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Le comte Lanza vous salue bien
3 décembre 2021

FEMMES NUES, HOMMES HABILLÉS DANS L’ART PARTIE 1

 

 

FEMMES NUES, HOMMES HABILLÉS DANS L’ART

PARTIE 1

 

 

  

 

 

 

[ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ] 

 

 

 

 

Dans le vaste panorama des oeuvres picturales, l'amateur rencontre un certain nombre de tableaux où parfois de dessins et de gravures qui représentent des femmes nues, entièrement ou en grande partie, en compagnie d'hommes habillés.  Les scènes décrites sont généralement inspirées d'anecdotes anciennes de la mythologie, de la Bible ou de l'histoire. Elles sont liées à une période de l'histoire de l'art qui semble terminée, mais on en trouve encore des résurgences au 20ème siècle.

 Ces œuvres exercent sur le spectateur - probablement le spectateur masculin -  une curiosité et un attrait qui ont évidemment quelque chose à voir avec l’attirance sexuelle. Nous allons essayer de passer en revue quelques-unes de ces oeuvres et de réfléchir en même temps au rapport de l’art et de la sexualité.

 

 

 

 

 LA TENTATION, OU LES JEUNES AVEC LES JEUNES

 

 

 

Nous commencerons cette étude par un tableau de la fin du 16e siècle qui s'intitule La Tentation ou La Femme entre la jeunesse et la vieillesse (Ancien titre La Tentation ou La Femme entre deux âges), actuellement au musée de Rennes*.

                                                                      * On le rattache à l’Ecole de Fontainebleau. La première Ecole de Fontainebleau comprend des peintres travaillant principalement à la décoration du château de Fontainebleau ; elle est caractérisée par une interprétation française mesurée du maniérisme italien sous l’influence de Rosso et Primatice. La seconde Ecole (fin 16ème, début 17ème) à laquelle se rattache plus précisément l’œuvre dont nous discutons, est caractérisée par l’influence prépondérante de peintres flamands qui accentuent l’aspect réaliste des oeuvres et poussent parfois jusqu’à la caricature, tout en conservant les attitudes élégantes et l’ambiance souvent érotique des représentations.

 

Le tableau représente trois personnages deux hommes et une femme. Les  deux hommes sont complètement vêtus chacun dans son genre, mais la femme et quasiment nue car elle ne porte qu'une tunique transparente, ce qui confère un érotisme certain au tableau, comme l’indique la notice du musée.

 

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Anonyme Français, La Tentation ou La Femme entre la jeunesse et la vieillesse. Huile sur toile, fin du 16ème siècle.

Musée de Rennes.

https://mba.rennes.fr/fr/le-musee/les-incontournables-du-musee/fiche/anonyme-francais-la-femme-entre-les-deux-ages-26

 

 

 

 

L'homme à gauche du tableau et la femme forment un groupe qui isole l'homme à droite. Clairement la femme donne sa préférence à l’homme jeune à gauche, vêtu à la dernière mode de l'époque, contre l'homme de droite, vieux et vêtu sans élégance, voire même de façon ridicule (sa braguette considérable). En fait il s’agit d’un personnage de la Commedia dell’ Arte, soit Pantalone (présenté comme un commerçant aisé) ; soit le Docteur, deux personnages de vieillards ridicules, notamment par leur façon d'essayer de séduire des femmes bien plus jeunes qu’eux ; selon certaines références, les autres  personnages seraient aussi tirés de la Commedia dell’Arte (il s’agirait du jeune premier Horacio et de Lilia, jeune amoureuse).

On a guère besoin de recourir à la Commedia dell’Arte – qui fournit juste un cadre agréable et « à la mode » à la scène (c’est le  moment où les Français découvrent les comédiens italiens dans le sillage des reines de France d’origine italienne, Catherine puis Marie de Médicis) pour trouver la morale très facile de l'œuvre :  les jeunes doivent aller avec les jeunes et les  vieux avec les vieux. Le titre La Tentation est un peu surprenant : le seul qui soit tenté est le vieil homme, sans succès. La jeune femme, elle, n'hésite pas un moment à l'envoyer promener.

 

 

Ce tableau et une interprétation particulièrement réussie d'une gravure originale qui a donné lieu à de multiples déclinaisons.

Dans la gravure originale qui semble due au flamand Pieter Perret, datée de1579, la jeune femme ne porte pas la tunique transparente du tableau mais  une robe assez moulante qui met en évidence son ventre au point de sembler presque enceinte ; sur la gravure, on voit très bien un détail qu'on aperçoit plus malaisément sur le tableau : la jeune femme donne au vieil homme une paire de bésicles comme pour le renvoyer à sa vieillesse, en même temps qu’elle prend entre ses doigts formant un cercle le petit doigt du jeune homme (il semble que le symbole sexuel est clair). Les vers de mirliton qui accompagnent la gravure soulignent la mise à l'écart en tant qu'amoureux potentiel de l'homme âgé :

Voiez ce vieil pénard* enveloppé dans sa mante

Ses bras croisés, gémir ce qu'il veut et ne peut.

Sa belle gentiment des deux doigts lui présente

Ses lunettes,

(…)

Bonhomme tenez vos lunettes.

Et regardez que vous n'êtes

De l'âge propre au jeu d'amours.

Un chacun cherche son semblable

Souffrez qu'un autre plus valable

Cueille le fruit de mes beaux jours.

