on lui a reproché d'être resté trop peu de temps sur place pour approfondir son sujet. Il témoigne en tout cas de la curiosité des Européens pour des voisins lointains et proches à la fois. 

Site de ventes Gros et Delletrez https://www.gros-delettrez.com/lot/86677/8194556-jacquesphilippe-laugier-de-tas

 

 

Pour certains Occidentaux du 18 ème siècle (cédant parfois à une pente naturelle d’exalter une autre civilisation pour critiquer la leur), le sort des esclaves n’était pas catastrophique :

« Je préférerais dix ans d’esclavage à Alger, assurait le diplomate Laugier de Tassy (qui bien sûr n’y avait jamais été captif)*, à un an de prison en Espagne ».

(cité par Charles-Robert Ageron, Regards européens sur l’Afrique barbaresque (1492-1830) – c’est Ageron qui souligne !)

Selon le même Laugier de Tassy, les esclaves étaient « très bien traités par les soldats turcs », on ne les chargeait point de travail au-dessus de leurs forces ; « généralement parlant les esclaves sont plus respectés que les chrétiens libres ». Seules les personnes de qualité subissaient quelquefois des brimades.

Laugier de Tassy estimait que la régence d'Alger n'était pas inférieure aux puissances européennes ni en ce qui concernait le droit naturel ni le droit des gens (on appelait ainsi le droit des étrangers ou le droit international).

« Selon Venture de Paradis, on ne comptait plus que 2 000 esclaves à Alger en 1787 avant la peste qui en enleva 700 à 800. « Les seuls esclaves qui soient à plaindre » sont ceux qui « appartiennent au beylik [à l’Etat] destinés au service de la marine et des travaux publics » (C.-R. Ageron, art cité).

La condition des esclaves connut-elle une amélioration relative ? Entre Laugier de Tracy vers 1725 et Venture de Paradis dans les années 1780, on se souviendra que les esclaves se révoltèrent en 1763 et que leur révolte fut réprimée par un massacre.

On verra ce qu’il en était dans les derniers temps de la régence d’Alger, où leur condition était toujours peu enviable pour beaucoup d’entre eux (chapitre Les derniers captifs).

Le consul américain Sheeler écrit en décrivant la situation vers 1820 (mais parlant de l’esclavage domestique, chez des particuliers) : « L’esclavage domestique a toujours été très doux dans ce pays, c’est moins un état de servitude qu’un échange de service. » 

 

Il faut observer que les chrétiens ne sont pas les seuls esclaves dans les Etats barbaresques. Il y a des « indigènes » (Arabes ou Maures des campagnes selon la classification des occidentaux) raflés lors des opérations menées par les gouvernants d’Alger contre les tribus qui refusent (ou n'ont pas les moyens) de payer l'impôt, ainsi que le dit le révérend britannique Shaw dans les années 1730 : « comme il y a un grand nombre de districts dans ces déserts qui, attendu leur stérilité, ne paient pas le tribut, les beys ne font guère de campagnes sans y enlever beaucoup d’esclaves ; genre de spoliation qui leur est d’autant plus facile, que les Maures, n’étant point unis entre eux , se trahissent volontiers les uns les autres. ».

D’autres esclaves sont probablement fournis par les prisonniers de guerre musulmans lors des conflits avec le Maroc ou la régence de Tunis (même si théoriquement la loi musulmane interdit de mettre en esclavage d’autres musulmans – mais c’est la même remarque pour les membres des tribus dont parle Shaw – la question reste en suspens).

Enfin il existe des captifs noirs qui sont majoritairement fournis par la traite intérieure africaine.

 

 

RARETÉ DES CONVERSIONS

 

 

Les esclaves chrétiens étaient-ils poussés à la conversion à l’islam ? Il ne semble pas.

Selon Leïla Ould Cadi Montebourg, il y avait même des peines de bastonnade prévues envers les chrétiens qui chercheraient à se convertir – mais dans quelles circonstances ces « tentatives » de conversion pouvaient-elles être décelées ?

La raison est que « Pour les maîtres, le reniement des esclaves était une perte de revenu, si bien que le gouvernement utilisait au besoin la dissuasive bastonnade pour les en détourner. Encore que le reniement n’entraînât pas, nous le savons, le changement de statut de l’esclave » ; en effet contrairement à une idée reçue, la conversion ne mettait pas fin à l’esclavage : l’esclave « n’est pas affranchi, mais il reste toujours esclave, jusqu’à ce qu’il verse à son patron l’argent qu’il a donné pour lui quand il l’a acheté au marché » selon le père Ximénez. Mais il devenait alors impossible de le vendre à des chrétiens (pour un rachat notamment). « Ainsi, pratiquement, les captifs apostats étaient-ils invendables » (Leïla Ould Cadi Montebourg).

« Les seules catégories sans doute que l’on essayait de convertir étaient les enfants et les femmes, car l’on considérait que leur conversion était plus aisée. » Toutefois « Certains chrétiens libres se convertissaient à l’islam ».

On peut donc se demander d’où venaient les fameux renégats, si les conversions étaient pratiquement interdites, d’autant qu’on sait que plusieurs d’entre eux, et parmi les plus célèbres, étaient d’anciens captifs convertis (Euldj Ali, Hassan Veneziano, etc) ? On remarque que les renégats deviennent plus rares au 17 ème siècle pour disparaître à peu près au 18 ème siècle. Les règles sur les conversions des esclaves se sont-elles durcies ?

Il semble qu’on soit mal renseigné sur les formalités qui rendaient possible, à certaines époques, la conversion. Mais la majorité des esclaves chrétiens restait – bon gré mal gré – dans sa religion et attendait sa libération d’un hypothétique rachat.

 

 

LE RACHAT DES CAPTIFS

 

 

Histoire_de_Barbarie_et_de_[

 Page de titre du livre du père Pierre Dan, religieux trinitaire, dont la congrégation se consacrait au rachat des captifs chrétiens en "Barbarie". Le titre du livre relie expressément la Barbarie et la présence des corsaires. Publié à Paris, 1637. Il y a eu d'autres éditions. L'illustration montre des religieux trinitaires qui présentent à des Turcs le montant d'une rançon dans des coffrets. Les esclaves à genoux supplient pour être rachetés tandis que des gardes distribuent des coups de gourdin. Au second plan une autre scène de bastonnade.

Site de ventes Gros et Delettrez https://www.gros-delettrez.com/lot/20671/4482623

 

 

 

En effet, les captifs chrétiens pouvaient toujours être rachetés.

Selon Michel Fontenay :  « la plupart des rachats se faisaient par voie individuelle. Le captif négociait lui-même avec son patron le prix de la rançon, puis il devait se démener pour négocier un crédit sur place ou obtenir le secours de ses proches, et finalement faire parvenir le montant du rachat (augmenté d’importants frais annexes) jusqu’à son lieu de détention. » Divers intermédiaires agissaient et prenaient leur commission au passage : sur la rive nord « des marchands provençaux, génois ou toscans, en correspondance avec les consuls français ou anglais », et sur l’autre rive, « soit des Juifs de la diaspora séfarade » soit des chrétiens convertis à l’islam  (Michel Fontenay, Routes et modalités du commerce des esclaves dans la Méditerranée des Temps modernes (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles), Revue historique 2006 ).

 Mais le rachat pouvait être collectif et il était alors l’affaire d’ordres religieux notamment au 16ème et 17 ème siècle :

« La rédemption [rachat] des captifs chrétiens était traditionnellement l’affaire des missionnaires religieux : Mercédaires, Trinitaires ou Lazaristes de Saint Vincent de Paul, en majorité. Toutefois, cela n’empêchait nullement l’action d’autres intermédiaires, maures le plus souvent » mais également juifs (Abla Gheziel, Captifs et captivité dans la régence d’Alger (xviie- début xixe siècle)Cahiers de la Méditerranée, 2013, http://journals.openedition.org/cdlm/7165

 Wolfgang Kaiser décrit les démarches des pères capucins, envoyés en mission par l’arciconfraternità del Gonfalone pour le rachat de captifs en 1587 :

«  Confrontés à des masses de captifs qui réclamaient par écrit ou à haute voix leur rachat, les rédempteurs étaient obligés de s’engager dans des négociations, promettant le rachat à certains et anticipant sur des moyens financiers qui tardaient à venir. Ils s’engageaient ainsi dans une spirale d’endettement qui ruinait leur réputation à Alger et qui faisait la fortune des prêteurs ». « Les frères rédempteurs sont victimes d’exactions arbitraires, sans aucune sécurité juridique, exposés aux violences et humiliations, voire menacés de mort » (Négocier avec l’ennemi. Le rachat de captifs à Alger au XVIe siècleSiècles, 2007,  http://journals.openedition.org/siecles/1292

 

Avec le temps, l’action des religieux diminuera tandis que les opérations de rachat seront prises en charge de plus en plus par les Etats (même si les religieux sont souvent présents aux côtés des Etats). On peut le voir en 1779 quand Louis XVI rachète plus de cinquante Corses (dont quelques femmes et enfants) captifs à Alger et Tunis*, avec l'aide des pères redemptoristes. Il s’agissait de Corses capturés avant l’annexion française de 1768-69, et donc captifs depuis au moins 10 ans (en effet, depuis l'annexion française, les Corses étaient - en principe - protégés en qualité de ressortissants français par les traités en vigueur). La décision de rachat de Louis XVI avait évidemment pour objectif de se rendre favorable l’opinion en Corse.

                                                                                      * Les enfants semblent être nés en captivité. Le plus vieux captif avait environ 80 ans et était captif à Tunis depuis quarante ans.

 

Il existait parfois des caisses d’assurance pour organiser le rachat des captifs, aussi bien du côté musulman que du côté chrétien : « ... à Alger, un fonds spécial du Waqf al-Haramayn serait dévolu spécifiquement au rachat ; à Livourne, la « nation » juive instaure quant à elle, dès 1606, une Cassa per il riscatto degli schiavi (« Caisse pour le rachat des esclaves ») qui s'emploie à libérer les prisonniers issus de la communauté. En 1624, on fonde à Hambourg - en s'inspirant d'institutions établies à Gênes, Venise, Amsterdam et Lübeck - une sorte de mutuelle appelée Sklavenkasse (une caisse commune pour le rachat d'esclaves) » (Guillaume Calafat et Wolfgang Kaiser, Razzias et rançons en Méditerranée, L’Histoire, 2016 - https://www.lhistoire.fr/razzias-et-ran%C3%A7ons-en-m%C3%A9diterran%C3%A9e).

Certaines corporations comme les pêcheurs de Barcelone prévoyaient dans leur réglement l'obligation de payer un montant fixe par membre de la corporation pour le rachat des membres captifs des Barbaresques. 

 

Combien de captifs purent bénéficier d’un rachat ? Nous n’avons trouvé aucun pourcentage dans les sources consultées

On peut enfin indiquer que selon  l’article cité d’ Abla Gheziel, lors du rachat opéré en 1750 par les Mercédaires, sur 66 captifs rachetés (dont deux femmes), la captivité la plus courte avait été de deux ans, la plus longue de 18 ans, la moyenne étant de 4 à 10 ans.

 

 Récit_véritable_de_ce_qui_[

Relation d'une mission de rachat des captifs par les religieux de l'ordre de la Merci, par un religieux de cet ordre, lui-même  captif et racheté lors de cette mission. A Paris, 1678. Gallica.

 

 

 

 LES ÉCHANGES

 

 

Les échanges semblent avoir été plus rares que les rachats. Il était possible d'échanger des individus ou des groupes d'individus. Le raïs et pacha d'Alger Mami Arnaute (pour les Turcs, Arnawût Mâmî, d'origine albanaise) écrit vers 1580 au grand duc de Toscane, pour dire qu'il met en liberté un de ses captifs en espérant que le grand duc voudra bien lui rendre la même politesse pour un des captifs algériens, dont il donne le nom. Les relations de Mami Arnaute avec les puissances européennes semblent avoir toujours été très courtoises.

Lorsqu'il y avait conclusion d'un traité de paix, généralement les captifs de part et d'autre étaient échangés (parfois le traité de paix prévoyait un montant  à payer pour chaque individu - il n'y avait donc pas vraiment échange, mais rachat).

 

 

 

VIOLENCE LÉGALE DANS LA RÉGENCE

 

 

Alger dans l’époque ottomane n’était pas un paradis terrestre (ni l’empire ottoman lui-même ni les autres Etats barbaresques), mais la situation n’était sans doute pas meilleure en Europe.

 Vers 1730, le révérend Shaw observe : «  ... on brûle vif, hors de la porte de Babalouet, tout Juif qui est seulement soupçonné d’avoir agi ou mal parlé du dey ou du gouvernement. Lorsqu’un coupable ne mérite pas la mort, on lui administre sur-le-champ le nombre de coups de bâton auxquels il est condamné, c’est-à-dire depuis trente jusqu’à douze cents (...). Les voleurs sont punis sévèrement ; mais les esclaves peuvent friponner avec impunité : car ils en sont toujours quittes pour une correction plus ou moins sévère de la part des personnes auxquelles ils parviennent à dérober quelque chose. Le Maure qui est surpris volant la moindre bagatelle est aussitôt condamné à avoir la main droite coupée, à être promené sur un âne, le visage tourné vers la queue, sa main pendue au cou, et précédé d’un chaoux qui crie : « Voilà la punition réservée aux voleurs. »

Les juifs et les Maures (maghrébins d’origine) font fréquemment l’objet des chatiments le plus sévères ; « .Pour avoir défendu sa femme que des Turcs voulaient violer sous ses yeux et avoir tué l’un d’eux dans l’échauffourée, un Maure fut empalé » ( Leïla Ould Cadi Montebourg, Alger, une cité turque au temps de l’esclavage. À travers le Journal d’Alger du père Ximénez, 1718-1720).

Le père Ximénez témoigne vers 1720 ; «  Cet après-midi, on a brûlé un Juif à Bab El-Oued, parce qu’il s’est habillé comme un Maure et il est allé chez un barbier pour qu’il le rase, et comme il savait qu’il était Juif, ils rendirent compte au roi Mahamet gouverneur, disant qu’il feignait d’être Musulman et que c’était là se moquer de la loi mahométane, et sans autre motif on le condamna au bûcher. Devant une si terrible sentence il dit qu’il voulait être Musulman, mais ils refusèrent sa conversion. »

 

 

LA SEXUALITÉ DANS LA RÉGENCE

 

 

Le père de Haedo remarque : « Ils [les Turcs] usent aussi charnellement de leurs esclaves chrétiennes – ce qui ne leur est point défendu – mais, s’ils en ont des enfants, ils ne peuvent plus désormais les vendre. »

Au 18 ème siècle, Laugier de Tassy observe ; « ... les femmes de quelque distinction qui tombent toujours en partage au deylik [à l’Etat, on trouve aussi beylik], sont envoyées dans la maison du chekebeled ou maire de la ville pour y être gardées et bien traitées, jusqu’à ce que leur rançon soit arrivée. Les femmes de basse extraction, elles, sont vendues à des particuliers, à la brutalité desquels elles sont exposées, et il y en a peu qui puissent s’en défendre ». (cité par Leïla Ould Cadi Montebourg)

 

Les femmes chrétiennes captives semblent peu nombreuses ; passagères des vaisseaux de commerce, leur nombre est moindre que celui des hommes, logiquement plus nombreux sur les vaisseaux. S’y ajoutent les femmes (et jeunes filles) raflées lors de razzias sur les côtes.

Le RP de Haedo s’intéresse aux habitudes matrimoniales des Turcs (il dit les musulmans – sa remarque s’applique-t-elle aussi aux « Maures » ?  ici on peut  en douter) :  « Ordinairement, les musulmans préfèrent épouser des renégates, parce que celles-ci sont toutes plus accomplies, et diligentes dans le service des maris et le gouvernement de leurs maisons et plus soigneuses que les Turques et les Mauresques. Si le musulman l’achète chrétienne et la fait se convertir à l’islamisme, elle est toujours son esclave, à moins qu’il ne l’affranchisse expressément » (cité in La Régence d’Alger, textes réunis paPatrice Delpin, 2015 Clio-Texte, https://clio-texte.clionautes.org/la-regence-dalger.html

Vers 1730, Shaw fait remarquer : « Nous croyons devoir remarquer à ce. sujet qu’il n’y a point ou peu de femmes turques à Alger. Elles ont en horreur ce pays, qu’elles regardent comme le réceptacle de tout ce qu’il y a de plus vil et de plus méprisable  dans les États ottomans. Les véritables Turcs se contentent d’y avoir des concubines du pays, ou des esclaves chrétiennes. »

Il continue :

 « On traite ici de puérilités les égards qu’en Europe on a pour les femmes, et l’on prétend que nos déférences pour le beau sexe sont autant d’infractions que nous faisons à la loi naturelle, qui assigne à l’homme la supériorité sur la femme. »

« La plupart des femmes moresques passeraient pour belles, même en Angleterre. Quant à leurs enfans, ils ont assurément le plus beau teint que j’aie jamais vu.

Comme elles se marient souvent à onze ans, elles ont quelquefois des petits-enfans à vingt-quatre; et comme elles vivent aussi long-temps que les Européennes, ils n’est pas rare qu’elles voient plusieurs générations à un âge encore peu avancé. »

La sexualité (en intention ou en acte ?) entre esclaves chrétiens  ou chrétiens libres et femmes musulmanes est réprimée brutalement : « Pour terminer, deux femmes furent noyées, car il était interdit à une musulmane d’épouser ou d’avoir des relations sexuelles avec un non-musulman : la loi prévoyait la lapidation. En conséquence les deux musulmanes surprises en compagnie d’un esclave chrétien furent mises à mort : elles furent noyées en mer. » (Leïla Ould Cadi Montebourg, d’après le journal du père Ximénez ; on n’explique pas pourquoi la noyade est substituée à la lapidation)

 

 

Haedo se fait conseiller psychologique pour décrire les inconvénients de la polygamie : « Cet usage d’avoir tant de femmes étant admis, celles-ci s’arrangent de leur mieux les unes avec les autres pour que leur mari ne les répudie pas. Cependant, d’ordinaire elles ne s’aiment pas beaucoup, ne mangent pas ensemble, et se tiennent en garde les unes contre les autres, de peur qu’on ne leur administre du poison. Il y a toujours entre elles des haines, de l’envie, des jalousies, et il en est de même de leurs enfants qui jamais ne s’aiment sincèrement. C’est là un argument de la dernière évidence, qui prouve que la pluralité des femmes est contraire à la raison naturelle »

« Les maris musulmans sont aussi très jaloux de leurs femmes, et ne veulent pas qu’elles soient vues même par leurs propres frères ; c’est pour cela qu’ils n’ont pas de fenêtres sur rue et qu’il n’entre dans la maison ni Maure, ni Turc ou renégat sans que ceux de la maison crient d’abord : Garde à vous ! Faites le chemin libre ! A ce signal, les femmes courent aussitôt se cacher en leurs appartements, comme les lapins dans leurs terriers dès qu’ils sentent l’oiseau de proie. Outre cela, les Turcs principaux font continuellement surveiller leurs épouses par des eunuques noirs ... »

 

A la fin du 16 ème siècle, Nicolas de Nicolaÿ note la liberté d’allures (pas forcément un choix de leur part ?) des femmes et des filles esclaves maures d’Alger qui « vont laver le linge, étant ordinairement toutes nues, excepté qu’elles portent une pièce de toile de coton (...) pour couvrir les parties secrètes (lesquelles toutefois pour peu d’argent elles découvrent volontiers) (...). Mais quant aux femmes des Turcs ou Maures, on ne les voit guère aller découvertes. Car elles portent un grand bernuche [burnous] d’une fine serge blanche, noire ou violette qui leur couvre toute la personne et la tête (…). » ( Les navigations, pérégrinations et voyages faits en la Turquie« , Livre Premier, VIII, 1567-1568, cité dans Clio-Texrte).

