Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le comte Lanza vous salue bien
2 novembre 2023

ALGER AU TEMPS DES DEYS, DES CORSAIRES ET DES ESCLAVES DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

ALGER AU TEMPS DES DEYS, DES CORSAIRES ET DES ESCLAVES

DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

[ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit.]

 

 

 

 

 

 

LES ESCLAVES CHRÉTIENS

 

 

 

Pour les Européens, la conséquence la plus évidente du corso était la situation d’esclavage des équipages et passagers des  navires saisis.

Peut-on parler d’esclavage ? Certains auteurs font des clarifications (non dénuées d’arrière-pensées de justification) :

« Quant aux captifs, la définition qui correspondrait le mieux, au vu du langage d’aujourd’hui, serait celle d’« otages », c’est-à-dire de personnes détenues en attente d’être libérées contre une rançon. Ils étaient donc perçus comme un placement qui ne pouvait prendre que de la valeur. » (Abla Gheziel, Captifs et captivité dans la régence d’Alger (xviie- début xixe siècle, Cahiers de la Méditerranée, 2013, https://journals.openedition.org/cdlm/7165?lang=en#:~:text=3Quant%20aux%20captifs%2C%20la,prendre%20que%20de%20la%20valeur.)

 

On notera que le mot « esclave » est utilisé avec réticence dans la citation ci-dessus qui préfère le mot « captif ». Le même auteur se réfère à l’historien Michel Fontenay « qui définit d’ailleurs le captif [du corso] ainsi : « Le captif, lui, est un esclave provisoire, en instance de rachat. On l’a capturé non pour le conserver mais pour s’en débarrasser au plus vite et au meilleur prix possible »

Malgré l’utilité de certaines clarifications, esclavage et esclaves sont les termes couramment utilisés et il faut admettre que certains captifs ne retrouvent jamais la liberté ; l’idée qu’ils puissent prendre de la valeur, s’agissant des plus pauvres, semble une dérision. Au mieux, ces esclaves pauvres, sans famille pouvant payer la rançon, peuvent espérer être rachetés par les ordres religieux chrétiens qui se consacrent à cette tâche, mais quel pourcentage de rachat s’applique à eux ?

Les prisonniers des corsaires sont débarqués à Alger (ou dans d’autres villes relevant d’Alger comme Cherchell, Bougie ou Dellys – mais il semble qu’il y a une centralisation des prises et des ventes à Alger) sont donc des esclaves au moins à titre temporaire. Comment sont-ils traités ?

« Les plus gros marchés d’esclaves, après celui du Batistan d’Alger, étaient ceux de Tunis et de Salé. Les janissaires de l’odjâq s’y procuraient des femmes et de jeunes garçons... » (Charles-Robert Ageron, Regards européens sur l’Afrique barbaresque (1492-1830), https://books.openedition.org/psorbonne/49303?lang=fr. Mais comme on sait, la plus grande partie des esclaves étaient des hommes, utilisés à des tâches diverses par les entrepreneurs, l’Etat barbaresque lui-même et les propriétaires privés.

Les Etats barbaresques ayant eu une existence sur une période couvrant quatre siècles on peut penser que la description pour une période ne vaut pas nécessairement pour une autre, ni forcément soit valable pour tous les Etats.

Au 16 ème siècle (et pour une part au 17 ème siècle), une partie des esclaves était utilisée pour ramer sur les galères (c’était aussi vrai pour les captifs musulmans des marines chrétiennes).

 

 

LE RÉCIT DE L’ANCIEN CAPTIF CHEZ  CERVANTÈS

 

 

On peut citer le récit, contenu dans le célèbre roman de Cervantès,  Don Quichotte, de l’ancien captif qui rencontre les protagonistes du roman dans une hôtellerie. L’ancien captif raconte que lors de la   bataille de Lépante à laquelle il participait comme officier d’infanterie embarquée, il s’était élancé sur une galère ennemie en croyant être suivi de ses hommes – mais la galère rompit le combat et il se retrouva prisonnier (il s’agissait d’une des galères de Euldj Ali, le beylerbey d’Alger, qui échappèrent à la capture ou à le destruction en quittant le lieu du combat).

Le captif est d’abord utilisé comme rameur sur les galères turco-barbaresques. Il assiste ainsi à des combats entre galères chrétiennes et turques, et évoque ainsi la cruauté d’un des commandants barbaresques, le fils (en fait petit-fils) de Barberousse* : « Le fils de Barberousse était si cruel et traitait si mal ses captifs, que ceux qui occupaient les bancs de sa chiourme ne virent pas plus tôt la galère la Louve se diriger sur eux et prendre de l’avance, qu’ils lâchèrent tous à la fois les rames, et saisirent leur capitaine, qui leur criait du gaillard d’arrière de ramer plus vite ; puis, se le passant de banc en banc, de la poupe à la proue, ils lui donnèrent tant de coups de dents, qu’avant d’avoir atteint le mât, il avait rendu son âme aux enfers, telles étaient la cruauté de ses traitements et la haine qu’il inspirait »**.

                                                                                                  * Il est à cette époque difficile de discerner les navires turcs des navires barbaresques puisque la marine des régences participe aux combats de la marine ottomane et que les beylerbeys d’Alger puis les deys d’Alger, sont souvent amiraux (kapudan pacha) de la flotte ottomane.

                                                                                                  ** Cet épisode est confirmé par des sources indépendantes de Cervantès.

 

Le narrateur est transféré à Alger dans les conditions suivantes : à la mort d’Euldj Ali, « Je tombai en partage à un renégat vénitien, qu’Uchali [Euldj Ali] avait fait prisonnier étant mousse sur un vaisseau chrétien, et qu’il aima tant qu’il en fit un de ses plus chers mignons. Celui-ci, le plus cruel renégat qu’on vît jamais, s’appelait Hassan-Aga : il devint très-riche, et fut fait roi d’Alger.  »

A Alger on considère que le captif est rachetable. Il est donc traité avec un minimum d’égards.

« ... je n’avais ni ressources, ni fortune ; cela n’empêcha point qu’on ne me rangeât parmi les gentilshommes et les gens à rançon. On me mit une chaîne, plutôt en signe de rachat que pour me tenir en esclavage, et je passais ma vie dans ce bagne, avec une foule d’hommes de qualité désignés aussi pour le rachat. Bien que la faim et le dénûment nous tourmentassent quelquefois, et même à peu près toujours, rien ne nous causait autant de tourment que d’être témoins des cruautés inouïes que mon maître exerçait sur les chrétiens. Chaque jour il en faisait pendre quelqu’un ; on empalait celui-là, on coupait les oreilles à celui-ci, et cela pour si peu de chose, ou plutôt tellement sans motif, que les Turcs eux-mêmes reconnaissaient qu’il ne faisait le mal que pour le faire, et parce que son humeur naturelle le portait à être le meurtrier de tout le genre humain.  Un seul captif s’en tira bien avec lui ; c’était un soldat espagnol, nommé un tel de Saavedra * (...). Cependant jamais Hassan-Aga ne lui donna un coup de bâton, ni ne lui en fit donner, ni ne lui adressa une parole injurieuse, tandis qu’à chacune des nombreuses tentatives que faisait ce captif pour s’enfuir, nous craignions tous qu’il ne fût empalé, et lui-même en eut la peur plus d’une fois... » 

                                                                                                             * Ce Saavedra cité par le personnage est Cervantès lui-même (son nom complet était Miguel de Cervantès Saavedra). Cervantès, qui avait lui-même participé à la bataille de Lépante en 1571 (où il perdit l’usage d’une main à la suite d’une blessure) fut capturé en 1575 et resta esclave à Alger jusqu’en 1580 : « alors qu'il naviguait à bord de la galère espagnole El Sol, le bateau fut attaqué par trois navires turcs commandés par le renégat albanais Arnaute Mamí, le 26 septembre 1575. Miguel et son frère Rodrigo furent emmenés à Alger. Cervantès fut attribué comme esclave au renégat Dali Mamí, marin aux ordres d'Arnaute » « Miguel, porteur de lettres de recommandations de la part de don Juan d'Autriche et du Duc de Sessa fut considéré par ses geôliers comme quelqu'un de très important et de qui ils pourraient obtenir une forte rançon » (Wikipédia). Cervantès finit par être racheté en 1580 après plusieurs tentatives d’évasion.

 

Bien entendu on peut juger que le récit de Cervantès est une invention et que les mauvais traitements étaient moins graves que ceux qu’il évoque.

 

 9423387_orig

Timbre des postes magistrales de l'ordre de Malte célébrant le 4 ème centenaire de la bataille de Lépante (1571-1971). Les navires de l'ordre de Malte, de l'empire espagnol, de Venise, du Saint-Siège (ainsi que d'autres puissances comme Gênes, la Savoie, la Toscane...) affrontèrent la flotte ottomane, qui comportait des unités barbaresques comme la flotte d'Euldj Ali, beylerbey d'Alger. Ici des galères de Malte sont au combat avec les galères ottomanes.

L'ordre de Malte a des accords avec plusieurs pays qui acceptent les courriers affranchis avec ses timbres, qui sont, bien entendu, aussi une source de revenus par la vente aux coillectionneurs.

https://www.planetfigure.com/threads/maltas-galley.116192/

 

 

UN REGARD GLOBAL

 

 

Que les esclaves chrétiens aient servi comme rameurs sur les galères est confirmé par le fait que 15 000 esclaves chrétiens furent libérés lors de la bataille de Lépante (indication donnée par Cervantès lui-même  qu’on trouve aussi par exemple dans le livre de Braudel, La Méditerranée et le monde méditarranéen à l'époque de Philippe II).*

                                                             * Selon certaines sources, il y avait jusqu'à 20 000 esclaves chrétiens sur la flotte ottomane à Lépante. Il est probable que beaucoup sont morts dans la bataille.

 

 Le religieux captif quelques années à Alger Diego de Haedo écrit sur les chrétiens utilisés pour les chiourmes : « Les coups de bâton, de poing, de pied et de fouet, la faim et la soif, accompagnés d’une foule de cruautés sont les traitements continuels dont ils usent envers les pauvres chrétiens rameurs, sans les laisser reposer une demi-heure. (…) Le langage humain est impuissant à exprimer de pareilles horreurs, et la plume à les décrire. »* (Diego de HAËDO, Clio-Texte, La Régence d’Alger, https://clio-texte.clionautes.org/la-regence-dalger.html ).

 

Evidemment la description vaut aussi pour les rameurs des galères chrétiennes : on estime par exemple de 6000 à 8000 le nombres d’esclaves musulmans ramant sur les galères chrétiennes à Lépante.

 

Cet état de fait cessa progressivement avec la disparition des galères au début du 17 ème siècle (du moins dans les Etats barbaresques), selon les indications les plus fréquentes*

Daniel Panzac écrit : « Si le mythe a survécu, la réalité des chrétiens ramant jusqu’à épuisement sur les galères d’Alger, de Tunis ou de Tripoli a disparu au commencement du XVIIe siècle* avec la substitution des vaisseaux aux galères. » (Les esclaves et leurs rançons chez les barbaresques (fin xviiie - début xixe siècle, Cahiers de la Méditerranée, 2002,  https://journals.openedition.org/cdlm/47?lang=en,  

                                                                                                         * Voir plus loin  sur ce point le témoignage du captif d’Aranda : il y avait encore des chiourmes et des galères à Alger vers 1640. Voir aussi par exemple le récit de la bataille de Valona (1638) entre la flotte d'Alger et la flotte vénitienne : « [les Algériens] subirent un terrible désastre; les Vénitiens leur tuèrent quinze cents hommes, leur coulèrent à fond quatre galères, en prirent douze et deux brigantins. Ce beau combat donna la liberté à trois mille six cent trente quatre chrétiens qui formaient la chiourme des galères prises. » (H.-D. de Grammont, Histoire d'Alger sous la domination turque (1515-1830), 1887). C'est peut-être le nombre de galères coulées ou prises à Valona qui orienta Alger vers d'autres pratiques navales.