                                                             *  Penard, pénard, mot vieilli, désigne un vieillard usé et libertin : « Vous, vieux penard, moi, fille jeune et drue » (La Fontaine),

 

Il semble d’ailleurs exister deux gravures qui ont pu servir de modèle, l’une étant de Pieter Perret –  mais ce point est secondaire pour ce qui nous importe. Dans une notice du Musée du Louvre, la version comportant le poème est attribuée à Pieter Perret ce qui semble contredit par la notice du site de vente          .

 

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La Femme entre les deux âges, Ecole flamande, 1579, gravé par Pieter Perret (1555-1639).

Musée du Louvre, Département des Arts graphiques, Collection Edmond de Rothschild

 © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) - Tony Querrec

https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020578555

 

 

Le thème de la femme entre les deux âges (et pas « entre deux âges », ce qui est autre chose !) tel qu'il a été représenté par Pieter Perret, a inspiré plusieurs tableaux, probablement se recopiant l'un l'autre, dans lesquels les personnages portent les mêmes costumes que dans la gravure :  la jeune femme est toujours en robe plutôt moulante et décolletée, le vieillard enveloppé dans une sorte de cape sombre et le jeune homme porte un vêtement et un curieux couvre-chef qui évoquent la fin du moyen-âge plutôt que le 16ème siècle – sur ces représentations certainement antérieures au tableau de Rennes ( ?), la référence à la Commedia dell’Arte parait moins évidente ( ?).

La notice du site de ventes aux enchères Christies,  relative à une vente de juin 2005, précise : « Toutes les versions peintes connues semblent issues d'une gravure de Pierre Perret datée de 1579 et d'une autre gravure anonyme de la fin du XVIème siècle accompagnée d'un poème explicatif » (https://www.christies.com/en/lot/lot-4517280).

 

 

 

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La Femme entre les deux âges, Ecole de Fontainebleau, huile sur panneau, site de ventes Auction.fr, vente juin 2021.

https://www.auction.fr/_fr/lot/ecole-de-fontainebleau-vers-1600-la-femme-entre-les-deux-ages-toile-17479783

 

 

Il existe une différence majeure entre la toile du musée de Rennes, d'une part et la gravure originelle ainsi que les tableaux qui s’inspirent directement de celle-ci, d'autre part : comme on l'a dit, le fait que sur la toile du musée de Rennes, la femme porte une tunique transparente, donc qu'elle soit pratiquement nue, confère à ce dernier tableau un aspect érotique évident.*

                                                                                      * Il est à noter qu'il existe sur le site du mnistère de la culture POP, Plateforme ouverte du patrimoine, une notice relative à un tableau déposé au Musée de Rennes - mais qui, selon l'ilustration de la notice, n'est pas le tableau où la jeune femme porte un voile transparent. Ce tableau, acquis en 1941 par Goering sur le marché de l'art parsien, a été  a récupéré après la Seconde guerre mondiale. Existe-il deux tableaux du même thème au Musée de Rennes ? https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/mnr/MNR00022

 

 

 

 

Nous avons donc recherché d'autres exemples de tableau, soit dans la peinture classique, soit dans la peinture moderne ou contemporaine, montrant une ou plusieurs femmes nues et un ou plusieurs hommes habillés.

 

 

 

 

 LE SORTILÈGE D'AMOUR EN PAYS RHÉNAN

 

 

 

Dans notre esprit la représentation d’une femme nue (en présence de personnages masculins, habillés ou non) n’est pas possible avant les peintres de la Renaissance qui redécouvrent et adoptent les canons esthétiques de l'Antiquité classique.

Pourtant on en a quelques rares témoignages dans la peinture de la pré-Renaissance.

Dans un tableau dû un maître anonyme rhénan du 15ème siècle, on voit une jeune femme nue (sous des voiles transparents) qui attend son fiancé ou son amant ; la jeune femme extrêmement gracile (elle pourrait être de ce point de vue un mannequin d’aujourd'hui)* asperge d'un filtre d'amour un cœur placé symboliquement près d’elle dans un coffre ouvert (le cœur de son amoureux). Le tableau comme beaucoup d’oeuvres de la fin du Moyen-âge, associe donc une scène en apparence réaliste avec des aspects symboliques ou allégoriques.

                                                                                                  * Ce type physique pourrait être caractéristique de la peinture de l'Europe du Nord à l'époque. Il est aussi visible sur une des premières représentations dédiées expressément à un nu féminin,  le tableau du Flamand Jan Van Eyck, Femme à sa toilette, aujourd'hui perdu (connu par une copie du 16ème siècle. Voir reproduction https://fr.wikipedia.org/wiki/Femme_%C3%A0_la_toilette_(Jan_van_Eyck).

 

Un personnage masculin (probablement son amoureux, justement) apparaît à la porte à l’arrière-plan du tableau , paraissant réjoui de ce qu’il voit, de sorte qu'on a la représentation d'une femme nue et d'un homme habillé. On remarque d'ailleurs que la jeune femme porte de curieuses pantoufles pointues à la mode de l'époque, le seul élément d’habillement sur elle, détail qui contribue à l’effet érotique de la peinture.