 

 

 

HOMOSEXUALITÉ ET PÉDÉRASTIE

 

 

On a vu que pour des auteurs chrétiens contemporains du corso, l’une des explications des conversions des renégats était le désir de se livrer à la sodomie (homosexuelle), celle-ci étant réputée en honneur dans l’empire ottoman (et ses dépendances). Nous n’entrerons pas ici dans le débat de savoir si cette réputation était fondée ou non. Le RP de Haedo écrit :

« ... les Raïs recueillent dans leurs maisons quelques Levantins ou soldats qu'ils préfèrent... [ils] habillent richement leurs garçons (qui sont femmes barbues) d'habits fort jolis [...]. C'est un point d'honneur parmi eux de lutter à qui aura le plus grand nombre de ces garçons, les plus beaux et les mieux vêtus ». La remarque s’applique à des « Levantins » (?) et aux soldats préférés des raïs et non à des esclaves. Tal Shuval y voit « la volonté de [Haedo] de présenter cela comme un phénomène homosexuel, mais il y voit plus exactement « une description du kapı » ou maison au sens large d’un chef et de ses subordonnés, qui font carrière à sa suite* (Remettre l'Algérie à l'heure ottomane. Questions d'historiographie, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 2002  https://journals.openedition.org/remmm/244?amp%3Bid=244&lang=en ).

                                                                                             * Cf. le récit de l’ancien captif chez Cervantès, cité plus haut. Le captif est un esclave de Euldj Ali qui est transmis, par héritage, à un des « mignons » de celui-ci.

 

Haedo comme on le faisait à son époque, lie la pédérastie et l’homosexualité : « Chez plusieurs, la honteuse pédérastie est inculquée dès l’enfance par leurs maîtres... »

Shuval indique dans une note « Le problème de l'homosexualité dans une société à forte majorité masculine, comme l'était l'élite ottomane de l'Algérie, mériterait une étude à part entière. »

La situation des esclaves et notamment des enfants capturés ou nés en esclavage n’est abordée que sommairement par les historiens : « Les jeunes garçons étaient, eux aussi, très sollicités. Le père [Ximénez] revient souvent sur cette question des jeunes garçons « exposés aux violences de certains maîtres qui les achètent quelquefois à ce dessein » [la citation est de Laugier de Tassy]. La violence pour amener un jeune garçon à l’homosexualité n’était pas toujours utilisée. Le maître parvenait parfois à ses fins par la persuasion. De plus, les jeunes esclaves chrétiens n’étaient pas les seuls à être provoqués. Le père raconte plusieurs scènes de violence sexuelle commise à l’endroit de jeunes gens maures ou juifs. » ( Leïla Ould Cadi Montebourg).

On peut citer l'Histoire d'Alger sous la domination turque (1515-1830) de H.-D. de Grammont (1887) :  « .. contrairement à une opinion erronée (...) les Turcs ne faisaient généralement aucun effort pour contraindre les captifs à embrasser le mahométisme [sic] : ils voyaient au contraire ces apostasies d'un très mauvais œil, car bien que l'abjuration ne procurât pas de droit, la liberté au renégat, elle le dépréciait en tant qu'esclave (...) Il n'en était pas de même quand il s'agissait de femmes ou d'enfants : les femmes entraient au harem [toutes ? C'est douteux], quant aux enfants, ils devenaient les pages favoris des riches et des reïs. L'abbé de Fromesta donne de longs détails sur ce sujet scabreux. »

Notons que Leïla Ould Cadi Montebourg évoque l’homosexualité chez les esclaves pour dire qu’elle était punie par les responsables des bagnes – mais ceux-ci étaient le plus souvent des renégats : elle suggère que les renégats appliquaient le code moral de la chrétienté plus que celui en vigueur chez les Ottomans (?).

 

 

ET LES ESCLAVES DE LA CONTRE-COURSE ?

 

 

Bien que notre sujet concerne la régence d'Alger, nous sommes appelés à parler de la situation des esclaves musulmans en général dans les Etats chrétiens. 

Marcel Fontenay note qu’en Europe, l’esclavage domestique était moins répandu qu’en Orient et en Afrique du nord. Mis à part quelques cas « d’esclavage décoratif » dans quelques familles aristocratiques du sud de l’Europe, la demande en esclaves des Etats européens était destinée à armer les chiourmes des galères « mais au XVIIe il n’en subsistait plus guère qu’à Malte et dans quelques cités italiennes, comme Gênes, Livourne, Civitavecchia ou Naples, ainsi qu’à Marseille, à cause de l’étonnant engouement de Colbert et de Louis XIV pour un type de bâtiment devenu totalement désuet ».

L’Europe chrétienne admettait donc l’esclavage pour les musulmans capturés (et pas que ces derniers) en le justifiant par la raison d’Etat : les nécessités du fonctionnement des galères.

L’auteur précité écrit : « Mais si les esclaves musulmans étaient moins nombreux en terre chrétienne, leur condition y était pire, car ils le demeuraient plus longtemps, souvent jusqu’à la fin de leurs jours. En effet s’il y avait dans les ports de l’Islam méditerranéen des négociants francs en perpétuel va-et-vient qui servaient tout naturellement d’intermédiaires aux captifs chrétiens désireux d’entrer en contact avec leurs proches, l’inverse n’existait pas ou à dose homéopathique » (...) les libérations d’esclaves musulmans se faisaient au compte-gouttes et le plus souvent dans le cadre d’un accord d’échange d’État à État. »

.https://www.cairn.info/revue-historique-2006-4-page-813.htm           

On verra qu’il faut peut-être nuancer ce point de vue.

Les conditions de capture des esclaves musulmans de la régence d’Alger ont été étudiées par un article de Moulay Belhamissi Course et contre-course en méditerranée ou comment les algériens tombaient en esclavage

(XVIe siècle – 1er tiers du XIXe siècle).

Cet auteur semble rejeter sur ls Européens la responsabilité des conflits à l’origine des prises d’esclaves (« la  plupart des nations maritimes d’Europe {étaient] mues par des préjugés anti-musulmans, un esprit de croisade et des appétits politico-économiques ».

Il évoque une « chasse aux Musulmans » menée soit par des « corsaires « privés » qui se moquaient des traits conclus » ou par les escadres européennes. « L’état de guerre permanent ou presque avec la Régence [d’Alger] en fournissait le prétexte. »

L’auteur omet de dire que ce même prétexte était invoqué par les corsaires d’Alger et des autres puissances barbaresques.

Il observe que « Parfois en mer, une mutinerie des captifs chrétiens se déclenchait quand la surveillance se relâchait. En cas de réussite, on vendait les Musulmans marins ou voyageurs comme esclaves. On s’emparait du navire et on libérait les esclaves chrétiens. » Mais, selon lui, curieusement, « La capture nécessitait corruption, complicité ou trahison. » (aucune prise sans un de ces facteurs ? La mutinerie des captifs chrétiens était-elle une trahison ?)

Certes il y avait des traités entre la régence d’Alger et la France mais « La passivité ou la complicité française encourageait les assaillants. Les traités signés restaient souvent lettre morte. » « Rien n’était moins sûr que les ports de France. »

En 1741, un navire d’Alger (probablement corsaire ?) est pris par une galère espagnole à proximité des côtes françaises en violation des traités interdisant « de faire des prises, à moins de 30 miles des côtes françaises » sans que l’intendant  français fasse tirer au canon contre la galère espagnole. « Le Dey entra dans une colère extrême. Il fit ôter sur le champ le gouvernail à sept bâtiments français ancrés dans le port, de même qu’il fit enchaîner les équipages deux à deux. Le consul les y rejoignit »

En 1790, un navire corsaire d’Alger qui a saisi un bateau marchand génois est lui-même attaqué par des corsaires de Gênes. Il se réfugie sur les côtes de France mais les génois viennent l’enlever à quelques mètres des canons français qui n’interviennent pas.

Ces cas devaient être fréquents. Il s’agit de l’arroseur arrosé ; les autorités françaises auraient dû intervenir pour protéger les corsaires algériens contre leurs poursuivants, en application des traités – mais elles ne le firent pas, laissant aux diplomates le soin de s'excuser.

 

L’auteur indique que les Européens justifiaient parfois les prises de vaisseaux d’Alger par des arguties juridiques, ce qui fait que le dey écrit (avec une ironie bien venue) au duc de Mortemart, amiral de la flotte de Méditerranée qui a fait saisir des vaisseaux algériens parce que leurs passeports étaient trop vieux (1687) :  «   Nous vous dirons cependant comme à notre illustre ami, que ces tours de voleurs nous étaient autrefois imputés mais que présentement ils ont passé de nous à vous.»

 

 

 

LES ESCLAVES MUSULMANS EN ESPAGNE ET À MALTE

 

L’auteur ne mentionne pas les conditions de détention des musulmans capturés (parmi lesquels fréquemment des pélerins en partance pour la Mecque, ou en revenant). Si à l’époque des galères leur situation était aussi dure que celle des rameurs chrétiens, qu’en était-il par la suite ?

Les conditions de vie des esclaves musulmans en Espagne au 18 ème siècle ont été contrastées selon le statut de l'esclave.

« En 1748, quand les galères cessèrent de fonctionner, tous les esclaves furent employés dans les arsenaux et dans les travaux publics. » Les raïs prisonniers, eux n'étaient pas tenus de travailler et percevaient une somme pour leur nourriture.  L'un d'eux écrit  au dey d'Alger (en 1766) :

« Nous sommes dans une ville appelée Ségovie, très loin de la mer. La nuit, on nous enferme et, le jour, on nous ouvre les portes. Nous avons nos aises dans les étages élevés de la demeure, où il y a des gardes dans l’escalier. Chacun ne descend que pour prendre l’eau dont il a besoin pour lui-même. (...) On ne nous donne aucun objet qui soit en fer ; chacun a son lit ; on nous donne du linge tous les ans et nous sommes bien vêtus ; chacun de nous reçoit trois réaux par jour, qui équivalent à cinq blancs de là-bas, et Hachimusa et Barbusa en reçoivent quatre ».

Logés à deux dans une cellule, les raïs n'étaient pas mal traités. Mais les conditions d'existence des simples captifs étaient pires, du moins pour ceux de l'arsenal de la Carraca, où ils couchaient entassés dans une promiscuité et saleté effrayantes. A l'arsenal de Carthagène, mieux traités, ils logeaient la nuit sur les galères, une fois celles-ci désaffectées, et travaillaient le jour.  Les autorités n'admettaient pas qu'ils aient un lieu de culte sauf pour les prières en cas de décès, et encore l'Inquisition demanda et obtint sa démolition.

« À partir de 1767, le nombre d’esclaves baissa rapidement à cause des libérations massives auxquelles l’on procéda et du fait de la diminution des captures.» A compter de 1786 (signature du traité de paix entre l’Espagne et la régence d’Alger), « les esclaves maures et turcs disparurent ou furent réduits à un nombre insignifiant.»

(Maximiliano Barrio Gozalo, Esclaves musulmans en Espagne au xviiie siècle, Cahiers de la Méditerranée, 2013,  https://journals.openedition.org/cdlm/7147)

 

Le centre principal de détention des esclaves musulmans était au 17ème et 18 ème siècles, Malte, sous la souveraineté des chevaliers de l‘Ordre. L’article Wikipédia Esclavage à Malte écrit :

« Par leur statut, leur isolement et leur religion, les esclaves sont marginalisés par rapport à la société maltaise. Leur premier lieu social est évidemment les prisons où les esclaves se retrouvent tous les soirs [après le travail]. Ils peuvent y utiliser leurs langues et y pratiquer leurs rites.

Pendant la journée et en dehors de leurs périodes de travail, les esclaves peuvent se retrouver dans les tavernes, surtout autour du Grand Port qui constitue le lieu de rencontre de tous les aventuriers et marginaux de l'île. Les esclaves peuvent y boire, retrouver des prostituées, voire élaborer des projets d'évasion. »

Au plus haut (vers 1710), il y a Malte 3000 esclaves, soit 6% de la population totale (50 000 habs.), selon Anne Brogini, L’esclavage au quotidien à Malte au xvie siècle, Cahiers de la Méditerranée, 2002, https://journals.openedition.org/cdlm/26

 

Malte étant le centre principal du corso chrétien, on peut voir que le nombre d’esclaves « musulmans » (en fait ce pouvait être aussi des Grecs chrétiens sujets de l’empire ottoman) était à son maximum environ le dixième du nombre des esclaves chrétiens à Alger à son maximum (voir plus haut)*.

                                                                                       * Mais Malte vendait les esclaves qui y étaient amenés (par exemple au roi de France pour ses galères, toutefois ces ventes ne furent jamais massives, quelques unités de temps en temps) – donc seule une partie des esclaves restait à Malte pour équiper ses propres galères ou était achetée par des particuliers maltais, chez qui l'esclavage était une pratique plus courante que dans d'autres pays chrétiens.

 

 PERELLOS

Raimondo (Ramon) Perellos y Rocafull, Grand Maître de l'ordre de Malte de 1697 à 1720, représenté sur une tapisserie de la Co-cathédrale Saint-Jean à La Valette (Malte). A gauche une allégorie de l'ordre de Malte tient enchainé un Turc, représenté le crâne rasé avec une mèche de cheveux (représentation traditionnelle des esclaves ?); à droite une autre allégorie (la religion catholique, la charité ?) présente au Grand Maitre un personnage vêtu sommairement qui semble remercier le Grand Maître, probablement un esclave chrétien délivré. Le Grand Maître, grande perruque noire et petite moustache, fait un geste noble de la main, tandis qu'un jeune page, tenant on ne sait pas bien quoi, le regarde avec un air presque énamouré.

https://www.stjohnscocathedral.com/the-co-cathedral/the-tapestries-of-st-johns-co-cathedral/

 

 

Le nombre d’esclaves à Malte doit donc tenir compte de ce turn-over (limité),  tandis qu’à Alger les ventes ne faisaient pas sortir les esclaves de la Régence.

 On doit aussi signaler que dans certaines circonstances, les esclaves pouvaient subir des supplices effrayants : ce fut le cas d'une vingtaine d'entre eux, impliqués dans la "conspiration des esclaves" de 1749*.

                                                                                                                                                              * En 1748, la chiourme probablement en majorité chrétienne de la galère du pacha de Rhodes se mutine et dirige la galère vers Malte. Le pacha, prisonnier mais très bien traité et libre de ses mouvements, en profite pour organiser un complot des esclaves (musulmans) pour s’emparer de l’île : le premier acte doit être l’assassinat du Grand maître, suivi de beaucoup d'autres. Mais le complot est déjoué et ses principaux acteurs sont condamnés à mourir, certains dans des supplices atroces. Quant au pacha, on se contenta de le renvoyer à Istanbul, où d'ailleurs le sultan le reçut mal, sans doute mécontent de son zèle intempestif (et anachronique).

 

Les esclaves musulmans, étaient-ils comme l’indique Marcel Fontenay , esclaves à vie, quasiment sans espoir de rachat ? A Malte, « Entre janvier 1686 et décembre 1706, 757 sauf-conduits [de libération] ont été accordées à 627 hommes et 130 femmes libérés. Et après sa liberté, il faut encore payer son voyage en navire pour rentrer au pays. » (article Wikipédia précité).

« Plus rarement, un événement exceptionnel peut survenir, en particulier le rachat en nombre d'esclaves par voie diplomatique, rare mais non exceptionnel. Un dernier exemple se verra encore à la fin du xviiie siècle quand l'ambassadeur du Maroc vint à Malte racheter 1 200 esclaves, à la suite d'un vœu de son souverain » (idem).

Mais pour Anne Brogini, spécialiste de l’histoire de Malte, le rachat n’était nullement exceptionnel : «   La raison de cette faible proportion de conversion au christianisme [des esclaves musulmans] tient au fait que le temps de résidence des esclaves à Malte apparaît réduit, grâce à des procédures de rachats rapides et efficaces dès la fin du xvie siècle. Soucieux d’éviter une surpopulation servile dans un port qu’il souhaite exclusivement catholique, l’Ordre de Malte favorise le commerce des captifs, notamment par l’octroi de sauf-conduits aux intermédiaires laïcs, qu’ils soient chrétiens, juifs ou musulmans. Il apparaît que les esclaves qui se convertissent sont ceux qui ont perdu tout espoir de rachat, faute de fonds disponibles ou de soutien familial, et qui résident depuis un certain temps déjà dans l’île ». (Une activité sous contrôle : l’esclavage à Malte à l’époque moderne, Cahiers de la Méditerranée, 2013, https://journals.openedition.org/cdlm/7155 ).

Convertis, ces esclaves sont finalement libérés et il y a parfois des mariages avec les habitants.

 

 

 000743

Antoine de Favray, Dames de Malte se faisant visite.

Le peintre Antoine Favray (1706-1791) s'installa à Malte et finit par devenir chevalier de Malte, ajoutant une particule à son nom. Il a laissé un grand nombre de portraits et de scènes de la vie à Malte, devenant le peintre attitré de l'ordre de Malte. Ses oeuvres sont des documents sur les costumes et les moeurs à Malte au 18 ème siècle. Sur cette scène (exposée en France au Salon de peinture de 1763), on voit des dames de la bonne bourgeoisie Maltaise. A droite, la femme noire qui s'occupe de l'enfant est sans doute une esclave. Toutes les composantes de la société maltaise (les chevaliers, la noblesse et la bourgeoisie maltaises et même les gens du peuple) possédaient des esclaves domestiques, souvent des femmes. En 1798 Napoléon Bonaparte s'empara de Malte et mit fin à l'esclavage. 

