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Le comte Lanza vous salue bien
3 juillet 2016

UN EMPIRE MEDITERRANEEN : LA GRANDE-BRETAGNE EN MEDITERRANEE, 19ème et 20ème siècles

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UN EMPIRE MEDITERRANÉEN  : 

LA GRANDE-BRETAGNE EN MEDITERRANÉE, 19 ème et 20 ème siècles

 

 

 

 

 

 

[ Note : J'avais publié ces pages en dernière partie de mon message sur l'expérience du royaume anglo-corse, cet épisode qui a vu pendant un peu plus de deux ans  (1794-1796) la Corse, à l'occasion des bouleversements apportés par la révolution française, rompre avec la France révolutionnaire et constituer un état autonome avec à sa tête le roi de Grande-Bretagne en tant que roi de Corse.

La brève durée de l'expérience ne devrait pas nous faire penser qu'entre Britanniques et Méditerranéens, aucune relation durable n'était possible.

La comparaison avec d'autres cas de présence britannique, qui ont duré parfois plus de cent ans ou bien durent encore, en apporte la preuve contraire.

J'ai jugé que ces pages pouvaient être publiées en message séparé, avec quelques éléments iconographiques supplémentaires,  pour ceux qui s'intéressent à l'histoire des empires coloniaux, notamment britannique,  et à l'histoire de la Méditerranée. Comme au départ ces pages étaient dans le prolongement de mon étude sur le royaume anglo-corse, on ne s'étonnera pas non plus de voir apparaître, ici ou là, des comparaisons avec la situation passée ou présente de la Corse. ]

 

 

 

 

 

 

 UN EMPIRE BLEU MARINE

 

 

 

La Grande-Bretagne a eu entre le début du 19ème siècle et la seconde moitié du 20ème siècle quatre possessions méditerranéennes – nous utilisons le mot de "possessions"  même si les statuts juridiques étaient divers.

Pendant la majeure partie de la période qui va de la chute de Napoléon à la guerre froide, elle a toujours eu simultanément trois possessions sur la côte nord de la Méditerranée et dans les îles, sans évoquer la présence britannique au Proche-Orient comme en Palestine ou en Egypte.

 

De ces possessions, il en reste une aujourd’hui, Gibraltar, tandis  que deux anciennes possessions (Malte et Chypre) sont des pays du Commonwealth.

 

Mentionnons pour mémoire que la Grande-Bretagne avait occupé Minorque pendant une grande partie du18ème siècle et encore quelques années entre 1798 et 1802 . Et comme on l'a dit, entre 1794 et 1796, la Corse fut un royaume autonome avec commme souverain le roi George III, roi de Grande-Bretagne et d'Irlande et roi de Corse, en vertu de la constitution votée par les représentants du peuple corse.

Pendant l’époque napoléonienne, les Britanniques étaient devenus les protecteurs de la Sicile :  la famille royale napolitaine avait trouvé refuge en Sicile, tandis que la partie continentale du royaume des Deux-Siciles, comme on l’appelait, avec la capitale Naples, était aux mains des Français. Napoléon installa à Naples comme souverains des membres de sa famille (son frère Joseph puis son beau-frère Murat, qui prétendaient bien entendu exercer leur souveraineté aussi sur la Sicile).

Les Britanniques, représentés par Lord Bentinck, firent adopter en Sicile une constitution libérale et incorporèrent dans l’armée anglaise des régiments siciliens.

Lorsque Napoléon fut battu et que les dynasties qu’il avait installées s’effondrèrent, le roi des Deux-Siciles restauré se dépêcha de supprimer la constitution sicilienne d’inspiration britannique et de de rétablir l’absolutisme dans ses possessions.

 Enfin la Grande-Bretagne intervint plus ponctuellement en Méditerranée, comme en Crète, à la fin du 19ème siècle, conjointement à d'autres puissances,  pour séparer les Crétois insurgés des Turcs.

 A partir du milieu du 19ème siècle, il était fréquent de considérer la Méditerranée comme a british lake (un lac britannique). 

Encore au lendemain de la seconde guerre mondiale, un diplomate américain parlait drôlement de la Méditerranée comme d'un purely british baby , un bébé entièrement britannique (une conception de la Méditerranée qui certes englobait les possessions proprement dites mais aussi les territoires contrôlés comme l'Egypte ou la Palestine avant 1948, voire la Grèce qui fonctionnait avec le soutien britannique).

Cette phrase est citée par l'historien britannique Robert Holland, dans son ouvrage récent, Blue-water empire, The British in the Mediterranean since 1800, 2012 (Un empire bleu-marine, les Britanniques en Méditerranée depuis 1800),

 Robert Holland a apporté une synthèse sur cette période au cours de laquelle " the British left an emprint on the Mediterranean, and the Mediterranean certainly left an emprint on the history of Britain" (les Britanniques laissèrent leur empreinte sur la Méditerranée et certainement, la Méditerranée laissa une empreinte sur l'histoire de la Grande-Bretagne). 

Nous n’allons pas étudier ici chaque  possession britannique en Méditerranée dans le déroulement de son histoire  mais plutôt nous demander ce qui subsiste aujourd’hui dans les territoires et pays concernés, de leur union (plus ou moins volontaire) avec la Grande-Bretagne. 

 

Les territoires méditerranéens qui a des titres divers ont relevé de la Grande-Bretagne sont quatre et la période d’union à la Grande-Bretagne a été plus ou moins longue.

De la plus courte à la plus longue on trouve :

- L’union la plus courte a été celle des Iles ioniennes : officiellement de 1814 à 1864 (un peu plus si on considère que depuis 1809-1810 la plupart des Iles, jusque là occupées par les Français, avaient été occupées (ou libérées ?) par les Britanniques, sauf Corfou qui resta sous domination française jusqu'en 1814.

- Ensuite Chypre : l’union avec la Grande-Bretagne a duré de 1878 à 1960 soit 82 ans.

- Puis Malte : l’union a duré officiellement de 1814 à 1964, mais dès 1800 les Britanniques avaient chassé les Français de Malte et avaient pris en main le gouvernement de Malte et de l’île voisine de Gozo, soit une possession de 164 ans. Après l'indépendance, en 1964, la reine Elizabeth, souverain britannique, est restée reine de Malte jusqu’en 1974.

- Enfin, Gibraltar est le seul territoire avec qui les liens d'appartenance n’ont pas cessé, puisque Gibraltar est possession britannique depuis 1704, date à laquelle les Britanniques s’en emparent (possession officiellement reconnue en 1713) jusqu’à nos jours, soit plus de 300 ans.

 

 Les statuts des territoires furent également divers :

-  Les Etats-Unis des Iles Ioniennes étaient une république sous protectorat;

-  Malte, une colonie (Crown colony, colonie de la Couronne) depuis 1814, puis à partir de 1921 une colonie dotée du "Self-government" (autonomie);

-  Chypre, un territoire turc administré par la Grande-Bretagne,  puis une colonie;

-  Gibraltar a d'abord été une colonie, puis son statut a suivi celui des anciennes colonies restant dans le cadre du Royaume-Uni : statut de "British dependant territory" en 1983, puis depuis 2002, statut de "British overseas territory", doté d'un gouvernement autonome comme les autres territoires de ce type.

 

 

 

 

LES ILES IONIENNES

 

 

 

En 1814, les vainqueurs de Napoléon décident de créer (ou plutôt de recréer) les Etats-Unis des Iles ioniennes, avec Corfou comme capitale fédérale, et de placer le nouvel état sous protection britannique.

Il faut rappeler qu’en 1797, les Français de l’armée d’Italie  de Bonaparte avaient occupé les Iles Ioniennes, jusque là possession vénitienne (en 1797, Bonaparte avait envahi le territoire vénitien et  mis fin à l’existence de la république de Venise).

Bonaparte avait chargé le général Gentili d’occuper les Iles Ioniennes. Gentili avait été le défenseur de Bastia en 1793-94 (au moment du soulèvement de Paoli contre la Convention, Bastia où se trouvait une garnison française, était restée fidèle à la république jusqu'à la prise de la ville par les Britanniques, alliés de Paoli). Gentili tomba malade et mourut en revenant de cette campagne qui se fit sans combat.

Puis après quelques années de présence française, une flotte russo-turque avait chassé les Français et une république des Iles Ioniennes (République des Sept-Iles ou Heptanèse) s’était installée de 1802 à 1807, sous protectorat russo-turc. Ensuite, les Français avaient récupéré les îles au traité de Tilsit, tout en maintenant  la fiction d'un état autonome intégré à l'Empire français. Le général  Berthier (frère du maréchal) avait pris possession des îles au nom de l'Empereur (il fut ensuite gouverneur militaire de la Corse). Puis les sept îles  avaient été prises, l’une après l’autre, par les Britanniques, avec la participation des Royal Corsican rangers (voir nos messages sur le royaume anglo-corse) . Corfou tomba la dernière

 En 1814 , le traité de Paris rétablissait un état ionien sous l'appellation des Etats-Unis des Iles Ioniennes, et le plaçait sous le protectorat "amical" de la Grande-Bretagne. Quelques années après (1817), une constitution des Etat-Unis des Iles Ioniennes (rédigée en italien...) entrait en vigueur.

 En fait , la Grande-Bretagne parait avoir exercé une autorité totale sur les Iles, intervenant dans tous les domaines. Les institutions ioniennes (Parlement et  Sénat,  qui exerçait le rôle d'exécutif avec un ou deux membres nommés par chaque île) n'avaient qu'un rôle consultatif, le pouvoir était concentré dans les mains du Lord High Commissioner (Lord Haut commissaire) qui désignait le Président du Sénat, sorte de président de la république au rôle honorifique.

Les institutions ioniennes, dotées de peu de pouvoir, n'étaient pas (loin de là) démocratiques puisque les Britanniques s'appuyaient principalement sur l'aristocratie locale.

Le drapeau de l'état ionien était à peu près celui de la première république ionienne (le lion de Saint-Marc brandissant l'Evangile avec sept flèches représentant les sept îles) avec en ajout  le drapeau britannique (Union jack) dans le quartier gauche du drapeau.

 

 

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 Drapeau des Etats-Unis des Iles Ioniennes.

Le lion de Saint-Marc évoque la longue appartenance des îles aux possessions de Venise. Les sept flèches représentées symbolisent les sept îles.

http://bigblue1840-1940.blogspot.fr/2013/01/ClassicIonianIslandsStamps.html

 

 

 

Le premier Lord Haut commissaire,  Sir Thomas Maitland, un Ecossais irascible de Glasgow, surnommé caractéristiquement King Tom (le roi Tom) exerçait en même temps les fonctions de gouverneur de Malte et probablement ne faisait pas de différence autre que formelle entre le statut des deux territoires.

 

 

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" Costituzione degli Stati Uniti delle Isole Jonie unanimemente adottata e sanzionata dall'Assemblea Legislativa nel Giorno 2 Maggio 1817, colla Ratificazione 26 Agosto successivo di sue Altezza Reale il Principe Regente..." 

Constitution des Etats-Unis des Iles Ioniennes de 1817, publiée à Corfou, en italien (langue "noble" des Iles Ioniennes, mais un article de cette Constitution dit que la langue de l'administration doit, le plus rapidement possible, être le grec); photo sur un site de vente aux enchères de Copenhague (Danemark). 