On observe aussi l'idée curieuse que le jeune homme ne peut pas être naturellement amoureux de la jeune femme et il faut que celle-ci utilise un moyen magique pour gagner son affection (le philtre d'amour), mais le recours au philtre d'amour est probablement une invention qui justifie le tableau : dans le contexte d’époque, le peintre, pour présenter une femme nue,  avait besoin de cette invention qui lui permet le dissimuler sous une vague prétention d'avertissement moralisateur (« faites attention aux manigances de certaines femmes ! ») une peinture  d'intention érotique.

Le philtre d'amour est aussi tout simplement une métaphore de l'amour lui-même : celui qui subit le charme (au sens de l'effet magique) perd son libre-arbitre, de même l'homme amoureux qui ne peut pas résister au charme (cette fois-ci au sens d'attrait sentimental et physique) de la personne aimée.

 

 

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Maître anonyme du Rhin moyen, XVe siècle. Der Liebeszauber (Le sortilège d’amour), vers 1470-80.

Huile sur bois,  Museum der bildenden Künste, Leipzig. Le tableau comporte des philactères destinés à  commenter la scène et  les pensées des personnages, mais il est difficile de distinguer s'il y a vraiment des inscriptions sur les philactères.

Crédits : BPK/RMN 

http://www.photo.rmn.fr/archive/10-534309-2C6NU0YO0A9I.html

 

 

 

NUDITÉS DANS LA NATURE : GIORGIONE ET TITIEN

 

 

 

La Renaissance n’a pas inventé la peinture de nu : on trouve déjà des nus dans l’art du Moyen-Age finissant, mais il s’agit rarement de la célébration du corps humain (le Philtre d’amour, œuvre médiévale tardive ou pré-renaissante, serait plutôt une exception) : la nudité représente non la beauté et l’attirance pour les corps, mais la vulnérabilité de l’homme – c’est nus que les damnés sont jugés et précipités aux Enfers (par exemple, La Chute des damnés de Dirk ou Dierick Bouts)*.

La Renaissance adopte un tout autre point de vue sur la nudité : quel que soit le prétexte de l’œuvre, la nudité est généralement présentée comme une célébration de la beauté humaine.

                                                                          * Dans Le Jardin des délices de Jérôme Bosch, la nudité symbolise clairement la beauté et l’instinct sexuel – mais Bosch appartient à une génération qui fait le lien avec les débuts de la Renaissance, même si ses canons de beauté sont différents de ceux des peintres italiens.

 

Dans la peinture de la Renaissance (d’abord en Italie, puis ailleurs en Europe) on trouve des tableaux purement mythologiques où les dieux et déesses sont représentés généralement assez déshabillés (par exemple, représentations du Festin des Dieux*), Nous laisserons de côté ce type de tableaux pour examiner des œuvres où des hommes vêtus sont représentés avec des femmes dévêtues (même si celles-ci sont supposées être des déesses).

                                                                             * D’abord plutôt habillé chez Bellini, le thème se termine par un assemblage de nudités chez Jules Romain en passant par Raphaël qui représente un moyen terme.

 

 

Le très célèbre tableau intitulé Le Concert champêtre (c’est vraisemblablement un titre postérieur à l’œuvre elle-même) a longtemps été attribué à Giorgione – puis maintenant au Titien* -et certains pensent, pour mettre d’accord les opinions, que le tableau est le résultat de la collaboration des deux peintres, Titien au début de sa longue carrière – quant à Giorgione, il n’eut pas le temps d’avoir une longue carrière et mourut prématurément.

* « Il faudra attendre la décennies 1970  pour que le Louvre ne prenne le parti, sans faire l’unanimité, de l’exposer comme une oeuvre de Titien. «  (notice du Musée du Louvre).

 

Dans cette dernière œuvre, deux hommes l’un, habillé d’un pourpoint à la mode du début du 16ème siècle, l’autre avec un vêtement plus rustique, sont réunis avec des femmes nues (mais qui conservent un pan de tissu servant de semblant de vêtement) dans un décor naturel pour faire de la musique, du moins en apparence. En effet il n’y a aucune communication entre les hommes et les femmes - de sorte que celles-ci ne sont probablement pas situées sur le même plan de réalité que les hommes. L’une des femmes puise de l’eau à une fontaine, tandis que l’autre joue de la flûte. Il s’agit vraisemblablement d’allégories sous forme de divinités - on a suggéré qu’il s’agissait des muses (de la poésie et de la musique ?), présentes mais invisibles aux humains. Les hommes qui paraissent bien s’entendre pourraient représenter des milieux sociaux différents : celui qui est le plus luxueusement vêtu tient un luth, un instrument de musique savant, son compagnon est peut-être un berger (on voit d’ailleurs à l’arrière-plan un berger et son troupeau).

Le tableau exprime sans doute un rêve d’harmonie entre toutes les composantes de la réalité, dont la musique est l’expression.

 

 

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Le Concert champêtre, huile sur toile, vers 1509.

Attribué d’abord à Giorgione, puis au Titien.

Musée du Louvre;

Wikipédia.

 

 

 

Les œuvre de Giorgione, comme on le sait, sont très peu nombreuses et posent des problèmes d'interprétation

L’une des oeuvres les plus célèbres, et même la plus célèbre, de Giorgione es le tableau intitulé La Tempête (dite aussi L'Orage).

 

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 Giorgione (Giorgio Barbarelli da Castelfranco ,1477–78 ou 1473–74 –1510) La Tempête, huile sur toile, vers 1505.

Gallerie dell'Accademia, Venise.

Wikipédia.