Musée du Louvre https://utpictura18.univ-amu.fr/notice/743-dames-malte-se-faisant-visite-favray

 

 

 

 

ESCLAVES DU ROI DE FRANCE

 

 

S’il n’y avait quasiment pas d’esclaves domestiques en France, les esclaves étaient employés pour les chiourmes des galères (pour les besoins de la défense, dirait-on aujourd’hui).

Ainsi Colbert écrivait à son fils qui se trouvait à Malte pour son  apprentissage de chevalier de Malte (ce qu’on appelait « faire ses caravanes ») de profiter de son séjour pour acheter des esclaves pour les galères.

 L'utilisation d'esclaves en France même pouvait paraître contraire à une règle admise qui disait que l'arrivée sur le sol de France affranchissait (règle qui évidemment ne s'appliquait pas dans les îles françaises des Antilles). Mais les juristes (qui ne semblent pas s'être vraiment posé des cas de conscience à ce sujet) avaient une réponse, plus ou moins convaincante : « Tout homme qui a une fois touché les terres du royaume est libre, et on ne se dispense de suivre cette loi que pour les Turcs et Mores qui sont envoyés à Marseille pour le service des galères, parce que, avant d’y arriver, ils sont achetés dans les pays estrangers où cette espèce de commerce est establi », écrit un juriste du 17 ème siècle (cité par Pierre Boyer, La chiourme turque des galères de France de 1685 à 1687, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 1969, https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1969_num_6_1_1005#:~:text=Dans%2033%20gal%C3%A8res%2C%20sur%20un,(290%20%C3%A0%20300%20individus)%20

 

Les consuls de France étaient principalement sollicités  « par le ministre de la Marine afin de fournir de jeunes esclaves, forts et en bonne santé, destinés à la chiourme des galères » (Xavier Labat Saint Vincent, Achats et rachats d’esclaves musulmans par les consuls de France en Méditerranée au xviiie siècle, Cahiers de la Méditerranée, 2002, https://journals.openedition.org/cdlm/44#bodyftn37).

 

Evidemment comme il aurait été risqué de les acheter directement en territoire ottoman (où certains consuls avaient eu des expériences malheureuses), c’est auprès de Malte que les consuls se tournaient de préférence. Malte qui devait aussi équiper ses chiourmes, ne pouvait vendre que peu de sujets à la fois.

Pendant une période, il avait aussi été possible de s’adresser à « tout autre port chrétien supposé pouvoir fournir ce type d’esclaves : Livourne, Gênes, Venise, Alicante, Cagliari, ou « lorsque les relations diplomatiques avec l’Empire ottoman le permettent, à Istambul » (André Zysberg,  Les galères de France entre 1661 et 1748 : restauration, apogée et survivance d’une flotte de guerre en Méditerranée, cité par X. Labat Saint Vincent, at. cité) - donc le sultan ottoman permettait – à certains moments – la vente d’esclaves au roi de France (à condition, peut-on supposer, que ces esclaves ne soient pas des sujets de l’empire ? On sait que la France acheta des « Russes » (en fait des Ukrainiens vendus par les Tatars aux marchands ottomans) sur les marchés d’Istanbul.

 

La question de la légalité d’achats (ou de prises directe en mer aboutissant à la mise en esclavage) d’esclaves « Turcs » de l’empire ou Turcs et Maures des régence pour les galères de France est un point extrêmement complexe, compte-tenu des accords qui liaient la France d’abord à l’empire ottoman puis aux régences.

Il est certain que ces achats ou ces prises ont été prohibées progressivement.

Une anecdote indique que le Sultan, fatigué que ses sujets soient utilisés sur les galères ce France, menaça l’ambassadeur de France, le comte de Villeneuve, de l’expédier dans la sinistre prison des Sept Tours, et à partir de là, les esclaves « turcs » furent libérés (M. de Villeneuve fut ambassadeur à Istanbul entre 1728 et 1741)*.

                                                                                                                   * Anecdote citée par Claude Petiet, Le roi et le grand maître: l'Ordre de Malte et la France au 17 ème siècle, 2002.

 

Mais l’interdiction du Sultan (qui dut être énoncée à plusieurs reprises auparavant) visait-elle seulement des Turcs ou tous les sujets de l’empire, et s’appliquait-elle aux Turcs des régences barbaresques théoriquement vassales de l’empire, et aux habitants non-Turcs de celles-ci, autant de questions auxquelles il est difficile de répondre avec précision.

                                                                                                 * Claude Petiet , dans son livre Le roi et le grand maître: l'Ordre de Malte et la France au 17 ème siècle, 2002, dit que le Sultan ne se souciait pas des Barbaresques - mais faut-il comprendre ici tous les habitants des Etats barbaresques (Turcs et Maures) ou seulement les Maures ? 

 

Enfin, il est logique de penser que les traités permettaient la libération des personnes qui avaient été capturées avant le traité (ce fut clairement le cas pour le traité avec Alger de 1689).

Glanons quelques éléments dans l’article précité :

« ... en fonction des divers accords passés entre la France et la Porte [l’empire ottoman] ou ses dépendances, les esclaves de telle ou telle province sous domination du Grand Seigneur [le sultan ottoman] pouvaient ou ne pouvaient pas être achetés pour les galères. »

En 1723 le chevalier de Laval, correspondant du roi de France auprès de l’ordre de Malte, écrivait, de Malte, au ministre de la Marine, pour savoir s’il était encore possible d’acheter des « barbaresques ». On finissait par lui répondre « qu’il pouvaitacheter librement des Turcs des trois Républiques, à savoir des Régences de Tunis, Tripoli et Alger » [et les Maures, a fortiori  ?].

« Mais en 1749, (...) un nouvel accord passé avec ces trois Régences (...) excluait désormais leurs sujets des chiourmes. »*

                                                                                                               *  Pour Alger, le traité de 1689 avec la France n'avait donc pas exclu la possibilité de captifs, ou était-ce seulement une confirmation ?

 

Il est vrai qu’à cette date les galères étaient quasiment supprimées en France, sauf deux maintenues « pour des missions de surveillance le long du littoral provençal ».

A noter qu’après 1749 « les Maures du Levant se [faisaient] passer pour des Barbaresques pour éviter les galères ».

Comme on va le voir, les consuls de France s’occupaient aussi de racheter de captifs des régences barbaresques pour les rapatrier dans leur  pays, dans un souci de bonne entente avec les régences : cette activité finit par devenir importante  en même temps que le recrutement pour les galères cessait d’être  une priorité.

 

 

MARSEILLE : DES « TURCS »  DANS LA VILLE AUX 17 ème et 18 ème SIÈCLES

 

 

Diverses sources montrent que le ministère français souhaitait acquérir principalement des « Turcs » pour ses galères, tant que l’acquisition fut possible ; les Grecs chrétiens sujets ottomans et les noirs étaient considérés comme impropres physiquement – mais il y en eut sur les galères, faute de mieux si on peut dire.  Un essai d’utiliser des Noirs de Guinée fut catastrophique (surtout pour les Noirs qui moururent presque tous).

Les Turcs baptisés furent protégés de la revente pour les galères françaises (du moins à Malte) par décision de l’inquisiteur de Malte – mais cette prohibition finit par être levée après 50 ans. Le baptême catholique ne protégeait plus des galères

Hormis un bref séjour à Toulon, les galères du roi de France avaient comme port d’attache Marseille où fut construit à partir des années 1660 un arsenal des galères doté de tous les perfectionnements.

A l’apogée du fonctionnement des galères (fin 17 ème siècle) on comptait  2 040 Turcs pour 5990 forçats [les galériens par suite de condamnations], ce qui donne une chiourme de 7 970 rameurs valides, auxquels il faut ajouter les invalides et malades.  En 26 ans 5 594 Turcs ont été immatriculés sur les registres des galères.

Qui sont ces « Turcs » ? La quasi totalité des esclaves achetés pour les besoins des galères appartient à la religion mahométane, mais il y a quelques chrétiens malchanceux, sujets ottomans..

Les Turcs d'Asie, Constantinople inclus, sont les plus nombreux, suivis de près par les habitants de l'Archipel grec (Crète, Rhodes et Chypre compris), puis des Tripolitains et les Turcs d'Europe, en particulier ceux de Bosnie et de Dalmatie (s’agissait-il de Turcs établis dans ces provinces ou de Slaves convertis ?). Le nombre de ces derniers est croissant et de 1689 à 1709 ils constituent l'essentiel de la chiourme dite turque. Les Algériens, Tunisiens etc sont en petit nombre.

Mais si on considère l'origine des captifs pris en mer, ce sont presqu’en totalité des Algériens dans les années 1680.

Généralement, ces prises « n'apportèrent aucune gloire nouvelle au pavillon fleurdelysé, car elles s'apparentèrent plus à l'abus de confiance qu'au combat loyal ». Les vaisseaux étaient d’ailleurs souvent pris sans combat : « La croisière des galères de Noailles [le duc de Noailles, commandant des galères] se limitait aux côtes de Provence. C'est ainsi qu'elles capturèrent un vaisseau algérien en panne, faute de vent, dans le golfe de St Tropez où il avait été poussé, disait-il, par une précédente bourrasque, après avoir écumé sans succès les côtes de Corse. Là aussi l'Algérien, surpris, se rendit sans combat. »

 Ces prises en mer équilibraient les achats et avaient l’avantage de fournir des spécialistes, gratuits en quelque sorte : « En 27 mois, le Roi ne peut acheter que 257 esclaves Turcs. En deux mois de campagne ses vaisseaux lui en rapportent 241. » « Mais l'inconvénient majeur était sans doute le caractère temporaire de cette main d'oeuvre. La paix s 'étant conclue avec Alger, tous ces galériens sont libérés en août et novembre 1689, après deux ans passés à ramer pour le roi de France. »

(Les indications qui précédent sont tirées de l’article de Pierre Boyer,  La chiourme turque des galères de France de 1685 à 1687, Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 1969. https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1969_num_6_1_1005)

Comme à partir de 1689 la paix avec Alger est définitive, on peut supposer qu’aucun sujet algérien n’ a plus figuré ensuite dans les prises de la marine du roi ou des corsaires français, sauf abus, erreur ou quiproquo (possible aussi dans l’autre sens – situation généralement résolue par voie diplomatique).

Les conditions de vie des « Turcs » (et autres sujets ottomans ou des régences) - ainsi que des galériens "de droit commun"  - sur les galères du roi étaient extrêmement dures comme on s’en doute, avec un taux de mortalité effrayant*. 

                                                                                                                                     * A. Zysberg a calculé qu'un galérien sur 2 sortait en vie des galères, mais cette statistique semble relative aux forçats (condamnés pour une durée déterminée)* plutôt qu'aux esclaves achetés ou capturés en mer. Sous Louis XIV il n'est pas rare qu'un condamné reste plusieurs années de plus que la durée de sa peine. Sous le Régent Philippe d'Orléans, le respect des durées prévues devint la régle.

 

Les galères sortaient en campagne généralement pour deux ou trois mois et à la belle saison. Les campagnes étaient évidemment l'occasion de pics de mortalité. Il y a certes les batailles (finalement assez rares), les conditions quotidiennnes de vie sur la galère en opérations, et la surmortalité occasionnelle. En 1675 la flotte des galères hiverne à Messine et la mortalité supérieure à la "normale" est constatée par les chefs d'escadre (épidémies, vivres défectueux?). 

 

Lorsqu’ils n’étaient pas en campagne et notamment pendant les 6 mois d"hivernage, les galériens avaient la possibilité de tenir des petits commerces dans des « baraques » sur pilotis alignées sur le port de Marseille et de circuler librement pour aller chez des particuliers où ils étaient employés contre rétribution.

Mais d'autres avaient moins de chance et restaient confinés sur la galère en période d'hivernage, travaillant pour des entrepreneurs qui les exploitaient avec la complicité des gardes (mais était-ce le cas des Turcs ?).

En 1703, l’évêque de Marseille se plaint de ces usages, notamment celui d’aller chez des particuliers, ce qui pouvait être à l’origine de crimes. Le ministre répondit que c’était un usage ancien et que si les « Turcs » en étaient privés, ils se feraient porter malades et que cela serait préjudiciable au service du roi. Rien ne fut donc changé (Jean-Baptiste Xambo, Servitude et droits de transmission. La condition des galériens de Louis XIV, Revue d’histoire moderne & contemporaine 2017, https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2017-2-page-157.htm).

 

 Chapelle-des-forçats-Valbelle

Photo des soi-disant ruines de la mosquée des galériens, Parc Valbelle à Marseille (Wikipédia art.   ).

En fait, si un lieu de culte destiné aux glériens musulmans a bien existé à Marseille, les ruines présentées sur la photo n'ont rien à voir avec lui. Il s'agit des restes d'un kiosque des années 1880, qui ont été par la suite intégrées dans un immeuble et à la destruction de ce dernier, remontés dans un parc. Sur le cimetière (et le lieu de culte) des galériens musulmans, lire l'article de  Régis Bertrand, Les cimetières des « esclaves turcs » des arsenaux de Marseille et de Toulon au XVIIIe siècle, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 2002, https://doi.org/10.4000/remmm.1185. On y apprend que les autorités des galères et de la ville ont accordé avec réticence un cimetière et un très modeste lieu de culte aux galériens musulmans, alors que les esclaves chrétiens dans les Etats barbaresques disposaient depuis longtemps d'une relative tolérance pour leur culte.

 

 

Nous avons évoqué la situation des enfants et adolescents dans les Etats barbaresques. Les mêmes risques existaient-ils dans les galères du roi ? Il est probable que oui, avec la condition restrictive que les esclaves dits turcs en France ne dépendaient jamais d'un maître privé mais d'une administration royale (et de ses agents, pas toujours recommandables). Au demeurant il y avait peu d'enfants ou de jeunes adolescents parmi les esclaves du roi (quelques mousses pris sur les vaisseaux notamment) et pas du tout chez les esclaves achetés (on n'achetait que des hommes robustes). Enfin, au contraire des esclaves des Etats barbaresques, il n'existait probablement pas de possibilité d'enfants nés en esclavage.

Ce qui était connu, en revanche,  était la pratique des "passe-gavettes". Ces enfants Marseillais, sans famille ou de famille très pauvre, devenaient en quelque sorte les domestiques des galériens (y compris, on suppose, des Turcs) à qui ils rendaient divers services moyennant une petite rétribution ou un  partage des gains. Cette pratique, décriée par les défenseurs de la morale, comme donnant lieu à des commerces honteux de toute sorte, était justifiée par un responsable de l'arsenal des galères au motif que les "passe-gavettes" apprenaient ainsi un métier (!).  Mais ces "passe-gavettes" n'étaient en rien des esclaves mais des enfants libres, mais à l'abandon.

Les galériens dits Turcs avaient pu obtenir quelques droits : ainsi ceux qui avaient quelque bien (de quelle importance ?) pouvaient les transmettre par testament : on a au moins un cas connu où la chambre de commerce de Marseille  intervint vers 1684 auprès du ministre concerné pour qu'un commerçant du Caire puisse emporter les biens laissés par un de ses parents, de Tunis, qui était galérien. En l'absence de testament, les biens du mort étaient partagés entre les autres galériens dits Turcs, selon un usage ancien confirmé par le ministre (Jean-Baptiste Xambo, Servitude et droits de transmission. La condition des galériens de Louis XIV, art. cité).

 

La vie des galériens est-elle devenue un peu plus douce avec le temps ? Vers 1720 un observateur note que les cabarets de Marseille sont pleins de Turcs et de forçats qui mangent et boivent avec n'importe qui (en contradiction avec la règle interdisant aux galériens de fréquenter les habitants sauf dans le cadre de location de services). 

 

En 1748 le corps des  galères  fut supprimé. Deux galères furent conservées pour surveiller les côtes de Provence. A cette date il y avait encore une quarantaine de "Turcs", mais on vu que les traités de 1749 ont dû permettre la libération des captifs des régences, et l'empire ottoman veillait à ce que ses sujets ne soient pas mis aux galères. Alors qui furent les derniers "Turcs" ? La question d'un cimetière musulman à Toulon, comme il y en avait eu un à Marseille, se posa quand même (voir Régis Bertrand, Les cimetières des « esclaves turcs » des arsenaux de Marseille et de Toulon au XVIIIe siècle, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 2002, https://doi.org/10.4000/remmm.1185).

L‘arsenal des galères de Marseille, orgueil du Roi-Soleil et de ses ministres, devint une friche industrielle pendant plus de 30 ans, pour être finalement démoli.

 

 

 

 

 

 

25 octobre 2023

ALGER AU TEMPS DES DEYS, DES CORSAIRES ET DES ESCLAVES, PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

ALGER AU TEMPS DES DEYS, DES CORSAIRES ET DES ESCLAVES

PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

[ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit.]

 

 

 

 

 

Tout le monde ou presque sait que l’intervention française en Algérie de 1830 fut provoquée par une suite d’événements qui culmina avec un  coup de chasse-mouche donné par le dey (le souverain) d’Alger au consul de France. Cet incident diplomatique fut considéré par le gouvernement français comme un point de non-retour. Il fallut encore trois ans pour arriver à l’expédition de 1830 qui devait avoir comme conséquence 130 années de colonisation française.

Il n’est pas sans intérêt de revenir sur ces événements aux conséquences disproportionnées et sur les relations qui avaient existé jusque là entre la France et ce qu’on appelait la régence d’Alger.

Pour cela il faut encore revenir en arrière de quelques siècles.

 

 Nota Bene : dans cette étude on reprend l'appellation donnée le plus souvent par les contemporains et surtout par les historiens au territoire placé sous l'autorité des dirigeants ottomans installés à Alger : la régence d'Alger. Dans les actes internationaux, l'appellation en arabe El-Djazâ'ir (الجزائر ) s'appliquait à la fois à la ville et au pays qu'elle commandait (Watan El-Djazâ'ïr, pays d'Alger). Pour les Ottomans, Alger (ville et pays) était un eyalet,  terme qu'on peut traduire par province ou gouvernorat, ou encore un pachalik ou beylerbeylik (selon l'époque et le titre donné au gouverneur).

Selon une etymologie qui n'est pas acceptée par tous les spécialistes, le nom de la ville viendrait des îles qui faisaient face au port et qui furent plus tard rattachées à sa jetée actuelle ; en arabe Al-Djaza’ir (الجزائر), « les îlots ». Du nom arabe de la ville viennent les transcriptions française (Alger) anglaise (Algiers) etc.