En 1817 le roi George III avait perdu la raison et la régence était exercée par son fils, le célèbre Prince-Régent, le futur George IV. Les formulations en italien "Sua Maesta Giorgio III " , appliquées à un monarque britannique, rappellent celles du royaume anglo-corse.

http://www.antikvariat.net/

 

 

 

Plutôt que d'essayer de faire l'histoire des Etats-Unis des Iles Ioniennes, jusquà leur disparition en 1864, essayons de donner une idée de ce que furent les contacts entre les Britanniques et les Ioniens.

Dans la dernière partie de nos messages sur le royaume anglo-corse, nous citons le voyageur britannique Thomas Forrester qui écrivait dans les années 1850 qu'entre les Britanniques et les Ioniens,  la différence était aussi grande qu'entre Britanniques et Corses et que pourtant l'expérience britannique se poursuivait depuis quarante ans dans les Iles Ioniennes, preuve qu'elle aurait pu continuer en Corse.

 

Lorsque les Britanniques prirent en charge les Iles Ioniennes, leur expérience méditerranéenne du royaume anglo-corse n'était pas si lointaine. C'est donc sans surprise qu'on retrouve des Corses pendant la période du protectorat britannique sur les Iles Ioniennes.

 

Les soldats du Royal Corsican Rangers (composé initialement de Corses qui refusaient l'autorité française après la fin du royaume anglo-corse, mais ensuite ouvert à d'autres recrues notamment italiennes) ont contribué à former les régiments d'infanterie légère grecque que les Anglais mettent sur pied après la libération des Iles Ioniennes à partir de 1809.

 

En 1817 le Royal Corsican Rangers est licencié à Corfou mais des Corses continuent à servir à titre individuel dans l'armée britannique. C'est le cas du comte Rivarola (fils d'un ami de Pascal Paoli) qui  sert à Malte comme lieutenant-colonel puis colonel de la milice de Malte ("Malta Fencible regiment") puis est nommé lieutenant-gouverneur de Céphalonie en 1841 et lieutenant-général de Malte. Son portrait se trouve au musée d'Argostoli, la capitale de Céphalonie (cf. reproduction sur  le site https://sites.google.com/site/tirailleurscorses/home/les-troupes-du-royaume-anglo-corse ). Le comte Rivarola semble avoir laissé des souvenirs dans l'armée maltaise : sur le site de l'armée maltaise on lit qu'avec un tel officier ("with such a martinet ";  le mot désigne un officier à cheval sur la discipline) il n'est pas étonnant que la milice de Malte soit devenue une troupe d'élite.

 

On retrouvait dans les Iles Ioniennes Frederic North, qui avait participé à l'expérience du royaume anglo-corse plus de vingt ans auparavant (il avait été le secrétaire d'Etat du royaume, deuxième personnage de l'état autonome après le Vice-roi, Sir Gilbert Elliot).

Frederic North, qui avait hérité entretemps du titre de Lord Guilford, fut chargé des questions d'enseignement dans les Iles Ioniennes. Personnage érudit, connaissant plusieurs langues ancienns et modernes, correspondant avec des érudits de toute la Méditerranée,  North Guilford se consacra à l'établissement d'une université à Corfou.

C'était la première université de Grèce (la Grèce en tant qu'Etat n'existait pas encore, la guerre d'indépendance avait commencé contre les Turcs et les Iles Ioniennes, tout en restant neutres, étaient évidemment pleines de sympathie pour les patriotes grecs).

 

L'université des Iles Ioniennes fut fondée en 1824 et Lord Guilford devint le premier chancelier; il décida que l'enseignement se ferait en grec moderne, à l'époque purement une langue populaire. Plus curieux aussi, il décida que le corps enseignant, dont lui-même,  serait habillé dans le style des Grecs de l'Antiquité. Cela lui donna une réputation d'excentrique, ou sans doute mieux, confirma cette réputation.

On plaisantait sur lui, il était le prototype du rêveur vivant dans son monde imaginaire. C'était aussi un "islomane", comme devait le dire plus tard Lawrence Durrell, de ceux qui ne sont heureux qu'en vivant sur des îles.

 

Le futur général Sir Charles James Napier, qui fut un personnage militaire important de la première moitié du 19ème siècle et était à l'époque lieutenant-gouverneur de Céphalonie (l'une des Iles Ioniennes), a laissé une image pittoresque de Lord Guilford dans les rues de Corfou : "  He goes about dressed like Plato, with a gold band around his mad pate and flowing drapery of a purple hue" (il marche habillé comme Platon, avec un bandeau doré autour de son crâne fêlé et une draperie flottante couleur pourpre).

Lord Guilford malade quitta les Iles Ioniennes pour l'Angleterre et mourut à peine arrivé en 1827. Converti depuis longtemps à l'orthodoxie, il fit appeler un prêtre orthodoxe à son lit de mort. Il légua sa riche bibliothèque à l'université ionienne mais un de ses héritiers fit un procès en arguant d'une clause non respectée et récupéra la bibliothèque, au grand désespoir des érudits ioniens.

Son souvenir est resté vivant dans les Iles Ioniennes; la municipalité corfiote décida de lui élever une statue qu'on peut toujours voir sur l'Esplanade de Corfou, dans un jardin qui domine la mer.

 

 

 Les différences entre peuples dont parlait Thomas Forrester ne sont pas forcément une cause de mauvaise entente. Si mauvaise entente il y a, elle provient d''autres facteurs que des facteurs psychologiques. Les facteurs psychologiques s'y ajoutent alors, creusant le fossé entre les deux populations.

  Il y avait  bien des points communs entre la Corse de la fin du 18ème siècle et les Iles Ioniennes du début du 19ème siècle : la Corse avait été pendant des siècles possession gênoise, les Iles Ioniennes pendant aussi longtemps possession de la république de Venise. Dans les deux cas, une république aristocratique avait imposé sa domination à une population insulaire  jugée de culture inférieure par ses maîtres (avec pour les Iles Ioniennes la différence supplémentaire avec la métropole que la population insulaire  était majoritairement de religion orthodoxe et de langue grecque).

Les moeurs semblent avoir eu des points communs entre Corse et Iles Ioniennes : les assassinats de droit commun causés souvent par des vengeances étaient considérables dans les sept îles lorsque commença le protectorat britannique (et depuis longtemps sans doute). Avaient-ils vraiment régressé au départ des Britanniques ?

 

Les Britanniques eux-mêmes ne faisaient pas un bloc monolithique selon leur psychologie individuelle ou collective.

Comme à l'époque du royaume anglo-corse, les Britanniques se disputaient volontiers : Sir Frederick Adam, le Haut-Commissaire et son subordonné Napier, pourtant Ecossais tous deux, eurent de mauvaises relations, Napier fut obligé de quitter son poste à Céphalonie en raison de son désaccord avec Adam.  

 

 Le général Sir Charles James Napier appréciait les Ioniens et parla toujours de l'époque de sa vie dans les Iles Ioniennes comme de l'époque la plus heureuse de son existence. Il disait  : J'aime les Ioniens et leur joie de vivre. Ils me rappellent les Irlandais.

Napier était un Ecossais et peut-être cette caractéristique faisait qu'il était plus à même de s'entendre avec des populations pourtant bien différentes des Ecossais, et qu'il pouvait faire preuve de plus d'ouverture d'esprit qu'un Anglais, convaincu de sa supériorité sur les autres peuples. 

Napier raconte que se promenant un jour dans une rue de Corfou ou d'Argostoli,  il entendit crier une femme dans un palazzo. il monta à l'étage d'où venaient les cris et tomba sur un aristocrate ionien qui corrigeait sa femme à coup de cravache. Arrachant la cravache, Napier en donna un coup au mari et déclara qu'il était à sa disposition (pour se battre en duel). Mais le mari fit semblant de ne pas comprendre : il avait déjà reçu  un coup de cravache, il n'avait pas l'intention de risquer sa vie en plus.

C'était ce genre de différence culturelle que les Britanniques constataient mais sans que cela, quand ils étaient de bonne composition, les empêche de trouver les Ioniens plutôt sympathiques.

 

Le vicomte Kirkwall, auteur du livre Quatre ans dans les Iles ioniennes, écrivait : la première chose qui surprend fâcheusement un Anglais ici, c'est le faible usage du savon, et la seconde c'est  l'usage permanent de l'ail.

Réflexion "raciste" comme diraient nos contemporains ? Pas vraiment car le vicomte Kirkwall a laissé le témoignage très sympathique sur les Iles ioniennes et ses habitants. Il faisait seulement la constatation d'une différence culturelle.

Si les Britanniques jugeaient leur culture supérieure à celle des Ioniens - ou différente, mais certainement préférable à leur point de vue, les Ioniens en avaient autant à leur service. et ces différences n'empêchaient pas une relative bonne entente.

Les Ioniens, jouant les gens de vieille civilisation vénitienne, pouvaient regarder avec pitié le Haut Commissaire Sir Thomas Maitland qui était passablement porté sur la boisson (c'était avant que l'ère victorienne impose ses modèles de comportement).

Parlant des relations entre les Britanniques et les habitants des Iles Ioniennes   l'historien Ernle Bradford dit : "The  english protectorate of the Ionian Islands was not always an happy one. Anglo-saxon and Levantine natures, though they had their points in commun, did not sit happily together", Mediterranean, portrait of a sea, 1971 (Le protectorat anglais sur les Iles Ioniennes n'était pas toujours heureux. Les natures anglo-saxonne et levantine, bien qu'ayant leurs points communs, ne faisaient pas trop bon ménage). 

Les relations entre les deux peuples pouvaient prendre une tournure matrimoniale : Sir Frederick Adam, le succeseur de Maitland, se maria avec une Corfiote  mais il serait exagéré de prétendre avec Lawrence Durrell, qui vécut plusieurs années à Corfou à la fin des années mil neuf cent trente (avec son frère Gerald, le naturaliste) que les Anglais " épousèrent toutes les plus jolies filles " (d'autant que l'épouse de Sir Frederick Adam semble avoir été assez loin du prix de beauté).

 La façon que les Ioniens avaient de manifester leur opposition à leurs encombrants protecteurs était souvent bon enfant.

Le Haut commissaire Douglas avait décidé que les fanfares militaires britanniques ne participeraient plus, comme elles le faisaient jusqu'alors,  à la procession bisannuelle des reliques de Saint Spiridon, le grand saint des Iles Ioniennes. La population fut on s'en doute très mécontente. L'usage était que la procession repasse le soir devant le palais de Saint Michel et Saint Georges, résidence du Haut commissaire. En passant devant ses fenêtres, tous les participants levèrent très haut leur lanterne pour manifester leur mécontentement. On reconnaîtra qu'il y a des façons plus virulentes de procéder entre dominant et dominé.

Lors de la procession suivante, les Ioniens s'étaient organisés et avaient créé leurs propres fanfares et ce sont toujours elles qui accompagnent les processions actuelles de Saint Spiridon, avec un style britannique dans les tenues ou le pas de parade qui vient de cette époque.

 

 

 

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 Défilé de la procesion de Saint-Spiridon à Corfou, de nos jours. Les fanfares marchent au pas de parade de l'armée britannique et passent devant le palais de Saint Michel et Saint Georges, construit sous le protectorat britannique (palace of Saint Michael and Saint George) pour être la résidence du Haut commissaire et le siège de l'ordre de Saint Michel et Saint Georges, ordre chevaleresque créé par les Britanniques qui existe toujours.

 effrosinimoss.wordpress.com

 

 

 Un autre exemple de cet humour un peu lénifiant et victorien qui marquait souvent les relations entre Britanniques et Ioniens   est  fourni par une anecdote qui date de la fin de la période britannique : les Ioniens demandaient des réformes politiques pour avoir plus d'autonomie et même le rattachement à la Grèce. Le gouvernement conservateur britannique envoya dans les Iles comme Haut commissaire extraordinaire le député William Gladstone, le futur Premier ministre (à l'époque encore conservateur mais en voie d'évolution vers le parti libéral), qui allait plus tard prendre des positions comme partisan de l'émancipation des peuples, afin d'examiner la situation et faire des propositions.