 

 

 

 

Dans cette œuvre énigmatique on trouve deux personnages - ou trois si on compte le petit enfant au sein de sa mère. Ces personnages semblent n'avoir aucun rapport entre eux comme si seul le hasard ou la volonté de l'artiste les avaient réunis dans un décor naturel où l'on voit dans le lointain une ville ou un village (probablement inspirée de paysages réels de l’arrière-pays vénitien - peut-être la ville natale de Giorgione, Castelfranco) tandis que le ciel est déchiré par un éclair, d'où le nom de l'œuvre La Tempête.

Sans être exactement nue, la jeune femme qui donne le sein à un petit enfant n’est vêtue que d’une courte cape qui couvre le haut de son corps, de sorte qu'elle se présente de façon inexplicable, car comment expliquer qu’en pleine nature, une femme nue pour la partie inférieure du corps soit en train de donner le sein à un enfant ? En 1530, un aristocrate amateur d'art, décrivant le tableau, identifia la jeune femme à une gitane.

Dans la partie droite de la toile se trouve un jeune homme parfois assimilé à un berger ou à un soldat :  à vrai dire, si c'était un soldat, il semble qu’il devrait y avoir quelque part ses armes ; le fait qu’il porte un grand bâton semble compatible avec son identification à un berger, mais son costume est un peu recherché pour un berger – il fait penser au costume des lansquenets, de sorte qu'on hésite sur son statut social - ce pourrait être aussi un homme appartenant à une classe cultivée, pourquoi pas l'artiste lui-même ?

De toute façon, berger, soldat ou artiste, sa présence dans le tableau est tout aussi énigmatique que celle de la jeune femme dénudée. On a donc tenté d'expliquer leur présence par diverses interprétations allégoriques qui sont loin d'emporter la conviction ; par exemple, la jeune femme serait une représentation de la charité, traditionnellement montrée en train d'allaiter un enfant - mais en ce cas, pourquoi cette curieuse tenue à peine habillée ? Et le berger ou soldat, que vient-il faire dans cette représentation ? D’autant qu’il est situé loin de la jeune femme, séparé d’elle par un ruisseau (ils sont placés tous deux vers les bords opposés du tableau) et ne paraissent pas avoir de communication ensemble.

Enfin que signifie les deux colonnes tronquées que l'on voit à l'arrière-plan du soldat ? Elles ont elles même suscité une abondance de commentaires.

On a notamment suggéré que le tableau pouvait être une illustration (ou au moins avoir été inspiré) par le très célèbre livre Le Songe de Poliphile* (sa célébrité était limitée aux milieux très cultivés, est-il besoin de le préciser).

                                                                                  * Le titre exact (mais déjà abrégé) est Hypnerotomachia Poliphili (Combat d'amour en songe de Poliphile) ; il s’agit d’un roman avec illustrations écrit dans  un mélange de grec, de latin et d'italien dialectal. Le livre aurait été rédigé en 1467 et imprimé à Venise en 1499 par le célèbre éditeur Aldo Manuzio (appelé traditionnellement Alde Manuce en français). Qualifié de l'un des « livres les plus beaux du monde », il est aussi l'un des plus mystérieux de la Renaissance.

Le personnage principal du livre est Poliphile, qui aime Polia alors que celle-ci n'a pour lui qu'indifférence (étymologiquement, Poliphile est celui qui aime Polia). Il est entrainé dans un voyage initiatique dans des paysages d'architectures et de jardins étranges et peuplés d'allégories, au terme duquel il finit par épouser Polia. Mais il se réveille alors et comprend que ce n'était qu'un rêve.

Le Songe de Poliphile fut publié sans nom d’auteur mais on a rapidement supposé que l’auteur s’appelait Colonna en raison d’une lecture des lettres initiales de chaque chapitre formant acrostiche. On peut y lire la phrase en latin : « Poliam frater Franciscus Columna peramavit » (« Frère Francesco Colonna a aimé Polia intensément »)* ; c’est peut-être l’explication de la présence des colonnes tronquées au centre du tableau, allusion au nom Colonna.

                                                                                  * Mais qui était ce Colonna ? On évoque un moine ou un prince de ce nom, dont on retrouve quelques traces, mais rien de définitif.

 

Pourtant la scène présentée par le tableau ne rappelle en rien l’atmosphère solennelle des célèbres illustrations du livre. On peut-on penser que si Giorgione avait voulu représenter les personnages du livre, réels ou allégoriques, il aurait donné à ceux-ci une apparence plus hiératique avec des vêtements solennels « à l’antique », comparables à ceux des illustrations du livre, et non des vêtements contemporains comme le justaucorps et les chausses à crevés du berger ou soldat ou la courte cape de la jeune femme.

 

 

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Une des illustrations originales du Songe de Poliphile dans l’édition d’Alde Manuce, 1499. L'identité du graveur (peut-être Benedetto Bordon) reste, comme celle de l'auteur du livre, sujette à controverse.

La scène représente une femme allaitant, sous le regard de plusieurs jeunes femmes, dont l'une lui baise le pied.

Metropolitan Museum, New-York.

https://www.metmuseum.org/art/collection/search/365313

 

 

Certes, Giorgione, usant de sa liberté de créateur, aurait pu s’écarter de l’ambiance hiératique des gravures du Songe de Poliphile pour illustrer une scène en rapport avec cet ouvrage, en présentant un personnage habillé en vêtements à la mode du 16 ème siècle pour l’homme, ou déshabillé mais sans apprêt particulier (du type draperie à l’antique) pour la femme qui allaite; mais nous avons tendance à penser qu’une telle attitude n’aurait pas été conforme à l’esprit du temps.