 

 

En Turquie la chiourme survit jusqu’au milieu du 18 ème siècle (comme dans certains pays européens d’ailleurs) - comme le prouvent deux affaires qui ont un retentissement à l'époque : en 1748, la chiourme de la galère du pacha de Rhodes se mutine et conduit la galère à Malte (voir plus loin). En 1760, c’est la chiourme de la galère capitane qui se mutine et également, conduit la galère à Malte.

Selon une évaluation, sur toute la période du corso (en gros, années 1530 à 1780 (même si la fin du corso se situe pour Alger en 1830 et une quinzaine d’années avant pour les Etats de Tunis et Tripoli), le nombre total de prisonniers ou esclaves chrétiens dans les Etats barbaresques serait 1 250 000. (selon R C Davis, auteur de Christian slaves, muslim masters : white slavery in the Mediterranean, the Barbary Coast, and Italy, 1500-1800,  2004, traduit en France sous le titre Esclaves chrétiens, Maîtres musulmans : L'esclavage blanc en Méditerranée (1500-1800).*

                                                                      * « Travaillant dans les carrières, les mines ou comme rameurs pour les pirates barbaresques,  la vie des esclaves européens en Barbarie n’était pas meilleure que les pires conditions des esclaves africains en Amérique » (Wikipédia, art. Traite des esclaves de Barbarie).

 

Mais une part des captifs est consacrée à d’autres travaux que la chiourme, dès le 16 ème siècle :  Selon  Nicolas de Nicolaÿ,  les corsaires barbaresques « amènent journellement en Alger un nombre incroyable de pauvres chrétiens qu’ils vendent aux Maures et autres marchands barbares pour esclaves qui puis les transportent et revendent où bon leur semble, ou bien, à coups de bâton les emploient et contraignent au labourage des champs et tous autres vils et abjects métiers, et servitude presque intolérable » (cité par Clio-texte, La Régence d’Alger).

 

« La menace d’asservissement était très réelle pour quiconque vivant ou voyageant en Méditerranée. Robert Davis écrit que « Nous avons perdu le sens de l’ampleur de la menace que l’esclavage pouvait représenter pour ceux qui vivaient autour de la Méditerranée et du péril sous lequel ils étaient, … noirs ou blancs, qu’ils souffrent en Amérique ou en Afrique du Nord, les esclaves étaient toujours esclaves ». (Wikipedia, art. Traite des esclaves de Barbarie ).

Le chiffre total des esclaves chrétiens donné par Davis est contesté (voir M’hamed Oualdi, D'Europe et d'Orient, les approches de l'esclavage des chrétiens en terres d'Islam, Annales. Histoire, Sciences Sociales 2008), avec le reproche d’exagérer le caractère esclavagiste des sociétés musulmanes.

 

 

 

photo

Le palais des raïs à Alger. Ce palais, en fait un ensemble de trois palais et de diverses maisons, fut édifié progressivement par certains raïs comme Mami Arnaute, avec un rôle initial de fortification (on voit encore les canons de Mami Arnaute). La partie photographiée (ici les arcades du premier étage) est aussi connue comme bastion 23. C'st un vestige précieux de l'époque ottomane à Alger, aujourd'hui un centre d'art et de culture.

Photo Sonia-Fatima Chaoui.  Site Guide du routard.

https://www.routard.com/photos/algerie/1509736-alger___palais_des_rais___arcades_au_1er_etage.htm

 

 

 

 QUELQUES REFLEXIONS COMMUNES AUX DEUX ESCLAVAGES

 

 

 L’historien Michel Fontenay a dégagé un certain nombre de points communs entre l’esclavage tel que le pratiquaient les Ottomans et Barbaresques et l’esclavage pratiqué au même moment par certaines puissances chrétiennes.

Pour lui, il s’agit d’« une forme d’esclavage sans doute archaïque, mais finalement humaine, en tout cas fort éloigné de la déshumanisante Traite des Noirs ». Les adversaires « se combattaient selon des règles héritées du Moyen Âge, où des notions telles que butin, captif ou rançon, donnaient à la servitude un visage plus « familier ». Dans ce face-à-face entre cousins ennemis, les fanatismes religieux n’empêchaient pas la compréhension mutuelle et une certaine complicité de comportement. » « Toutefois « il n’est pas question ici de substituer une légende rose à la légende noire. »

«  À Istanbul et dans la majeure partie de l’Empire ottoman, les esclaves, qu’ils fussent noirs ou blancs, étaient appréciés et achetés pour ce à quoi ils devaient servir, c’est-à-dire pour le plaisir ou le service domestique de leur maître, pour leur force ou leur compétence en tant que jardinier, maçon, forgeron ou rameur sur les galères ».

(Michel Fontenay, Routes et modalités du commerce des esclaves dans la Méditerranée des Temps modernes (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles), Revue historique, 2006, https://www.cairn.info/revue-historique-2006-4-page-813.htm).)

Mais selon cet auteur, il y avait un déséquilibre numérique ente les deux esclavages, qu’il explique ainsi : « Les Européens, en effet, ont toujours privilégié les profits du commerce, plus assurés que les gains aléatoires de la course, et préféré développer, contre le risque de servitude, des structures d’assurance et de rachat (...) . Mais ces rachats avaient pour effet pervers de relancer la chasse aux prises (...). D’où un stock de captifs  (...) dégonflé en aval par les rachats (et une forte mortalité sur place), mais longtemps plus important que du côté occidental »*

                                                                                               * Pourquoi « longtemps «  ? Il n’y a jamais eu – semble-t-il – de renversement dans l’importance numérique des deux esclavages – simplement le nombre des esclaves décrut au fil du temps dans chaque camp.

 

L’Occident avait ses marchés d’esclaves, à Malte, Messine, Livourne, Venise notamment – du moins à une certaine époque, on a tendance à l’oublier.

De l’autre côté, le marché principal, était Istanbul car y convergeaient les captures de la Méditerranée (autre que celles aboutissant dans les régences barbaresques) et celles de l’Europe centrale et du Caucase. 

« Au bazar des esclaves d’Istanbul, « vers le milieu du XVIIe siècle, le commerce de la marchandise humaine, strictement organisé et surveillé, était aux mains d’une corporation de 2 000 marchands juifs qui en avaient le monopole. Mais le Trésor [ottoman] y trouvait largement son compte ». Avec l’abondance des captifs venus d’Europe centrale et orientale, leur prix se déprécia et « ils se négociaient au poids, comme de la chair humaine » (M. Fontenay, art. cité).

 

 

REGARDS CONTRADICTOIRES SUR L’ESCLAVAGE DES CHRÉTIENS

 

 

La situation des esclaves chrétiens dans les Etats barbaresques fait aussi l’objet de diverses appréciations qui traduisent parfois des intentions idéologiques.

Ainsi certains historiens font volontiers un sort à l’idée exprimée par un contemporain, que les esclaves chrétiens étaient mieux traités par les Barbaresques que les chrétiens ne traitaient leurs propres domestiques.

On rappelle à juste titre que les musulmans captifs dans les Etats chrétiens souffraient aussi (nous en parlerons plus loin)

 

Les conditions de vie des esclaves chrétiens sont décrites par l’article d’Abla Gheziel, Captifs et captivité dans la régence d’Alger (XVIIe- début XIXe  siècle), en insistant sur l’aspect finalement supportable de celles-ci : « Les captifs propriétés de l’État [ou du beylick] fournissaient les bagnes d’Alger en main-d’œuvre nécessaire pour les chantiers navals ou pour travailler à la construction ou réparation de forteresses, de murailles, de routes et de ponts. Ceux qui appartenaient à des particuliers, bénéficiaient d’un sort parfois moins dur et leurs maîtres pouvaient les autoriser à louer leurs services ailleurs, leur permettant ainsi de gagner quelque pécule qui leur donnait la possibilité de se racheter eux-mêmes. Les plus privilégiés pouvaient ainsi aller et venir à leur guise parmi la population. Malgré tout, tous espéraient recouvrer un jour leur liberté. »

Cette description (optimiste) se place après l’abandon des galères : les esclaves qui n’étaient plus indispensables pour les navires à rames, « devinrent dès lors des captifs, participant d’une économie de la rançon qui pouvait nécessiter d’importants montages financiers » (G Calafat,  La Croix et le Croissant revisités : le corso, Malte, les Grecs rt la Méditerranée à l'époque moderne, Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2012).

Il ne faudrait pas non plus penser que si les esclaves appartenaient à un particulier, ils étaient en quelque sorte des domestiques membres de la famille - certains particuliers très riches possédaient des centaines d'esclaves utilisés comme main d'oeuvre maritime, industrielle ou agricole, ainsi le raïs et amiral des galères Ali Bitchin ou Bitchnin (Piccinin)  vers 1640 :  « Ses richesses étaient énormes, il possédait deux somptueuses habitations, l'une dans la haute ville, l'autre près de la mer; il avait fait construire à ses frais une vaste mosquée à laquelle touchaient ses bagnes qui renfermaient plus de cinq cents captifs, sans compter ceux qui ramaient sur ses navires et ceux qui cultivaient ses nombreuses métairies » (H.-D. de Grammont, ouv. cité).

 

Enfin, il y eut des révoltes d'esclaves à Alger (dont parlent peu ou pas du tout les historiens qui essayent de peindre sous des couleurs pastel l'esclavage des chrétiens); ces révoltes furent réprimées sans pitié, la dernière révolte notable eut lieu en 1763 : « ... les derniers tremblements de terre ayant tari les canaux souterrains et les aqueducs, [le dey] Baba Ali fit rétablir les fontaines (...) Les esclaves employés à ces travaux, fort maltraités et privés de l'espoir d'être rachetés par suite de l' énorme prix qu'avaient atteint les rançons, se révoltèrent en masse le 13 janvier 1763; il en fut fait un grand massacre » (H.-D. de Grammont, ouv. cité).

 

 

COMBIEN D’ESCLAVES À ALGER ?

 

 

Combien étaient les captifs chrétiens à Alger (au sens de la régence entière puisqu’il y avait certainement des esclaves dans toutes les localités portuaires voire de l’intérieur) ?

Le révérend père Dan, auteur en 1637 d’une Histoire de Barbarie, et de ses corsaires, l’évalue en 1587 à 25 000 personnes (cité par Abla Gheziel, Captifs et captivité dans la régence d’Alger (xviie- début xixe siècle, art. cité)

« Le nombre d’esclaves chrétiens d’Alger, 25 000 à l’estimation d’Haedo, vers 1580, atteignait, semble-t-il, vers 1630 35 000, soit près du quart de la population. » (Charles-Robert Ageron , Regards européens sur l’Afrique barbaresque (1492-1830),

En 1660, le chevalier Paul, commandant de l’escadre française en Méditerranée, dans un projet pour la « destruction » des corsaires, évaluait le nombre des esclaves chrétiens à Alger entre 25 000 à 30 000 personnes*.

                                                                                                 * Cité dans le livre de Claude Petiet, Le roi et le grand maître: l'Ordre de Malte et la France au 17 ème siècle, 2002.

 

 

« Venture de Paradis*, présent à Alger de 1788 à 1790, fait état de 2 000 esclaves chrétiens, répartis sur trois bagnes – leur nombre ne se modifiera pas jusqu’au XIX ème siècle » (Abla Gheziel, art. cité)**

                                                                                                 * Venture de Paradis, orientaliste et « drogman » (interprète-diplomate). Considéré comme le meilleur orientaliste de l’époque en France, il accompagna Bonaparte dans l’expédition d’Egypte et mourut vers Acre en 1799. Né à Marseille, son souvenir y est conservé par les rues Venture et Paradis (qui est bien nommée d’après lui).

                                                                                                 **Abla Gheziel oublie une précision donnée par Venture de Paradis : « Selon Venture de Paradis on ne comptait plus que 2 000 esclaves à Alger en 1787 avant la peste qui en enleva 700 à 800 » (cité par Ageron).

 

Le nombre des esclaves a donc été divisé au moins par 10 en deux siècles, indice que la course a également décliné dans la même proportion.

 

 

 

COMMENT ÉTAIENT-ILS TRAITÉS ?

 

 

 

1024px-Debarquement_et_maltraitement_de_prisonniers_a_alger

 Arrivée et mauvais traitements de captifs chrétiens à Alger.