Pendant son séjour Gladstone participa à beaucoup de rencontres et de cérémonies. Lors d'une cérémonie, il fut présenté à l'évêque orthodoxe de Paxos. Gladstone s'inclina et resta incliné attendant la bénédiction de l'évêque. L'évêque aussi s'inclina et ne supposa pas qu'un  protestant comme Gladstone attendait sa bénédiction. Après être restés un moment inclinés, les deux hommes se relevèrent en même temps et se heurtèrent la tête, provoquant l'hilarité des assistants.

Lawrence Durrell qui raconte la scène, dit que les protagonistes  vidèrent ensuite pour se remettre une bouteille de ginger beer, limonade au gingembre qui est restée très appréciée dans les Iles Ioniennes, mais ce dernier détail doit être une invention de Durrell.

 Au cours de son séjour, Gladstone suscita des critiques en Grande-Bretagne lorsqu'on apprit qu'il avait baisé la main de l'archevêque de Corfou.

Un roman célèbre La mandoline du capitaine Corelli (1993), de Louis de Bernières  (écrivain britannique malgré son nom) qui a donné lieu à un film intitulé seulement Capitaine Corelli, avec Nicholas Cage et Pénélope Cruz, se déroule dans les Iles Ioniennes (à Céphalonie) pendant la deuxième guerre mondiale, au moment de l'occupation italienne, qui va être suivie pour le plus grand malheur de tous (y compris des Italiens) par l'occupation allemande, L'un des personnages, un médecin de campagne, père de la jeune fille dont le capitaine  de l'armée italienne Corelli  tombe amoureux, écrit une histoire des Iles Ioniennes et il raconte ainsi la période du protectorat britannique :

Les Anglais étaient comme des gens qui vous proposent de choisir entre deux sacs. L'un contient un serpent et l'autre des pièces d'or. Vous prenez l'un des sacs et le serpent vous saute au visage.

Nous n'avions pas de mauvaises intentions, disent alors  les Anglais, prenez donc l'autre sac.

 De fait les britanniques, à leur façon autoritaire (bien qu'en y mettant avec le temps, un peu plus de formes à partir de la période du Haut commissaire Seaton en 1848, qui essaya de donner plus d'autonomie aux Ioniens) améliorèrent significativement l'infrastructure des îles (routes, écoles), non sans opposition à leur pouvoir :  à Céphalonie notamment il y eut fréquemment des troubles et proclamation de la  loi martiale.

Depuis la création du protectorat, l'histoire avait marché et un Etat grec indépendant avait vu le jour, après la guerre d'indépendance contre les Turcs. Les Ioniens avaient-ils vraiment intérêt à rejoindre cet Etat, pourtant pauvre et mal organisé, ou bien à obtenir plus d'autonomie dans le cadre du protectorat ? Les pays européens qui garantissaient le protectorat, estimaient qu'un Etat ionien entièrement indépendant n'était pas viable. Il tomberait tôt ou tard aux mains d'un Etat plus fort et compte tenu de l'importance stratégique des îles (surtout de Corfou), on craignait que cet Etat fort soit la Russie.

En 1859 une série de trois timbres fut émise pour les Iles Ioniennes. La légende était en grec, mais l'effigie était celle de la reine Victoria, malgré le statut de protectorat des Iles (plus tard, les Britanniques firent - assez généralement - attention à ne pas faire figurer l'image du souverain britannique sur les timbres d'un protectorat). Il semble que l'effigie de la reine déplut aux Ioniens.

 

 

 

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Timbres de l'émission de 1859 imprimés par la firme Perkins Bacon à Londres, avec l'effigie de la reine Victoria et l'inscription en grec  IONIKON KΡATOΣ  (Etat ionien). Pour éviter toute polémique, la valeur n'est indiquée que par la couleur car sinon il aurait fallu donner la valeur en monnaie anglaise (penny) et/ou en monnaie locale (obole), et dans quelle langue ? Une inscription bilingue aurait  empiété sur l'effigie.

http://commonwealthstampsopinion.blogspot.fr/2012/07/great-britain-and-greece.html

 

 

Le 19ème siècle a été appelé l'âge des nationalismes et l'un des aspects du nationalisme c'est de vouloir regrouper dans le cadre d'une seule nation les parties dispersées d'un même peuple.

Si les Ioniens étaient des Grecs, alors ils devaient rejoindre la Grèce.

De plus en plus de voix  dans les îles demandaient l'enosis, l'union avec la Grèce. Des activistes militaient pour l'enosis, malgré les mesures répressives des Britanniques. Enfin, le Parlement ionien se prononça à l'unanimité pour l'enosis.

La Grande-Bretagne ne pouvait plus faire la sourde oreille. Après avoir envisagé de conserver seulement Corfou, elle profita d'un changement de situation dans la vie politique grecque : en 1862, le souverain grec, Othon, d'origine bavaroise, avait été chassé par un coup d'état avec l'assentiment de la population, et la Grèce avait accepté un nouveau souverain, George Ier, issu de la famille royale danoise (il y avait même eu un referendum pour savoir qui les Grecs voulaient comme souverain, où le vainqueur avait été l'un des fils de la reine Victoria, mais le souverain grec ne pouvait être issu d'une des familles régnantes des pays qui, comme la Grande-Bretagne,  avaient garanti l'indépendance de la Grèce).

La Grande-Bretagne proposa donc, à l'occasion du changement de dynastie en Grèce, de transférer à la Grèce la souveraineté des Iles, conformément au vote du Parlement ionien. Cette décision  fut accueillie avec enthousiasme par les Ioniens. Après la signature du traité de Paris (1863) qui prévoyait la neutralisation de Corfou et la destruction des fortifications maritimes, le protectorat prit fin en mai 1864, les troupes anglaises quittèrent les îles en juin  et le nouveau roi de Grèce vint à Corfou prendre possession des Iles peu après.

 Lors du départ des Britaniques, les Ioniens  exprimèrent leur amitié pour eux (ce sont des choses qui se font en pareilles circonstances !).

Une proclamation du gouvernement provisoire des Iles, en anglais et en grec  fut  affichée, qui s'adressait aux Britanniques.

Elle débutait par la formule de rigueur :

" Brave Britons " (braves Britanniques; le terme Britons était une façon de désigner les Britanniques en référence à la "Bretagne"  (Grande-Bretagne) des Romains de l'Antiquité - on l'emploie encore).

La proclamation dit qu'au moment où le destin des Ioniens prend un autre cours, leur joie d'être à nouveau maîtres de leur sort se teinte de tristesse : celle de voir partir leurs amis britanniques. Aimez-nous toujours comme nous vous aimons, et souhaitez-nous de marcher comme vous sur le sentier de l'honneur.

Ainsi le départ des Britanniques n'eut rien d'une mise dehors à coup de pied au derrière et les bons sentiments purent s'exprimer de part et d'autre dans le style "nous avons parfois eu des différends, mais finalement nous nous aimons et nous avons un pincement au coeur lorsque les choses se terminent".

 L'enosis réclamée par les habitants devait semble-t-il, les décevoir, puisque, visitant les Iles quelques années après leur annexion par la Grèce, Gobineau ironisait : « Maintenant que les Ioniens sont Grecs, ils préféreraient être Russes ou Italiens... ».

 Quant à l'enosis, les Britanniques ne se doutaient pas que près de quatre-vingt dix ans plus tard, ce mot allait donner des cauchemars à leurs petits-enfants, dans une autre île, mi-grecque mi-turque.

 

 

Il faut maintenant s'interroger sur les traces tangibles (pas seulement dans l'histoire) laissées dans les Iles Ioniennes par la présence britannique. Il s'agit d'aller au-delà des traces monumentales et de s'interésser aux moeurs et aux usages et même aux souvenirs dès lors qu'ils restent présents dans la mentalité collective.

Cet ensemble de faits et de souvenirs pourrait valablement être rangé sous le nom de métissage, généralement employé dans d'autres contextes. On peut désigner ainsi le résultat du contact entre deux populations.

Traces monumentales bien entendu : le palais de Saint Michel et de Saint Georges, résidence des Hauts commissaires britanniques, la villa mon Repos (leur résidence d'été), les monuments qui évoquent les divers Hauts commissaires,  la pyramide de Douglas, la rotonde de Maitland, la statue de Sir Frederick Adam devant le palais de Saint Michel et Saint Georges, le vieux cimetière britannique, des résidences de style victorien,  sans parler de la statue de Lord Guilford.

La culture britannique la plus prestigieuse se trouve liée aux Iles Ioniennes puisque certains auteurs pensent que La Tempête de Shakespeare a pour cadre Corfou.

Traces dans des usages actuels : le style des fanfares de la procession de Saint-Spiridon, la pratique du cricket qui est un sport toujours populaire dans les Iles (les équipes ioniennes affrontent souvent celles des pays du Commonwealth), la ginger beer.

Enfin une familiarité permanente avec les Britanniques de passage ou à demeure : de nombreux Britanniques habitent les îles, il existe un journal à leur usage (The Corfiot). Bien entendu, il n'existe pas de lien institutionnel comme pourrait l'être l'appartenance au Commonwealth.

 

 

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Match de cricket aujourd'hui sur l'Esplanade de Corfou. En arrière-plan, le palais de Saint Michel et Saint Georges.

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Les touristes britanniques d'aujourd'hui ont succédé à des touristes illustres d'autrefois, comme le jeune Disraeli, plus tard Premier ministre britannique  ("un véritable méditerranéen" selon l'écrivain Ernle Bradford, auteur de Mediterranean, portait of a sea); ou encore Lord Byron ou le peintre et poète victorien Edward Lear (qui a aussi laissé des images de la Corse).

Lawrence Durrell et son frère Gerald vécurent plusieurs années à Corfou, aimèrent les lieux et les habitants.  Lawrence Durrell consacra à Corfou un livre L'Ile de Prospero (l'un des personnages de La Tempête), en anglais Prospero's cell . Gerald Durrell consacra trois livres à cette période enchantée de sa vie.

 

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Le palais de Saint Michel et Saint Georges à Corfou. fut  construit à partir de 1819 (par l'ingénieur  militaire le colonel George Withmore) pour être la résidence des Lords Hauts commissaires, le siège du sénat ionien et le siège de l'Ordre de chevalerie de Saint Michel et Saint Georges (créé en 1818).