On pourrait se demander si le but réel de Giorgione en peignant ce tableau n'a pas été tout simplement d’éveiller la curiosité du spectateur et de susciter les interprétations. Le tableau est surtout reconnu comme le premier tableau consacré essentiellement à une représentation de la nature et même d'un phénomène naturel comme l'orage : si un symbole se cache dans La Tempête, il est probablement lié à l’idée de communion panthéiste avec la nature.

 

 

 

 JUGEMENT SOUS UN ARBRE : PÂRIS ET LES DÉESSES

 

 

 

On trouve dans la peinture de la Renaissance et des siècles classiques des tableaux en grand nombre qui exploitent un petit nombre de récits tirés de la Bible, de la mythologie ou de l'histoire antique, permettant de présenter une ou plusieurs femme nues ou largement déshabillées, en compagnie d’un homme ou plusieurs hommes habillés.

 

Un grand nombre de peintres européens, pendant deux ou trois siècles, vont utiliser une scène célèbre de la mythologie pour représenter des femmes nues devant un homme habillé lors du plus célèbre concours de beauté de la civilisation occidentale: il s'agit du fameux jugement de Pâris, qui constitue l'origine lointaine de la guerre de Troie.

Lors des noces de Thétys et de Pelée, les parents d’Achille, la déesse de la Discorde, furieuse de ne pas avoir été invitée, apparut durant le banquet et jeta sur la table une pomme d'or avec l'inscription « à la plus belle ». Trois déesses présentes au banquet, Athéna , Héra et Aphrodite,  se disputèrent pour savoir à qui la pomme revenait*.

                                                                         * Dans les récits de la Renaissance et même par la suite, les déesses sont plus volontiers désignées par leur nom latin (ou le nom des déesses équivalentes dans la mythologie latine) : Minerve, déesse de la Sagesse, Junon, épouse de Jupiter (Zeus), Vénus, déesse de l’Amour.

.

Zeus, pour les départager, décida que le jugement serait remis à Pâris, le fils du roi de Troie Priam, qui se trouvait à ce moment sur le mont Ida où il gardait - selon certaines sources - les troupeaux de son père (d'où sa désignation parfois comme le berger Pâris, alors qu'il s'agissait bien d’un fils de roi). Hermès messager des dieux, fut chargé d'amener les trois déesses sur le mont Ida. Là, elles parurent au mieux de leurs attraits devant Pâris. Mais celui-ci s'était en quelque sorte laissé acheter par Aphrodite : cette dernière lui avais promis, si Pâris la désignait comme la plus belle, de lui faire épouser la plus belle femme au monde - cette femme devait être Hélène, qui était l'épouse du roi Ménélas. On sait que Pâris enleva Hélène et la ramena à Troie, provoquant ainsi la colère de Ménélas qui appela à son aide tous les rois grecs pour venger l'insulte et récupérer sa femme :  ce fut la cause de la guerre de Troie*.

                                                                                       

                                                                        ** Le premier récit du jugement de Pâris se trouve dans les Chants cypriens, une épopée perdue (mais dont il existe des résumés) du Cycle troyen, dont les événements prennent place avant ceux de l’Iliade.

 

Les peintres qui ont traité ce sujet surtout à partir de la Renaissance ont représenté les trois déesses déshabillées plus ou moins complètement, de façon à permettre à Pâris de juger pleinement de leur beauté*.

                                                                       * Alors que dans les représentations de l’Antiquité, les déesses sont vêtues – peut-être par respect ; il s’agissait pour Pâris de désigner celle qui avait les qualités divines les plus éminentes ((voir le site Idixa,    https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1202142354.html et https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1202111522.html). Néanmoins c’est bien « à la plus belle » qu’il devait donner le prix :  la beauté n’était pas que physique, mais elle l’était aussi – de plus la statuaire antique, à partir du 5ème siècle avant J-C , montra fréquemment des figures féminines nues, y compris pour les divinités, après avoir eu recours à l’effet des « draperies mouillées ».

 

Les tableaux qui utilisent le sujet du jugement de Paris sont extrêmement nombreux.  Lucas Cranach, le grand peintre allemand, a donné plusieurs versions du récit mythologique.

Dans l’une des versions peintes par Cranach (probablement vers 1528), on voit les trois déesses (forcément représentées comme des jeunes femmes, les dieux ayant le privilège de l'éternelle jeunesse), se présentant devant Pâris qui n'est pas figuré en berger de convention comme dans beaucoup de tableaux de la Renaissance italienne. Chez Cranach, Pâris est présenté comme un prince du 16 ème siècle, en armure avec un manteau pourpre ; il a un chapeau largement bordé de fourrure (ou de plumes ?), et se tient allongé plus ou moins commodément par terre dans une position qui se veut assez nonchalante. Il s'agit bien d'un concours de beauté : Pâris exerce son rôle de juge avec une certaine complaisance, avec une allure qui n’est évidemment pas celle d’un personnage de la mythologie, mais plutôt celle d'un seigneur allemand de l'époque de Cranach.