Gravure hollandaise de Jan Goeree & Casper Luyken (1706), Musée historique d'Amsterdam.

Wikipédia, art. Traite des esclaves de Barbarie et Régence d'Alger.

 

 

 

 

L’ouvrage de Leïla Ould Cadi Montebourg, Alger, une cité turque au temps de l'esclavage. A travers le Journal d'Alger du père Ximénez, 1718-1720,  2006, en ce qui concerne la condition des esclaves chrétiens, fait souvent appel à des formulations optimistes voire lénifiantes :

« Les esclaves chrétiens étaient mieux lotis que leurs homologues musulmans en Italie qui réclamaient de pouvoir exercer une activité commerciale ou que les Turcs et les forçats sur les galères de France auxquels on appliquait, entre autres, « le petit châtiment ordinaire » [bastonnade] ou qu’en Espagne. Beaucoup avaient une vie agréable, voire dorée, malgré l’absence de liberté... »

Dans l’échelle des châtiments en cas de délit, les Chrétiens semblent avoir été mieux traités que les autres populations des Etats barbaresques, selon l’auteur précité :

« Pour eux la bastonnade était la punition courante : ils recevaient en général 300 ou 500 coups de bâton. Un seul esclave chrétien mourut d’un choc psychologique, son maître lui ayant fait avaler à la cuillère des excréments. Les juifs n’échappaient ni à la bastonnade ni au bûcher. Les Turcs recevaient des coups de bâton, mais, en général, l’agha les faisait étrangler. Enfin, la gamme la plus variée des châtiments était réservée aux Maures : 11 sur plus de 31 — plus du tiers* — subirent l’empalement, l’étranglement, la pendaison — peine la plus fréquente — la mort sur les crocs et la noyade pour les femmes qui avaient eu quelque commerce avec des chrétiens ou qui avaient trompé leur mari. (...) . En comparaison les Chrétiens étaient traités avec bienveillance. » « ... nous avons relevé comme peine maximale appliquée réellement aux captifs [chrétiens], huit cents coups et comme minimum cent coups de bâton » [on peut se demander à partir de combien de coups la bastonnade était-elle généralement mortelle ?**].

                                                                                                              * D’après les renseignements fournis par le père Ximénez dans son journal tenu pendant trois ans de présence à Alger.

                                                                                                                                      ** En 1753 un capitaine de marine marchande de La Ciotat, capturé par les corsaires (malgré les traités de paix avec la France ?) reçut une bastonnade de 1000 coups (pour quelle raison ?) et mourut le lendemain. Le gouvernement français fit profil bas « dans l’intérêt du commerce » (A. Blondy, Malte et Marseille au 18 ème siècle, 2013).

 

Et les tentatives d’évasion ? Elles étaient punies de bastonnade semble-t-il (au 18 ème siècle) mais si l’on en croit le témoignage de Haëdo, en captivité à Alger entre 1576 et 1581, un captif fut brûlé vif pour avoir tenté de s’échapper.

Pour Leïla Ould Cadi Montebourg, les plaintes des esclaves chrétiens dans leurs récits seraient dues au fait que beaucoup n’étaient pas habitués aux travaux manuels et s’en plaignaient comme de quelque chose d‘insupportable, alors que les captifs issus des classes populaires plus endurantes, n’émettaient pas les mêmes plaintes.

 

QUE DISENT LES TÉMOINS ?

A Alger, les esclaves chrétiens étaient-ils (selon le cas) aussi mal traités que dans d’autres lieux ? A Salé, un témoin, captif lui-même, a vu «  des esclaves attachés à des charrues avec des ânes ou des mules et contraints par la faim de manger de l’orge avec ces animaux » , « la nuit ils [les esclaves chrétiens] étaient enfermés à quinze ou vingt ensemble dans des matemores (silos souterrains) où ils avaient de l’eau six mois de l’année quasi jusqu’aux genoux ». II note aussi que parfois les captifs préposés au fours à chaux y étaient brûlés vifs » (Relation de captivité du sieur Moüette dans les royaumes de Fès et de Maroc (1683), cité par Charles-Robert Ageron, Regards européens sur l’Afrique barbaresque (1492-1830).

Le Père Philémon de la Motte, auteur d’un Etat des royaumes de Barbarie Tripoli, Tunis et Alger (1703),  avait parcouru le pays en tant que visiteur provincial de l’ordre de la Sainte-Trinité ; « les « bagnes » qu’il put voir lui firent horreur et pas seulement par leur « puanteur » ; mais il se montra réservé dans l’expression : « J’ai appris des choses que la pudeur ne me permet pas d’écrire et qu’il serait néanmoins à propos que tout le monde sût pour connaître l’obligation qu’on a de les secourir » (cité par Charles-Robert Ageron).

 

 

958023ab3c4d1f73e10a2c32f2ba24d3

 Le dey d'Alger reçoit un religieux catholique venu racheter des esclaves européens. A gauche les esclaves enchaînés, à droite des membres du divan. Le dey donne des ordres à ses secrétaires.

Tableau espagnol (18 ème siècle ?). Site Reddit et site Bidsquare https://www.bidsquare.com/online-auctions/hindman-auctions/spanish-school-18th-century-rey-de-argel-king-of-algiers-2164486.

 

 

 

Emmanuel d’Aranda, captif espagnol à Alger au milieu du  17 ème siècle,  indique qu’il y avait à son époque cinq bagnes. « Les bagnes étaient à l’image d’une ville improvisée : les captifs pouvaient y exercer toutes sortes de métiers pour survivre ; on y trouvait des hôpitaux de fortune dirigés par les Pères, ainsi que des chapelles pour le culte » (Abla Gheziel, Captifs et captivité dans la régence d’Alger (xviie- début xixe siècle, art. cité).

Aranda ne décrit pas une condition abominable. Il est vrai qu’il se réjouit, à peine arrivé au bagne, d’avoir échappé -  de peu – à l’incorporation sur les galères. : «  ... le capitaine de la galère et le maître d’hôtel du pacha (…) commencèrent à distribuer les offices, etc., et quand ils eurent leur nombre complet, nous étions encore vingt esclaves nouveaux qui restaient. Ce que voyant, le capitaine dit au maître d’hôtel en passant devant nous : « Laissons cette canaille à terre, ils sont encore sauvages. » (...) Le lendemain, le soleil n’était pas encore levé que le gardien entrant au Bain {bagne*] commença à crier : Surfa cani, à baso canalla, c’est-à-dire, levez-vous chiens, en bas canailles** (ce fut là le bonjour). Aussitôt il nous fit marcher vers un faubourg appelé Babeloued où nous trouvâmes tous les outils pour faire des cordes ; et sans demander si nous connaissions le métier, il nous fallait travailler. »  (Emanuel d’Aranda, Les captifs d’Alger. Texte établi par Latifa Z’Rari, site Clio-Texte,  https://clio-texte.clionautes.org/la-regence-dalger.html).

                                                                                                    * L'étymologie du mot bagne est contestée. Selon la version la plus courante, une prison à Livourne aurait été installée dans un établissement de bains (bagno), mot ensuite repris pour désigner le bagne. Mais il semble qu'à Alger des esclaves étaient enfermés dans des établissemenbts de bains transformés (?).

                                                                                                  ** Exemple de lingua franca !

 

Aranda était pourtant considéré avec quelques autres comme « riches et cavaliers » (gentilshommes), et donc susceptibles de procurer une bonne rançon, mais malgré cela, apparemment, il aurait pu échouer sur les galères. Son témoignage qui se rapporte aux années 1640-42 permet de nuancer les déclarations de certains historiens selon lesquels, dès le début du 17 ème siècle, les Barbaresques ayaient abandonné les galères.

Selon Ageron, Aranda, anticlérical, voulait critiquer l’Espagne catholique, il présentait volontiers en contraste un tableau relativement optimiste de la situation des esclaves chrétiens et de la « tolérance » des musulmans.

 

La situation a-t-elle fondamentalement changé dans le cours du 18 ème siècle ? Certes les galères n’existent plus. D. Panzac écrit : « Bon nombre de captifs, notamment ceux qui appartiennent au bey ou au dey, logés dans les bagnes, sont astreints à un travail souvent très dur, quelquefois à la campagne mais le plus souvent dans l’arsenal, les ateliers ou les chantiers de l’Etat, alors que les particuliers leur réservent un sort plus doux.

Mais, au Maghreb, la finalité de l’esclavage n’est pas d’obtenir une main d’oeuvre à bon compte, même si c’est provisoirement le cas, elle est d’obtenir une rançon contre la remise en liberté des captifs. » (Les esclaves et leurs rançons chez les barbaresques (fin xviiie - début xixe siècle,  Cahiers de la Méditerranée, 2002, https://journals.openedition.org/cdlm/47?lang=fr).

 

Dans les années 1730, le révérend Shaw, qui passe plusieurs années dans la régence d’Alger, n’est pas aussi optimiste sur la situation des esclaves de particuliers. Il  écrit :

«  ... les esclaves des particuliers peuvent être divisés en deux classes : ceux qui sont achetés pour le service personnel des acquéreurs, et ceux qui le sont par des marchands dans le but d’en obtenir de fortes rançons. Les premiers. sont plus ou moins heureux ou malheureux; suivant les qualités mutuelles des maîtres et des captifs. Mais, de quelque manière qu’il en soit, les maîtres sont naturellement intéressés à ménager leurs esclaves, de peur qu’ils ne tombent malades et meurent.  Quant, aux autres, ils sont réellement à plaindre, parce qu’ils se trouvent au pouvoir d’hommes insensibles qui cherchent à tirer d’eux tout le parti possible, et à en venir à leurs fins à force de mauvais traitemens. »

 

Il note aussi que les esclaves peuvent être employés sur les vaisseaux corsaires, paradoxalement, y compris comme sous-officiers. Comme les Maures, ils sont étroitement subordonnés aux Turcs et aux Couloughlis (métis de Turcs et de femmes maghrébines) :  « Les esclaves chrétiens, dont on embarque toujours un assez grand nombre sur les corsaires, servent en qualité d’officiers-mariniers et de matelots. Les officiers sont tous Turcs ou Cologlis [sic]. Ils ne se mêlent jamais avec les Maures, qui, ainsi que les esclaves, ne peuvent jamais monter sur le gaillard d’arrière, ni entrer à la sainte-barbe, à moins d’y être appelés par le capitaine ou par quelque Turc. »

(Thomas Shaw, Voyages dans plusieurs provinces de la Barbarie et du Levant », Oxford, 1738).

La conclusion est peu originale :  la condition des esclaves dans les Etats barbaresques a varié d’une part avec les pays, d’autre part avec les époques et surtout avec la nature du travail imposé et la personnalité des propriétaires. Tant que les galères furent en service la condition des esclaves qui étaient incorporés dans la chiourme fut certainement terrible, aussi bien sur la rive sud de la Méditerranée que sur la rive nord, sans chercher à établir un classement dans les mauvais traitements.

 

 

LE REGARD OCCIDENTAL AUX SIÈCLES CLASSIQUES

 

 

« De ce que les récits d’esclavage soient devenus surtout à la fin du dix-septième siècle un genre littéraire, on ne saurait conclure que les captifs chrétiens aient eu un sort enviable ». (Charles-Robert Ageron, art.cité)

Les descriptions réelles ou imaginaires du monde barbaresque (et de l’empire ottoman) aux 17 ème et 18 ème siècles oscillent entre les récits de cruautés infligées aux captifs chrétiens et, de plus en plus, par rapport aux périodes précédentes, une présentation flatteuse de la civilisation turque des Etats barbaresques (même si elle est parfois exprimée avec des formulations condescendantes).