Devant le palais on voit la statue de Sir Frederick Adam, deuxième Lord Haut commissaire, habillé à l'antique. Il épousa une Corfiote et fut notamment le protecteur du poète Dionýsios Solomós  (l’auteur de L’Hymne à la liberté, qui est aujourd’hui l’hymne national grec et aussi celui de Chypre). Bien que la population ait reproché à Sir Frederick Adam  des dépenses publiques trop élevées, elle dut reconnaître qu'il avait amélioré les infrastructures des îles.

 http://www.angelfire.com/

 

 

 L'Ordre de chevalerie de Saint   Michel et Saint Georges (Most Distinguished Order of Saint Michael and Saint George) dont le siège était à Corfou jusqu'à la fin du protectorat, est aussi un vestige de cette époque.  Au départ cet ordre était destiné à récompenser les Maltais et Ioniens et les Britanniques servant dans ces territoires; on avait pensé à l'appeler Ordre de Saint Spiridon, mais Sir Thomas Maitland (qui fut le premier grand maître de l'ordre) avait fait remarquer que pour les Maltais, Saint Spiridon ne représentait rien et on avait choisi un nom plus fédérateur. L'ordre existe toujours et ses titulaires prennent l'appellation de Sir ou de Dame. En 2014 la reine a conféré à l'actrice Angelina Jolie, le titre de Dame de l'ordre à titre honorifique (car les Américains n'ont pas le droit d'accepter des titres). Parmi les titulaires du grade le plus élevé, on compte un grand nombre de personnalités politiques du Commonwealth.

 

 La présence britannique dans les Iles Ioniennes a donc laissé des traces durables dans la personnalité collective des habitants, le souvenir d'une époque avec ses bons et mauvais côtés, qui finit par se teinter d'une nostalgie romantique pour l'époque du protectorat, tandis que la présence constante de Britanniques dans les Iles et surtout à Corfou jusqu'à nos jours, continue à entretenir des relations mutuelles.

Enfin, depuis la crise économique en Grèce, des autonomistes se font entendre à Corfou pour dire que le jour de l'union avec la Grèce fut le jour le plus funeste de l'histoire des Iles Ioniennes.

 

 

 

 

 

 

CHYPRE

 

 

 

Malgré les 80 ans de présence britannique, Chypre fait partie des pays où l'autorité de la Grande-Bretagne a laissé le moins de souvenirs, ou le moins de bons souvenirs, si on veut. Il est difficile pour les Chypriotes (surtout les Grecs) d'oublier qu'il a fallu plusieures années de guerilla pour forcer les Britanniques à reconnaître l'indépendance de leur colonie. Quant aux Turcs, la fin de la présence britannique a signifié pour eux être livrés à leurs adversaires grecs dans un conflit qui a eu des moments très difficiles même s'il est devenu moins aigu.

Pourtant l'héritage britannique est présent à Chypre, et même les Britanniques  sont toujours présents

 Les Britanniques s'installèrent à Chypre en 1878 , alors que l'île appartenait toujours au Sultan de Turquie mais celui-ci avait accepté de transférer l'administration de l'île aux Britanniques, qui à ce moment étaient très impliqués dans les affaires égyptiennes et cherchaient à sécuriser le canal de Suez dont ils avaient pris le contrôle.

Cet arrangement bâtard (territoire sous administration britannique mais continuant à relever nominalement du Sultan) devait décevoir les Cypriotes grecs qui espéraient se débarrasser de l'autorité turque et être les maîtres dans l'île; il  fut aussi sans grande portée du point de vue de l'amélioration des conditions de vie, les Britanniques ne faisant pas beaucoup de dépenses pour un territoire qui ne leur appartenait pas.

 

 

 

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 "Bien venu qui apporte !" (en français).

Dessin dans le magazine anglais Punch du 3 août 1878, représentant Vénus, personnifiant Chypre, drapée dans l'Union Jack, accueillant le premier haut-commissaire britannique sir Garnet Wolseley, un militaire très connu à l'époque, porteur d'un bouquet de fleurs. Le petit poème sous le dessin évoque dans des termes néo-classiques, l'antique vocation de Chypre, sanctuaire de Vénus (ou plutôt d'Aphrodite), longtemps abandonné mais  qui va renaître à la prospérité grâce à l'or britannique...

http://www.tideproject.uk/2017/09/01/cyprus-venuss-isle-part-two/

 

 

 

 

Après la guerre de 1914, la Turquie, alliée de l'Allemagne, faisait partie des vaincus et dut céder complètement Chypre au Royaume-Uni lors des traités de paix.

Chypre devint une colonie britannique. Les Cypriotes grecs étaient de plus en plus déçus et commençaient à se manifester avec le soutien de la puissante église orthodoxe.

Non seulement  ils étaient mécontents du manque de fonctionnement démocratique de la colonie, qui comportait seulement une chambre consultative représentant la population locale, mais ils étaient vexés du statut colonial qui les assimilait à un peuple non-européen, eux qui se voyaient comme les decendants des fondateurs de la civilisation occidentale. Mieux valait être rattachés à la Grèce, état pauvre mais indépendant, que de continuer à supporter ce statut d'infériorité qui n'apportait même pas la prospérité.

Après la deuxième guerre mondiale, la tension devint plus forte et l'aspiration au rattachement à la Grèce, l'enosis, devint dominante chez les Cypriotes grecs, tandis que les Cypriotes turcs, évidemment, ne pouvaient accepter ce programme. Les Cypriotes grecs étaient représentés par l'archevêque de Chypre, Monseigneur Makarios III, qualifié d'ethnarque (chef du peuple). Le gouvernement grec  soutenait  les revendications des Cypriotes grecs, mais assez mollement du fait qu'il était l'allié des Britanniques et des Américains qui l'avaient aidé dans la guerre civile contre les communistes.

Des formules malheureuses des dirigeants britanniques selon quoi Chypre ne serait jamais complètement indépendante (en raison de son importance stratégique), accentuèrent l'hostilité des Cypriotes grecs dont certains décidèrent de passer à l'action violente. Le 1er avril 1955 une organisation secrète, l'EOKA, dirigée par un colonel de l'armée grecque d'origine cypriote, Georgios Grivas, commençait une série d'attentats.

L'action de l''EOKA devait faire jusqu'en 1958 environ 500 morts (dont environ 300 soldats ou policiers britanniques, ainsi que des Grecs hostiles à l'enosis,  quelques civils britanniques, des Turcs). L'EOKA ne comptait pas plus de 200 membres permanents mais avait l'appui de la population. Pendant ce temps les Cypriotes turcs, effrayés par la perspective de l'enosis, se rapprochaient des Britanniques.

 Les Britanniques internèrent Mgr Makarios (jugé complice des terroristes)  aux Iles Seychelles pendant un moment, condamnèrent à la pendaison des membres de l'EOKA, emprisonnèrent des suspects.

 En 1958 des violences communautaires entre Grecs et Turcs montraient que les Turcs n'accepteraient pas l'enosis. En conséquence, en septembre 1958, Mgr Makarios abandonnait l'enosis pour se rallier à l'idée de l'indépendance de Chypre, que les Britanniques considéraient maintenant avec ouverture d'esprit.

Des accords furent conclus à Zurich en 1959 et Mgr Makarios revint triomphalement à Chypre, accueilli à l'aéroport par les deux-tiers de la population, tandis que Grivas ordonnait bon gré mal gré le cessez-le-feu et repartait en Grèce où il fut nommé général (il devait rentrer à Chypre en 1964 à la demande de Makarios pour organiser l'armée et jouer plus tard un rôle souterrain dans la déstabilisation du gouvernement de Makarios, aboutissant au  coup d'état pro-grec de 1974 - mais quand il eut lieu, Grivas était mort d'une crise cardiaque depuis quelques mois).

Les Britanniques obtenaient le maintien de deux bases à Chypre, sous la forme de zones de souveraineté assez importantes (Akrotiri et Dekhelia) ; ces zones existent toujours et sont considérées comme des territoires britanniques mais les habitants (hormis le personnel des bases britanniques) sont de nationalité cypriote (des terrains agricoles sont inclus dans le périmètre des zones de souveraineté); il est admis (jusqu'à présent) qu'elles ont seulement une vocation militaire.

Mgr Makarios fut élu en décembre 1959 président de la future république. Le 16 août 1960 Chypre accéda à l'indépendance. La Constitution prévoyait le respect de la minorité turque qui bien que formée de moins de 20% de la population, était assurée de  30% des députés, des membres du gouvernement et des hauts fonctionnaires. Mais très vite le compromis allait cesser de fonctionner entre les deux communautés.

 Mgr Makarios demanda l'admission de Chypre dans le Commonwealth et dès 1961 sa silhouette reconnaissable à sa robe et sa mitre noire fut de toutes les réunions des premiers ministres et présidents des Etats du Commonwealth, groupés autour de la reine Elizabeth.

 

 

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L'archevêque Makarios, élu président de la république de Chypre en décembre 1959 (avant l'indépendance), passe en revue une garde d'honneur du premier bataillon de la Black Watch (surnom du Royal regiment of Highlanders, devenu ensuite Royal regiment of Scotland), au début de 1960. Museum of The Black Watch

 http://www.rememberingscotlandatwar.org.uk/

 

 

 Pour les Britanniques, Chypre fut, comme l'indique le titre d'un livre récent relatant la période de leur domination sur l'île, une île douce et amère à la fois (Tabitha Morgan, Sweet and bitter island: an history of the British in Cyprus, 2010).

Ce titre fait cetainement écho au livre que Lawrence Durrell avait consacré à Chypre : Bitter lemons, Citrons acides. Il y racontait son expérience à la fin de la présence britannique comme chargé de communication du gouverneur, en pleine période des attentats de l'EOKA..

 Compte tenu des conditions plutôt dramatiques qui précédèrent l'indépendance de Chypre, on pourrait penser que les Cypriotes n'ont plus beaucoup de liens avec la Brande-Bretagne. Cela n'est pourtant pas exact, loin de là même. Les liens économiques et bancaires avec la Grande-Bretagne ont perduré ou même se sont renforcés dans la mesure où Chypre a eu longtemps une politique de quasi-paradis fiscal, intéressant pour les milieux d'affaires britanniques (qui ont il est vrai l'embarras du choix); la crise économique récente a certes écorné la prospérité cypriote.

Lors de la cérémonie d'anniversaire de la reine en juin 2014, organisée par le British High Commissioner à Chypre (rien à voir avec l'époque coloniale ; tous les ambassadeurs des pays du Commonwealth dans un autre pays du Commonwealth portent le titre de Haut-commissaire), le Président de Chypre Nicos Anastasiades, participant à la réception, évoqua des relations de plus de huit siècles entre les deux pays :

“Our relations date back to the twelfth century, when Richard the Lionheart came to Cyprus, and is a relationship of undeniable resilience, since it is a relationship of mutual necessity and decisive potential.”déclara : 

(nos relations remontent au 12ème siècle, quand Richard Coeur de Lion vint à Chypre, et c'est une relation d'une indéniable résilience car c'est une relation de nécessité mutuelle, qui présente un potentiel manifeste".

Le président évoquait aussi l'accord récent sur le développement commercial des zones de souveraineté britannique qui illustrait " a sense of renewed trust between Cyprus and the UK and our peoples” (le sentiment d'une confiance renouvelée entre Chypre et le Royaume-Uni et entre nos deux peuples).

Le président décrivait le Royaume-Uni comme  a “key partner” (un partenaire-clé) pour Chypre, aussi bien bilatéralement que dans l'Union européenne et le Commonwealth.

Propos de circonstance ? Pas tellement si on les compare avec ceux qu'avait tenus le précédent président cypriote,  le communiste Demetris Christofias (il a fait une partie de ses études en Russie à l'époque soviétique) qui avait appelé le Royaume-uni un "démon du mal" et voulait remettre en cause les zones de souveraineté. Il est vrai que Christofias, discrédité par sa gestion de la crise économique, renonça à se représenter aux élections présidentielles et fut désigné  par un sondage (pour bien d'autres raisons que son "anti-impérialisme") comme le pire président de Chypre.