En face de lui les trois déesses paraissent un peu intimidées – alors qu’il n’y a pas de raison qu’elles le soient en face d’un simple mortel – elles sont nues mais elles ont conservé leurs bijoux ; l'une d'entre elles -  s'agit-il d'Aphrodite ? -  a conservé son chapeau du même genre que celui de Pâris. Sa nudité est mise en valeur par ses bijoux et ce chapeau inattendu. Elle porte aussi un léger voile.

Un autre personnage masculin assiste à la scène, il s'agit très certainement du dieu Hermès, qui a plus l'allure d'un serviteur rustique du ritter (chevalier) germanique que d'un dieu !

Environ un siècle après le tableau Le Philtre d’amour, dont nous avons parlé, le type physique féminin représenté par les peintres  allemands a évolué mais conserve des caractéristiques permanentes, notamment l'aspect gracile des corps.

 

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 Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553), Le Jugement de Pâris, huile sur panneau, vers 1528.

Metropolitan Museum of Art, New-York

Wikipédia

 

 

 

Cranach, qui a peint d’autres versions du jugement de Paris, a représenté à de multiples reprises des femmes nues en utilisant la même formule :  les femmes portent leurs bijoux (colliers, bracelets), certaines ont gardé un chapeau. Cette permanence chez lui du sujet féminin nu peut paraître un peu étonnante lorsqu'on sait que Cranach a été un ami de Luther. Aussi la plupart du temps les tableaux de Cranach sont justifiés par une intention morale dont, à vrai dire, il est difficile d'être convaincu et probablement ses contemporains ne l'étaient pas non plus : mais à cette époque il semblait difficile, voire impossible, de représenter des femmes nues uniquement pour le plaisir de la beauté féminine-  il fallait donner au tableau une justification morale plus ou moins convaincante. Chacun pouvait ensuite apprécier sans gêne l'aspect érotique de la toile, du moment que les intentions affichées du peintre étaient morales.

 

Si le jugement de Pâris permet de montrer des jeunes femmes déshabillées examinées par le regard « connaisseur » d’un homme, dans d’autres tableaux anciens qui mettent en scène une femme nue et un ou des hommes habillés, on est très souvent en présence d’une scène de violence, qui permet de montrer le désir masculin dans sa brutalité.

 

 

 

SUR LES BORDS DES FLEUVES DE BABYLONE* : 

SUZANNE ET SES AGRESSEURS 

 

                                                                                                               * Début célèbre du psaume attribué à Jérémie, relatant la détresse des Hébreux captifs à Babylone (souvent désigné notamment dans les nombreuses versions musicales, par les premiers mots en latin : Super flumina Babylonis) :

« Sur les bords des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions, en nous souvenant de Sion.

Aux saules de la contrée nous avions suspendu nos harpes.

Là, nos vainqueurs nous demandaient des chants, (…): Chantez-nous quelques-uns des cantiques de Sion !

Comment chanterions-nous les cantiques de l’Éternel sur une terre étrangère ?

Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite se dessèche ! (…) »

 

 

 

L’un des sujets reproduit inlassablement par les peintres pendant au moins trois siècles, met en scène le récit de la Bible racontant l'histoire de Suzanne et des vieillards.

L’histoire est racontée par le Livre de Daniel, appendice 13* : elle se déroule durant l’exil (ou captivité) du peuple juif à Babylone : cette captivité n’était pas un esclavage et les Juifs s’auto-administraient assez librement dans le cadre de la monarchie babylonienne. Suzanne (ou Shoshana), jeune épouse de Joakim, un riche notable de la communauté juive, est remarquée par deux « anciens » de la communauté** qui ont été nommés juges pour l’année, et comme tels, sont en relation avec son mari. Ils l’épient lorsqu’elle prend son bain dans son jardin et ils veulent exercer un chantage sur elle : ou elle couche avec eux, ou ils la dénoncent comme adultère, ce qui l’expose à la peine de mort.

                                                                           * L’histoire ne figure que dans la Bible catholique – le texte de la Bible juive et celui de la Bible protestante ne la reprennent pas.

                                                                          ** D’où leur nom traditionnel de vieillards. Il s’agit d’hommes d’expérience mais ils ne sont probablement pas si vieux.

 

Suzanne refuse de céder au chantage et appelle ses serviteurs tandis que les juges crient aussi de leur côté : ils déclarent que venus en visite chez Joakim, ils ont surpris sa femme prenant du plaisir avec un jeune homme qui s’est enfui. Suzanne est alors convoquée devant l’assemblée du peuple. Sa parole est sans valeur contre celle de deux juges, hommes d’âge et d’expérience.

« Comme elle était voilée, les juges méchants commandèrent qu'on lui ôtât son voile, pour se rassasier de sa beauté.

La foule les crut, parce que c'étaient des vieillards et des juges du peuple, et ils la condamnèrent à mort. »

Suzanne proteste de son innocence devant Dieu. Alors qu’on la conduit au supplice, un jeune homme, Daniel, s’écrie : «  Pour moi, je suis pur du sang de cette femme! ». Il réclame de la foule un examen plus approfondi : «  Etes-vous donc insensés à ce point, enfants d'Israël, de faire mourir une fille d'Israël sans examen, sans chercher à connaître la vérité? »

(Traduction de chanoine Crampon, Livre de Daniel, appendice 13).

Daniel obtient de l’assemblée du peuple l’autorisation de se livrer à un contre interrogatoire. Aux deux « vieillards », il demande séparément sous quel arbre ils ont vu Suzanne « s’ébattre » avec le jeune homme.