L’écrivain Régnard, auteur de comédies réputées à la fin du 17 ème siècle, fut capturé par les corsaires d’Alger au large de Hyères  alors qu’il revenait d’Italie.  Dans son court roman La Provençale, il décrit ainsi le dey d’Alger : « ... on conduisit les nouveaux esclaves devant le roi [le dey] qui a droit de prendre la huitième partie de tout le butin qui se fait. Ce prince appelé Baba Hassan étoit doux, civil et généreux au-delà de tous ceux de sa nation ; il n’avoit rien de barbare que le nom [allusion au mot barbaresque ?]. »

La provençale Elvire, dont Régnard est amoureux et qui a été capturée avec lui, attire l’attention du dey.  Régnard écrit : «  Je m’aperçois, mesdames, que vous tremblez pour Elvire. Ce mot de Turc vous effraie (...) mais ne craignez rien, cette belle est en sûreté et Baba Hassan qui possède toutes les qualités d’un parfait honnête homme n’a pas moins de respect que de tendresse pour elle et laissant à part le pouvoir du souverain, il essaie à se faire aimer par toutes les voies dont un amant se sert pour y arriver. »

Régnard ne donne qu’une version édulcorée de sa captivité, sous forme de fiction romanesque. Même quand il parle de sa propre expérience, il reste souriant. Ainsi dans une autre œuvre, il évoque ses ennuis : son maître  Achmet, croit qu’il fait la cour à sa femme (Régnard était bel homme); « Il [Régnard] savait les lois des Turcs, qui veulent qu’un chrétien trouvé avec une mahométane expie son crime par le feu, ou se fasse musulman. Il avait beau protester de son innocence : Achmet, qui avait juré la perte de son esclave, voulait l’immoler à son ressentiment ». Heureusement la famille de Régnard a payé sa rançon et il se sort de ce mauvais pas.

Au 18 ème siècle, le thème du « Turc généreux », qu’il s’agisse de Turcs de Turquie ou des Etats barbaresques, qui fait assaut d’honnêteté (au sens de l’époque) et de courtoisie avec les chrétiens,  devient un poncif (« Le Turc généreux » est le nom d’une des « entrées » des Indes Galantes de Rameau).

Les descriptions des témoins et pas seulement des auteurs de fiction, se font élogieuses; ainsi Le père Héraud, de l’ordre des Mercédaires, « rendant compte à ses supérieurs de la mission lors de laquelle il put négocier le rachat de 66 captifs (dont deux femmes), écrit :

«  ... nous eûmes l’honneur d’être admis à l’audience du Dey. Ce prince, qui paroit avoir au moins 60 ans, est d’un accès facile, humain et gracieux, ami des Chrétiens plus que le sont ordinairement les Gens de la Nation : il nous reçut avec bonté  »  (cité par Abla Gheziel, Captifs et captivité dans la régence d’Alger (XVII ème- début XIX ème siècle, Cahiers de la Méditerranée, 2013).

De son côté le Père Ximénez décrit ainsi le gouverneur de Blida : « C’est un Turc digne pour qui tous ont un grand respect et qui est aimé de tous pour sa bonté... Il nous reçut avec beaucoup de prévenance et il nous dit que nous étions les bienvenus, pour le temps qui nous conviendrait. »

 

UN RAPPEL SUR LA POPULATION

 

 

Notons ici que ces hommes courtois, voire « galants », sont des Turcs et non des Maghrébins, population soumise qui est moins évoquée par les écrivains occidentaux sauf pour indiquer qu’elle est méprisée des Turcs. Les voyageurs occidentaux se contentent généralement d’une division sommaire de la population  : dans les Etats barbaresques il y a les Turcs (classe dominante)  et les indigènes appelés Maures notamment dans les villes (certains auteurs parlent d’Arabes pour les populations des campagnes). On distingue aussi les kouloughlis (fils de Turcs et de femmes indigènes – le contraire étant a priori très rare – et ne donnant pas les mêmes droits) et les Juifs (voir première partie, Une population dominée).

Les kouloughlis, bien que largement assimilés aux Turcs (sous condition évidemment d’avoir reçu une éducation turque) sont écartés de certaines fonctions, d’où un mécontentement chez eux qui éclate parfois en révolte ouverte (insurrection des kouloughlis en 1629 – expulsés d’Alger, les kouloughlis compromis se réfugient dans les tribus kabyles, puis une paix est signée après une vingtaine d’années de combats sporadiques - , puis agitation et complots mal renseignés au 18 ème siècle).

Les Turcs de la régence essaient de maintenir leur caractère  culturel (plus que racial) par des mesures étonnantes : incitation à rester célibataire chez les janissaires, sous peine de perdre certains droits, choix du dey parmi les célibataires à partir de 1720. Car évidemment, en raison de la rareté – voire l’absence - des femmes turques sur place, le mariage des élites turques ne peut guère être envisagé qu’avec des non-Turques ; comme les mariages mixtes dans la caste dirigeante ne peuvent qu’affaiblir le caractère turc de celle-ci, on tâche de les écarter, même si les mesures ont aussi d’autres explications (P. Boyer Le problème Kouloughli dans la régence d'Alger. Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 1970. https://doi.org/10.3406/remmm.1970.1033 https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1970_hos_8_1_1033

 

 

UNE MODIFICATION DU REGARD OCCIDENTAL ?

 

 

Le goût des Turqueries persiste jusqu’au début du 19 ème siècle mais l’image du Turc généreux semble faiblir. Dans L’Enlèvement au sérail, de Mozart (1784), le pacha « turc » est tyrannique mais finalement se montre généreux (l’action se situe-t-elle en Afrique du nord ? Il est question du gouverneur d’Oran; à l’époque cette ville appartenait encore aux Espagnols et était en permanence disputée par la régence d’Alger – les Espagnols finiront par l’évacuer « librement » en 1792 après une guerre de plusieurs années).

Dans L’Italienne à Alger de Rossini (1813) le « bey » d’Alger (et non dey ?) est à la fois tyrannique et quelque peu ridicule. Il veut répudier sa femme et cherche une remplaçante. Son capitaine, Haly, lui vante les charmes des Italiennes (air Le femmine d’Italia) et justement, on vient de capturer une Italienne naufragée avec son amoureux transi (tandis que l’amoureux véritable de l’Italienne est déjà esclave à Alger). L’action peut commencer.

 

 

UNE AMÉLIORATION DE LA SITUATION DES ESCLAVES ?

 

 

content

Laugier de Tassy exerça comme chancelier du consulat de France à Alger en 1718-19. Il mit à profit son expérience dans un livre publié en 1725. Laugier de Tassy était alors commissaire de la marine du roi de France en Hollande . Dans son livre, Laugier veut se montrer objectif  et fait un tableau assez élogieux du gouvernement des deys - il est vrai qu'à l'époque la France et la régence avaient des relations amicales. Mais on lui a reproché d'être resté trop peu de temps sur place pour approfondir son sujet. Il témoigne en tout cas de la curiosité des Européens pour des voisins lointains et proches à la fois. 

Site de ventes Gros et Delletrez https://www.gros-delettrez.com/lot/86677/8194556-jacquesphilippe-laugier-de-tas

 

 

Pour certains Occidentaux du 18 ème siècle (cédant parfois à une pente naturelle d’exalter une autre civilisation pour critiquer la leur), le sort des esclaves n’était pas catastrophique :

« Je préférerais dix ans d’esclavage à Alger, assurait le diplomate Laugier de Tassy (qui bien sûr n’y avait jamais été captif)*, à un an de prison en Espagne ».

(cité par Charles-Robert Ageron, Regards européens sur l’Afrique barbaresque (1492-1830) – c’est Ageron qui souligne !)

Selon le même Laugier de Tassy, les esclaves étaient « très bien traités par les soldats turcs », on ne les chargeait point de travail au-dessus de leurs forces ; « généralement parlant les esclaves sont plus respectés que les chrétiens libres ». Seules les personnes de qualité subissaient quelquefois des brimades.

Laugier de Tassy estimait que la régence d'Alger n'était pas inférieure aux puissances européennes ni en ce qui concernait le droit naturel ni le droit des gens (on appelait ainsi le droit des étrangers ou le droit international).

« Selon Venture de Paradis, on ne comptait plus que 2 000 esclaves à Alger en 1787 avant la peste qui en enleva 700 à 800. « Les seuls esclaves qui soient à plaindre » sont ceux qui « appartiennent au beylik [à l’Etat] destinés au service de la marine et des travaux publics » (C.-R. Ageron, art cité).

La condition des esclaves connut-elle une amélioration relative ? Entre Laugier de Tracy vers 1725 et Venture de Paradis dans les années 1780, on se souviendra que les esclaves se révoltèrent en 1763 et que leur révolte fut réprimée par un massacre.

On verra ce qu’il en était dans les derniers temps de la régence d’Alger, où leur condition était toujours peu enviable pour beaucoup d’entre eux (chapitre Les derniers captifs).

Le consul américain Sheeler écrit en décrivant la situation vers 1820 (mais parlant de l’esclavage domestique, chez des particuliers) : « L’esclavage domestique a toujours été très doux dans ce pays, c’est moins un état de servitude qu’un échange de service. » 

 

Il faut observer que les chrétiens ne sont pas les seuls esclaves dans les Etats barbaresques. Il y a des « indigènes » (Arabes ou Maures des campagnes selon la classification des occidentaux) raflés lors des opérations menées par les gouvernants d’Alger contre les tribus qui refusent (ou n'ont pas les moyens) de payer l'impôt, ainsi que le dit le révérend britannique Shaw dans les années 1730 : « comme il y a un grand nombre de districts dans ces déserts qui, attendu leur stérilité, ne paient pas le tribut, les beys ne font guère de campagnes sans y enlever beaucoup d’esclaves ; genre de spoliation qui leur est d’autant plus facile, que les Maures, n’étant point unis entre eux , se trahissent volontiers les uns les autres. ».

D’autres esclaves sont probablement fournis par les prisonniers de guerre musulmans lors des conflits avec le Maroc ou la régence de Tunis (même si théoriquement la loi musulmane interdit de mettre en esclavage d’autres musulmans – mais c’est la même remarque pour les membres des tribus dont parle Shaw – la question reste en suspens).

Enfin il existe des captifs noirs qui sont majoritairement fournis par la traite intérieure africaine.

 

 

RARETÉ DES CONVERSIONS

 

 

Les esclaves chrétiens étaient-ils poussés à la conversion à l’islam ? Il ne semble pas.

Selon Leïla Ould Cadi Montebourg, il y avait même des peines de bastonnade prévues envers les chrétiens qui chercheraient à se convertir – mais dans quelles circonstances ces « tentatives » de conversion pouvaient-elles être décelées ?

La raison est que « Pour les maîtres, le reniement des esclaves était une perte de revenu, si bien que le gouvernement utilisait au besoin la dissuasive bastonnade pour les en détourner. Encore que le reniement n’entraînât pas, nous le savons, le changement de statut de l’esclave » ; en effet contrairement à une idée reçue, la conversion ne mettait pas fin à l’esclavage : l’esclave « n’est pas affranchi, mais il reste toujours esclave, jusqu’à ce qu’il verse à son patron l’argent qu’il a donné pour lui quand il l’a acheté au marché » selon le père Ximénez. Mais il devenait alors impossible de le vendre à des chrétiens (pour un rachat notamment). « Ainsi, pratiquement, les captifs apostats étaient-ils invendables » (Leïla Ould Cadi Montebourg).

« Les seules catégories sans doute que l’on essayait de convertir étaient les enfants et les femmes, car l’on considérait que leur conversion était plus aisée. » Toutefois « Certains chrétiens libres se convertissaient à l’islam ».

On peut donc se demander d’où venaient les fameux renégats, si les conversions étaient pratiquement interdites, d’autant qu’on sait que plusieurs d’entre eux, et parmi les plus célèbres, étaient d’anciens captifs convertis (Euldj Ali, Hassan Veneziano, etc) ? On remarque que les renégats deviennent plus rares au 17 ème siècle pour disparaître à peu près au 18 ème siècle. Les règles sur les conversions des esclaves se sont-elles durcies ?

Il semble qu’on soit mal renseigné sur les formalités qui rendaient possible, à certaines époques, la conversion. Mais la majorité des esclaves chrétiens restait – bon gré mal gré – dans sa religion et attendait sa libération d’un hypothétique rachat.