 

 

 

ALGER AVANT L’INSTALLATION DES CORSAIRES TURCS

 

 

Depuis la conquête arabe (entre 647 et 709), le Maghreb central avait été soumis à diverses souverainetés, d’abord extérieures au Maghreb (les Califes de Bagdad) puis originaires du Maghreb même, souvent berbères. Ces souverainetés (dynasties sanhadjiennes, puis Almoravides et Almohades) s’étendaient  selon les époques sur des territoires débordant du Maghreb (union avec l’Espagne islamique, souveraineté sur le Mali, etc).

A partir du 13ème siècle, le royaume ou sultanat zianide* domina le Maghreb central. Sa capitale était Tlemcen, dans l’ouest de l’Algérie actuelle. Cependant, leurs territoires sont fluctuants et ils rivalisent avec les Hafsides implantés à Tunis pour établir leur emprise sur tout le Maghreb. Leur histoire est marquée par des guerres avec Les Mérinides**. A l’est de l’Algérie actuelle, les émirats de Béjaia et Constantine relevaient théoriquement du royaume hafside de Tunis mais acquièrent une quasi-indépendance.

                                                                                                  * Les Banu Zïane sont une tribu berbère originaire des Aurès.

                                                                                                 ** Les Mérinides ou Marinides, dynastie d'origine berbère implantée dans l’est marocain.

 

A la fin du XV ème siècle le royaume zianide se désagrège et se replie sur Tlemcen. Les ports, Alger, Annaba, Jijel, Dellys, forment de petites républiques marchandes. À Alger, une aristocratie marchande d'origine andalouse, protégée par une tribu arabe, dirige la ville. Dans les Hauts plateaux et dans  le Sud, les confédérations tribales indépendantes de tout pouvoir central, et en Kabylie des principautés indépendantes se constituent (Wikipédia, art. Régence d'Alger).

 

Une chose va modifier le destin d’Alger, petite ville côtière parmi d’autres, c’est la politique de la monarchie espagnole. A la fin du 15ème siècle les « Rois catholiques » (le couple formé par la reine de Castille et son mari le roi d’Aragon) ont réalisé la Reconquista de l’Espagne et mis fin à l’existence de royaumes musulmans en Espagne – une partie de la population musulmane s’est d’ailleurs réfugiée en Afrique du nord*.

                                                                                                * Une seconde vague d’immigration aura lieu au début du 17ème siècle quand la monarchie espagnole décida en 1609 d’expulser les Morisques, population  initialement musulmane et  théoriquement convertie au catholicisme après la Reconquista, qui s’était déjà révoltée dans le passé contre la couronne espagnole.

 

Les rois catholiques décident au début du 16 ème siècle de soumettre la côte d’Afrique du nord à leur puissance, soit par des possessions directes soit en soumettant les dirigeants musulmans à un statut de vassal. En peu d’années ils s’emparent d’Oran, de Mers El Kebir, de Bejaia; les villes de Dellys, Mostaganem, Cherchell, paient un tribut aux Espagnols, le roi de Tlemcen se déclare vassal de Ferdinand le Catholique. Alger est à l’époque dirigée par l’émir Salim At-Toumi* (il existe d’autres transcriptions) qui accepte la suzeraineté espagnole et permet aux Espagnols de s’installer sur le Peñon** d’Alger (un îlot en face d’Alger sur lequel les Espagnols bâtissent une forteresse)

                                                                                                                * Salim at-Toumi est le chef de la tribu arabe des Thaâliba auquel l’oligarchie citadine commerçante d’Alger laisse le pouvoir pour régner sur la ville au début du 16 ème siècle (Wikipédia).

                                                                                                             **  Peñon, rocher en espagnol. Sur ce mot, on peut ajouter qu’aujourd’hui encore, les Espagnols occupent une presqu’île de la côte marocaine, le peñón de Vélez de la Gomera, qui fait partie des territoires espagnols en Afrique du nord (Ceuta, Mellila).

 

 

 

LES BARBEROUSSE S’EMPARENT D’ALGER

 

 

C’est alors que les frères Barberousse entrent dans la grande histoire.

Les quatre frères sont originaires de l’île de Lesbos (ou Mytilène) dans la mer Egée, à proximité  de la côte turque. Leur famille pourrait avoir été chrétienne mais convertie à l’islam. Les Barberousse n’ont donc au départ aucun lien avec le Maghreb.

Arouj (ou Aroudji), né vers 1474, devient en quelques années un corsaire réputé qui se livre à des attaques victorieuses en Méditerranée contre les pays et les navires chrétiens, aussi bien marchands que de guerre, attirant l’attention du sultan turc. Lors d’un combat avec un navire des  chevaliers de Saint-Jean (futur ordre de Malte) son frère ainé est tué et Arouj est capturé, il reste emprisonné deux ans avant de s’évader avec l’aide de son frère Khayr ad-Din.

En 1503, avec ses frères Khayr ad-Din et Ishak, il établit à Djerba sa base d’opérations, puis à la Goulette (près de Tunis). Comme il participe au transfert en Afrique du nord des musulmans qui fuient l’Espagne, ceux-ci le surnomment Baba Arudj (père Arudj), nom qui est transposé dans les pays chrétiens en Barbarossa ou Barberousse. Arouj essaie de conquérir Bejaia (où les Espagnols sont installés) avec l’aide des Kabyles mais il est repoussé.

En 1514 les trois frères s’emparent de Jijel (Djidjelli) que les Génois avaient occupé et qui devient leur nouvelle base.

Alger est alors une ville de 20 000 habitants. L’oligarchie commerçante, mécontente des concessions faites aux Espagnols par l’émir Salim At-Toumi qui gouverne la ville, fait appel aux frères Barberousse ; ceux-ci, alliés à un chef kabyle, le sultan de Koukou, Belkadi (ou Sidi Ahmed U el Kadhi), s’emparent d’Alger.  Salim At-Toumi est semble-t-il, assassiné dans son bain par Arouj (ou sur ordre de celui-ci). Arouj se proclame sultan d’Alger et annonce qu’il gouverrnera avec les notables de la ville.

Arouj conquiert l’arrière-pays d’Alger et l’Ouest algérien. Il prend ensuite la ville de Ténès et Tlemcen, intervenant dans les querelles dynastiques des souverains de Tlemcen (branche subsistante des Zianides) : le sultan en titre se réfugie auprès des Espagnols et marche avec eux contre Arouj. Celui-ci, malgré son alliance avec le chef kabyle Belkadi, est mis en échec (une force venue à son secours depuis Alger avec son frère Ishak est battue et son frère tué) ; Arouj doit abandonner Tlemcen où il s’était établi  et il est tué lors d’une bataille en 1518.

 

 

LA GLOIRE DE KHAYR AD-DIN BARBEROUSSE

 

 800px-Barbaros_minyatür

 Nigâri (1494–1572), miniature représentant Khayr ad-Din Barberoussse, amiral de la flotte ottomane (1540). Le farouche marin et guerrier est présenté humant une fleur.

Palais de Topkapı (Istanbul). Wikipédia, art. Régence d'Alger.

 

 

 

Son frère Khayr ad-Din (ou Kheireddine), resté à Alger est proclamé sultan d’Alger en 1519 (et hérite aussi du surnom de Barberousse). Khayr ad-Din propose au sultan turc de rattacher Alger à l’empire ottoman. Dans l’attente de la décision du sultan, Khayr ad-Din parvient à se faire reconnaître comme suzerain du sultan de Tlemcen, suscitant l’hostilité du sultan hafside de Tunis qui pour contrer Khayr ad-Din, s’allie avec le sultan de Koukou Belkadi, jadis allié d’Arouj, mais avec qui les relations sont devenues mauvaises car Khayr ad-Din le rend responsable de la défaite et la mort de son frère Arouj qu'il aurait mal appuyé lors du combat contre les Espagnols et leurs alliés zianides.

Battu en 1519 par les Tunisiens et Belkadi, Khayr ad-Din doit abandonner Alger en 1520 et Belkadi s’en empare ; il y règne 5 ou 7 ans,  comme sultan de Koukou et d’Alger. Mais Khayr ad-Din revient en Algérie dès 1521, s’empare de Jijel et s’allie avec un rival de Belkadi. Il progresse  vers Alger, soumettant des villes de l’est algérien, puis remporte la victoire sur Belkadi (ce dernier ayant été assassiné la veille de la bataille) en 1525 (ou 1527 ?). Khayr ad-Din redevient sultan d’Alger. En 1529 il s’empare du Peñon d’Alger toujours occupé jusque-là par une garnison espagnole.

Dans l’intervalle la Turquie [l’empire ottoman, mais pour simplifier on utilisera parfois le nom Turquie, un peu anachronique] a accepté l’offre de Khayr ad-Din. Alger (et le territoire qu relève d’Alger) devient une « province d’empire » et non une simple province. Le « souverain » d’Alger rend hommage au Sultan d’Istanbul (la capitale de l’empire ottoman, encore fréquemment appelée Constantinople en Occident), mais ne lui paie pas de tribut. C’est un souverain vassal mais qui dispose d’une grande liberté de manœuvre. En pratique, l’élite dirigeante d’Alger est composée de Turcs ou de  Kouloughlis (ou Kuloğlu), qui sont des enfants de Turcs et de femmes maghrébines,  auxquels vont rapidement s’ajouter les « renégats » européens qui forment une grande part de la corporation des corsaires.

Car la « course » - qu’on appelle souvent en Occident à l’époque du nom italien « corso » devient l’activité principale d’Alger (et d’autres localités de la côte d’Afrique du nord)

En 1534, Khayr ad-Din intervient dans les querelles de succession pour le sultanat hafside de Tunis ; il s’empare de Tunis au nom de l’empire ottoman. Le sultan de Tunis déposé fait appel à Charles-Quint, roi d’Espagne et empereur du Saint empire romain germanique, qui débarque lui-même devant Tunis en 1535 et s’empare de la ville après avoir battu les troupes de Khayr ad-Din, qui se replie vers Alger.*

                                                                                                                     * Charles Quint rétablit le souverain hafside à Tunis, qui règne dès lors sous protection espagnole. En 1569, les Ottomans d’Alger reprennent Tunis mais en 1571 (1573 ?) les Espagnols s’en emparent de nouveau et rétablissent les Hafsides jusqu’en 1574, où la ville tombe définitivement au pouvoir des Ottomans (voir plus bas). Elle sera administrée sous la supervision du dirigeant turc d’Alger jusqu’au moment où elle acquerra une autonomie qui lui permettra de s’opposer, parfois militairement, à Alger.

.

La carrière de Khayr ad-Din prend un double tournant entre 1533 et 1537: d’une part il est nommé beylerbey par le sultan ottoman Soliman et d’autre part, capitan pacha (kabudan pacha, kaputan pacha) de la flotte ottomane : le premier titre lui donne autorité sur toutes les possessions ottomanes d’Afrique du nord, le second fait de lui l’amiral en chef de la flotte ottomane, mais la  conséquence est qu’il doit s’installer à Constantinople – peut-être le sultan ottoman préfère-t-il l’avoir près de lui plutôt que jouissant d’une large autonomie à Alger ? Khayr ad-Din laisse à son khalifa (lieutenant) Hassan Agha (connu comme Hassan l’Eunuque)* l’administration des territoires d’Afrique du nord relevant du beylerbey d’Alger.

                                                                                                                           * C’était un renégat d’origine sarde.

 

Charles-Quint essaie de négocier avec Khayr ad-Din en espérant le détacher de son allégeance à l’empire ottoman,  mais ces négociations sont sans doute un leurre de part et d’autre. Finalement, Charles-Quint exaspéré par la guerre de course que mène Alger et désireux d’en finir avec la puissance grandissante des Ottomans en Afrique du nord, décide de prendre Alger, leur place principale.

 

 

L’ÉCHEC DE CHARLES-QUINT - LES FRANÇAIS ALLIÉS DES TURCS

 

 

Une puissante expédition est organisée en 1541 avec des troupes espagnoles, italiennes, allemandes et des alliés, notamment les chevaliers de l’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean (qui s’est implanté récemment à Malte et sera bientôt connu comme ordre de Malte). Certaines « pointures » militaires de l’époque font partie de l’expédition comme l’amiral génois Andrea Doria, qui dirige la flotte espagnole, Alvarez de Tolède, duc d’Albe (qui gagnera ensuite une réputation sinistre par sa répression de la rébellion des provinces belges et néerlandaises) et Hernán Cortés, le célèbre conquistador de l’empire aztèque. Charles-Quint est lui-même présent à la tête de ses troupes.

Mais l’opération st un échec complet du fait d’une tempête qui disperse la flotte de l’empereur (entre 160 et 190 navires détruits),  après le débarquement des troupes, désorganisées par le mauvais temps. De plus Charles-Quint  avait compté sur l’appui des berbères du Koukou (opposés à Khayr ad-Din depuis l’épisode de la lutte avec Belkadi) mais ces derniers, malgré leur promesse, ont fait défaut.

Charles-Quint doit se mettre à l’abri en faisant retraite jusqu’au Cap Matifou où il peut rembarquer ses troupes malgré les attaques des soldats de Hassan, mais il a perdu environ 12 000 hommes et la tempête fait encore des ravages sur le chemin du retour.

 

En 1543, le roi de France François Ier, uni par un traité d’alliance depuis 1536 au sultan turc Soliman le Magnifique, ordonne de prendre la ville de Nice qui appartient au duc de Savoie, allié de Charles-Quint, et demande l’ide des Turcs. 20 000 Franco-Turcs assiègent la ville, qui est bloquée par 120 galères turques commandées par Khayr ad-Din Barberousse (qui a d’abord relâché à Marseille) et des navires français en soutien.

Les Franco-Turcs s’emparent de la ville (août 1543) - la population est évacuée, sous la protection des Français, ce qui suscite la colère des Ottomans qui comptaient bien rafler une masse d’esclaves. Les assaillants échouent à prendre la citadelle. Ils se retirent à l’arrivée des troupes impériales venant au secours de la ville, conduites par le duc de Savoie et le marquis Del Vasto, mais avant de partir ils pillent et incendient la ville.

La flotte ottomane passe l’hiver à Toulon, que François Ier a fait entièrement vider de ses habitants*, avant de se retirer en mai 1544 (contre rançon, semble-t-il, usage surprenant pour des alliés !).

                                                                                                                * La cathédrale est transformée en mosquée durant ce séjour. Les Marseillais, Toulonnais, et autres Provençaux, bien que sujets du roi de France, sont assez révulsés de l’alliance du roi avec des musulmans contre d’autres chrétiens.

 

Khayr ad-Din meurt en 1546 à Constantinople, chargé d’honneurs et de richesses. Son fils Hassan pacha, lui succède sur décision du Sultan (ne pas confondre avec Hassan Agha, le lieutenant de Khayr ad-Din). *

                                                                                                                * Il semble que Hassan pacha soit nommé beylerbey dès avant la mort de son père– et qu’il ait exercé cette fonction sur deux périodes. La chronologie des dirigeants d’Alger est passablement complexe.

 

 tv4szlft6z821

 Vue de la cité d'Alger, gravure vers 1730 (?). site Reddit, https://www.reddit.com/r/papertowns/comments/adgcfg/algiers_in_the_early_18th_century_algeria/

 

 

 

 

LES SUCCESSEURS DE KHAYR AD-DIN - EULDJ ALI

 

 

Après Khayr ad-Din, il n’y a eu que 5 nominations de beylerbey en titre si on suit la chronologie de l'article Wikipédia Beylerbeys d'Alger  Le dernier fut Euldj Ali (ou Uludj Ali ou Ochali Pacha ou Occhiali)* qui s’empare de Tunis deux fois (1569 et 1574). En 1571 il participe à la bataille de Lépante (1571) où la flotte ottomane sera vaincue par les flottes combinées de l’Espagne (et ses alliés), du pape et de Venise. A Lépante, Euldj Ali, voyant la bataille perdue, rompt le combat et ainsi permet aux vaisseaux qu’il commande d’échapper à la destruction. Le Sultan le nomme capitan pacha, de sorte qu’il laisse l’administration d’Alger à des lieutenants - bien que restant beylerbey en titre (il est vrai que durant son séjour à Alger, Euldj Ali avait eu des ennuis avec la milice des janissaires)..

                                                                                                    * Euldj Ali est un renégat d’origine calabraise. Capturé par les corsaires d’Alger, il se convertit à l’Islam et devient à son tour un corsaire réputé.

 

800px-The_Ottoman_Army_Marching_On_The_City_Of_Tunis_In_1569_Ce

Nakkaş Osman  et AliL'armée d'Euldj Ali en marche vers Tunis, 1569 (1581).

En 1569, Euldj Ali, beylerbey d'Alger, à la tête d'environ 5000 janissaires et de troupes kabyles, s'empare de Tunis qui était aux mains des Espagnols. Mais la garnison espagnole de La Goulette résiste jusqu'à l'arrivée en 1573 d'un corps expéditionnaire de près de 20 000 hommes mené par Don Juan d'Autriche (le fils illégitime de Charles-Quint et le vainqueur de Lépante). Les Espagnols reprennent Tunis et rétablissent la dynastie hafside sous protection espagnole. En 1574, sur ordre du Sultan  Sélim II, Euldj Ali et Sinan pacha (à l'époque gouverneur de l'Egypte et futur grand vizir ottoman) reprennent Tunis. La garnison espagnole est presque entièrement massacrée.

Aga Khan Museum  (Toronto, Canada) Source/Photographer : http://www.akdn.org/museum/detail.asp?artifactid=1720#, Wikipedia art. Regency of Algiers.

 

 

 

Le « règne » des lieutenants des beylerbeys est souvent chaotique. Ainsi Hassan Corso, un renégat d’origine corse comme l’indique son nom, qui exerce l’intérim, s’oppose à l’arrivée du nouveau beylerbey turc, .Celui-ci, une fois installé fait périr ceux qui s’étaient opposés à son arrivée et Hassan Corso meurt dans des supplices atroces.

Les beylerbeys n'étaient pas nommés à titre définitif (ce qui n'était pas dans les habitudes de l'empire ottoman) mais pouvaient exercer à plusieurs reprises la fonction : Hassan pacha fut trois fois beylerbey d'Alger, à la satisfaction de la population.

A partir de 1587 (à la mort d’Euldj Ali), le Sultan, désireux d’éviter les troubles que causait la nomination et les interims des beylerbeys, ne nomme plus de beylerbey, mais des pachas désignés en principe pour trois ans. Ceux-ci doivent gouverner Alger et les territoires qui y sont rattachés en prenant avis des puissants organismes locaux : l’odjak des janissaires dont le  diwan ou conseil est une émanation, et la taïfa ou corporation  des corsaires, ainsi que des notables civils et religieux de la ville (ces derniers sont les moins puissants des organismes de pouvoir).