Leurs réponses sont en discordance. Daniel prouve ainsi qu’ils ont inventé toute l’histoire. La foule de l‘assemblée du peuple innocente Suzanne et bien évidemment condamne à mort les deux juges coupables.

On est un peu effrayé par la faiblesse de la « preuve » exposée par Daniel : les vieillards auraient très bien pu ne pas faire attention à l’arbre, même s’ils avaient vraiment été témoins de ce qu’ils prétendaient avoir vu (ou ne pas s’y connaître en arbres – mais c’était sans doute impossible dans le contexte de l’époque). Néanmoins l’histoire, telle quelle, enseigne à ne pas se fier aveuglément à la parole de ceux qui ont autorité - et aussi que Dieu protège l’innocence – du moins, on est invité à le croire.

 

Dans les très nombreuses représentation picturales de l'histoire de Suzanne et des vieillards, Suzanne forcément  jeune et séduisante, est montrée plus ou moins déshabillée selon la plus ou moins grande envie de l'artiste de peindre une belle femme nue.

Dans certaines toiles, les vieillards se contentent de regarder en cachette Suzanne qui prend son bain, ou s’essuie son bain fini (c’est alors une scène de voyeurisme).

C’est notamment le cas de la célèbre peinture du Tintoret qui montre les vieillards dissimulés : l’un est allongé derrière une haie (avec un effet de perspective curieux), l’autre se tient debout à l'extrémité de la haie. Suzanne est  une beauté vénitienne blonde, au corps plantureux mais athlétique; à demi dans l'eau, elle plie une jambre pour se frotter avec un linge, avec un miroir en face d'elle, sa beauté soulignée par les bracelets et boucles d'oreilles qu'elle a gardés pour se baigner (ou plutôt pour le spectateur), de même que par sa coiffure compliquée en tresses entremêlées, bien plus évocatrice du Grand canal que des fleuves de Babylone.

Selon une interprétation de la peinture qui ajoute un niveau de signification supplémentaire à l’histoire biblique, les deux vieillards du tableau seraient une représentation des Ottomans qui désirent la belle et riche ville de Venise, représentée par la blonde Suzanne.

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Le Tintoret (Jacopo Robusti, dit Tintoretto, 1518 ou 1519-1594), Suzanne et les Vieillards, huile sur toile, 1555-56.

C'est la plus connue des quatre toiles consacrées à ce thème par Tintoret.

Kunsthistorisches Museum, Vienne.

Wikipédia.

 

 

Dans d’autres tableaux, les vieillards discutent avec elle pour tenter de parvenir à leurs fins par le chantage, et parfois ils se livrent à des attouchements, ne pouvant pas résister à l'attrait de la chair dénudée.

C’est le cas du tableau de Cornelisz van Haarlem, peintre néerlandais à cheval sur les 16ème et 17 ème siècles. De facture italianisante, le tableau (daté de 1590) montre  Suzanne serrée de près par les deux « vieillards » qui la pelotent presque. C’est une belle femme dont le teint blanc contraste avec le teint plus foncé des hommes (une caractéristique fréquente dans les tableaux anciens), avec un corps à la fois plantureux et vigoureux, dont la musculature est mise en évidence par la position (ici un genou au sol), dans le style habituel des maniéristes.

Son visage n’a pas la beauté classique habituelle mais une forme de joliesse, dans le genre joufflu ; la Suzanne de Cornelisz van Haarlem n’est pas un modèle classique mais une next door girl, une fille d’à côté, prise dans la vie courante, comme on devait le dire au 20 ème siècle.

L’impression dominante du tableau est l’importance de la surface occupée par la forme blanche de la jeune femme, donnant visuellement le sentiment du pouvoir de la chair (ici forcément désirable) – un pouvoir qui s’exerce indépendamment de la volonté de la jeune femme et qui agit de façon légitime sur les spectateurs du tableau et illégitime sur les vieillards – qui en seront bien punis dans le récit biblique.

 

 

 

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Cornelis Corneliszoon van Haarlem, Suzanne au bain, 1590 (Cornelis van Haarlem ou Cornelis Cornelissen ou parfois francisé Corneille de Haarlem (1562-1638), peintre et dessinateur maniériste néerlandais).

Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg.

www.gnm.de

Wikimedia Commons

 

 

 

 

 

 LA FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE : TARQUIN ET LUCRÈCE

 

 

Si l’histoire de Suzanne montre une femme en butte d’abord au désir, puis à la calomnie des deux « vieillards » qui la dénoncent mensongèrement comme adultère pour se venger et aussi écarter d’eux les soupçons, un récit tiré de l’histoire romaine est encore plus brutal, celui du viol de Lucrèce, qui a donné lieu également pendant plusieurs siècles à des représentations picturales très nombreuses.

 L’histoire est racontée par Tite Live, au livre Ier de son Histoire romaine. Vers 509 avant J-C, Rome est dirigée par le roi Tarquin dit le Superbe qui, comme son nom l’indique, est orgueilleux et violent (en latin, superbus veut dire orgueilleux). Ses enfants ont le même caractère emporté et brutal que lui. Lors d’une guerre contre un peuple voisin, l’un des fils du roi, le jeune Sextius Tarquin, participe à un siège qui laisse des loisirs : un soir, avec d’autres officiers apparentés à la famille royale, il a l’idée de rentrer dans leurs foyers pour voir ce que font leurs épouses. Ils les trouvent en train de s’amuser, sauf l’une d’entre elles, Lucrèce, (Lucrétia) épouse de Collatinus* (un cousin des Tarquin), qui vaque paisiblement aux devoirs de la maîtresse de maison.