 

 

LE RACHAT DES CAPTIFS

 

 

Histoire_de_Barbarie_et_de_[

 Page de titre du livre du père Pierre Dan, religieux trinitaire, dont la congrégation se consacrait au rachat des captifs chrétiens en "Barbarie". Le titre du livre relie expressément la Barbarie et la présence des corsaires. Publié à Paris, 1637. Il y a eu d'autres éditions. L'illustration montre des religieux trinitaires qui présentent à des Turcs le montant d'une rançon dans des coffrets. Les esclaves à genoux supplient pour être rachetés tandis que des gardes distribuent des coups de gourdin. Au second plan une autre scène de bastonnade.

Site de ventes Gros et Delettrez https://www.gros-delettrez.com/lot/20671/4482623

 

 

 

En effet, les captifs chrétiens pouvaient toujours être rachetés.

Selon Michel Fontenay :  « la plupart des rachats se faisaient par voie individuelle. Le captif négociait lui-même avec son patron le prix de la rançon, puis il devait se démener pour négocier un crédit sur place ou obtenir le secours de ses proches, et finalement faire parvenir le montant du rachat (augmenté d’importants frais annexes) jusqu’à son lieu de détention. » Divers intermédiaires agissaient et prenaient leur commission au passage : sur la rive nord « des marchands provençaux, génois ou toscans, en correspondance avec les consuls français ou anglais », et sur l’autre rive, « soit des Juifs de la diaspora séfarade » soit des chrétiens convertis à l’islam  (Michel Fontenay, Routes et modalités du commerce des esclaves dans la Méditerranée des Temps modernes (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles), Revue historique 2006 ).

 Mais le rachat pouvait être collectif et il était alors l’affaire d’ordres religieux notamment au 16ème et 17 ème siècle :

« La rédemption [rachat] des captifs chrétiens était traditionnellement l’affaire des missionnaires religieux : Mercédaires, Trinitaires ou Lazaristes de Saint Vincent de Paul, en majorité. Toutefois, cela n’empêchait nullement l’action d’autres intermédiaires, maures le plus souvent » mais également juifs (Abla Gheziel, Captifs et captivité dans la régence d’Alger (xviie- début xixe siècle)Cahiers de la Méditerranée, 2013, http://journals.openedition.org/cdlm/7165

 Wolfgang Kaiser décrit les démarches des pères capucins, envoyés en mission par l’arciconfraternità del Gonfalone pour le rachat de captifs en 1587 :

«  Confrontés à des masses de captifs qui réclamaient par écrit ou à haute voix leur rachat, les rédempteurs étaient obligés de s’engager dans des négociations, promettant le rachat à certains et anticipant sur des moyens financiers qui tardaient à venir. Ils s’engageaient ainsi dans une spirale d’endettement qui ruinait leur réputation à Alger et qui faisait la fortune des prêteurs ». « Les frères rédempteurs sont victimes d’exactions arbitraires, sans aucune sécurité juridique, exposés aux violences et humiliations, voire menacés de mort » (Négocier avec l’ennemi. Le rachat de captifs à Alger au XVIe siècleSiècles, 2007,  http://journals.openedition.org/siecles/1292

 

Avec le temps, l’action des religieux diminuera tandis que les opérations de rachat seront prises en charge de plus en plus par les Etats (même si les religieux sont souvent présents aux côtés des Etats). On peut le voir en 1779 quand Louis XVI rachète plus de cinquante Corses (dont quelques femmes et enfants) captifs à Alger et Tunis*, avec l'aide des pères redemptoristes. Il s’agissait de Corses capturés avant l’annexion française de 1768-69, et donc captifs depuis au moins 10 ans (en effet, depuis l'annexion française, les Corses étaient - en principe - protégés en qualité de ressortissants français par les traités en vigueur). La décision de rachat de Louis XVI avait évidemment pour objectif de se rendre favorable l’opinion en Corse.

                                                                                      * Les enfants semblent être nés en captivité. Le plus vieux captif avait environ 80 ans et était captif à Tunis depuis quarante ans.

 

Il existait parfois des caisses d’assurance pour organiser le rachat des captifs, aussi bien du côté musulman que du côté chrétien : « ... à Alger, un fonds spécial du Waqf al-Haramayn serait dévolu spécifiquement au rachat ; à Livourne, la « nation » juive instaure quant à elle, dès 1606, une Cassa per il riscatto degli schiavi (« Caisse pour le rachat des esclaves ») qui s'emploie à libérer les prisonniers issus de la communauté. En 1624, on fonde à Hambourg - en s'inspirant d'institutions établies à Gênes, Venise, Amsterdam et Lübeck - une sorte de mutuelle appelée Sklavenkasse (une caisse commune pour le rachat d'esclaves) » (Guillaume Calafat et Wolfgang Kaiser, Razzias et rançons en Méditerranée, L’Histoire, 2016 - https://www.lhistoire.fr/razzias-et-ran%C3%A7ons-en-m%C3%A9diterran%C3%A9e).

Certaines corporations comme les pêcheurs de Barcelone prévoyaient dans leur réglement l'obligation de payer un montant fixe par membre de la corporation pour le rachat des membres captifs des Barbaresques. 

 

Combien de captifs purent bénéficier d’un rachat ? Nous n’avons trouvé aucun pourcentage dans les sources consultées

On peut enfin indiquer que selon  l’article cité d’ Abla Gheziel, lors du rachat opéré en 1750 par les Mercédaires, sur 66 captifs rachetés (dont deux femmes), la captivité la plus courte avait été de deux ans, la plus longue de 18 ans, la moyenne étant de 4 à 10 ans.

 

 Récit_véritable_de_ce_qui_[

Relation d'une mission de rachat des captifs par les religieux de l'ordre de la Merci, par un religieux de cet ordre, lui-même  captif et racheté lors de cette mission. A Paris, 1678. Gallica.

 

 

 

 LES ÉCHANGES

 

 

Les échanges semblent avoir été plus rares que les rachats. Il était possible d'échanger des individus ou des groupes d'individus. Le raïs et pacha d'Alger Mami Arnaute (pour les Turcs, Arnawût Mâmî, d'origine albanaise) écrit vers 1580 au grand duc de Toscane, pour dire qu'il met en liberté un de ses captifs en espérant que le grand duc voudra bien lui rendre la même politesse pour un des captifs algériens, dont il donne le nom. Les relations de Mami Arnaute avec les puissances européennes semblent avoir toujours été très courtoises.

Lorsqu'il y avait conclusion d'un traité de paix, généralement les captifs de part et d'autre étaient échangés (parfois le traité de paix prévoyait un montant  à payer pour chaque individu - il n'y avait donc pas vraiment échange, mais rachat).

 

 

 

VIOLENCE LÉGALE DANS LA RÉGENCE

 

 

Alger dans l’époque ottomane n’était pas un paradis terrestre (ni l’empire ottoman lui-même ni les autres Etats barbaresques), mais la situation n’était sans doute pas meilleure en Europe.

 Vers 1730, le révérend Shaw observe : «  ... on brûle vif, hors de la porte de Babalouet, tout Juif qui est seulement soupçonné d’avoir agi ou mal parlé du dey ou du gouvernement. Lorsqu’un coupable ne mérite pas la mort, on lui administre sur-le-champ le nombre de coups de bâton auxquels il est condamné, c’est-à-dire depuis trente jusqu’à douze cents (...). Les voleurs sont punis sévèrement ; mais les esclaves peuvent friponner avec impunité : car ils en sont toujours quittes pour une correction plus ou moins sévère de la part des personnes auxquelles ils parviennent à dérober quelque chose. Le Maure qui est surpris volant la moindre bagatelle est aussitôt condamné à avoir la main droite coupée, à être promené sur un âne, le visage tourné vers la queue, sa main pendue au cou, et précédé d’un chaoux qui crie : « Voilà la punition réservée aux voleurs. »

Les juifs et les Maures (maghrébins d’origine) font fréquemment l’objet des chatiments le plus sévères ; « .Pour avoir défendu sa femme que des Turcs voulaient violer sous ses yeux et avoir tué l’un d’eux dans l’échauffourée, un Maure fut empalé » ( Leïla Ould Cadi Montebourg, Alger, une cité turque au temps de l’esclavage. À travers le Journal d’Alger du père Ximénez, 1718-1720).

Le père Ximénez témoigne vers 1720 ; «  Cet après-midi, on a brûlé un Juif à Bab El-Oued, parce qu’il s’est habillé comme un Maure et il est allé chez un barbier pour qu’il le rase, et comme il savait qu’il était Juif, ils rendirent compte au roi Mahamet gouverneur, disant qu’il feignait d’être Musulman et que c’était là se moquer de la loi mahométane, et sans autre motif on le condamna au bûcher. Devant une si terrible sentence il dit qu’il voulait être Musulman, mais ils refusèrent sa conversion. »

 

 

LA SEXUALITÉ DANS LA RÉGENCE

 

 

Le père de Haedo remarque : « Ils [les Turcs] usent aussi charnellement de leurs esclaves chrétiennes – ce qui ne leur est point défendu – mais, s’ils en ont des enfants, ils ne peuvent plus désormais les vendre. »

Au 18 ème siècle, Laugier de Tassy observe ; « ... les femmes de quelque distinction qui tombent toujours en partage au deylik [à l’Etat, on trouve aussi beylik], sont envoyées dans la maison du chekebeled ou maire de la ville pour y être gardées et bien traitées, jusqu’à ce que leur rançon soit arrivée. Les femmes de basse extraction, elles, sont vendues à des particuliers, à la brutalité desquels elles sont exposées, et il y en a peu qui puissent s’en défendre ». (cité par Leïla Ould Cadi Montebourg)

 

Les femmes chrétiennes captives semblent peu nombreuses ; passagères des vaisseaux de commerce, leur nombre est moindre que celui des hommes, logiquement plus nombreux sur les vaisseaux. S’y ajoutent les femmes (et jeunes filles) raflées lors de razzias sur les côtes.

Le RP de Haedo s’intéresse aux habitudes matrimoniales des Turcs (il dit les musulmans – sa remarque s’applique-t-elle aussi aux « Maures » ?  ici on peut  en douter) :  « Ordinairement, les musulmans préfèrent épouser des renégates, parce que celles-ci sont toutes plus accomplies, et diligentes dans le service des maris et le gouvernement de leurs maisons et plus soigneuses que les Turques et les Mauresques. Si le musulman l’achète chrétienne et la fait se convertir à l’islamisme, elle est toujours son esclave, à moins qu’il ne l’affranchisse expressément » (cité in La Régence d’Alger, textes réunis paPatrice Delpin, 2015 Clio-Texte, https://clio-texte.clionautes.org/la-regence-dalger.html

Vers 1730, Shaw fait remarquer : « Nous croyons devoir remarquer à ce. sujet qu’il n’y a point ou peu de femmes turques à Alger. Elles ont en horreur ce pays, qu’elles regardent comme le réceptacle de tout ce qu’il y a de plus vil et de plus méprisable  dans les États ottomans. Les véritables Turcs se contentent d’y avoir des concubines du pays, ou des esclaves chrétiennes. »

Il continue :

 « On traite ici de puérilités les égards qu’en Europe on a pour les femmes, et l’on prétend que nos déférences pour le beau sexe sont autant d’infractions que nous faisons à la loi naturelle, qui assigne à l’homme la supériorité sur la femme. »

« La plupart des femmes moresques passeraient pour belles, même en Angleterre. Quant à leurs enfans, ils ont assurément le plus beau teint que j’aie jamais vu.