Le nouveau président Anastasiades, conservateur, élu en 2013, semble vouloir enfin tirer un parti économique de l'existence  des zones de souveraineté qui ne seraient plus exclusivement réservées aux activités militaires.

 

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Le président Cypriote Nicos Anastasiades à la British High Commission de Chypre, pour l'anniversaire de la reine, juin 2014, 

http://cyprus-mail.com/

 

Lors de son arrivée à Chypre en septembre 2014, le nouveau Haut-commissaire britannique, Todd, déclarait :  

“Our membership of the Commonwealth is but one illustration of our shared history and our shared values. Our relationship has always been a very rich and active one, not only at the level of governments, but also throughout society,”... “Many British people have made their homes in Cyprus. A large number of Britons visit here every year. Britain, and especially London, is a home to a large community of Cypriots, who play an important role in political and economic life in Britain.”

(notre appartenance commune au Commonwealth n'est qu'une des illustrations de notre histoire et de nos valeurs partagées. Nos relations ont toujours été actives au niveau des gouvernements mais aussi de la société...Beaucoup de Britanniques ont établi leur résidence à Chypre, un grand nombre de Britanniques viennent à Chypre en touristes. La Grande-Bretagne et spécialement Londres, compte une grande communauté cypriote qui joue un rôle important dans la vie politique et économique britannique).

Ainsi qu'il y a été fait allusion, les relations de Chypre avec la Grande-Bretagne sont très anciennes (même si elles ont été interrompues ensuite jusqu'au 19ème siècle) puisque Richard Coeur de Lion, en route vers la croisade, s'empara de Chypre qui était gouvernée par un despote byzantin indépendant, allié de Saladin, qui avait eu de plus  le tort de piller des navires du roi et de capturer la fiancée et la soeur de Richard. Ne pouvant administrer sa conquête, Richard la vendit aux Templiers, qui se heurtant à l'hostilité de la population, la restituèrent à Richard. Celui-ci accorda alors l'investiture féodale à un de ses vassaux, le baron poitevin Lusignan qui se fit ensuite reconnaître comme roi. Les Lusignan régnèrent sur Chypre jusqu'à la fin du 15ème siècle, moment où les Vénitiens s'en emparèrent après avoir organisé le mariage d'une Vénitienne avec le dernier Lusignan (en simplifiant beaucoup une histoire embrouillée par l'existence de branches rivales des Lusignan). Puis ce fut au tour des Vénitiens d'être chassés par les Turcs qui gouvernèrent Chypre de 1571 jusqu'à l'arrivée des Britanniques en 1878.

Bien entendu, les Britanniques cultivés se retrouvaient en pays de connaissance shakespearien avec Chypre, puisque c'est à Chypre, pendant la domination vénitienne, que se situe l'action d'Othello. Un château des fortifications de Famangouste est d'ailleurs appelée château d'Othello, avec une tour célèbre, la tour d'Othello. On la voit sur des  timbres de l'époque coloniale britannique et par la suite.

 Si les liens du Royaume-Uni avec la république de Chypre sont réels et pourraient même se renforcer ( une éventualité qui doit déplaire aux nostalgiques des luttes passées qui se retrouvent dans les positions anti-britanniques de l'ancien président Christofias), ces liens sentimentaux, paradoxalement, sont encore plus évidents avec la république turque de Chypre du Nord, en sigle RTCN ou Kuzey Kıbrıs Türk Cumhuriyeti,  république non reconnue internationalement et reconnue par la seule Turquie, dont la formation remonte à la  partition de l'île en deux zones depuis 1974.

La RTCN émet souvent des timbres pour célébrer les événements   de la famille royale britannique : elle a ainsi célébré le mariage du Prince William en 2011 et le Diamond Jubilee de la reine Elizabeth en 2012, ce que n'a pas fait la république de Chypre (peut-être en raison de la tendance politique au pouvoir à l'époque).

 

 

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 Timbres émis par la république turque de Chypre du Nord pour le Golden Jubilee de la reine Elizabeth, 2012. Site de vente Delcampe.

http://www.delcampe.net/

 

 

 

 

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 L'orchestre de la Royal Air Force, lors d'un concert à Chypre, 2011.

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C'est également à Chypre nord qu'a lieu l'hommage aux 300 soldats britanniques tués pendant la période de guerilla de l'EOKA. Un monument a été installé en 2009 dans le cimetière britannique de Kyrenia où un hommage annuel a lieu. Devant les vétérans, un clairon des Royal Marines sonne  The last post, la sonnerie aux morts. Un autre monument célèbre les membres de la police, grecs, turcs ou britanniques, victimes de l'EOKA.

On célébre annuellement le Remembrance day, en l'honneur des soldats des armées du Commonwealth morts dans les guerres,  aussi bien au sud qu'au nord, en présence des autorités civiles et religieuses.

En 2016, l'orchestre de la Royal Air Force donna un concert à Nicosie, dans la partie de la ville sous contrôle de la république turque de Chypre, à la Shakespeare House, centre culturel dépendant du haut-commissariat britannique.

 Au nord et au sud, la conduite à gauche est une illustration permanente du passage des Britanniques.

Au sud, l'influence britannique est perceptible même dans des usages surprenants : ainsi des Ecossais établis à Chypre louent leurs services pour jouer de la cornemuse lors des mariages, tandis que les mariés eux-mêmes (sans doute des Ecossais) et leurs invités portent le kilt.

Ainsi, malgré une indépendance marquée par l'affrontement avec la partie grecque de la population (mais il faut se souvenir du  faible nombre des partisans de l'EOKA, même soutenus par l'ensemble de la population et se rappeler qu'ils se donnaient pour but l'enosis, l'union avec la Grèce,  et non l'indépendance) les relations sont redevenues plutôt cordiales entre l'ancien pouvoir colonial et les Cypriotes.

 

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Cornemuses, kilts et palmiers. Un mariage dans le style  écossais  à Chypre aujourd'hui.

http://www.bagpiperincyprus.com/

 

 

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 Cocktail "As You like it "  à la British High commission (Ambassade britannique) de Nicosie, pour la garden party en l'honneur de l'anniversaire de la reine (juin 2016) ; les acteurs  de la troupe de théâtre anglo-cypriote sont en tenue de l'époque de Shakespeare, dont on célèbre aussi le 400ème anniversaire de la mort (As You like it, Comme il vous plaira, est une comédie de Shakespeare).

https://www.facebook.com/ukincyprus/photos/a.316799525059734.78126.204010523005302/1106584212747924/?type=3&theater

 

 

 

 

 

MALTE

 

 

 

Si un territoire a eu des relations de longue durée avec la Grande-Bretagne,  c'est bien Malte (et l'île soeur de Gozo, mais l'usage est de désigner le pays entier sous le nom de la plus grande île) : de 1800 à 1964,  Malte a été administrée par la Grande-Bretagne et le souverain britannique est resté souverain de Malte 10 ans après l'indépendance et le serait peut-être encore (comme c'est toujours le cas pour le Canada, l'Australie et  bien d'autres pays) sans le premier ministre maltais de l'époque, Dom (Dominic) Mintoff, qui transforma Malte en république.

 On  se souvient que Bonaparte, sur le chemin de l'expédition d'Egypte, s'empara de Malte au passage (1798), négociant le départ du vieil ordre des Chevaliers de Saint-Jean (Ordre de Malte).  Les habitants de Malte étaient sans doute contents d'être débarrassés du hautain et  impopulaire Ordre des Chevaliers (paradoxalement la fierté des Maltais d'aujourd'hui réside principalement, mais pas seulement, dans l'héritage culturel des Chevaliers !); mais en peu de mois les Français se mirent à dos la population qui appela à son aide les Britanniques (selon un scénario qui s'était produit en Corse).

Les soldats Français et leur quelques soutiens Maltais, traqués par les insurgés maltais commandés par Emmanuel Vitale et le prêtre Caruana,  se réfugièrent à La Valette qui soutint un siège de deux ans, sous le commandemant du général Vaubois (l'un des généraux qui avaient participé en Corse à la répression de l'insurrection de la Crucetta). Le commodore Nelson bloqua avec ses vaisseaux le ravitaillement de la garnison française, avec l'appui des marines portugaise et russe.

Au cours de ces combats, un Corse installé à Malte, le corsaire Guglielmi, fut fusillé par les Français pour sa participation à l'insurrection.

Puis Vaubois se rendit aux Britanniques en 1800 avec les honneurs de la guerre. Les Britanniques  organisèrent leur administration d'abord sous la forme d'une sorte de protectorat. Une assemblée Maltaise demanda à être placée sous la souveraineté du roi George III (un scénario ici encore conforme à ce qui s'était passé en Corse).

Malte resta sous contrôle britannique (malgré le traité d'Amiens de 1802 qui prévoyait son évacuation et sa restitution aux Chevaliers, ce que refusait la population) . Puis en 1814 Malte (avec Gozo) devint une colonie de la Couronne,  selon les traités qui suivirent l'abdication de Napoléon (peut-être une solution qui n'était pas celle que les Maltais espéraient).

 Au cours du 19ème siècle, Malte fut l'élément essentiel de la puissance navale britannique en Méditerranée. Les Britanniques considéraient avant tout Malte pour son intérêt stratégique, et l'ensemble de la population resta dans une situation de grande pauvreté, d'autant que Malte était surpeuplée. La structure sociale inégalitaire, où l'aristocratie locale conservait beaucoup d'avantages, continua à exister sous la souveraineté britannique.

L'influence considérable du clergé catholique ne fut pas diminuée par les gouvernants protestants, qui au contraire essayèrent de se concilier la puissance de l'Eglise.

Il y avait parfois des incidents comme lorsque les artilleurs britanniques protestants refusaient de tirer des salves en l'honneur de la fête de la Sainte Vierge - mais même cela montre que les Britanniques tenaient à respecter les traditions locales - ce qui est bien le moins pour des Britanniques !

Dans les années 1850, on vit même pour la première fois un gouverneur catholique - un Irlandais (les catholiques avaient  obtenu l'égalité civile dans le Royaume-Uni en 1829 seulement).

Les gouverneurs britanniques étaient assistés d'un conseil maltais consultatif ce qui paraissait une suffisante association  des Maltais au gouvernement local. 

Les Britanniques considéraient sans doute qu'ils faisaient assez pour Malte en apportant une activité économique avec la présence de leurs navires, de leurs marins et soldats, faisant vivre les ouvriers de la réparation navale ou tous les services nécessités par la présence d'un grand nombre de soldats et de marins britanniques (du ravitaillement à - il faut bien le reconnaître - la prostitution). Le niveau de vie restait très bas de toutes façons, dans une île surpeuplée

On peut toutefois se demander si la Corse au 19ème siècle était plus prospère que Malte - la différence était que les Corses, Français à part entière, pouvaient émigrer sur le "continent" pour essayer de trouver une meilleure existence, surtout dans l'administration, tandis que les Maltais ne pouvaient pas faire carrière en Grande-Bretagne, n'étant pas des Britanniques mais des sujets d'une colonie qui ne pouvaient compter que sur des débouchés dans l'administration locale ou les emplois locaux.

Lorsque les Britanniques se préoccupèrent un peu mieux, à la fin du 19ème siècle, d'introduire des réformes  (assez modestement) ils se heurtèrent à l'opposition des aristocrates maltais et de l'Eglise. Des mouvements politiques furent créés comme la parti nationaliste qui se donnait pour buts l'extension des droits politiques des Maltais et la protection de la culture italienne (considérée comme la culture noble à Malte).