L'odjak est la corporation des janissaires*, ou milice (à noter que pour l'historien Tal Shuval, « le terme ocak (prononcé odjak) définit la province d'Algérie ainsi que son élite militaro-administrative » (Remettre l'Algérie à l'heure ottomane. Questions d'historiographie, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 2002). Chaque membre a - en principe -  un droit égal dans la prise de décision, quel que soit son grade.

                                                                                                      * Les janissaires sont des soldats de métier d’infanterie, formés à partir de jeunes chrétiens enlevés à leur famille, dans les régions soumises au pouvoir ottoman et convertis à l’islam (système du Devchirmé ou tribut du sang); ils forment une corporation puissante (aussi bien à Constantinople que dans les provinces d’empire), redoutée par les Sultans, qui finalement ordonneront le massacre des janissaires au début du 19 ème siècle.

 

Les frontières de la régence d’Alger se stabilisent au 17 ème siècle : la régence s’étend sur la bande côtière entre l’ouest d’Oran (la ville d’Oran elle-même reste possession espagnole jusqu’en 1792, avec une interruption) et l’ouest de Bône. A l’intérieur, elle exerce une suzeraineté sur les tribus arabes et kabyles qui paient un tribut – mais de nombreuses tribus refusent le tribut et selon leur éloignement, la régence n’exerce aucun contrôle sur celles-ci.

 

Le pays est divisé en quatre parties : le Dar Es-Soltane, territoire comprenant Alger et ses environs, directement gouverné par le pacha installé à Alger, puis trois beyliks, dirigés par un bey, subordonné au pacha ou ensuite au dey d’Alger : celui de l'Ouest (chef-lieu Mazouna, Mascara et Oran à partir de 1792), celui de Titteri (Médéa) et celui de l'Est (Constantine). Chaque beylik est subdivisé en plusieurs outans administrés par un caïd généralement d'origine turque. Les outans comprennent plusieurs douars et tribus dirigés par des cheiks (arabes ou kabyles).

  Les relations avec le Maroc – qui reste indépendant de l’empire ottoman - sont par moment conflictuelles. Quant à l’ancien royaume hafside de Tunis, après sa conquête par Khayr ad-Din Barberousse, il fut un moment placé sous l’autorité des beylerbeys d’Alger (sans qu’il y ait annexion) mais ensuite il constitua une régence autonome de l’empire ottoman, sous l’autorité d’un bey. Il y eut donc aussi des conflits armés entre la régence d’Alger et de celle de Tunis.

 

 Les_provinces_de_la_Régence_d'Alger

Carte de la régence d'Alger. Les frontières vers le sud ne sont pas indiquées - les limites du pouvoir des dirigeants ottomans installés à Alger étaient en effet fluctuantes. Les ottomans avaient pénétré jusqu'à Toughourt mais il semble qu'ils n'avaient pas pu s'y maintenir durablement.

Wikipédia, art. La régence d'Alger.

 

 

ÉVOLUTION DE LA RÉGENCE D’ALGER

 

 

 

32388253785_551c959947

 Dar Aziza ( villa d'Aziza), partie subsistante de l'ancien palais de la Jenina, résidence des dirigeants de la régence d'Alger. Ce palais fut abandonné en 1818 par le dernier dey puis ensuite servit aux gouverneurs français. Il fut malheureusement détruit par la suite (incendie en 1844, destruction en 1857). Le bâtiment subsistant doit son nom actuel au fait qu'il aurait été la résidence d'une princesse, Aziza, fille d'un dey d'Alger, ou d'un caïd et épouse d'un bey de Constantine (Wikipédia).

Site personnel FLICKR, photo de Ath Salem https://www.flickr.com/photos/144330620@N04/with/32349016596/

 

 

 

L’obéissance d’Alger (comme de Tunis) au Sultan ottoman est toujours délicate.

Les pachas envoyés par Istanbul ont en fait des pouvoirs limités « par le pouvoir de la milice et de son Divan, et ils n’avaient aucune autorité sur l’organisation des corsaires, la tâ’ifat al-ra’îs, qui menait ses actions comme si elle faisait partie intégrante de la flotte ottomane. » (Tal Shuval, La ville d’Alger vers la fin du XVIIIe siècle, Population et cadre urbain, Chapitre "Survol de l’histoire politique de la Régence d’Alger (XVIème-XVIIIème siècles)", https://books.openedition.org/editionscnrs/3679)

                                                                                                                                             * Les membres les plus importants du  diwan (ou divan), mot signifiant salle du conseil,  siégeaient assis sur des coussins, d'où l'importation en Occident du mot pour désigner un meuble. 

 

Outre les guerres et tensions avec ses voisins musulmans et les puissances chrétiennes, et les difficultés avec les habitants de l’intérieur, parfois insoumis, la régence connaissait des difficultés avec ce qui était pourtant le fondement de la régence, l’odjack des janissaires, en partie pour des questions financières : « Nous avons vu qu'à la fin du XVIe siècle les gouverneurs ne pouvaient plus assurer la solde des janissaires, ce qui allait être chronique tout au long du XVIIsiècle  (...)  telle était la situation dans la plupart des provinces ottomanes à l'époque. »  (Tal Shuval Remettre l'Algérie à l'heure ottomane. Questions d'historiographie, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 2002, http://journals.openedition.org/remmm/244 

Le régime des pachas triennaux dure jusqu’en 1659, puis de 1659 à 1671, ce sont les chefs de la milice des janissaires (les aghas) qui dirigent la régence. Ce règne est particulièrement agité car « les quatre agha qui gouvernèrent entre 1659 et 1671 furent assassinés » (Shuval, La ville d’Alger vers la fin du XVIIIe siècle).

Enfin à partir de 1671, le pouvoir passe aux deys* qui sont désignés localement par les janissaires et les raïs (commandants des navires corsaires) réunis dans le diwan (ou divan) ** .

                                                                                                             * Dey est un mot qui veut dire oncle, à l'origine utilisé pour désigner un chef de la milice des janissaires.

                                                                                                            ** Il semble qu’à la fin du 17 ème siècle la corporation des raïs est englobée dans celle des janissaires. Avant cela, il n'est pas certain que les raïs faisaient partie du divan.

 

 

Le régime est toujours mouvementé car « un seul des onze deys qui gouvernèrent entre 1671 et 1710 connut une mort naturelle » (Shuval). Pour sauver la face, Istanbul continue d’envoyer des pachas à Alger, sans aucun pouvoir face au dey, lui-même soumis au danger d’être éliminé physiquement par l’odjack et son  émanation, le divan,  s’il déçoit ses électeurs. Enfin, le dey obtient du Sultan qu’il cesse d’envoyer des pachas (1711) et désormais c’est lui qui, en même temps qu’il est élu dey par le divan, se vit attribuer le titre de pacha par le sultan, Dès lors le régime se stabilise, au cours du 18 ème siècle seuls 2 deys sur 9 sont assassinés, certains deys ont des règnes de plus de 20 ans.

Cette stabilité est due à l’affaiblissement du diwan et à l’importance croissante d’un groupe de hauts fonctionnaires, « les Puissances ».

Néanmoins l’instabilité reparait au début du 19 ème siècle. Sur la longue durée, on remarque que « Sur les trente deys qui se succèdent de 1671 à 1818, quatorze sont imposés par l'émeute après l'assassinat de leur prédécesseur » (Wikipédia, art. Régence d'Alger).

 

 1280px-Asan_Aga_spreekt_toehoorders_op_een_groot_plein_toe_Houding_van_den_Divan_t'_Algiers_(titel_op_object),_RP-P-1896-A-19368-447

Jan Luyken (1649–1712), Hassan Agha, beylerbey d'Alger, dirigeant un divan. Gravure de 1684 (la gravure est donc postérieure d'environ un siècle à la scène représentée).

Rijksmuseum. Wikipédia.       

 

 

 

 

PROVINCE AUTONOME OU ÉTAT INDÉPENDANT ?

 

 

La régence a évolué vers une quasi indépendance par rapport à l’empire ottoman (comme les régences de Tunis et Tripoli). Pour les Occidentaux, ce sont les Etats barbaresques (car ils sont établis sur la côte de Barbarie, désignation géographique assez péjorative de la côte nord-africaine). Le dirigeant d’Alger est souvent appelé « le roi d’Alger » par les Occidentaux, mais le terme de régence est utilisé par eux : il rend compte des liens de vassalité (théorique) avec l’empire ottoman.

En effet, les liens avec l’empire ottoman ne disparaissent pas entièrement mais sont surtout symboliques.

Sur l’évolution politique de la régence d’Alger, on peut se reporter à l’ouvrage de Tal Shuval La ville d’Alger vers la fin du XVIIIe siècle, Population et cadre urbain, Chapitre Survol de l’histoire politique de la Régence d’Alger (XVIème-XVIIIème siècles), https://books.openedition.org/editionscnrs/3679 ,

Ainsi que du même auteur, l’article cité Remettre l'Algérie à l'heure ottomane. Questions d'historiographie. 

Cet auteur estime que l’autonomie de la régence d’Alger allait de pair avec la réaffirmation du caractère ottoman de celle-ci :

« Le marchandage entre l'élite ottomane de la province et le centre est perçu comme un signe de la volonté de celle-là de se libérer de l'emprise de celui-ci, alors qu'il devrait être compris non seulement comme une des manières très ottomanes de mener des relations entre le centre et ses provinces, mais aussi comme le désir de l'élite algérienne de se rattacher d'avantage au centre. »

Pour lui, « La création d'une idéologie de sauvegarde du caractère « turc » de l'élite locale, notamment au XVIIIe siècle » fut le « moyen de manifester sa loyauté au centre de l'Empire ».

En pratique indépendants, les dirigeants algériens proclamaient – sincèrement - leur fidélité au Sultan et à l’empire et leur identité turque.

 

 

LES POPULATIONS D’ALGÉRIE : UN PAYS DOMINÉ PAR UNE CASTE

 

Rien ne serait moins exact que d’imaginer Alger ou les autres cités barbaresques comme dirigées par des Maghrébins à l’époque ; les Maghrébins n’avaient pas droit au chapitre et formaient une population soumise, dirigée par des « seigneurs » (pachas, deys, janissaires et raïs).d’origine étrangère.

                                                                                                  * L’historien Michel Fontenay parle d’un « régime militaire et colonial qui n’avait de maghrébin que l’implantation géographique » (Art Barbaresques, Dictionnaire de l’ancien régime, 1996).

 

Selon les voyageurs occidentaux, l’Algérie comporte deux populations principales : les Turcs (qui peuvent provenir d’Anatolie ou d’autres régions de l’empire ottoman : on se rappelle que les Barberousse étaient de Lesbos), et la partie indigène (majoritaire)  que la plupart des voyageurs appellent Maures ; ils  distinguent souvent les Maures des villes et les Maures des campagnes, que certains voyageurs appellent alors arabes ou bédouins selon leur mode de vie (sédentaire ou nomade). Certains voyageurs font encore une distinction avec les Kabyles. 

Toutefois, étaient assimilés aux Turcs les  kouloughlis (en turc kuloghlu,kuloğlu), fils de Turcs et de Maghrébines, à condition toutefois d’avoir reçu une éducation turque.

« Ils affectaient de ne parler que le turc, la langue des maîtres. Très orgueilleux, ils ne se mêlaient guère aux autres musulmans et ils avaient des mosquées de leur rite. Leur ambition était de se faire considérer comme des Turcs de pure race » (Marcel Emerit, Les tribus privilégiées en Algérie dans la première moitié du XIXe siècle, Annales. Economies, sociétés, civilisations, 1966. https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1966_num_21_1_421348

 

Parmi les Maures des villes, certains auteurs distinguaient ceux qui étaient installés depuis des siècles en Afrique du nord et ceux qui avaient fui l’Espagne lors de la Reconquista ou de l’expulsion des Morisques, ceux-ci étant réputés très hostiles aux Européens, du moins aux dire des auteurs Européens.

Dans les campagnes, les habitants sont divisés traditionnellement en tribus. Certaines sont dites makhzen. Ces tribus sont privilégiées : elles fournissent des troupes à la Régence, sont chargées du maintien de l'ordre et de la collecte des impôts, sont considérées comme usufruitières de la terre par concession du dirigeant de la régence. Le concept de « tribu makhzen » s'oppose à celui de « tribu raya », imposables et assujetties. En allant vers le sud on trouve les tribus indépendantes, qui ne reconnaissent pas l'autorité de la régence.

 

Les Chrétiens renégats sont assimilés administrativement aux Turcs.

Il existe une minorité juive et enfin des Chrétiens, soit esclaves en attente d’un rachat qui ne viendra peut-être jamais, soit libres résidant en Algérie (surtout à Alger) pour des périodes variables (consuls, commerçants, prêtres chargés du rachat et de l’assistance aux esclaves chrétiens – au 18 ème siècle, le père Ximénez réside 3 ans à Alger où il est chargé de l’hôpital établi par son ordre religieux, le révérend Shaw est chapelain de la « factorerie » anglaise etc).

Seuls les Turcs forment la classe dominante et ont accès aux postes les plus élevés ainsi que la participation aux institutions.

Marcel Emerit écrit :  « on est étonné de constater le petit nombre de ces dominateurs. Ils semblent n'avoir jamais dépassé une vingtaine de milliers d'hommes. »

« Bien des témoignages (...) nous indiquent que la domination turque était détestée. Et cependant la faiblesse numérique des dominateurs prouve que leur pouvoir était d'ordinaire accepté sans opposition grave (...) par l'ensemble de la population arabe de l'Algérie. » 3600 soldats turcs environ [en 1829] suffisaient au maintien de l’ordre. Il est vrai que « Les Turcs avaient la même religion que les autochtones (le rite seul était un peu différent) et ils n'étaient pas tracassiers à condition que l'impôt fût régulièrement versé. Ils étaient perfides et féroces en cas de résistance, mais ils avaient rarement l'occasion d'exercer directement leur fureur. Les Arabes, très divisés, comprenaient que l'ordre ne pouvait se maintenir dans la Régence d'Alger que par l'arbitrage de ces rudes musulmans, qui parlaient une langue étrangère et ne cherchaient pas à accaparer les terres ou à coloniser le pays. » ( Les tribus privilégiées en Algérie dans la première moitié du XIXe siècle, art. cité).

Typique d’une certaine insistance des historiens français d’autrefois à faire remarquer la situation déplorable de la majorité de la population avant l’intervention française, Eugène Plantet écrit : « ... ce fier Odjak qui put exploiter sans merci, jusqu’au dernier jour, les Arabes, les Juifs, les Maures chassés d’Espagne qui habitaient à Alger. Ils se considérèrent comme en pays conquis » (Correspondance des deys d’Alger avec la cour de France introduction, 1889).

 

Le Dr Shaw (clergyman anglais, docteur en théologie), qui résida plusieurs années en Algérie dans les années 1720-1730,  écrit : « Les camps [des janissaires à l’intérieur du pays] ont pour objet de maintenir les Arabes et les Maures dans l’obéissance ; de lever le carache ou tribut, que l’on fait payer double à ceux qui s’y font contraindre ; de mettre à contribution les districts qui ne sont pas entièrement soumis ; et enfin d’acquérir de nouveaux sujets, ce que les beys font en pénétrant assez avant dans les déserts du Beled-ul-Djérid. Mais comme il y a un grand nombre de districts dans ces déserts qui, attendu leur stérilité, ne paient pas le tribut, les beys ne font guère de campagnes sans y enlever beaucoup d’esclaves ; genre de spoliation qui leur est d’autant plus facile, que les Maures, n’étant point unis entre eux, se trahissent volontiers les uns les autres. »

 

 

Le_maghreb_central_sous_suzerainté_ottomane_2

Carte de la régence d'Alger (travail personnel de LuzLuz31) d'après la carte dans l'article de Yaël Kouzmine, Jacques Fontaine, Badr-Eddine Yousfi, Tayeb Otmane, Étapes de la structuration d'un désert : l'espace saharien algérien entre convoitises économiques, projets politiques et aménagement du territoire, Annales de Géographie, 2009https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2009-6-page-659.htm), faisant ressortir les tribus makzhen et raya et les tribus indépendantes du pouvoir central. A noter que des tribus indépendantes occupaient une part de la bande côtière à l'est et vers Cherchell (?).

Wikipédia, art. La régence d'Alger.

 

 

 

 

 

LA GUERRE DE COURSE OU « CORSO »

 

 

Dès l’installation des frères Barberousse, apparait une constante dans le fonctionnement de la régence d’Alger, qui va se renforcer de plus en plus jusqu’au 17 ème siècle où elle atteint son apogée : c’est la guerre de course, ou dans le langage de l’époque (et des historiens), le « corso ».

Le corso ( terme italien ou en  lingua franca)* est  défini par l’historien Michel Fontenay comme une   « forme de violence sur mer aux confins de la course et de la piraterie […] pratiqué[e] à longueur d’année des deux côtés de la Méditerranée sous prétexte de guerre sainte contre l’infidèle » cité par Guillaume Calafat, La Croix et le Croissant revisités : le corso, Malte, les Grecs et la Méditerranée à l'époque moderne (recension de plusieurs ouvrages), Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2012/ https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2012-1-page-103.htm

                                                                                                                                * Selon le site La Question du latin, la lingua franca était un dialecte à base principalement d’italien et d’espagnol utilisé pour communiquer entre Européens et habitants de l'empire ottoman (l’empire ottoman utilisait d'ailleurs l’italien comme langue diplomatique). La lingua franca s’est maintenue stable pendant trois siècles. Un extrait correct de lingua franca se trouve dans la turquerie du Bourgeois Gentilhomme car Molière a été aidé pour rédiger son texte par le chevalier d’Arvieux qui avait été chargé de mission diplomatique à Alger (article  LINGUA FRANCA, 2012 https://enseignement-latin.hypotheses.org/4898). D'autres auteurs font ressortir la composante provençale de ce jargon (ou pidgin) : selon Michel Fontenay, la lingua franca était un mélange d'italien et d'occitan. Selon P. Boyer, la lingua franca est un jargon à base d espagnol, d'italien et de provençal, utilisé dans tous les ports méditerranéens..Il semble que par la suite la lingua franca fut aussi appelée «  petit mauresque » avant de s'effacer au 19 ème siècle.

 

 

M. Fontenay distingue donc le corso de la course proprement dite. La « course » entre Etats européens désignait un mode de guerre sur mer, pratiquée par des particuliers, auxquels l’État délivrait des lettres de marque pour attaquer les navires marchands du pays ennemi.