Comme elles se marient souvent à onze ans, elles ont quelquefois des petits-enfans à vingt-quatre; et comme elles vivent aussi long-temps que les Européennes, ils n’est pas rare qu’elles voient plusieurs générations à un âge encore peu avancé. »

La sexualité (en intention ou en acte ?) entre esclaves chrétiens  ou chrétiens libres et femmes musulmanes est réprimée brutalement : « Pour terminer, deux femmes furent noyées, car il était interdit à une musulmane d’épouser ou d’avoir des relations sexuelles avec un non-musulman : la loi prévoyait la lapidation. En conséquence les deux musulmanes surprises en compagnie d’un esclave chrétien furent mises à mort : elles furent noyées en mer. » (Leïla Ould Cadi Montebourg, d’après le journal du père Ximénez ; on n’explique pas pourquoi la noyade est substituée à la lapidation)

 

 

Haedo se fait conseiller psychologique pour décrire les inconvénients de la polygamie : « Cet usage d’avoir tant de femmes étant admis, celles-ci s’arrangent de leur mieux les unes avec les autres pour que leur mari ne les répudie pas. Cependant, d’ordinaire elles ne s’aiment pas beaucoup, ne mangent pas ensemble, et se tiennent en garde les unes contre les autres, de peur qu’on ne leur administre du poison. Il y a toujours entre elles des haines, de l’envie, des jalousies, et il en est de même de leurs enfants qui jamais ne s’aiment sincèrement. C’est là un argument de la dernière évidence, qui prouve que la pluralité des femmes est contraire à la raison naturelle »

« Les maris musulmans sont aussi très jaloux de leurs femmes, et ne veulent pas qu’elles soient vues même par leurs propres frères ; c’est pour cela qu’ils n’ont pas de fenêtres sur rue et qu’il n’entre dans la maison ni Maure, ni Turc ou renégat sans que ceux de la maison crient d’abord : Garde à vous ! Faites le chemin libre ! A ce signal, les femmes courent aussitôt se cacher en leurs appartements, comme les lapins dans leurs terriers dès qu’ils sentent l’oiseau de proie. Outre cela, les Turcs principaux font continuellement surveiller leurs épouses par des eunuques noirs ... »

 

A la fin du 16 ème siècle, Nicolas de Nicolaÿ note la liberté d’allures (pas forcément un choix de leur part ?) des femmes et des filles esclaves maures d’Alger qui « vont laver le linge, étant ordinairement toutes nues, excepté qu’elles portent une pièce de toile de coton (...) pour couvrir les parties secrètes (lesquelles toutefois pour peu d’argent elles découvrent volontiers) (...). Mais quant aux femmes des Turcs ou Maures, on ne les voit guère aller découvertes. Car elles portent un grand bernuche [burnous] d’une fine serge blanche, noire ou violette qui leur couvre toute la personne et la tête (…). » ( Les navigations, pérégrinations et voyages faits en la Turquie« , Livre Premier, VIII, 1567-1568, cité dans Clio-Texrte).

 

 

 

HOMOSEXUALITÉ ET PÉDÉRASTIE

 

 

On a vu que pour des auteurs chrétiens contemporains du corso, l’une des explications des conversions des renégats était le désir de se livrer à la sodomie (homosexuelle), celle-ci étant réputée en honneur dans l’empire ottoman (et ses dépendances). Nous n’entrerons pas ici dans le débat de savoir si cette réputation était fondée ou non. Le RP de Haedo écrit :

« ... les Raïs recueillent dans leurs maisons quelques Levantins ou soldats qu'ils préfèrent... [ils] habillent richement leurs garçons (qui sont femmes barbues) d'habits fort jolis [...]. C'est un point d'honneur parmi eux de lutter à qui aura le plus grand nombre de ces garçons, les plus beaux et les mieux vêtus ». La remarque s’applique à des « Levantins » (?) et aux soldats préférés des raïs et non à des esclaves. Tal Shuval y voit « la volonté de [Haedo] de présenter cela comme un phénomène homosexuel, mais il y voit plus exactement « une description du kapı » ou maison au sens large d’un chef et de ses subordonnés, qui font carrière à sa suite* (Remettre l'Algérie à l'heure ottomane. Questions d'historiographie, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 2002  https://journals.openedition.org/remmm/244?amp%3Bid=244&lang=en ).

                                                                                             * Cf. le récit de l’ancien captif chez Cervantès, cité plus haut. Le captif est un esclave de Euldj Ali qui est transmis, par héritage, à un des « mignons » de celui-ci.

 

Haedo comme on le faisait à son époque, lie la pédérastie et l’homosexualité : « Chez plusieurs, la honteuse pédérastie est inculquée dès l’enfance par leurs maîtres... »

Shuval indique dans une note « Le problème de l'homosexualité dans une société à forte majorité masculine, comme l'était l'élite ottomane de l'Algérie, mériterait une étude à part entière. »

La situation des esclaves et notamment des enfants capturés ou nés en esclavage n’est abordée que sommairement par les historiens : « Les jeunes garçons étaient, eux aussi, très sollicités. Le père [Ximénez] revient souvent sur cette question des jeunes garçons « exposés aux violences de certains maîtres qui les achètent quelquefois à ce dessein » [la citation est de Laugier de Tassy]. La violence pour amener un jeune garçon à l’homosexualité n’était pas toujours utilisée. Le maître parvenait parfois à ses fins par la persuasion. De plus, les jeunes esclaves chrétiens n’étaient pas les seuls à être provoqués. Le père raconte plusieurs scènes de violence sexuelle commise à l’endroit de jeunes gens maures ou juifs. » ( Leïla Ould Cadi Montebourg).

On peut citer l'Histoire d'Alger sous la domination turque (1515-1830) de H.-D. de Grammont (1887) :  « .. contrairement à une opinion erronée (...) les Turcs ne faisaient généralement aucun effort pour contraindre les captifs à embrasser le mahométisme [sic] : ils voyaient au contraire ces apostasies d'un très mauvais œil, car bien que l'abjuration ne procurât pas de droit, la liberté au renégat, elle le dépréciait en tant qu'esclave (...) Il n'en était pas de même quand il s'agissait de femmes ou d'enfants : les femmes entraient au harem [toutes ? C'est douteux], quant aux enfants, ils devenaient les pages favoris des riches et des reïs. L'abbé de Fromesta donne de longs détails sur ce sujet scabreux. »

Notons que Leïla Ould Cadi Montebourg évoque l’homosexualité chez les esclaves pour dire qu’elle était punie par les responsables des bagnes – mais ceux-ci étaient le plus souvent des renégats : elle suggère que les renégats appliquaient le code moral de la chrétienté plus que celui en vigueur chez les Ottomans (?).

 

 

ET LES ESCLAVES DE LA CONTRE-COURSE ?

 

 

Bien que notre sujet concerne la régence d'Alger, nous sommes appelés à parler de la situation des esclaves musulmans en général dans les Etats chrétiens. 

Marcel Fontenay note qu’en Europe, l’esclavage domestique était moins répandu qu’en Orient et en Afrique du nord. Mis à part quelques cas « d’esclavage décoratif » dans quelques familles aristocratiques du sud de l’Europe, la demande en esclaves des Etats européens était destinée à armer les chiourmes des galères « mais au XVIIe il n’en subsistait plus guère qu’à Malte et dans quelques cités italiennes, comme Gênes, Livourne, Civitavecchia ou Naples, ainsi qu’à Marseille, à cause de l’étonnant engouement de Colbert et de Louis XIV pour un type de bâtiment devenu totalement désuet ».

L’Europe chrétienne admettait donc l’esclavage pour les musulmans capturés (et pas que ces derniers) en le justifiant par la raison d’Etat : les nécessités du fonctionnement des galères.

L’auteur précité écrit : « Mais si les esclaves musulmans étaient moins nombreux en terre chrétienne, leur condition y était pire, car ils le demeuraient plus longtemps, souvent jusqu’à la fin de leurs jours. En effet s’il y avait dans les ports de l’Islam méditerranéen des négociants francs en perpétuel va-et-vient qui servaient tout naturellement d’intermédiaires aux captifs chrétiens désireux d’entrer en contact avec leurs proches, l’inverse n’existait pas ou à dose homéopathique » (...) les libérations d’esclaves musulmans se faisaient au compte-gouttes et le plus souvent dans le cadre d’un accord d’échange d’État à État. »

.https://www.cairn.info/revue-historique-2006-4-page-813.htm           

On verra qu’il faut peut-être nuancer ce point de vue.

Les conditions de capture des esclaves musulmans de la régence d’Alger ont été étudiées par un article de Moulay Belhamissi Course et contre-course en méditerranée ou comment les algériens tombaient en esclavage

(XVIe siècle – 1er tiers du XIXe siècle).

Cet auteur semble rejeter sur ls Européens la responsabilité des conflits à l’origine des prises d’esclaves (« la  plupart des nations maritimes d’Europe {étaient] mues par des préjugés anti-musulmans, un esprit de croisade et des appétits politico-économiques ».

Il évoque une « chasse aux Musulmans » menée soit par des « corsaires « privés » qui se moquaient des traits conclus » ou par les escadres européennes. « L’état de guerre permanent ou presque avec la Régence [d’Alger] en fournissait le prétexte. »

L’auteur omet de dire que ce même prétexte était invoqué par les corsaires d’Alger et des autres puissances barbaresques.

Il observe que « Parfois en mer, une mutinerie des captifs chrétiens se déclenchait quand la surveillance se relâchait. En cas de réussite, on vendait les Musulmans marins ou voyageurs comme esclaves. On s’emparait du navire et on libérait les esclaves chrétiens. » Mais, selon lui, curieusement, « La capture nécessitait corruption, complicité ou trahison. » (aucune prise sans un de ces facteurs ? La mutinerie des captifs chrétiens était-elle une trahison ?)

Certes il y avait des traités entre la régence d’Alger et la France mais « La passivité ou la complicité française encourageait les assaillants. Les traités signés restaient souvent lettre morte. » « Rien n’était moins sûr que les ports de France. »

En 1741, un navire d’Alger (probablement corsaire ?) est pris par une galère espagnole à proximité des côtes françaises en violation des traités interdisant « de faire des prises, à moins de 30 miles des côtes françaises » sans que l’intendant  français fasse tirer au canon contre la galère espagnole. « Le Dey entra dans une colère extrême. Il fit ôter sur le champ le gouvernail à sept bâtiments français ancrés dans le port, de même qu’il fit enchaîner les équipages deux à deux. Le consul les y rejoignit »

En 1790, un navire corsaire d’Alger qui a saisi un bateau marchand génois est lui-même attaqué par des corsaires de Gênes. Il se réfugie sur les côtes de France mais les génois viennent l’enlever à quelques mètres des canons français qui n’interviennent pas.

Ces cas devaient être fréquents. Il s’agit de l’arroseur arrosé ; les autorités françaises auraient dû intervenir pour protéger les corsaires algériens contre leurs poursuivants, en application des traités – mais elles ne le firent pas, laissant aux diplomates le soin de s'excuser.

 

L’auteur indique que les Européens justifiaient parfois les prises de vaisseaux d’Alger par des arguties juridiques, ce qui fait que le dey écrit (avec une ironie bien venue) au duc de Mortemart, amiral de la flotte de Méditerranée qui a fait saisir des vaisseaux algériens parce que leurs passeports étaient trop vieux (1687) :  «   Nous vous dirons cependant comme à notre illustre ami, que ces tours de voleurs nous étaient autrefois imputés mais que présentement ils ont passé de nous à vous.»

 

 

 

LES ESCLAVES MUSULMANS EN ESPAGNE ET À MALTE

 

L’auteur ne mentionne pas les conditions de détention des musulmans capturés (parmi lesquels fréquemment des pélerins en partance pour la Mecque, ou en revenant). Si à l’époque des galères leur situation était aussi dure que celle des rameurs chrétiens, qu’en était-il par la suite ?

Les conditions de vie des esclaves musulmans en Espagne au 18 ème siècle ont été contrastées selon le statut de l'esclave.

« En 1748, quand les galères cessèrent de fonctionner, tous les esclaves furent employés dans les arsenaux et dans les travaux publics. » Les raïs prisonniers, eux n'étaient pas tenus de travailler et percevaient une somme pour leur nourriture.  L'un d'eux écrit  au dey d'Alger (en 1766) :

« Nous sommes dans une ville appelée Ségovie, très loin de la mer. La nuit, on nous enferme et, le jour, on nous ouvre les portes. Nous avons nos aises dans les étages élevés de la demeure, où il y a des gardes dans l’escalier. Chacun ne descend que pour prendre l’eau dont il a besoin pour lui-même. (...) On ne nous donne aucun objet qui soit en fer ; chacun a son lit ; on nous donne du linge tous les ans et nous sommes bien vêtus ; chacun de nous reçoit trois réaux par jour, qui équivalent à cinq blancs de là-bas, et Hachimusa et Barbusa en reçoivent quatre ».