Au sortir de la guerre de 1914, la situation de crise apparut clairement. Certes les habitants n'avaient pas été obligés de servir dans l'armée britannique - sauf ceux qui s'engageaient dans les deux régiments maltais destinés  à la défense locale (mais des hommes furent volontaires pour servir à Chypre et dans les Dardanelles) ou parfois dans la marine. Il n'y avait pas eu, comme en Corse, plus de 20 000 morts dans le conflit qui venait de se terminer.

Mais le mécontentement social était prêt à exploser : le ravitaillement était défectueux, les prix avaient considérablement augmenté, la masse des Maltais avaient des salaires inférieurs au coût de la vie, tandis que la guerre avait scandaleusement enrichi quelques producteurs. De plus la fin de la guerre signifiait la réduction des possibilités d'emploi dans la maintenance militaire.

 Enfin, les Maltais voulaient participer directement aux décisions politiques au moins locales et une assemblée nationale s'était réunie en février 1919 : les nationalistes extrémistes comme le Dr Enrico Mizzi (un avocat, à Malte comme en Italie, docteur est - ou était - utilisé comme titre d'usage courant pour les titulaires de diplômes supérieurs), demandaient l'indépendance, les autres réclamaient au moins l'autonomie.

 Les 7 et 8 juin 1919, une émeute éclatait , dirigée principalement contre les profiteurs de guerre et contre le pouvoir britannique; elle fit quatre morts et de nombreux blessés parmi les participants qui se heurtèrent aux soldats britanniques. Ces incidents sont connus sous le nom italien de Sette Giugno et leur anniversaire est une des cinq fêtes nationales de Malte tandis que les quatre victimes sont considérées comme des martyrs de la nation maltaise.

Le gouvernement britannique comprit qu'il fallait faire des concessions et mit en place un statut d'autonomie (Constitution de 1921) qui fut suivi par les élections d'un parlement local (composé au début de deux chambres) avec un Premier ministre choisi par la majorité du parlement. L'annonce du statut d'autonomie fut faite par le gouverneur Lord Plumer devant une foule enthousiaste depuis le balcon du Palais des Grands-Maîtres, résidence des gouverneurs britanniques.

Le premier Premier ministre fut un nationaliste (modéré) Joseph Howard.

En 1923, l'hymne maltais fut joué en public pour la première fois et le gouvernement maltais déclara en 1941 qu'il était l'hymne officiel (avec l'hymne britannique bien entendu).

  Pendant l'entre deux guerre, le système politique maltais fonctionna avec des difficultés, le gouvernement britannique suspendant à deux reprises la Constitution devant des situations de blocage. En effet la vie politique était extrêmement agitée, partagée entre les nationalistes, les travaillistes, les constitutionnels, ces partis étant tantôt alliés entre eux tantôt opposés, tandis que l'Eglise catholique intervenait dans les débats (par exemple avertissant que les électeurs du parti constitutionnel  ou parti anglo-maltais dirigé par Sir Gerald Strickland, étaient en situation de pêché mortel). Des sujets comme le statut de la langue italienne étaient explosifs : l'italien restait utilisé dans les affaires judiciaires et était enseigné à l'école. Le gouvernement nationaliste (avec le Dr Mizzi comme ministre de l'Education) essaya en 1932 de rendre l'enseignement de l'italien général dans le cadre scolaire.  Le gouverneur britannique bloqua la mesure, suspendit la Constitution et supprima l'usage de l'italien qui fut remplacé par le maltais.

Il est vrai qu'à cette époque les nationalistes maltais regardaient volontiers vers l'Italie fasciste et que la querelle linguistique se doublait des discussions sur le caractère italien de Malte.

Le pouvoir colonial rendit donc un service paradoxal à l'identité maltaise en donnant un statut co-officiel à la langue maltaise, langue du peuple, pour faire échec à l'usage de l'italien.

 Lors de la  2ème guerre mondiale, au moment de l'entrée en guerre de l'Italie, le  gouvernement anglais prit une mesure controversée : il décida de "déporter" en Ouganda une quarantaine de membres du parti nationaliste dont le leader, le Dr Mizzi, en raison de leur possible sympathie pour l'Italie fasciste.

Malte fut pendant la guerre le rempart des forces anglo-américaines dans la Méditerranée, attaquée par les aviations ennemies (Italiens et Allemands), en proie aux difficultés de ravitaillement, mais donnant l'exemple de la ténacité. Le roi George VI décora collectivement les habitants de la George Cross, et vint se rendre compte sur place des destructions. En 1943, le président Roosevelt vint à Malte et remit aux autorités un parchemin (scroll) contenant un éloge de Malte : "Under repeated fire from the skies, Malta stood alone and unafraid in the center of the sea, one tiny bright flame in the darkness..." (sous le déluge de feu incessant venant du ciel, Malte se tint seule et sans peur au milieu de la mer, petite flamme brillante dans l'obscurité...).

 Une fois la paix revenue, le gouvernement britannique instaura un nouveau statut d'autonomie (1947). La vie politique se partagea de nouveau entre  les travaillistes , les nationalistes (qui avaient abandonné leur aspiration vers une union plus étroite avec l'Italie) et les constitutionnels (mais ceux-ci avaient perdu leur influence). Paradoxalement les deux partis les plus influents allaient inverser en grande partie leurs opinions sur l'avenir de Malte.

Les travaillistes furent victorieux lors des premières élections d'après-guerre, puis les nationalistes revinrent  au pouvoir en 1950 avec le Dr Mizzi,  en profitant d'une scission entre les travaillistes. Le Dr Mizzi (celui qui avait été déporté en 1940) revenu affaibli par son séjour tropical, mourut peu de mois après avoir été nommé Premier ministre et il est symbolique d'une forme de relations courtoises avec la monarchie britannique (malgré tout) qu'il ait pris froid en allant accueillir à l'aéroport la princesse Margaret qui venait en visite.

 

 

 

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Obsèques solennelles  d'Erico (Nerik)  Mizzi, Premier ministre de Malte, en 1950. Le cortège traverse Floriana.

Site d'enchères Delcampe.

http://www.delcampe.net/page/item/id,159293451,var,MALTA-FUNERAL-OF-NERIK-MIZZI-1950-PASSING-TROUGH-FLORIANA-REAL-PHOTO,language,E.html

 

 

 

Son successeur à la tête du parti, le Dr Borg Olivier, homme de compromis, était partisan de l'indépendance dans le cadre du Commonwealth.

Le remuant leader travailliste, Dom (Dominic) Mintoff, devenu Premier ministre,  proposa alors à la Grande-Bretagne un plan d'intégration au Royaume-Uni : Malte conservait un parlement pour les affaires intérieures, mais envoyait des députés au parlement de Londres, les Maltais devenant des citoyens du Royaume-Uni à part entière ( ce modèle existait pour  l'Irlande du Nord, et plus tard allait être étendu  à l'Ecosse et du Pays de Galles en 1998). Jamais les Maltais n'avaient été plus prêts de devenir des Britanniques à part entière, avec le soleil en plus.

 Un referendum fut organisé mais ne donna pas une majorité significative pour le plan (d'autant que l'Eglise avait donné la consigne de voter contre et déclaré que ceux qui voteraient pour seraient excommuniés, car elle craignait que l'intégration lui fasse perdre  sa position privilégiée ). Le gouvernement anglais en tira parti pour abandonner le plan Mintoff, ce qui vexa Dom Mintoff et le transforma (en pratique) en indépendantiste plus intransigeant que les nationalistes.

De nouveau l'instabilité politique amena le gouvernement britannique à suspendre la Constitution et à reprendre pendant deux ans le gouvernement direct de Malte au scandale des partis politiques maltais.

Entre temps le monde changeait, la flotte britannique en Méditerranée qui avait été tellement importante, se réduisait de plus en plus. Le dernier Commander in chief stationné à Malte, fut Lord Mountbatten. Après son départ en 1957, on ne nomma plus de Commander in chief.

 

 

Revenu au pouvoir, Borg Olivier fit voter une résolution en faveur de l'indépendance en 1962, entama les négociations  et en 1964 l'indépendance de Malte  fut proclamée en tant que realm of the Commonwealth (royaume du Commonwealth), la reine Elizabeth restant reine de Malte.

 

 

 

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Proclamation de l'indépendance de Malte (21 septembre 1964) : le prince Philip, duc d'Edimbourg, représentant la reine, et le Premier ministre Borg Olivier.

http://www.timesofmalta.com/articles/view/20140921/life-features/The-arduous-road-to-independence.536653

 

 

 

Les travaillistes se montrèrent critiques sur cette indépendance jugée par eux comme indépendance de façade, d'autant que les Britanniques conservaient la mainmise sur l'économie locale et les bases militaires, alors que les travaillistes, dans le contexte de l'époque, souhaitaient que Malte fasse partie des pays "non-alignés".

De retour au pouvoir en 1971, Dom Mintoff fit en sorte de couper les liens subsistants avec la Grande-Bretagne : les fonctionnaires britanniques encore en place dans l'administration maltaise durent partir. Le gouverneur-général, représentant de la reine (qui était un Britannique) fut remplacé par un Maltais.

Dom Mintoff, en 1972,  donna aux militaires  Britanniques un délai très court pour quitter Malte en invoquant un accord financier non respecté  - in extremis les Britanniques obtinrent de prolonger leur présence pour quelques années.

Enfin en décembre 1974, le Parlement vota la proclamation de la république. La transition se fit néanmoins en douceur puisque le dernier représentant de la reine, Sir Alexander Mamo (ancien Chief Justice, plus haut magistrat de Malte), devint le premier président de la république. Bien entendu, Malte demeurait membre du Commonwealth.

En 1979, les dernières troupes britanniques évacuèrent Malte. Des lieux symboliques comme le fort Sant Angelo, jusque là considéré comme un navire de Sa Majesté (HMS Sant Angelo) futrent remis aux Maltais et Dom Mintoff organisa des cérémonies pour marquer ce départ et y invita de façon caractéristique le colonel Khadafi, à l'époque figure de proue du tiers-mondisme.  Par la suite, à la fin des années 1990, le gouvernement Maltais céda le fort Sant Angelo à l'ordre de Malte pour 99 ans et les deux drapeaux, maltais et de l'ordre souverain de Malte, y flottent ensemble.

Paradoxalement, le travailliste Dom Mintoff, qui au même moment se rapprochait des pays communistes ou anti-impérialistes au sens d'anti-occidentaux, avait coupé les liens institutionnels avec la Grande-Bretagne bien plus radicalement que les nationalistes (en fait devenus essentiellement des  libéraux conservateurs) ne l'auraient fait. Dans le même esprit, les travaillistes s'opposèrent à l'entrée de Malte dans l'Union européenne alors que les nationalistes y étaient favorables et parvinrent à réaliser cet objectif en 2004.

 

Malgré tout,  les traces de la présence britannique restent perceptibles, pas seulement dans la conduite à gauche où l'usage quotidien de  l'anglais, langue officielle, alors que le maltais est symboliquement "langue nationale" (mais n'a pas évidemment les mêmes possibilités d'usage international que  l'anglais). Malte est une destination pour les élèves désireux de  stages d'anglais. 

Il y a une vingtaine d'années, l'auteur américain Paul Théroux, visitant Malte, y retrouvait l'esprit des petites ville de la côte sud de l'Angleterre, avec leur amour de la famille royale et des feuilletons télé de la BBC (Les Colonnes d'Hercule, récit d'un voyage autour de la Méditerranée). Les choses ont-elles vraiment changé depuis ?