Le corso ou course barbaresque a son origine dans l’état de guerre permanente (mais pas toujours ouverte) qui oppose le monde musulman (particulièrement l’empire ottoman) au monde chrétien. Mais l’empire ottoman finit par se dégager de la course (sauf état de guerre déclarée avec un  pays particulier), qui reste par contre un mode de fonctionnement permanent des trois régences barbaresques d’Alger, Tunis et Tripoli. Ainsi, lorsque l’empire ottoman est en paix avec la France (à partir du traité avec François Ier), les régences continuent à attaquer les navires et les côtes françaises et il en est de même pour les autres pays chrétiens. Leur activité ne s’arrête pas à la Méditerranée puisqu’on compte des incursions très remarquées en Europe du nord. Toutefois les attaques en Atlantique (au-delà du détroit de Gibraltar) sont plus le fait des corsaires de la « république de Salé » établis dans cette localité de la côte marocaine, mais ceux-ci à l’occasion de certaines opérations, s’allient aux corsaires des régences, dont Alger.

La course se déroule en mer et sur les zones côtières ; son but est de s’emparer de navires avec leurs cargaisons, ainsi que leurs passagers, qui sont amenés dans les Etats barbaresques pour être vendus comme esclaves, de même que les habitants, hommes, femmes et enfants,  raflés dans les zones côtières

L’esclavage dans les Etats barbaresques n’est pas un état définitif, du moins en principe. En effet, les chrétiens prisonniers peuvent être rachetés. C’est notamment le cas de personnes de qualité. Les autres peuvent espérer un rachat collectif par des religieux spécialisés dans la mission de rachat, ou bien (mais sans doute à partir du 17ème-18ème siècle), par les Etats dont ils sont ressortissants, mais combien restent en esclavage et y meurent ? Peut-être la majorité. On en parlera plus en détail.

A la course ottomane et barbaresque s’oppose une contre course, occidentale ou chrétienne, qui se livre aux mêmes actes. Apprécier cette contre-course se heurte à des présupposés idéologiques. Qui est responsable de la course ? Est-il légitime de parler de contre-course ? Pour les historiens musulmans, on dit souvent que la course musulmane est apparue en raison du refus des puissances occidentales de laisser les navires des pays musulmans pratiquer le commerce.

Michel Fontenay , grand spécialiste du sujet, estime que « la course s’est développée plus tôt du côté ottoman (aux temps de Barberousse, puis de Dragut et Euldj Ali) comme un mode favori de la guerre navale, en se spécialisant dès l’origine dans la razzia des rivages occidentaux pour se procurer des esclaves de rame ; et le corso barbaresque, qui a pris sa relève, est resté vivant jusqu’à l’aube des temps contemporains » (Routes et modalités du commerce des esclaves dans la Méditerranée des Temps modernes (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles), Revue historique, 2006, https://www.cairn.info/revue-historique-2006-4-page-813.htm).

 

Andries_van_Eertvelt_-_Naval_battle_between_Turks_and_Christians_-_(MeisterDrucke-1396853)

Andries van Eertvelt, Bataille navale entre Turcs et Chrétiens, 1607. Que ce tableau représente un engagement réel ou d'imagination, il illustre la popularité du thème en Occident à l'époque.

Site de vente de reproductions Meisterdrucke

https://www.meisterdrucke.fr/fine-art-prints/Andries-van-Eertvelt/1396853/Bataille-navale-entre-Turcs-et-Chr%C3%A9tiens.html

 

 

Il ressort également que la course chrétienne contre les navires et les côtes musulmanes (avec l’assentiment des Etats chrétiens, ce qui distingue la course du piratage pur et simple – la même remarque étant valable pour la course ottomane et barbaresque) a été numériquement plus faible que la course ottomane et barbaresque. C’est ce qu’indique notamment F. Braudel dans son célèbre livre La Méditerranée à l’époque de Philippe II (plusieurs éditions depuis 1949), ainsi que Michel Fontenay, La Méditerranée entre la Croix et le Croissant, cité dans Calafat, La Croix et le Croissant revisités : le corso, Malte, les Grecs et la Méditerranée à l'époque moderne, art. cité). 

Michel Fontenay arrive à la même conclusion :  « le corso chrétien (...) n’a jamais atteint une ampleur et une intensité comparables, même à son apogée, contemporain de la guerre de Candie »  [milieu du 17 ème siècle] (article précité).                    

On reviendra sur le corso chrétien.

Pour donner une idée des effets de la course barbaresque, on peut citer l’extrait suivant qui concerne seulement quelques années du 17ème siècle :

« En huit ans, situés entre 1620 et 1630, 936 bâtiments chrétiens saisis par les corsaires furent amenés à Alger. Selon les archives du Consulat de France à Alger citées par le Père F. Dan [religieux chargé du rachat des chrétiens captifs et auteur d’une Histoire de Barbarie et de ses corsaires, 1649] d’octobre 1628 à août 1634, 80 navires et 1331 captifs avaient été pris aux seuls Français, rapportant aux ra’îs quelque cinq millions de livres. Ustâ Murâd, qui avait été le « capitaine des galères » de Tunis, avant d’être choisi comme dey en 1637, aurait saisi 900 navires, et fait près de 25 000 captifs. Alger comptait désormais six « bagnes » ou prisons d’esclaves et Tunis neuf, puis treize. 

https://books.openedition.org/psorbonne/49303?lang=fr

 Environ un siècle après, les chiffres montrent une nette diminution, du moins à suivre une source, le journal du religieux Ximénez : « du 26 mai 1718 au 11 avril 1720 — sur presque deux années — plus de 605 personnes et 38 embarcations de plusieurs types ont été capturées, ce qui fait une moyenne de 19 navires et plus de 302 esclaves par an. » (Leïla Ould Cadi Montebourg, Alger, une cité turque au temps de l’esclavage. À travers le Journal d’Alger du père Ximénez, 1718-1720, https://books.openedition.org/pulm/547).

 

Le nombre d’esclaves chrétiens d’Alger, 25 000 à l’estimation d’Haedo [voir plus loin sur Haedo] vers 1580, atteignait, semble-t-il, vers 1630, 35 000, soit près du quart de la population. » (Charles-Robert Ageron , Regards européens sur l’Afrique barbaresque (1492-1830),

Le produit des prises (marchandises, vaisseaux et captifs) est partagé entre le dey, les capitaines corsaires et l’équipage. Le dey reçoit obligatoirement une part importante des prises qui sont évaluées et partagées selon des règles fixes.

 

 

JUSTIFICATION RELIGIEUSE

 

Existe-t-il une cause idéologique à la Course chez les Barbaresques ? On a souvent mis en évidence les raisons religieuses. La course serait pour les Musulmans une des formes du jihad, la guerre sainte.

Le Père de Haedo (ou Haëdo), religieux captif quelques années à Alger à la fin du 16ème siècle,  donne la justification de la course selon les barbaresques , en laissant comprendre que l’activité n’est pas complètement conforme aux règles du Coran : «  Comme le Coran défend la course à moins que ce ne soit pour protéger la religion ou faire des prosélytes, les corsaires prétendent que ce n’est pas là un scrupule qui doive les arrêter, puisque disent-ils, causer des dommages aux chrétiens, en leur enlevant leurs biens et leurs richesses, c’est en définitive étendre la loi musulmane. »

La justification religieuse survit (ou parait survivre jusqu’à la fin de l’époque du corso : « Dans les Régences, les corsaires sont les héros de l’Islam, ils pratiquent le djihâd et sont, aux yeux de la population, des mudjâhid, des combattants de la foi, des ghâzi, des soldats qui vont porter la guerre chez les Infidèles. »

« La présentation des retours, surtout s’ils sont fructueux, se fait, elle aussi, dans le même esprit :

 "Par la grâce du Très Haut, six navires de guerre d’Alger, boulevard de la Guerre Sainte*, sont entrés dans l’Océan et y ont capturé quatre bâtiments". » (Daniel Panzac, Les esclaves et leurs rançons chez les barbaresques (fin XVIIIe - début XIXe siècle), Cahiers de la Méditerranée, 65 | 2002, http://journals.openedition.org/cdlm/47

                                                                     *  Un des surnoms d’Alger est « dâr al-jihâd » ou demeure du jihâd, une des portes de la ville donnant sur le port est nommée Bâb al-Djihâd (porte de la guerre sainte) – on conserve l’orthographe des citations. Mais les sunoms les plus fréquents sont Alger la blanche et Alger la bien gardée.

 

Une anecdote célèbre s’impose : en 1786, Thomas Jefferson, ambassadeur américain auprès de la France, et John Adams, ambassadeur auprès de la Grande-Bretagne, ont une entrevue à Londres avec Sidi Haji Abdul Rahman Adja, ambassadeur de Tripoli en visite. Demandant pourquoi leurs vaisseaux sont attaqués [par les Barbaresques] hors de toute guerre, ils s'entendent répondre que, d'après le Coran, toutes les nations qui n'ont pas reconnu Mahomet sont pécheresses, et qu'il est donc légitime de les piller et de réduire leurs peuples en esclavages, sauf si elles acceptent par traité de payer des tributs. (article Corso (piraterie), Wikipédia). Ce qui est indiqué pour Tripoli est valable pour Alger et Tunis, les autres puissances barbaresques. Mais il faut remarquer que si les Etats barbaresques pratiquent la course, jusqu’aux premières décennies du 19 ème siècle, ce n’est plus le cas de l’empire ottoman – sauf cas de guerre déclarée avec une puissance. D’ailleurs l’empire ottoman essaie en vain d’user de sa position de suzerain pour convaincre les Etats barbaresques d’abandonner la course.

Pourtant la religion est-elle autre chose qu’un prétexte plus ou moins sincère ? Les Etats barbaresques pratiquent d'ailleurs la guerre de course entre eux ou même contre les vaisseaux  relevant de l’empire ottoman, notamment les navires grecs (il est vrai chrétiens, mais battant pavillon ottoman).

« Sans minimiser la possible motivation religieuse des raïs d’Alger au XVIIe siècle, Lemnouar Merouche tend également à relativiser l’importance du jihâd pour les équipages corsaires, et insiste sur la perspective de gains matériels que le corso pouvait laisser entrevoir, parfois de manière illusoire  (...)

 Le conflit religieux n’était ainsi plus vu que comme un moyen de légitimer une activité économique dont les ressorts avaient été trop longtemps occultés » (Guillaume Calafat, La Croix et le Croissant revisités : le corso, Malte, les Grecs et la Méditerranée à l'époque moderne, art. cité).

 

 

LES RENÉGATS

 

L’’aspect religieux de la course chez les Etats barbaresques est d’autant plus discutable que la course durant plusieurs décennies, est l’affaire de renégats qui ne sont pas particulièrement des modèles de foi religieuse.

Ces renégats, issus souvent des divers Etats et régions d’Italie (ou assimilés à l’Italie comme la Corse), mais aussi d’Espagne, de France ou d’Europe nordique, se recrutaient de deux façons : soit spontanément ils venaient offrir leurs services aux Etats barbaresques, soit il s’agissait de marins chrétiens ou de passagers capturés par les corsaires barbaresques qui préféraient se convertir à l’islam pour être mis en liberté et ensuite faire leurs preuves dans la carrière de corsaire, d’abord comme simples marins, puis lieutenants des commandants, enfin raïs (commandants d’un ou de plusieurs vaisseaux). Pourtant on verra que les propriétaires d’esclaves ne favorisaient pas les conversions, mais il y a peut-être une évolution de ce point de vue dans l’histoire des captifs chrétiens.

Les Européens  convertis à l’islam étaient appelés (par les Occidentaux) renégats (ceux qui avaient renié leur foi). Certains d’entre eux purent même accéder aux fonctions de « roi d’Alger » ou de Tunis ou de Tripoli. Ces musulmans d’origine chrétienne étaient ce que le Révérend père de Haedo appelait « des Turcs de profession » c'est-à-dire devenus turcs par profession de la religion de ces derniers (P. Boyer, Les renégats et la marine de la Régence d'Alger, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 1985, https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1985_num_39_1_2066)

Parmi les plus célèbres on put citer au 16 ème siècle Euldj Ali (d’origine calabraise) Hassan Corso, Mami Corso, Hassan Veneziano* (dont les noms indiquent assez les origines), Caïd Ramdan (d'origine sarde) : la plupart exercèrent (légalement ou pas) un rôle dirigeant dans la régence d’Alger. Au 17 ème siècle on peut citer Ali Bitchin (d’origine toscane), le Néerlandais Jan Janszoon, connu sous le nom de Mourad Raïs, qui fit ses débuts de corsaire à Alger avant de s’établir à Salé, Mami Arnaute ou Mami Arnaoute (un Albanais mais était-ce un converti ?)Hussein pacha Mezzomorto (de Majorque probablement), énergique dey d’Alger puis kapitan pacha (ou kapudan pacha) à Istanbul***.

                                                                               * Hassan Veneziano fut aussi Kapitan pacha à Istanbul. 

                                                                               ** Son surnom de Mezzomorto (en italien « à demi-mort »), résulterait d’un combat avec les Espagnols au cours duquel il aurait été laissé à moitié mort. Après avoir assassiné le dey d'Alger, Baba Hassan, auquel il succède, il assure la défense d’Alger en 1683 lors du bombardement de la ville par l'amiral Duquesne, puis encore lors du bombardement de 1688 par l'amiral d'Estrées. 

 

Conterfan_dess_Mezomorto_gewesten_Daÿ_in_Algier,_iezünd_Capitan_Bassa_der_Flotten_dess_Gross_Türcken_

Le dey d'Alger Mezzomorto Hussein Pacha, gravure de 1687 (portrait sans doute d'imagination par Andreas Matthäus Wolfgang, 1660–1736). 

Mezzomorto, d'origine majorquaise (selon certains) devint un raïs célèbre, puis dey d'Alger en 1683 après avoir fait assassiner le dey en poste, alors que la ville était soumise au blocus et au bombardemnt de la flotte française de l'amiral Duquesne. Puis Mezzomorto est nommé kapudan pacha (amiral en chef) de la marine ottomane de 1695 jusqu'à sa mort. Il combat notamment les Vénitiens; il meurt à Paros en 1701 et est enterré à Chios.

 Source  Brown University Library.

Wikipédia.

 

 

Mezzomorto (mort en 1701) est un des derniers renégats célèbres. Les Turcs d’Asie furent de plus en plus nombreux à occuper les postes importants dans les régences et ce fut aussi le cas chez les corsaires. Avec le 18 ème siècle, les renégats disparaissent à peu près du paysage algérien, sous réserve de quelques exceptions. C’est la fin d’une époque. Au début du 19 ème siècle, on ne trouve plus dans les Etats barbaresques comme renégats que quelques délinquants européens qui ont fui une sentence judiciaire.

Tous les Européens qui exerçaient comme corsaires à Alger (et les autres Etats barbaresques) s’étaient-ils convertis à l’islam ? C’est probablement le cas de presque tous – on cite le cas du néerlandais Simon Dansa (Simon Raïs) qui n’eut pas besoin de se convertir, semble-t-il*. Il abandonna d’ailleurs par la suite Alger, obtint son pardon et se mit au service de la France (notamment de la ville de Marseille) ;  selon certains récits, chargé d’une ambassade par Louis XIII à Alger, eut l’imprudence d’accepter une invitation du pacha qui le fit arrêter et exécuter**.

                                                                                                                * « La légende, reprise par le Père Dan [auteur d’une Histoire de Barbarie et de ses corsaires, 1637], veut que ce soit le corsaire flamand Simon Dansa ou Danser qui ait, de 1606 à 1609, appris aux Algériens l'emploi des vaisseaux ronds (...) Bien accueilli par les autorités locales, puisqu'on ne lui demanda même pas, selon certains, de renier, il ramena en trois ans près de quarante vaisseaux de commerce {capturés] à Alger » (Pierre Boyer,  Les renégats et la marine de la Régence d'Alger, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 1985, https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1985_num_39_1_2066)

                                                                                                                  ** Il est vrai qu’en quittant Alger il avait emporté deux canons de bronze appartenant au dey...

 

Selon le religieux  Diego de Haedo (ou Haëdo (dont on reparlera), vers 1580, les renégats occupent à Alger 6000 maisons sur 12 000 – ils seraient donc environ la moitié de la population ?

A leurs côtés, qu’il s’agisse de janissaires ou de marins et de raïs, il y avait aussi des hommes issus de familles d’origine chrétiennes de Grèce continentale ou de l’archipel grec, mais converties à l’slam depuis plus ou moins longtemps. Braudel parle d’Alger à la fin du 16 ème siècle comme d’une ville italienne, avec peut-être ce qu’il faut d’exagération. Comme on l’a dit, par la suite, les Turcs musulmans prirent de plus en plus d’importance et même, des Maghrébins alors que de façon théorique, le caractère turc de la profession de janissaire était réaffirmé.

 

 

 

LES RENÉGATS VUS PAR LES CHRÉTIENS

 

 

Le révérend père de Haedo, captif des Barbaresques d’Alger entre 1579 et 1581 a laissé une description de la régence d’Alger à cette époque (Topographie et histoire d’Alger et Histoire des rois d’Alger, vers1612- 1619 )*.

                                                                                                         * On discute de la question de savoir si Haedo est vraiment l’auteur des livres. Certains avancent qu’ils ont été écrits par le bénédictin Antonio de Sosa, compagnon de captivité de Cervantès, et par Cervantès lui-même, sous le pseudonyme commun de Haedo. Peu importe ici.

 

S’agissant des renégats, le brave ecclésiastique dénie à leur conversion à l’islam toute sincérité :

 « Les Turcs de profession sont tous les renégats qui, étant chrétiens par le sang et la parenté se sont faits Turcs volontairement, avec impiété et méprisant leur Dieu et Créateur. » Il indique que les renégats avec leurs enfants sont « plus nombreux que les autres habitants maures, turcs et juifs » d’Alger et que toutes les nations chrétiennes ont fourni « son contingent de renégats ».

« Le motif qui, à la si grande perdition de leurs âmes, les pousse à abandonner le vrai sentier de Dieu, est chez les uns la lâcheté qui les fait reculer devant les travaux de l’esclavage, chez les autres le goût d’une vie libre, et chez tous, le vice de la chair si fort pratiqué chez les Turcs. Chez plusieurs, la honteuse pédérastie est inculquée dès l’enfance par leurs maîtres... »

Le fait est (...), qu’il y a peu des renégats qui soient véritablement musulmans, car ils ne se font tels que par pure coquinerie, pour vivre à leur goût et se plonger dans toute espèce de luxure, sodomie et gloutonnerie. Au fond, ils ne sont effectivement ni chrétiens, ni mahométans. Beaucoup de ces renégats, même la majeure partie, soupirent intérieurement après leur retour dans leur patrie et au christianisme ; mais il y en a qui sont retenus par l’attrait de la liberté des vices ou par leurs richesses ; d’autres par l’agrément de pouvoir voler à chaque instant (avec impunité)... » (Diego de Haëdo, Topographie et Histoire générale d’Alger, cité sur le site Clio-Texte, La Régence d’Alger, textes réunis par Patrice Delpin, 2015, https://clio-texte.clionautes.org/la-regence-dalger.html).