Logés à deux dans une cellule, les raïs n'étaient pas mal traités. Mais les conditions d'existence des simples captifs étaient pires, du moins pour ceux de l'arsenal de la Carraca, où ils couchaient entassés dans une promiscuité et saleté effrayantes. A l'arsenal de Carthagène, mieux traités, ils logeaient la nuit sur les galères, une fois celles-ci désaffectées, et travaillaient le jour.  Les autorités n'admettaient pas qu'ils aient un lieu de culte sauf pour les prières en cas de décès, et encore l'Inquisition demanda et obtint sa démolition.

« À partir de 1767, le nombre d’esclaves baissa rapidement à cause des libérations massives auxquelles l’on procéda et du fait de la diminution des captures.» A compter de 1786 (signature du traité de paix entre l’Espagne et la régence d’Alger), « les esclaves maures et turcs disparurent ou furent réduits à un nombre insignifiant.»

(Maximiliano Barrio Gozalo, Esclaves musulmans en Espagne au xviiie siècle, Cahiers de la Méditerranée, 2013,  https://journals.openedition.org/cdlm/7147)

 

Le centre principal de détention des esclaves musulmans était au 17ème et 18 ème siècles, Malte, sous la souveraineté des chevaliers de l‘Ordre. L’article Wikipédia Esclavage à Malte écrit :

« Par leur statut, leur isolement et leur religion, les esclaves sont marginalisés par rapport à la société maltaise. Leur premier lieu social est évidemment les prisons où les esclaves se retrouvent tous les soirs [après le travail]. Ils peuvent y utiliser leurs langues et y pratiquer leurs rites.

Pendant la journée et en dehors de leurs périodes de travail, les esclaves peuvent se retrouver dans les tavernes, surtout autour du Grand Port qui constitue le lieu de rencontre de tous les aventuriers et marginaux de l'île. Les esclaves peuvent y boire, retrouver des prostituées, voire élaborer des projets d'évasion. »

Au plus haut (vers 1710), il y a Malte 3000 esclaves, soit 6% de la population totale (50 000 habs.), selon Anne Brogini, L’esclavage au quotidien à Malte au xvie siècle, Cahiers de la Méditerranée, 2002, https://journals.openedition.org/cdlm/26

 

Malte étant le centre principal du corso chrétien, on peut voir que le nombre d’esclaves « musulmans » (en fait ce pouvait être aussi des Grecs chrétiens sujets de l’empire ottoman) était à son maximum environ le dixième du nombre des esclaves chrétiens à Alger à son maximum (voir plus haut)*.

                                                                                       * Mais Malte vendait les esclaves qui y étaient amenés (par exemple au roi de France pour ses galères, toutefois ces ventes ne furent jamais massives, quelques unités de temps en temps) – donc seule une partie des esclaves restait à Malte pour équiper ses propres galères ou était achetée par des particuliers maltais, chez qui l'esclavage était une pratique plus courante que dans d'autres pays chrétiens.

 

 PERELLOS

Raimondo (Ramon) Perellos y Rocafull, Grand Maître de l'ordre de Malte de 1697 à 1720, représenté sur une tapisserie de la Co-cathédrale Saint-Jean à La Valette (Malte). A gauche une allégorie de l'ordre de Malte tient enchainé un Turc, représenté le crâne rasé avec une mèche de cheveux (représentation traditionnelle des esclaves ?); à droite une autre allégorie (la religion catholique, la charité ?) présente au Grand Maitre un personnage vêtu sommairement qui semble remercier le Grand Maître, probablement un esclave chrétien délivré. Le Grand Maître, grande perruque noire et petite moustache, fait un geste noble de la main, tandis qu'un jeune page, tenant on ne sait pas bien quoi, le regarde avec un air presque énamouré.

https://www.stjohnscocathedral.com/the-co-cathedral/the-tapestries-of-st-johns-co-cathedral/

 

 

Le nombre d’esclaves à Malte doit donc tenir compte de ce turn-over (limité),  tandis qu’à Alger les ventes ne faisaient pas sortir les esclaves de la Régence.

 On doit aussi signaler que dans certaines circonstances, les esclaves pouvaient subir des supplices effrayants : ce fut le cas d'une vingtaine d'entre eux, impliqués dans la "conspiration des esclaves" de 1749*.

                                                                                                                                                              * En 1748, la chiourme probablement en majorité chrétienne de la galère du pacha de Rhodes se mutine et dirige la galère vers Malte. Le pacha, prisonnier mais très bien traité et libre de ses mouvements, en profite pour organiser un complot des esclaves (musulmans) pour s’emparer de l’île : le premier acte doit être l’assassinat du Grand maître, suivi de beaucoup d'autres. Mais le complot est déjoué et ses principaux acteurs sont condamnés à mourir, certains dans des supplices atroces. Quant au pacha, on se contenta de le renvoyer à Istanbul, où d'ailleurs le sultan le reçut mal, sans doute mécontent de son zèle intempestif (et anachronique).

 

Les esclaves musulmans, étaient-ils comme l’indique Marcel Fontenay , esclaves à vie, quasiment sans espoir de rachat ? A Malte, « Entre janvier 1686 et décembre 1706, 757 sauf-conduits [de libération] ont été accordées à 627 hommes et 130 femmes libérés. Et après sa liberté, il faut encore payer son voyage en navire pour rentrer au pays. » (article Wikipédia précité).

« Plus rarement, un événement exceptionnel peut survenir, en particulier le rachat en nombre d'esclaves par voie diplomatique, rare mais non exceptionnel. Un dernier exemple se verra encore à la fin du xviiie siècle quand l'ambassadeur du Maroc vint à Malte racheter 1 200 esclaves, à la suite d'un vœu de son souverain » (idem).

Mais pour Anne Brogini, spécialiste de l’histoire de Malte, le rachat n’était nullement exceptionnel : «   La raison de cette faible proportion de conversion au christianisme [des esclaves musulmans] tient au fait que le temps de résidence des esclaves à Malte apparaît réduit, grâce à des procédures de rachats rapides et efficaces dès la fin du xvie siècle. Soucieux d’éviter une surpopulation servile dans un port qu’il souhaite exclusivement catholique, l’Ordre de Malte favorise le commerce des captifs, notamment par l’octroi de sauf-conduits aux intermédiaires laïcs, qu’ils soient chrétiens, juifs ou musulmans. Il apparaît que les esclaves qui se convertissent sont ceux qui ont perdu tout espoir de rachat, faute de fonds disponibles ou de soutien familial, et qui résident depuis un certain temps déjà dans l’île ». (Une activité sous contrôle : l’esclavage à Malte à l’époque moderne, Cahiers de la Méditerranée, 2013, https://journals.openedition.org/cdlm/7155 ).

Convertis, ces esclaves sont finalement libérés et il y a parfois des mariages avec les habitants.

 

 

 000743

Antoine de Favray, Dames de Malte se faisant visite.

Le peintre Antoine Favray (1706-1791) s'installa à Malte et finit par devenir chevalier de Malte, ajoutant une particule à son nom. Il a laissé un grand nombre de portraits et de scènes de la vie à Malte, devenant le peintre attitré de l'ordre de Malte. Ses oeuvres sont des documents sur les costumes et les moeurs à Malte au 18 ème siècle. Sur cette scène (exposée en France au Salon de peinture de 1763), on voit des dames de la bonne bourgeoisie Maltaise. A droite, la femme noire qui s'occupe de l'enfant est sans doute une esclave. Toutes les composantes de la société maltaise (les chevaliers, la noblesse et la bourgeoisie maltaises et même les gens du peuple) possédaient des esclaves domestiques, souvent des femmes. En 1798 Napoléon Bonaparte s'empara de Malte et mit fin à l'esclavage. 

Musée du Louvre https://utpictura18.univ-amu.fr/notice/743-dames-malte-se-faisant-visite-favray

 

 

 

 

ESCLAVES DU ROI DE FRANCE

 

 

S’il n’y avait quasiment pas d’esclaves domestiques en France, les esclaves étaient employés pour les chiourmes des galères (pour les besoins de la défense, dirait-on aujourd’hui).

Ainsi Colbert écrivait à son fils qui se trouvait à Malte pour son  apprentissage de chevalier de Malte (ce qu’on appelait « faire ses caravanes ») de profiter de son séjour pour acheter des esclaves pour les galères.

 L'utilisation d'esclaves en France même pouvait paraître contraire à une règle admise qui disait que l'arrivée sur le sol de France affranchissait (règle qui évidemment ne s'appliquait pas dans les îles françaises des Antilles). Mais les juristes (qui ne semblent pas s'être vraiment posé des cas de conscience à ce sujet) avaient une réponse, plus ou moins convaincante : « Tout homme qui a une fois touché les terres du royaume est libre, et on ne se dispense de suivre cette loi que pour les Turcs et Mores qui sont envoyés à Marseille pour le service des galères, parce que, avant d’y arriver, ils sont achetés dans les pays estrangers où cette espèce de commerce est establi », écrit un juriste du 17 ème siècle (cité par Pierre Boyer, La chiourme turque des galères de France de 1685 à 1687, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 1969, https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1969_num_6_1_1005#:~:text=Dans%2033%20gal%C3%A8res%2C%20sur%20un,(290%20%C3%A0%20300%20individus)%20

 

Les consuls de France étaient principalement sollicités  « par le ministre de la Marine afin de fournir de jeunes esclaves, forts et en bonne santé, destinés à la chiourme des galères » (Xavier Labat Saint Vincent, Achats et rachats d’esclaves musulmans par les consuls de France en Méditerranée au xviiie siècle, Cahiers de la Méditerranée, 2002, https://journals.openedition.org/cdlm/44#bodyftn37).

 

Evidemment comme il aurait été risqué de les acheter directement en territoire ottoman (où certains consuls avaient eu des expériences malheureuses), c’est auprès de Malte que les consuls se tournaient de préférence. Malte qui devait aussi équiper ses chiourmes, ne pouvait vendre que peu de sujets à la fois.

Pendant une période, il avait aussi été possible de s’adresser à « tout autre port chrétien supposé pouvoir fournir ce type d’esclaves : Livourne, Gênes, Venise, Alicante, Cagliari, ou « lorsque les relations diplomatiques avec l’Empire ottoman le permettent, à Istambul » (André Zysberg,  Les galères de France entre 1661 et 1748 : restauration, apogée et survivance d’une flotte de guerre en Méditerranée, cité par X. Labat Saint Vincent, at. cité) - donc le sultan ottoman permettait – à certains moments – la vente d’esclaves au roi de France (à condition, peut-on supposer, que ces esclaves ne soient pas des sujets de l’empire ? On sait que la France acheta des « Russes » (en fait des Ukrainiens vendus par les Tatars aux marchands ottomans) sur les marchés d’Istanbul.

 

La question de la légalité d’achats (ou de prises directe en mer aboutissant à la mise en esclavage) d’esclaves « Turcs » de l’empire ou Turcs et Maures des régence pour les galères de France est un point extrêmement complexe, compte-tenu des accords qui liaient la France d’abord à l’empire ottoman puis aux régences.

Il est certain que ces achats ou ces prises ont été prohibées progressivement.

Une anecdote indique que le Sultan, fatigué que ses sujets soient utilisés sur les galères ce France, menaça l’ambassadeur de France, le comte de Villeneuve, de l’expédier dans la sinistre prison des Sept Tours, et à partir de là, les esclaves « turcs » furent libérés (M. de Villeneuve fut ambassadeur à Istanbul entre 1728 et 1741)*.

                                                                                                                   * Anecdote citée par Claude Petiet, Le roi et le grand maître: l'Ordre de Malte et la France au 17 ème siècle, 2002.

 

Mais l’interdiction du Sultan (qui dut être énoncée à plusieurs reprises auparavant) visait-elle seulement des Turcs ou tous les sujets de l’empire, et s’appliquait-elle aux Turcs des régences barbaresques théoriquement vassales de l’empire, et aux habitants non-Turcs de celles-ci, autant de questions auxquelles il est difficile de répondre avec précision.

                                                                                                 * Claude Petiet , dans son livre Le roi et le grand maître: l'Ordre de Malte et la France au 17 ème siècle, 2002, dit que le Sultan ne se souciait pas des Barbaresques - mais faut-il comprendre ici tous les habitants des Etats barbaresques (Turcs et Maures) ou seulement les Maures ? 