On peut y ajouter le fait que les Maltais sont supporters des équipes de football britanniques. Partisans acharnés des travaillistes ou des nationalistes en politique, participants enthousiastes des fêtes et processions religieuses avec fanfares dans le style du catholicisme méditerranéen exubérant et triomphant d'autrefois, les Maltais sont aussi des supporters d'Arsenal, de Manchester United ou de Liverpool.

 De nombreux Maltais vivent en Grande-Bretagne tandis que de nombreux Britanniques (souvent des retraités) vivent à Malte.

 Dans ces conditions il n'est pas vraiment surprenant qu'en septembre 2014,  le Prince William, duc de Cambridge,  ait été présent lors des festivités du cinquantenaire de l'indépendance de Malte. Il assista notamment à la messe traditionnelle du jour de l'Indépendance à la cathédrale Saint-Jean de La Valette, aux côtés du président de la république et du Premier ministre (la laïcité dans le style français n'existe pas à Malte) .

Bien entendu, les Maltais furent déçus que la duchesse de Cambridge, Kate, de nouveau enceinte, n'ait pas pu faire le déplacement, mais apprécièrent la visite du prince William et sa décontraction.

L'influence britannique reste aussi dans le style des uniformes et des usage militaires, dans les casques coloniaux à boules de cuivre des policiers en tenue de cérémonie ou des fanfares militaires, dans les kilts et cornemuses des nombreuses troupes de scouts (en l'occurrence il s'agit d'un modèle repris à la tradition militaire d'une des composantes  du Royaume-Uni, l'Ecosse).

 

 

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 Le Prince William (4ème à partir de la gauche) assistant à la messe pour le 50ème anniversaire de l'Indépendance de Malte, à la cathédrale Saint-Jean de La Valette en septembre 2014.

 http://www.telegraph.co.uk/

 

 

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 Parade annuelle des scouts de Malte dans les rues de La Valette (2013).

http://www.timesofmalta.com/

 

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13 décembre 2014 : Republic Day à Malte (anniversaire de la proclamation de la république) : stick sous le bras et ordres hurlés dans la tradition britannique. Photo Jason Borg.

 http://www.timesofmalta.com/

 

 

 

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 Autre héritage britannique : l'Austin Princess du président (ou de la présidente comme actuellement)  de la république de Malte. Une deuxième voiture de ce modèle est utilisée pour les dirigeants étrangers en visite. La reine Elizabeth, lors du sommet du Commonwealth à Malte en novembre 2015, utilisa l'Austin Princess. 

 http://www.wikiwand.com/en/Austin_Princess

 

 

 

 

 

 

 GIBRALTAR

 

 

 

Comme Gibraltar n'a jamais cessé d'être Britannique depuis 1704, on ne s'étonnera pas que tous les usages britanniques dans toute leur pureté, s'y soient maintenus.

Gibraltar constitue actuellement un British oversesas territory, un territoire d'outre-mer britannique, avec sa propre constitution et son propre gouvernement.

Il est doté d'une autonomie à peu près complète en matière intérieure, mais n'étant pas une partie du Royaume-Uni, ses habitants n'élisent pas de députés au Parlement de Londres et ont leur propre Parlement. La législation de Gibraltar est différente de celle du Royaume-Uni et en particuler sur le plan fiscal, elle est avantageuse pour les capitaux extérieurs.

Le problème permanent de Gibraltar, c'est que son existence en tant que possession britannique n'est pas admise par l'Espagne (qui avait pourtant signé le traité d'Utrecht de 1713 qui transférait à perpétuité à la Grande-Bretagne la possession de Gibraltar). L'Espagne a tenté plusieurs fois de récupérer Gibraltar par la force, puis à partir du 19ème siècle, son action est devenue diplomatique.

La réclamation de l'Espagne est commune à tous les régimes : le général Franco ou la démocratie espagnole, la monarchie ou la république ont toujours réclamé le "retour"  de Gibraltar à l'Espagne.

Or les Nations-Unies donnent des arguments à l'Espagne par des résolutions qui disent d'une part, que l'intégrité territoriale d'un état ne doit pas être interrompue par une enclave et d'autre part, font figurer Gibraltar sur la liste des territoires à décoloniser.

La Grande-Bretagne et les Gibraltariens de leur côté invoquent la volonté des Gibraltariens de ne pas devenir Espagnols et de continuer à relever de la Grande-Bretagne.

Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes n'est pas pris en considération par les résolutions des Nations-Unies,  selon eux. Mais pour les Natiuons-Unies, il n'est pas évident que les Gibraltariens constituent un peuple, mais seulement des personnes qui se sont établies sur un territoire. Les souhaits des habitants de Gibraltar n'entrent donc pas en ligne de compte dans ces résolutions, qui admettent toutefois que les intérêts des Gibraltariens soient conservés  (par exemple garder la nationalité britannique s'ils le souhaitent).

Les premiers ministres de Gibraltar sont déjà venus à l'assemblée des Nations-Unies pour demander que Gibraltar soit rayé de la liste des territoires à décoloniser, sans résultat, car cette liste est une sorte d'héritage de l'idéologie anticolonialiste et ne tient pas compte des souhaits des habitants eux-mêmes. Comme les Gibraltariens ne participent pas aux décisions du pays  dont Gibraltar est une possession, ils sont considérés comme n'ayant pas une autonomie suffisante par l'ONU .

 Une solution pourrait être soit d'incorporer Gibraltar au Royaume-Uni, ce qui ferait qu'il ne serait plus un territoire à décoloniser (mais cela n'empêcherait pas la réclamation espagnole de continuer) ou de lui accorder son indépendance, en admettant que l'indépendance soit une solution pour un territoire de 30 000 habitants mais après tout, Monaco, Saint-Marin ou le  Lichtenstein sont comparables  à Gibraltar.

Mais les Britanniques prétendent qu'en ce cas, avant tout changement de statut de Gibraltar, il faudrait proposer la restitution à l'Espagne selon le traité d'Utrecht, ce qui parait paradoxal (puisque l'Espagne conteste ce même traité ou plutôt veut arriver à une renégociation appuyée sur les résolutions de l'ONU).

En 2002 un accord de souveraineté partagée avec l'Espagne a été refusé par referendum de la population de Gibraltar à 98% des voix, referendum jugé irrégulier par l'Espagne. Le gouvernement de Grande-Bretagne qui avait accepté l'accord, indiqua qu'il ne s'opposerait jamais au choix des habitants de Gibraltar

Lorsque Gibraltar passa sous contrôle britannique, une cinquantaine d'habitants sur 5000  resta sur le territoire. Celui-ci fut par la suite peuplé de personnes venues de divers coins de la Méditerranée : Juifs interdits de présence en Espagne, Ligures, Maltais, Portugais, Espagnols venus de diverses régions (en raison de l'attractivité de Gibraltar, le général Franco ferma la frontière pendant plusieurs années) ou encore musulmans marocains . S'y ajoutent quelques familles britanniques fixées de façon permanente à Gibraltar au fil du temps.

Le peuple gibraltarien  est le résultat de ces apports essentiellement méditerranéens. La langue courante parlée par beaucoup de Gibraltariens est le llanito, un mélange d'espagnol d'Andalousie, de génois, de ladino (exactement ladino occidental ou haketia, langue des Juifs marocains)  et bien entendu d'anglais. Les Gibraltariens se définissent souvent comme llanitos.

Les Gibraltariens ont la nationalité des British overseas territories, qui donne d'ailleurs accès automatiquement à la nationalité du Royaume-Uni (c'était déjà le cas pour les Gibraltariens avant 2002, c'est devenu  le cas pour tous les territoires depuis cette date).

Mais la nationalité d'un British overseas territory ou celle d'un citoyen du Royaume-Uni, ne donne pas des droits de résidence (right of abode) universel sur n'importe quel territoire britannique, chaque territoire élaborant sa propre réglementation.

C'est ainsi que récemment, une famille britannique venue du Royaume-Uni et établie depuis 20 ans aux Iles Bermudes (un des British overseas territories) a reçu l'ordre du gouvernement des Bermudes de quitter les Iles, en raison de la nouvelle reglementation de l'emploi sur les Iles qui admet l'immigration seuement pour des emplois hautement qualifiés ce qui n'était pas le cas de cette famille (le père, peintre industriel, venait de perdre son emploi  et la mère était esthéticienne). Le gouvernement britannique, saisi par la famille, déclara qu'il n'avait pas de moyen de s'opposer à la décision du gouvernement des Bermudes, une vision inversée du "colonialisme" que n'avaient pas prévue ceux qui en sont restés aux vieux discours...

 Il apparait donc que les Gibraltariens sont pour leur très grande majorité contents de leur situation de citoyens des territoires d'outre-mer britanniques et de citoyens du Royaume-Uni et n'aspirent à aucun changement fondamental. 

 

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 2 juillet 2013 : le régiment de Gibraltar salue la naissance du fils du duc et de la duchesse de Cambridge par 21 coups de canon.  Selon le communiqué du Quartier général des forces britanniques : "The Reviewing Officer for this important tribute was Mrs Justine Picardo, wife of the Chief Minister, who inspected the Battery accompanied by Commanding Officer of the Regiment, Lt Col Colin Risso, and the Adjutant, Captain Charles Bonfante." (l'officier de revue pour cet hommage important était Mrs Justine Picardo, épouse du Chief minister, qui inspecta la batterie accompagnée de l'officier commandant le régiment, Lt col Colin Risso, et du commandant en second, capitaine Charles Bonfante).

Notez les patronymes méditerranéens : Picardo, Bonfante, Risso.

http://www.panorama.gi/

 

 

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Gibraltar national day, 2013.

Des milliiers de Gibraltariens habillés en rouge et blanc manifestent leur identité pour la journée nationale de Gibraltar. L'identité gibraltarienne se confond ici avec l'appartenance à la Grande-Bretagne et la méfiance envers l'Espagne.

Wikipedia

 

 

Les usages britanniques sont donc comme chez eux à Gibraltar, avec cette teinte exotique apportée par le climat méditerranéen.

Les magistrats et les avocats portent perruque, le régiment local de Gibraltar (Royal Gibraltar regiment),  en uniforme rouge ou blanc selon la saison, avec casque colonial à pointe, et les régiments de passage à Gibraltar, participent à la cérémonie des clefs (qui a lieu deux fois par an, souvenir du siège de 1779-1783, quand le gouverneur Sir George  Eliott, titré plus tard Lord Heathfield of Gibraltar en récompense de sa défense de la ville, gardait les clefs avec lui la nuit et les remettait chaque jour au poste de garde) ou à l'anniversaire de la reine.  

Ces cérémonies et d'autres, auxquelles participent le gouverneur en grand uniforme (un militaire presque toujours, sinon toujours), le Chief Justice en perruque précédé du porteur de masse, ou le maire de Gibraltar, en robe et bicorne, contribuent à faire de Gibraltar une sorte de conservatoire des coutumes et traditions. Compte tenu du nombre d'habitants, on peut estimer que ces coutumes et traditions font partie de la vie de chaque Gibraltarien au lieu de ne concerner qu'un petit nombre de participants comme c'est le cas dans des pays plus vastes.

 

 

  

 

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Ouverture de l'année judiciaire à Gibraltar, octobre 2015. Les membres des professions juridiques, en perruque longue ou courte, attendent sous les ombrages de se former en cortège.