Un autre témoin occidental écrit :

« La plupart de ceux qu’on appelle Turcs en Alger, soit de la maison du roi, ou des galères, sont chrétiens reniés et mahométisés de toutes nations. Mais sur tous force Espagnols, Italiens et Provençaux des îles et côtes de la mer Méditerranée, tous adonnés à paillardise, sodomie, larcins et tous autres vices détestables ne vivant que des courses, rapines et pilleries qu’ils font sur la mer, et îles circonvoisines » (Nicolas de Nicolaÿ,  Les navigations, pérégrinations et voyages faits en la Turquie,  1567-1568. Cité sur le site Clio-Texte, La Régence d’Alger, https://clio-texte.clionautes.org/la-regence-dalger.html).

 

LE CORSO ÉTAIT-IL RENTABLE ?

 

 

La course (ou corso dans sa spécificité méditerranéenne) est un phénomène qui a varié avec le temps. Etait-elle rentable ? Les historiens en discutent.

« À l’appui d’une estimation des revenus du corso, M. Fontenay montre qu’il s’agissait d’une activité finalement peu rentable, un pis-aller « sans vraie gloire ni gros profit, à laquelle on ne se voue que faute de mieux »* (Guillaume Calafat, La Croix et le Croissant revisités : le corso, Malte, les Grecs et la Méditerranée à l'époque moderne, art. cité,  https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2012-1-page-103.htm

                                                                                                         * La remarque pourrait s’appliquer à la course chrétienne contre les navires musulmans.

 

Mais D. Panzac évoque des réussites même à l’époque tardive comme «  le ra’îs algérien Hamidou [qui] avait gagné, en dix-huit ans d’activité ininterrompue, plus de 41 000 riyæls, soit une moyenne de 2500 riyæls par an; sa fortune, certaine, lui avait ainsi permis d’être le propriétaire d’un superbe domaine sur la route de Sidi Ferruch » (Alain Blondy    compte-rendu  du livre de Daniel Panzac, Les corsaires barbaresques. La fin d’une épopée, 1800-1820. 1999, in Bulletin critique des Annales islamologiques, 2001, https://www.persee.fr/doc/bcai_0259-7373_2001_num_17_1_991_t4_0128_0000_1).

Le profit des prises était partagé, dans les Etats barbaresques, selon des modalités variables sur lesquelles on n’entrera pas dans les détails, entre l’Etat (le dey) et les corsaires (l’armateur, le raïs ou capitaine, les marins). Globalement, à Alger, à la fin de la période (fin 18ème -début 19ème siècle) « l’apport de la course représentait, entre 1789 et 1798, près de 26 % des revenus propres tirés du pays, près de 10 % entre 1800 et 1802, près de 5 % entre 1804 et 1810, mais 20 % entre 1811 et 1815. À cet apport direct, s’ajoutait l’apport indirect de la course, à savoir les versements que les États européens faisaient pour protéger leurs navires des activités corsaires. » (Alain Blondy, art. cité).

              

LA COURSE BARBARESQUE : UNE OBLIGATION CAUSÉE PAR LES EUROPÉENS ?

 

 

Une thèse est avancée selon laquelle les Etats barbaresques ont été contraints à pratiquer la course du fait du refus des Européens de commercer avec eux.

L’article de  Moulay Belhamissi (Université d’Alger) Course et contre-course en méditerranée ou comment les algériens tombaient en esclavage (XVIe siècle – 1er tiers du XIXe siècle), Cahiers de la Méditerranée, 2002,  présente ainsi la situation en rejetant tous les torts sur les Européens :

« Trois siècles de luttes acharnées, de guerres meurtrières et d’atrocités entre une jeune Régence active et entreprenante à ses débuts, et la plupart des nations maritimes d’Europe mues par des préjugés anti-musulmans, un esprit de croisade et des appétits politico-économiques, engendrèrent toutes sortes de heurts et de malheurs. Aux milliers de morts de part et d’autre, de disparus en mer, s’ajouta le pitoyable lot de captifs » (https://journals.openedition.org/cdlm/36

De son côté, Leïla Ould Cadi Montebourg écrit que « La Régence [d’Alger] (...) n’entretenait pas de marine marchande à cause des conditions faites aux nations musulmanes par les nations européennes » (Alger, une cité turque au temps de l’esclavage).

Cet auteur dit que malgré les traités (il s’agit ici des traités avec la France, à partir de 1689) prévoyant que les deux parties « pourront réciproquement faire leur Commerce dans les deux Royaumes, & naviguer en toute sureté », « Alger se trouvait coincée dans la dépendance, sans autre marge de manœuvre que la requête humiliante, la transgression des accords signés ou la guerre déclarée, c’est-à-dire la rupture officielle des traités » sans vraiment expliquer cette situation de déséquilibre. 

L’auteur y voit même (en s‘appuyant sur les travaux de J. Matheix) «  la cause [du] retard économique » des économies maghrébines ».

Dès lors, pour cet auteur, « La conclusion s’impose :  les puissances européennes, la France en particulier, ne cessèrent de tenter d’anéantir la régence d’Alger par la guerre, la course, les entorses aux traités, la capture et l’exploitation de ses hommes, de lui rendre les échanges commerciaux normaux impossibles, ce qui la menait à rompre la paix en ne respectant pas non plus les traités et par surcroît de l’humilier».

Pourtant, tout le monde ne partage pas ce point de vue – du moins pas de façon aussi tranchée.

Pour Daniel Panzac, « les Régences subissent les conséquences de leurs activités : disparition à peu près complète de leur commerce maritime, attaques de représailles contre les populations côtières, bombardements navals des ports et surtout des capitales. Il s’agit donc bien de guerres, exacerbées de part et d’autre par le fait religieux, où l’esclavage est pratiqué par les deux camps. » (Les esclaves et leurs rançons chez les barbaresques (fin XVIII ème - début XIX ème siècles, Cahiers de la Méditerranée, 2002, https://journals.openedition.org/cdlm/47?lang=en#:~:text=16Les%20R%C3%A9gences%20subissent%20les,ports%20et%20surtout%20des%20capitales.)

 

Tal Shuval écrit : « En retour, les Européens qui s’estimaient victimes de la course opéraient des actes de représailles, habituellement sous forme de bombardements de la ville d’Alger. L’efficacité de ces actions punitives n’est pas prouvée car, malgré les dégâts, parfois importants, que les bombes infligèrent à la ville, la course ne cessait pas. » (La ville d'Alger vers la fin du XVIIIe siècle, ouv. cité).

 

De son côté   Gilbert Buti, dans son compte-rendu du livre de  Daniel Panzac, Les corsaires barbaresques. La fin d'une épopée, 1800-1820, dit que « Par ailleurs, aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’activité corsaire a presque totalement détourné les Maghrébins du transport maritime. Les puissances européennes ont réussi à confisquer ce secteur d’activité en assurant seuls les liaisons avec l’Afrique du nord et plus généralement avec l’ensemble de la Méditerranée arabo-musulmane » où se sont les Européens qui se mettent au service des négociants musulmans » et il conclut, en accord avec d’autres études, que c'est « l’hostilité des négociants et des armateurs européens [pas des Etats, donc ?] qui empêcha la constitution, aux XVIIe et XVIIIe siècles, d’une véritable « marine marchande barbaresque »

(Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2003, https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2003-4-page-179.htm)

 

 

 

 

LA COURSE, UNE ACTIVITÉ CONSTITUTIVE POUR LES  RÉGENCES

                                       

 

Pourtant, au début du 19 ème siècle, les armateurs et négociants musulmans réorientent leur activité vers le commerce (cela semble concerner surtout Tunis et la zone gréco-ottomane), de sorte que la paix revenue avec la fin des guerres napoléoniennes, il y a des « réactions de plus en plus vives des Occidentaux » et une «  reconquête commerciale de l’Afrique du nord »  entreprise par eux ce qui a pour conséquence que « les Régences réactivent la course, véritable instrument militaire plus que machine économique » (Gilbert Buti, art.cité, https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2003-4-page-179.htm).

« Panzac montre quelles auraient pu être les ressources des Régences si, d’une part les Européens ne les avaient pas arrêtées net dans leur nouvel élan, et, d’autre part, si le vieil atavisme ottoman n’avait fait préferé, de gaîté de cœur [on souligne l’expression] , une activité plus militaire et moins marchande » (A. Blondy, compte-rendu du livre de D. Panzac, art. cité   https://www.persee.fr/doc/bcai_0259-7373_2001_num_17_1_991_t4_0128_0000_1

 

A l’origine, le refus de commercer fut présent du côté européen (quoique certains pays comme Venise ont toujours commercé avec les musulmans sauf en temps de guerre déclarée) - comme il existait de l’autre côté de la Méditerranée. Mais ce fut sans doute de moins en moins vrai du côté européen On ne peut pas considérer comme pure hypocrisie les déclarations des autorités d’Etat et  des villes côtières du sud de l’’Europe selon lesquelles la paix et la liberté du commerce était dans l’intérêt bien compris des deux rives de la Méditerranée.

Mais la course était constitutive des institutions d’Alger (et des autres Etats barbaresques) : à Alger, le dey était élu par le diwan, émanation des janissaires et des corsaires – le poids social et politique des corsaires (et des janissaires) reposait sur la course (et sur un état de guerre permanent avec la rive nord de la Méditerranée).  C’était un grand obstacle à l’’abandon de celle-ci. On a fait remarquer que le défaut de développement des relations commerciales – même en admettant que les Etats chrétiens étaient prêts à commercer - obligeait les Barbaresques à poursuivre l’activité de la course : elle était essentielle pour eux, mais ne l’était pas pour les Etats et villes de la rive nord.

Comme l’esclavage (dont on va parler) on peut dire que la course est « à l’origine même des Régences », les deux sont « la preuve tangible de leurs luttes victorieuses contre les infidèles, justifiant ainsi leur existence et le maintien de leurs structures sociales » (Daniel Panzac, Les esclaves et leurs rançons chez les barbaresques (fin XVIII ème - début XIX ème siècle, art. cité)

                                                                               * Nous étendons ici à la course ce que l’auteur dit dans ce passage de l’esclavage des chrétiens.

 

 

 

LA CONTRE-COURSE

 

 

 

De l’autre côté, le corso chrétien ou contre-course est menée par les navires des marines des Etats chrétiens ou  des particuliers ayant obtenu des lettres de marque (les autorisant à pratiquer la course) et les marines de deux ordres chevaleresques militaires et religieux, l’ordre des chevaliers de Saint Jean de Jérusalem, Rhodes et Malte (plus connus comme chevaliers de Malte) qui disposent en quasi souveraineté (sous réserve d’une allégeance formelle à l’empire espagnol qui se distend avec le temps) des îles de Malte et Gozo, tandis que l’ordre de Saint Etienne, basé à Livourne et placé sous l’autorité des grands ducs de Toscane, essaie de marcher sur ses traces.

Bien qu’on ait parlé parfois d’esprit de croisade pour les participants du corso chrétien, il est probable que la religion servait souvent de paravent à des activités d’enrichissement chez certains corsaires, mais aussi  traduisait simplement la volonté de rendre coup pour coup à l’adversaire en ce qui concernait la marine des Etats.
Les activités de corsaire de l’ordre de Malte ne touchaient pas que des musulmans, puisqu’ils s’emparaient aussi des cargaisons des bateaux grecs – en effet, ceux-ci battaient pavillon de l’empire ottoman – d’ailleurs les Grecs  jouent vraiment de malchance puisqu’ils sont aussi en butte à la course barbaresque !

On peut aussi citer une différence entre la course barbaresque et la course chrétienne  (au moins celle de l’ordre de Malte) : les personnes qui estimaient avoir subi des prises de cargaison à tort pouvaient recourir à un tribunal des prises de l’ordre de Malte, situé à Mdina. Mais il est probable qu’aucun musulman n’était admis à déposer plainte, les plaintes  étant vraisemblablement réservées à des chrétiens traités à tort comme des musulmans.

Il faut ajouter que le roi de France, en paix avec l’empire ottoman, était souvent amené (avec plus ou moins de succès) à se plaindre auprès du Grand Maître de l’ ordre de Malte lorsque des biens appartenant à des musulmans et des musulmans eux-mêmes étaient pris sur des vaisseaux français, voire d’autres nationalités  – les chevaliers de Malte considérant quant à eux qu’ils étaient dans leur droit de saisir les biens et les personnes des musulmans où que ce soit, puisqu’il existait une guerre permanente entre eux et les musulmans.

Devenu avec le temps le protecteur de l’ordre de Malte (qui comporte un grand nombre sinon une majorité de chevaliers français) et en même temps, « ami » de l’empire ottoman, le roi de France est amené nécessairement à jouer un rôle de médiateur entre les uns et les autres, et ses interventions ont aussi lieu en faveur des Etats barbaresques, avec lesquels il est pourtant parfois en guerre ! Les consuls français dénoncent aussi, à l’époque de Louis XIV, le tort que fait au commerce la « course chrétienne » notamment des chevaliers de Malte. Comme l'époque n'en était pas à une contradiction, près, le roi de France se procurait en même temps des captifs turcs pour ses propres galères, avant d'abandonner cette pratique sous la pression du sultan ottoman.

Plus qu’à une situation d’opposition frontale entre deux mondes et deux cultures, les relations entre Chrétiens et Etats musulmans s’apparente plutôt – du moins sur la longue durée - à la guerre froide entre le bloc communiste et les pays capitalistes après 1945, faisant alterner les périodes de tension et de détente, voire parfois de connivence. 

 

1280px-A_Castro,_Lorenzo_-_A_Galley_of_Malta_-_Google_Art_Project

 Lorenzo a Castro (Actif c. 1664 - mort  c.1700 ?), Galère de l'ordre de Malte, vers 1680.

Dulwich Picture Gallery.

Wikipédia, art. Esclavage à Malte

 

 

 

LES TRAITÉS ENTRE LES BARBARESQUES ET LES PUISSANCES CHRÉTIENNES

 

 

A partir du 17 ème siècle, « des accords diplomatiques liaient (...) certaines puissances européennes à l’empire ottoman, reléguant les appels à la Croisade à des exercices rhétoriques dénués de réelles portées » (Guillaume Calafat, La Croix et le Croissant revisités : le corso, Malte, les Grecs et la Méditerranée à l'époque moderne, art. cité ) - mais ces accords ne s’appliquaient pas aux Etats barbaresques malgré leur statut théorique de provinces ou d’Etats vassaux de l’empire ottomanes* – il fallut donc que les puissances européennes se mettent d’accord avec les Etats barbaresques eux-mêmes.

                                                                                         * Le sultan ottoman reconnaissait, avec réticence, qu’il ne pouvait se faire obéir des Etats barbaresques.

 

Les traités signés avec diverses puissances européennes – et par la suite les Etats-Unis, garantissaient, très souvent,  aux Etats barbaresques des revenus : pour éviter d’être attaquées en course, les puissances européennes acceptaient de payer un tribut annuel ainsi que d’accorder d’autres avantages, ce qui, pour utiliser un mot qui n’apparaitra que plus tard, est ce qu’on appelle du racket. On remarquera que ce racket n’existait pas en sens inverse. La course n’a donc pas besoin de fonctionner effectivement pour être rentable.

On notera aussi que les traités ne mettaient pas à l'abri de toute atteinte les vaisseaux amis : le fait pour le bateau d'une nation en paix avec la régence concernée  de transporter des marchandises ou des passagers appartenant à une nation en guerre avec la régence (guerre ouverte ou guerre potentielle du fait que cette nation n'a pas signé de traité), pouvait justifier sa prise. C'était vrai aussi pour les activités de contre-course de l'ordre de Malte. 

Enfin, les traités avec  la France, garantissaient aux navires barbaresques une protection : un navire barbaresque, même corsaire, était protégé s'il sse trouvait à moins d'une certaine distance des côtes de France et la marine ou l'artillerie côtière française devait normalement le protéger en cas d'attaque par une puissance tierce et s'il y avait quand même prise de ce navire, la France devait intervenir diplomatiquement pour obtenir qu'on relâche la prise..

 

Il y eut sans doute au fil du temps, chez les puissances européennes l’idée que les Etats barbaresques n’étaient plus vraiment dangereux et qu’on pouvait donc s’abstenir de payer – il était donc important pour les Etats barbaresques de confirmer de temps en temps que  leur pouvoir de nuire était intact.

S’agissant d’Alger, Eugène Plantet (éditeur en 1889 des Correspondances entre la régence d’Alger et la cour de France, d’après les archives du ministère des affaires étrangères) décrit la situation à la fin du 18 ème siècle :

«  Toutes les nations maritimes de la chrétienté étaient ainsi, l’une après l’autre, victimes des Seigneurs barbaresques, et se trouvaient dans la nécessité d’opter entre la guerre ou l’impôt. » Elles achetaient la neutralité de la régence d’Alger.

«  Sept États payaient aux Algériens le tribut tous les deux ans. C’étaient les États-Unis, la Hollande, le Portugal, Naples, la Suède, la Norvège et le Danemark. En outre, ces trois dernières Puissances avaient à livrer des ancres, des câbles, des mâts, des fers de lance, des provisions de poudre et de boulets pour une valeur de 5 000 francs. La taxe du tribut était fixée en moyenne à 125 000 francs ; nous devons ajouter qu’elle fut réduite, en 1791, à 108 000 francs pour la Suède et à 100 000 francs pour le Portugal. La Hollande en fut dégagée en 1816, après l’expédition de Lord Exmouth à laquelle elle participa. Les États-Unis s’en affranchirent en 1825, mais consentirent à donner un présent à chaque mutation de Consul. La France, l’Angleterre, l’Espagne, la Sardaigne, le Hanovre, la Toscane, Venise et Raguse ne payaient pas de tribut, mais donnaient des présents en numéraire ou en nature, également tous les deux ans, sans compter tous les cadeaux de joyeux avènement. On devait en offrir encore au commencement de l’année, aux fêtes du Beïram, et chaque fois qu’il s’agissait de traiter une affaire. La plupart des avanies faites aux agents européens n’avaient pas d’autre but que de favoriser les mutations de personnel, afin de participer plus souvent à la curée. Fraissinet, Consul de Hollande, Ulrich, Consul de Danemark, furent mis tous deux à la chaîne pour un léger retard dans l’envoi de leurs cadeaux. »

 

Le même auteur poursuit :  « ... dans la seule année 1807, le Divan extorqua 40 000 piastres au Portugal, 12 000 à l’Espagne, 10 000 à l’Angleterre, 100 000 aux États-Unis, 50 000 à l’Autriche, 40000 à la Hollande. Les villes hanséatiques s’étaient soumises aussi au régime des présents. Hambourg et Brème envoyaient à Alger des munitions navales et du matériel de guerre. L’Autriche et la Russie, profitant du voisinage de la Turquie, refusèrent toujours le tribut, mais le Gouvernement pontifical, accusé de ne rien donner, dut souvent recourir aux bons offices de la France pour protéger ses marins. »

Il faut faire la part du style polémique de l’époque quand il s’agit de décrire la piraterie des Barbaresques, avec le sous-entendu implicite que l’intervention française de 1830 y a heureusement mis fin.