 

Enfin, il est logique de penser que les traités permettaient la libération des personnes qui avaient été capturées avant le traité (ce fut clairement le cas pour le traité avec Alger de 1689).

Glanons quelques éléments dans l’article précité :

« ... en fonction des divers accords passés entre la France et la Porte [l’empire ottoman] ou ses dépendances, les esclaves de telle ou telle province sous domination du Grand Seigneur [le sultan ottoman] pouvaient ou ne pouvaient pas être achetés pour les galères. »

En 1723 le chevalier de Laval, correspondant du roi de France auprès de l’ordre de Malte, écrivait, de Malte, au ministre de la Marine, pour savoir s’il était encore possible d’acheter des « barbaresques ». On finissait par lui répondre « qu’il pouvaitacheter librement des Turcs des trois Républiques, à savoir des Régences de Tunis, Tripoli et Alger » [et les Maures, a fortiori  ?].

« Mais en 1749, (...) un nouvel accord passé avec ces trois Régences (...) excluait désormais leurs sujets des chiourmes. »*

                                                                                                               *  Pour Alger, le traité de 1689 avec la France n'avait donc pas exclu la possibilité de captifs, ou était-ce seulement une confirmation ?

 

Il est vrai qu’à cette date les galères étaient quasiment supprimées en France, sauf deux maintenues « pour des missions de surveillance le long du littoral provençal ».

A noter qu’après 1749 « les Maures du Levant se [faisaient] passer pour des Barbaresques pour éviter les galères ».

Comme on va le voir, les consuls de France s’occupaient aussi de racheter de captifs des régences barbaresques pour les rapatrier dans leur  pays, dans un souci de bonne entente avec les régences : cette activité finit par devenir importante  en même temps que le recrutement pour les galères cessait d’être  une priorité.

 

 

MARSEILLE : DES « TURCS »  DANS LA VILLE AUX 17 ème et 18 ème SIÈCLES

 

 

Diverses sources montrent que le ministère français souhaitait acquérir principalement des « Turcs » pour ses galères, tant que l’acquisition fut possible ; les Grecs chrétiens sujets ottomans et les noirs étaient considérés comme impropres physiquement – mais il y en eut sur les galères, faute de mieux si on peut dire.  Un essai d’utiliser des Noirs de Guinée fut catastrophique (surtout pour les Noirs qui moururent presque tous).

Les Turcs baptisés furent protégés de la revente pour les galères françaises (du moins à Malte) par décision de l’inquisiteur de Malte – mais cette prohibition finit par être levée après 50 ans. Le baptême catholique ne protégeait plus des galères

Hormis un bref séjour à Toulon, les galères du roi de France avaient comme port d’attache Marseille où fut construit à partir des années 1660 un arsenal des galères doté de tous les perfectionnements.

A l’apogée du fonctionnement des galères (fin 17 ème siècle) on comptait  2 040 Turcs pour 5990 forçats [les galériens par suite de condamnations], ce qui donne une chiourme de 7 970 rameurs valides, auxquels il faut ajouter les invalides et malades.  En 26 ans 5 594 Turcs ont été immatriculés sur les registres des galères.

Qui sont ces « Turcs » ? La quasi totalité des esclaves achetés pour les besoins des galères appartient à la religion mahométane, mais il y a quelques chrétiens malchanceux, sujets ottomans..

Les Turcs d'Asie, Constantinople inclus, sont les plus nombreux, suivis de près par les habitants de l'Archipel grec (Crète, Rhodes et Chypre compris), puis des Tripolitains et les Turcs d'Europe, en particulier ceux de Bosnie et de Dalmatie (s’agissait-il de Turcs établis dans ces provinces ou de Slaves convertis ?). Le nombre de ces derniers est croissant et de 1689 à 1709 ils constituent l'essentiel de la chiourme dite turque. Les Algériens, Tunisiens etc sont en petit nombre.

Mais si on considère l'origine des captifs pris en mer, ce sont presqu’en totalité des Algériens dans les années 1680.

Généralement, ces prises « n'apportèrent aucune gloire nouvelle au pavillon fleurdelysé, car elles s'apparentèrent plus à l'abus de confiance qu'au combat loyal ». Les vaisseaux étaient d’ailleurs souvent pris sans combat : « La croisière des galères de Noailles [le duc de Noailles, commandant des galères] se limitait aux côtes de Provence. C'est ainsi qu'elles capturèrent un vaisseau algérien en panne, faute de vent, dans le golfe de St Tropez où il avait été poussé, disait-il, par une précédente bourrasque, après avoir écumé sans succès les côtes de Corse. Là aussi l'Algérien, surpris, se rendit sans combat. »

 Ces prises en mer équilibraient les achats et avaient l’avantage de fournir des spécialistes, gratuits en quelque sorte : « En 27 mois, le Roi ne peut acheter que 257 esclaves Turcs. En deux mois de campagne ses vaisseaux lui en rapportent 241. » « Mais l'inconvénient majeur était sans doute le caractère temporaire de cette main d'oeuvre. La paix s 'étant conclue avec Alger, tous ces galériens sont libérés en août et novembre 1689, après deux ans passés à ramer pour le roi de France. »

(Les indications qui précédent sont tirées de l’article de Pierre Boyer,  La chiourme turque des galères de France de 1685 à 1687, Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 1969. https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1969_num_6_1_1005)

Comme à partir de 1689 la paix avec Alger est définitive, on peut supposer qu’aucun sujet algérien n’ a plus figuré ensuite dans les prises de la marine du roi ou des corsaires français, sauf abus, erreur ou quiproquo (possible aussi dans l’autre sens – situation généralement résolue par voie diplomatique).

Les conditions de vie des « Turcs » (et autres sujets ottomans ou des régences) - ainsi que des galériens "de droit commun"  - sur les galères du roi étaient extrêmement dures comme on s’en doute, avec un taux de mortalité effrayant*. 

                                                                                                                                     * A. Zysberg a calculé qu'un galérien sur 2 sortait en vie des galères, mais cette statistique semble relative aux forçats (condamnés pour une durée déterminée)* plutôt qu'aux esclaves achetés ou capturés en mer. Sous Louis XIV il n'est pas rare qu'un condamné reste plusieurs années de plus que la durée de sa peine. Sous le Régent Philippe d'Orléans, le respect des durées prévues devint la régle.

 

Les galères sortaient en campagne généralement pour deux ou trois mois et à la belle saison. Les campagnes étaient évidemment l'occasion de pics de mortalité. Il y a certes les batailles (finalement assez rares), les conditions quotidiennnes de vie sur la galère en opérations, et la surmortalité occasionnelle. En 1675 la flotte des galères hiverne à Messine et la mortalité supérieure à la "normale" est constatée par les chefs d'escadre (épidémies, vivres défectueux?). 

 

Lorsqu’ils n’étaient pas en campagne et notamment pendant les 6 mois d"hivernage, les galériens avaient la possibilité de tenir des petits commerces dans des « baraques » sur pilotis alignées sur le port de Marseille et de circuler librement pour aller chez des particuliers où ils étaient employés contre rétribution.

Mais d'autres avaient moins de chance et restaient confinés sur la galère en période d'hivernage, travaillant pour des entrepreneurs qui les exploitaient avec la complicité des gardes (mais était-ce le cas des Turcs ?).

En 1703, l’évêque de Marseille se plaint de ces usages, notamment celui d’aller chez des particuliers, ce qui pouvait être à l’origine de crimes. Le ministre répondit que c’était un usage ancien et que si les « Turcs » en étaient privés, ils se feraient porter malades et que cela serait préjudiciable au service du roi. Rien ne fut donc changé (Jean-Baptiste Xambo, Servitude et droits de transmission. La condition des galériens de Louis XIV, Revue d’histoire moderne & contemporaine 2017, https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2017-2-page-157.htm).

 

 Chapelle-des-forçats-Valbelle

Photo des soi-disant ruines de la mosquée des galériens, Parc Valbelle à Marseille (Wikipédia art.   ).

En fait, si un lieu de culte destiné aux glériens musulmans a bien existé à Marseille, les ruines présentées sur la photo n'ont rien à voir avec lui. Il s'agit des restes d'un kiosque des années 1880, qui ont été par la suite intégrées dans un immeuble et à la destruction de ce dernier, remontés dans un parc. Sur le cimetière (et le lieu de culte) des galériens musulmans, lire l'article de  Régis Bertrand, Les cimetières des « esclaves turcs » des arsenaux de Marseille et de Toulon au XVIIIe siècle, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 2002, https://doi.org/10.4000/remmm.1185. On y apprend que les autorités des galères et de la ville ont accordé avec réticence un cimetière et un très modeste lieu de culte aux galériens musulmans, alors que les esclaves chrétiens dans les Etats barbaresques disposaient depuis longtemps d'une relative tolérance pour leur culte.

 

 

Nous avons évoqué la situation des enfants et adolescents dans les Etats barbaresques. Les mêmes risques existaient-ils dans les galères du roi ? Il est probable que oui, avec la condition restrictive que les esclaves dits turcs en France ne dépendaient jamais d'un maître privé mais d'une administration royale (et de ses agents, pas toujours recommandables). Au demeurant il y avait peu d'enfants ou de jeunes adolescents parmi les esclaves du roi (quelques mousses pris sur les vaisseaux notamment) et pas du tout chez les esclaves achetés (on n'achetait que des hommes robustes). Enfin, au contraire des esclaves des Etats barbaresques, il n'existait probablement pas de possibilité d'enfants nés en esclavage.

Ce qui était connu, en revanche,  était la pratique des "passe-gavettes". Ces enfants Marseillais, sans famille ou de famille très pauvre, devenaient en quelque sorte les domestiques des galériens (y compris, on suppose, des Turcs) à qui ils rendaient divers services moyennant une petite rétribution ou un  partage des gains. Cette pratique, décriée par les défenseurs de la morale, comme donnant lieu à des commerces honteux de toute sorte, était justifiée par un responsable de l'arsenal des galères au motif que les "passe-gavettes" apprenaient ainsi un métier (!).  Mais ces "passe-gavettes" n'étaient en rien des esclaves mais des enfants libres, mais à l'abandon.

Les galériens dits Turcs avaient pu obtenir quelques droits : ainsi ceux qui avaient quelque bien (de quelle importance ?) pouvaient les transmettre par testament : on a au moins un cas connu où la chambre de commerce de Marseille  intervint vers 1684 auprès du ministre concerné pour qu'un commerçant du Caire puisse emporter les biens laissés par un de ses parents, de Tunis, qui était galérien. En l'absence de testament, les biens du mort étaient partagés entre les autres galériens dits Turcs, selon un usage ancien confirmé par le ministre (Jean-Baptiste Xambo, Servitude et droits de transmission. La condition des galériens de Louis XIV, art. cité).

 

La vie des galériens est-elle devenue un peu plus douce avec le temps ? Vers 1720 un observateur note que les cabarets de Marseille sont pleins de Turcs et de forçats qui mangent et boivent avec n'importe qui (en contradiction avec la règle interdisant aux galériens de fréquenter les habitants sauf dans le cadre de location de services). 

 

En 1748 le corps des  galères  fut supprimé. Deux galères furent conservées pour surveiller les côtes de Provence. A cette date il y avait encore une quarantaine de "Turcs", mais on vu que les traités de 1749 ont dû permettre la libération des captifs des régences, et l'empire ottoman veillait à ce que ses sujets ne soient pas mis aux galères. Alors qui furent les derniers "Turcs" ? La question d'un cimetière musulman à Toulon, comme il y en avait eu un à Marseille, se posa quand même (voir Régis Bertrand, Les cimetières des « esclaves turcs » des arsenaux de Marseille et de Toulon au XVIIIe siècle, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 2002, https://doi.org/10.4000/remmm.1185).

L‘arsenal des galères de Marseille, orgueil du Roi-Soleil et de ses ministres, devint une friche industrielle pendant plus de 30 ans, pour être finalement démoli.

 

 

 

 

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
Publicité
Archives
Publicité