Photo du Gibraltar Chronicle.

https://twitter.com/gibchronicle/status/649881124051750912

 

Une des cérémonies les plus emblématiques de l'existence de Gibraltar en tant qu'entité politique autonome est  l'ouverture du Parlement, où le gouverneur  prononce au nom de la reine le discours du trône et ne manque pas de brandir les fameuses clefs, symbole de la souveraineté britannique.

 Comme il se doit en pays monarchique, les circonstances donnent lieu à une incessante cascade de rituels : ainsi en juillet 2013, lors de la naissance de l'enfant du Prince William et de Kate (le duc et  la duchesse de Cambridge), le régiment de Gibraltar tira  la salve protocolaire ("salute"') de 21 coups de canon et "l'officier de revue" à titre honorifique, chargé de superviser le tir, fut la femme du Chief minister (le Premier ministre en quelque sorte) de Gibraltar, Mrs Justine Picardo. Son mari, Fabian Picardo, est le leader du Gibraltar socialist Labour party et  dirige un gouvernement de coalition avec le Parti libéral depuis 2011.

 

 

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 Hourrah pour la reine. Parade pour l'anniversaire de la reine, Gibraltar, juin 2016.

http://gibraltarpanorama.gi/14768/205415/a/queens-birthday-parade

 

Lors du referendum du 23 juin 2016 sur la sortie ou le maintien de la Grande-Bretagne dans l'Union européenne, Gibraltar vota presque à l'unanimité (95,9% des voix) pour le maintien.

Les Gibratariens sont effrayés à l'idée que l'Espagne pourrait engager une épreuve de force soutenue (ou du moins pas entravée) par l'Union européenne qui n'aurait plus de gants à prendre avec la Grande-Bretagne une fois celle-ci sortie de l'Union. Vaine frayeur ou crainte justifiée, l'avenir le dira.

 Le Chief minister Fabian Picardo avait invité les Gibraltariens à voter pour le maintien dans l'Union, tout en étant conscient que beaucoup de ceux qui, en Grande Bretagne, ont toujours soutenu Gibraltar, s'apprêtaient à voter pour la sortie de l'Union :

 

Together, for over three centuries, we have defended British interests and values. We were there for the Falklands crisis, the IRA era, WWII and even after the historic and decisive Battle of Trafalgar when Admiral Nelson’s body was first landed in our small corner of the British family.
It’s a great privilege to have the opportunity to put the Gibraltarian perspective across to you in a newspaper that has so often stood up for the Rock and its people, not least when Spain has tried to bully us. That's why it's sad that, on this occasion, many of Gibraltar’s great friends and supporters will have strong personal views on this issue that differ from our own.
Of course, everyone, every city, town and nation, England, Scotland, Wales and Northern Ireland has a different opinion on how Britain should vote on June 23rd. I expect the vast majority of people on the Rock will be voting to remain in the European Union. But trust me, centuries of sieges – military, economic and political -  have never changed our minds about being British

 

 Ensemble, depuis plus de trois siècles, nous avons défendu les intérêts et les valeurs britanniques. Nous étions là au moment de la crise des Falklands, à l'époque de l'IRA, pendant le 2ème guerre mondiale et même après la décisive et historique bataille de Trafalgar, quand le corps de l'amiral Nelson fut tout d'abord débarqué sur notre petit morceau  de la famille britannique.

 C'est un grand privilège d'avoir l'opportunité d'exposer le point de vue gibraltarien dans un journal qui a si souvent pris le parti du Rocher et de son peuple, notamment quand l'Espagne a essayé de nous intimider. Mais c'est triste de penser que beaucoup de grands amis et de soutiens de Gibraltar ont des convictions fortes sur ce référendum qui diffèrent des nôtres.

Bien sûr, tout le monde, chaque cité, ville et nation, Angleterre, Ecosse, Galles et Irlande du Nord, a une opinion différente sur ce que la Grande Bretagne devrait voter le 23 juin. J'espère que la très grande majorité de la population sur le Rocher votera pour le maintien dans l'Union européenne. Mais croyez-moi, des siècles de sièges - militaires, économiques et politiques, n'ont jamais changé notre volonté d'être Britanniques.

 

 (cité sur le site http://defendersofgibraltar.blogspot.fr/

 ce site défend l'identité de Gibraltar dans le cadre du Royaume-Uni)

 

 

 Le 13 juillet 2016, le Chief minister de Gibraltar rencontrait à Londres le nouveau Premier ministre de Grande-Bretagne, Theresa  May, celle-ci  à peine nommée, et le Premier ministre d'Ecosse, Nicola  Sturgeon, afin de protéger les intérêts de Gibraltar dans le Brexit.

 

 

 

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 Le nouveau maire de Gibraltar, Kaiane Aldorino Lopez, nommée par le Parlement en avril 2017 (selon la Constitution de 2006, le maire de Gibraltar est nommé par le Parlement gibraltarien).

Photo sur le site du journal Sur, version anglaise.

http://www.surinenglish.com/gibraltar/201711/24/three-honoured-mayor-awards-20171124094546-v.html?ns_campaign=surinenglish&ns_mchannel=web&ns_source=noticias-relacionadas&ns_linkname=pos-2&ns_fee=0

Kaiane Lopez a été Miss Gibraltar puis Miss Monde en 2009. Elle était maire-adjoint depuis 2014.

Sur sa photo officielle, elle pose avec les drapeaux européen, toujours en bonne place (on sait que Gibraltar a voté à 96% contre le Brexit), le drapeau gibraltarien (à la place d'honneur) et le drapeau britannique. Le maire (mayor) de Gibraltar a essentiellement un rôle honorifique et protocolaire.

 

 

 

 

 

METISSAGES

 

 

 

 Des territoires méditerranéens ont eu des relations de longue durée avec la Grande-Bretagne.

Que ces relations aient pris fin (dans la plupart des cas) en tant que relations de domination ou souveraineté et n'aient pas toujours été idéales n'empêche pas qu'elles aient laissé un héritage dont peuvent se réclamer encore aujourd'hui  les habitants des territoires concernés.

L'histoire aurait pu être différente, parfois. Que Malte soit un état indépendant aujourd'hui peut être compris comme la preuve que le lien avec la Grande-Bretagne était décevant et ne satisfaisait pas les Maltais. Pourtant, au milieu des années 50 l'intégration complète de Malte à la Grande-Bretagne avait recueilli la majorité des suffrages lors d'un référendum et c'est le gouvernement anglais qui n'a pas donné suite.

 Les Britanniques n'ont jamais regardé leurs sujets méditerranéens comme des Britanniques, même en devenir mais en quelque sorte comme des associés (traités plus ou moins autoritairement). L'aspect positif de cette attitude est que les  Britanniques ont respecté la personnalité et la culture de leurs sujets, leur identité, ce qui permit l'accession à l'indépendance ou à une forme d'autonomie comme à Gibraltar..

Au début de cette étude, nous citions la phrase de l'historien Robert Holland :

 

"The British left an emprint on the Mediterranean, and the Mediterranean certainly left an emprint on the history of Britain" (les Britanniques laissèrent leur empreinte sur la Méditeranée et certainement, la Méditerranée laissa une empreinte sur l'histoire de la Grande-Bretagne). 

(Blue-water empire, The British in the Mediterranean since 1800, 2012, Un empire bleu-marine, les Britanniques en Méditerranée depuis 1800).

Cette empreinte dont parle R. Holland, est-ce que ce n'est pas ce qu'on appelle métissage, ici au niveau des civilisations plus que des individus ?

 Le métissage réussi ne crée pas une civilisation hybride mais apporte à une civilisation des formes empruntées à l'autre civilisation. Evidemment le métissage s'exerce bien plus du fort vers le faible, du dominant vers le dominé.

Le métissage a joué des Britanniques vers leurs possessions méditerranéennes. Il a aussi joué des civilisations méditerranéennes vers les Britanniques en poste dans les îles (car à l'exception de Gibraltar, les possessions britanniques en Méditerranée étaient insulaires): ces derniers sont devenus un peu ou beaucoup des Méditerranéens.

 L'historien britannique Ernle Bradford, auteur de Mediterranean, the portait of a sea (1971), mort à Malte en 1980, disait : Toutes les années que j'ai passées en dehors de la Méditerranée ont été des années d'exil.

Lawrence Durrell, notamment dans Vénus et la mer, parla des islomanes, ces personnes, (des Britanniques en l'occurrence)  qui ne pouvaient vivre heureuses que dans des îles méditerranéennes, comme Frederic North, Lord Guilford, dont on a parlé. Le mot "islomane" avait été inventé par l'ami de Durrell, Gedeon, lui-même Britannique islomane.

 

Au moins sur l'un des territoires, Gibraltar, les liens n'ont pas cessé et paraissent harmonieux. Aucun Gibraltarien ne milite pour la fin de la présence britannique - mais Gibraltar est un peu un cas à part, territoire formé d'immigrants - presque l'idéal de la France actuelle qui selon certains, serait entièrement formée d'immigrants !

Et ces immigrants qui ont peuplé Gibraltar (presque tous des Méditerranéens d'origine d'ailleurs) ont adopté une culture faite d'apports méditerranéens divers et de style britannique.

Que nous apprennent les modèles historiques que nous avons examinés ?

L'exemple des Iles Ioniennes est celui d'un protectorat (exercé de façon autoritaire)  qui prend fin lorsque le territoire est cédé au grand pays voisin  au nom du principe des nationalités (tous les Grecs en Grèce) sans faire nécessairement le bonheur des habitants, le premier moment de satisfaction passé.

A Malte, le régime colonial  évolua vers une forme d'autonomie.

Malte a du passer par des années difficiles, depuis l'insurection fondatrice de 1919 qui fit prendre conscience aux Britanniques que le choses devaient changer, pour devenir une nation internationalement reconnue. Mais elle a fait l'apprentisage dès les années 1920 d'une vie politique autonome intense et relativement ouverte : il suffit de penser que 10 ans après avoir été déporté en Ouganda pour ses supposées sympathies pour l'Italie (fasciste), le nationaliste Erico Mizzi se retrouva en 1950 Premier ministre de Malte, toujours colonie britannique mais dotée du self-government.

Chypre a certainement eu les moins bonnes relations avec la puissance dominante ; pourtant les liens subsistent formellement   dans le cadre du Commonwealth et dans les multiples relations économiques, sociales et culturelles ; ces liens  peuvent même se renforcer.

 Même  Gibraltar, au départ simple colonie, jouit aujourd'hui d'une autonomie interne suffisante; ses habitants sont Britanniques, mais ils sont aussi "the people of the rock",  le peuple du rocher, avec leur drapeau et leur hymne propre (Gibraltar my own country, the rock on which I stand - Gibraltar, mon propre pays, le rocher sur lequel je suis debout)

Et ils n'ont certainement pas envie d'être gouvernés comme "les autres Britanniques" et que le Parlement de Londres prenne pour eux les décisions qui concernent leur vie quotidienne.

Comme on l'a vu, ils sont consultés sur les grands sujets de la politique britannique (référendum sur le Brexit) et leur autonomie leur permet d'envisager de peser (à un niveau modeste mais pas insignifiant) sur la suite des opérations en demandant probablement un traitement à part (ce qui ne serait pas possible pour un département ou une région française).

Ainsi le lien séculaire de la Grande-Bretagne avec la Méditerranée se poursuit, malgré la fin des empires.

 

 

 

   

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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