De son côté, dans un éclairage plus moderne, Leïla Ould Cadi Montebourg   écrit :

«  De 1518 à 1830, l’Algérie a conclu plus de soixante traités de paix et de commerce avec la plupart des nations d’Europe et particulièrement avec la France. »* (Alger, une cité turque au temps de l’esclavage, ouv. cité), mais c’est pour en tirer des conclusions différentes sur l'inégalité des traités.

                                                                                                                      * Plantet écrit que la régence d’Alger a conclu 59 traités ou confirmations de traités avec le seul Etat français.

 

 

 kdxnp6ch2gx51

Traité de paix entre le roi d'Angleterre Charles II et la "cité et royaume d'Alger", 1664. Le roi d'Angleterre prend les titres de roi de Grande-Bretagne (Britain), France (vieille revendication remontant à la guerre de 100 ans) et Irlande. C'est probablement le premier traité entre l'Angleterre et Alger. Site Reddit. 

https://www.reddit.com/r/algeria/comments/jola4s/history_a_peace_treaty_signed_between_king/

DES TRAITÉS INÉGAUX ?

 

 

Les effets des traités sont jugés différemment selon les auteurs. Leïla Ould Cadi Montebourg   écrit : « En fait, depuis la fin du xviie siècle, les États barbaresques avaient obtenu d’inclure dans les traités de paix avec l’Angleterre notamment, la fourniture de matériel pour la construction de bateaux. Et si, dans le traité signé avec la France pour cent ans le 24 septembre 1689, cette précision n’est pas donnée, il est néanmoins stipulé [que la Régence et ses sujets], pourront réciproquement faire leur commerce dans les deux Royaumes, & naviguer en toute sureté, sans en pouvoir estre empêchez pour quelque cause & sous quelque prétexte que ce soit ». Cette clause supposait l’achat possible de matériel pour armer les navires. »

Or, selon cet auteur, la réciprocité des dispositions du traité n’était pas respectée par la France (l’était-elle mieux par Alger ?). 

Leïla Ould Cadi Montebourg  écrit : « .. pour échapper aux ravages exercés sur eux par les corsaires chrétiens, les négociants musulmans avaient appris — avance Jean Mathiex — à « utiliser de préférence le pavillon étranger, qu’ils considéraient comme moins exposé que celui du Grand Seigneur [de l’empire ottoman] , car ils espéraient pouvoir obtenir des indemnités de la puissance chrétienne qui n’aurait pas su faire respecter son pavillon. Mais (...) : les puissances chrétiennes respectaient un droit maritime, tout à leur avantage, puisqu’elles l’avaient elles-mêmes peu à peu élaboré, et dans ses prescriptions il y en avait toujours une que l’on pouvait opposer aux réclamations du malheureux commerçant turc grugé.(...)  De sorte « Les Maghrébins, particulièrement les Algériens [pour commercer], devaient nécessairement passer par des intermédiaires. (...) Si nous examinons de près le traité de 1689, nous ne pouvons manquer de remarquer que la réciprocité entre les deux parties était plus apparente que réelle ». L’auteur indique qu’il n’y avait aucune représentation diplomatique de la régence d’Alger en France de sorte qu’en cas de difficultés, il fallait envoyer ponctuellement un émissaire. De plus, la France « ne respectait pas les traités quand il s’agissait d’esclaves dont elle avait besoin pour ses galères. »

Notons au passage que l’auteur cité parle de Maghrébins, voire d’Arabes, ce qui crée une certaine confusion. Le commerce maritime était-il le fait exclusif des Turcs d'Alger, les Maghrébins y participaient-ils et dans quelle proportion ?

Or, parler de traités inégaux au détriment des Barbaresques est curieux : est-ce que les Barbaresques, par exemple, s’engageaient à fournir aux Anglais du matériel pour la construction des bateaux ? c’est pourtant ce que faisaient les Anglais (gratuitement ?), ce qui montre à l’évidence qui était le bénéficiaire réel de la paix. La seule chose qu’on puisse dire c’est que les Etats barbaresques n’avaient pas toujours la possibilité de conclure des traités aussi avantageux pour eux avec toutes les puissances.*

                                                                                                              * On ne doit pas non plus cacher que ces clauses avantageuses étaient aussi, de la part du pays européen, une façn d'agir pour obtenir des avantages par rapport à ses concurrents.                                                                                                        

                                           

Quant à l’absence de corps diplomatique des régences en Occident (sauf ambassades ponctuelles) –  elle semble un fait avéré mais on peut se demander si le défaut de réciprocité n’était pas compensé par la situation instable et périlleuse des consuls des puissances chrétiennes dans les régences et notamment à Alger : « ... le premier consul des Provinces-Unies, Wijnant de Keyser, qui arrive en août 1616 à Alger, sera trois fois mis en prison pendant les onze ans qu’il passera dans cette ville, et recevra même la bastonnade en public » (Wolfgang Kaiser,  Négocier avec l’ennemi. Le rachat de captifs à Alger au XVIe siècle, Siècles, 2007, https://journals.openedition.org/siecles/1292?lang=en), le consul de France en 1683 est exécuté attaché à la bouche d’un canon, ainsi que d’autres ressortissants français,  idem pour le consul de France en 1688, avec d’autres ressortissants*, et on pourrait multiplier les exemples des consuls ou autres envoyés européens jetés en prison, bastonnés etc.

                                                                                               * Il est vrai que dans les deux cas, la ville était bombardée par une escadre française, ce qui est une explication sans être une justification. L'exécution du consul en 1683 (le père Le Vacher) a été contestée. En 1688 le consul Piolle n'eut pas le temps d'arriver au lieu d'exécution, il fut massacré en route. Mais il est certain que des captifs français subirent l'exécution attachés à la bouche du canon en 1683 et 1688.

 

Leïla Ould Cadi Montebourg  cite le consul Laugier de Tassy au 18 ème siècle : « Enfin on se plaint que les Algériens violent les traités de paix, et déclarent la guerre aux chrétiens, sans autre raison qui les y autorise que leur intérêt ou leur caprice » et font donc « des prises par surprise »,  «  et que même en pleine paix, ils pillent les bâtiments amis, en obligeant les maîtres de leur donner ce qui leur manque, comme vivres, cordages et autres choses semblables ». Laugier de Tassy signale : « Tout cela est remarquable parce que les Algériens le font impoliment et brusquement. Les chrétiens sont quelquefois dans le même cas à l’égard de leurs amis ou alliés, mais ils font les choses de manière moins rude. » (la citation fait donc une différence, malgré tout, entre le comportement des Barbaresques et celui des chrétiens contrairement à ce qu’implique Leïla Ould Cadi Montebourg).

De son côté,  Gilbert Buti écrit : « Au vrai, les traités signés tout au long du XVIIIe siècle entre les Régences et les États européens, plaçant les deux parties sur un pied d’égalité, convenaient tout à fait aux deux camps, dans la mesure où ils contribuaient à affirmer l’autonomie de la Barbarie vis-à-vis de la Sublime Porte [l’empire ottoman] et où ils ne bouleversaient pas fondamentalement les échanges commerciaux établis. » (compte-rendu du livre de D. Panzac, art cité https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2003-4-page-179.htm#:~:text=Au%20vrai%2C%20les%20trait%C3%A9s%20sign%C3%A9s,et%20o%C3%B9%20ils%20ne%20bouleversaient

 

 k5mabe3duebg_algiers1

 Traité de paix entre les Etats-Généraux des Provinces-Unies (Pays-Bas) et la régence d'Alger, 1757, mettant fin à la guerre commencée en 1755. Site de ventes  Antiquariaat FORUM B.V., 't Goy-Houten (Utrecht, Pays-Bas).

https://www.forumrarebooks.com/item/_algiers_treaty_states_general__tractaat_tusschen_haar_hoog_mogende_de_heeren_staaten_generaal.html?

 

 

 

 

UNE INÉGALITÉ AU PROFIT DE QUI ?

 

 

En général, il est difficile de parler d’inégalité des traités au détriment des Barbaresques quand ces traités prévoient le versement de tributs à l’Etat barbaresque pour qu’il s’abstienne d’attaques contre le pays signataire du traité. Où est l’inégalité sinon de la part de celui qui impose ces conditions ? Shuval écrit :

« À partir de la fin du xviie siècle, et durant le xviiie siècle, au lieu d’avoir recours à des actes de représailles, les puissances européennes préférèrent conclure des accords avec la Régence. Les pays européens les moins puissants (et les États-Unis) devinrent tributaires d’Alger, car ils aimaient mieux s’acquitter d’un droit de navigation annuel que de voir leurs bateaux pillés et les équipages réduits à l’esclavage » (La ville d’Alger vers la fin du XVIIIe siècle, ouv.cité).

Pourtant les critiques de l’attitude des puissances chrétiennes ont raison sur deux points.

Les régences ont toujours toléré la présence de religieux chrétiens sur leur territoire, alors que le contraire ne semble pas avoir été possible. Il est vrai que cette présence était largement imputable aux nécessités du rachat des esclaves chrétiens (on en parlera plus en détail) et allait donc dans l’intérêt des régences. Cette présence avait pris avec le temps la forme d’établissements d’assistance, comme à Alger, l’hôpital des religieux trinitaires espagnols, qui recevait les captifs chrétiens malades*, dont s’occupait vers 1720 le père Ximénez qui a laissé un journal étudié par Leïla Ould Cadi Montebourg. Ce religieux avait souhaité fonder un établissement similaire à Oran (ville reprise récemment par la régence aux Espagnols) mais avait échoué. Il devait par la suite fonder à Tunis un hôpital plus performant que le modeste établissement existant (avec évidemment l’accord du bey, qui en attendait un revenu). Ces actions d’assistance engendraient parfois la concurrence peu charitable des différents ordres religieux soutenus par les consuls de leur nation respective**.

                                                                                             * Apparemment il y avait eu jusqu’à 5 hôpitaux pour les esclaves chrétiens rattachés chacun à un bagne à Alger, mais au début du 18 ème siècle, un seul subsistait.

                                                                                            ** On pourrait penser à la concurrence de nos modernes ONG...

 

Ainsi, dans certaines limites évidemment, l’islam des régences s’avérait plus tolérant que la chrétienté pour ce qui était de l’assistance morale et matérielle aux captifs.

Enfin, il est exact que les accords n’étaient pas  scrupuleusement respectés par la France, comme l’indique Leïla Ould Cadi Montebourg en ce qui concerne la présence d’esclaves turcs utilisés pour ramer sur les galères du roi (avec les condamnés français pour motifs divers – droit commun, protestants après la révocation de l’édit de Nantes, etc). Comment la France pouvait-elle se les procurer, en désaccord avec les traités signés avec l’empire ottoman ?

Elle achetait des captifs « Turcs » à l’ordre de Malte, qui rentabilisait ainsi ses prises, ou bien il s'agissait de Turcs d’Alger (ou des régences) pris sur les navires barbaresques en période de guerre. Le Sultan ottoman émettait des protestations (au moins pour ses propres ressortissants) mais les Français prétendaient que ces Turcs lui étaient indispensables pour les galères du roi ; les ministres refusaient l’idée de remplacer les Turcs par des Maghrébins ou même comme le proposait le consul de France à Malte*, par des Grecs chrétiens (!) - sans doute en raison du poids de la formule « fort comme un Turc ».

Finalement le roi de France cessa d'utiliser des Turcs pour ses galères vers 1680 ou 1690 - il semble que le sultan ottoman avait menacé de mettre en prison l'ambassadeur de France. La France continua d'acheter des esclaves semble-t-il (sur le marché de Constantinople !) mais ce n'étaient plus des Turcs.

Les galères, progressivement réduites à pas grand-chose, survécurent en France  jusqu’à leur suppression en 1748** sauf erreur (on peut supposer que sur les dernières galères, faux-monnayeurs et contrebandiers français étaient bien plus nombreux que les captifs provenant d'Orient). ***

                                                                                                                      * Cité par G. Calafat,

                                                                                                                     ** C’est aussi la date de la suppression des galères en Espagne. L’empire ottoman continua à les utiliser de son côté comme le montre l’histoire dont on a fait état, de la mutinerie des galériens chrétiens en 1760, s’emparant de la galère capitane et la conduisant à Malte. Justement à Malte les galères (sans doute en nombre très réduit) existèrent jusqu'en 1798 semble-t-il, date de la fin de la souveraineté territoriale de l'ordre (après la prise de Malte par Napoléon Bonaparte sur la route de l'expédition d'Egypte).

                                                                                                                  *** Mais pendant longtemps on continua de parler en France de galères et de galériens pour le bagne et les condamnés au bagne – qui d’ailleurs était installé à Toulon, là où les dernières galères avaient eu leur port d’attache.

 

 

GUERRE ET PAIX EN MÉDITERRANÉE

 

 1280px-Gezicht_op_Algiers_met_de_Ruyters_schip_'De_Liefde',_1662_Rijksmuseum_SK-A-1396

Reinier Nooms (1623/1624–1664), Vue d'Alger avec le navire De Liefde (de l'amiral néerlandais Ruyter), 1662. Rijksmuseum, Amsterdam, Pays-Bas.  Le tableau montre au moins deux navires battant pavillon des Pays-Bas et il est probable que les autres navires qu'on voit sont aussi des unités de la flotte de Ruyter. La ville d'Alger est représentée comme un ensemble bien délimité de couleur blanche formé par de nombreuses maisons reserrées dans les fortifications et adossé à la colline..

Wikipédia, art Régence d'Alger.

 

 

Malgré les traités de paix (et souvent en raison de leur ambiguïté ou de la violation de leurs dispositions) de nombreux épisodes de guerre ouverte – ou au moins de démonstrations de force - eurent lieu entre les Etats barbaresques et les puissances occidentales. Enfin certaines puissances n’avaient pas signé de traité et donc l(état de guerre était permanent avec les Barbaresques..

 Eugène Plantet  (introduction à son livre Correspondance des deys d’Alger) avec la Cour de France, 1889) mentionne (sans être sans doute exhaustif) les diverses opérations des puissances occidentales contre la Régence d’Alger en incluant celles qui ont eu lieu avant les traités, soit démonstration armée en vue d’Alger, soit opération de bombardement, voire de débarquement.

En ce qui concerne la France, « nous avons à mentionner quinze expéditions militaires », dont la tentative de débarquement du duc de Beaufort sous Louis XIV en 1664 à Djidjelli (Jigel), les bombardements de Duquesne en 1682 et 1683, celui de l’amiral d’Estrées en 1688.

« Cinq fois l’Espagne tenta de réparer ce désastre [l’opération de Charles-Quint en 1542] et par une fatalité qu’on a peine à concevoir, elle subit autant de revers. André Doria parut devant Alger en 1601 avec 70 vaisseaux, et ne put même pas débarquer. L’escadre d’O’Reilly, préparée et dirigée avec une grande habileté en 1775, par ordre de Charles III [roi d’Espagne], dut remettre à la voile sous le feu des assiégés. En 1783 et 1784 « Alger fut bombardé à deux reprises, 400 maisons furent atteintes, sans que le Divan parût le moins du monde intimidé, et les Espagnols ne parvinrent à lui arracher un traité, l’année suivante, qu’aux conditions les plus dures. ».

L’Angleterre  tenta un débarquement dans le port de Bougie en 1671, et l’amiral Keppel en 1749 bombarda Alger. En 1804, l’amiral Nelson fait une démonstration dans la rade d’Alger pour appuyer des négociations tendues. En 1816, l’amiral Exmouth, à la tête d’une flotte anglo-hollandaise, vient exiger l’abolition de l’esclavage, et sur refus du dey, bombarde Alger. Le dey doit accepter les exigences britanniques -pour un moment. En 1824, une flotte anglaise menace de nouveau Alger pour imposer le respect dû au consul britannique. Les Provinces-Unies (Pays-Bas) interviennent contre Alger en 1662, avec le célèbre amiral Ruyter. Les Danois interviennent contre Alger en 1770 et  1772,  Venise en 1767, puis les Etats-Unis à plusieurs reprises.

 Enfin, les régences étaient souvent en guerre entre elles (notamment Alger contre Tunis) et donc les captures de vaisseaux entre régences étaient chose courante.

Peut-on vraiment parler de paix, au moins pour le 18 ème siècle, dans ces conditions ? Oui et non.  G. Buti  écrit : « A partir de 1720, s’ouvre le temps des relations apaisées ( 1720-1795), dès le milieu du XVIIIe siècle, la majeure partie des États européens sont en paix avec les Régences barbaresques. Néanmoins, la course, ou du moins sa menace, reste un moyen de pression fondamental pour les Régences afin d’obtenir des présents, les versements de contributions financières prévues par les traités et devenues préférables à un butin incertain » Malgré cela il existe « de nombreux heurts dans la mesure où, comme le souligne avec force l’auteur [D. Panzac ], un principe fondamental des corsaires est de n’être jamais en paix avec tous les États européens à la fois. » (compte-rendu du livre de D. Panzac, art cité).

Pourtant avec le temps la course devint de plus en plus marginale sans disparaître.

Curieusement il y eut une résurgence à la fin du 18 ème siècle, avec les guerres révolutionnaires. On peut penser qu’Alger (et les autres Etats barbaresques) faisant face à une baisse de revenus, réactivèrent la course. Les flottes de guerre européennes étaient aux prises les unes avec les autres, tandis que pour raisons de guerre, le commerce régulier était désorganisé (et donc la part même modeste que les Etats barbaresques tiraient du commerce). Les Etats barbaresques eurent donc à nouveau recours à la course de façon plus massive que dans les décennies précédentes. On en reparlera.

Mais pour les contemporains occidentaux et pour la postérité, la caractéristique principale des régences, dont notamment celle d’Alger, c’est l’esclavage des chrétiens capturés sur les navires ou sur les côtes.

 

 

 

 

 

Publicité
Publicité
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 > >>
Le comte Lanza vous salue bien
Publicité
Archives
Publicité