                                                                              * Ou, en francisant les terminaisons (comme on fait pour Tarquin), Collatin.

 

Tarquin « s’enflamme » alors de désir pour Lucrèce. Il revient chez elle quelques jours après, s’introduit dans la chambre où elle dort et la réveille en exigeant qu’elle soit à lui. Lucrèce refuse et Tarquin menace de la tuer, puis, comme cette menace n’avait pas d’effet :

« Alors il ajouta à cette peur la menace du déshonneur. "Quand elle serait morte, dit-il, il mettrait à côté d'elle le corps nu d'un esclave égorgé, pour qu'on dît d'elle qu'elle avait été tuée en flagrant délit d'un adultère de bas étage ."»

Effrayée par cette perspective de honte posthume, Lucrèce se laisse faire. Tarquin, qui a eu ce qu’il voulait, « s'en alla tout fier d'avoir pris l'honneur d'une femme ».

Mais Lucrèce avertit son père et son mari Collatinus (qui est en campagne avec l’armée) de venir la voir avec chacun un ami sûr – devant eux, elle raconte tout et exprime sa volonté de se tuer : « Seul mon corps a été violé. Mon coeur est pur. Ma mort en témoignera ». Elle leur demande de jurer que le crime de Tarquin ne restera pas impuni.

Les hommes présents essayent de la dissuader de se tuer : « Ils consolèrent la femme affligée en attribuant à l'auteur du délit la faute à laquelle elle avait été contrainte. "C'est l'esprit qui fait le mal, disaient-ils, non le corps, et là où il n'y a pas d'intention, il n'y a pas de culpabilité." »

Mais elle reste ferme : « … tout en m'absolvant de la faute, je ne me soustrais pas au châtiment. Pas une seule femme impudique ne vivra en se réclamant de Lucrétia."»

Sortant un poignard, elle se l’enfonce dans le cœur. Le mari et le père de Lucrèce sont désespérés mais l’un des amis présents, Junius Brutus, retire le poignard et jure devant les dieux sur le sang si pur de Lucrèce de combattre le tyran Tarquin et ses enfants et de les chasser de Rome. « Passant du chagrin à la colère, tous prêtèrent serment dans les mêmes termes ».

Ils portent alors le corps de Lucrèce sur la place publique et rassemblent la population ; en peu de temps, tout Rome est informé du viol et de la mort de Lucrèce et l’insurrection est en marche : Brutus est déclaré commandant des insurgés. Le viol de Lucrèce est donc l’acte qui conduit à la fin de la royauté à Rome et à la constitution de la république. Les deux premiers consuls de la République romaine proclamés sont Brutus et Collatinus, le mari de Lucrèce, tandis que Tarquin le Superbe et ses fils sont obligés de s’enfuir.

(extraits de Tite Live, Bibliotheca Classica Selecta, traduction nouvelle de Danielle De Clercq, Bruxelles, 2001

http://bcs.fltr.ucl.ac.be/LIVIUS1/Liv8.htm)

 

On remarque dans le récit de Tite Live (dont on peut contester le caractère historique : les événements rapportés se sont peut-être déroulés autrement – voire sont en partie légendaires, mais c’est une autre question) que le suicide de Lucrèce est expliqué par elle par le souci de ne pas survivre au déshonneur, alors que les hommes (son père, son mari et leurs amis) essayent de la convaincre qu’il n’y a pas de déshonneur quand la volonté a été contrainte. On est assez loin du viol comme on le considère aujourd’hui, où personne ne parlerait plus d’honneur (ou de déshonneur), mais de traumatisme. De plus, l’honneur qui a été atteint, souillé par l’acte de Tarquin, est bien celui de la famille. C'est le sens des mots qu'elle adrese à son mari : « Il y a la trace, Collatin, ici dans ton lit, d'un autre homme que toi. »

C’est pour l’honneur familial, pour laver l’offense, que Lucrèce se sacrifie. Son acte est peut-être à situer dans les comportements des peuples de l’Antiquité en matière de souillure morale et religieuse.

 

Le viol ou le suicide de Lucrèce ont été représentés par des dizaines (centaines ?) de peintres durant plusieurs siècles.  C’est évidemment la scène du viol (en fait, des brutalités qui précèdent le viol proprement dit – qui d’ailleurs est un viol sous menace puisque Lucrèce accepte de subir l’acte imposé par Tarquin pour éviter la mise en scène dont il la menace, c’est-à-dire qu’on la retrouve morte avec un esclave tué à ses côtés), qui a donné lieu au plus grand nombre de tableaux puisqu’elle permet d’opposer violemment deux personnages, un homme et une femme, celle-ci forcément jeune et désirable.

Dans le tableau du Titien (vers 1570) la violence de Tarquin est rendue par les tonalités sombres et fauves et par la composition en diagonale.  Tarquin, habillé avec un costume qui mélange les vêtements « à la romaine » et le costume du 16 ème siècle, le poignard brandi, silhouette rougeâtre, renverse Lucrèce qui avec son corps pâle, forme contraste avec lui, tout en étant saisie dans le même mouvement. On remarque un autre homme, probablement un serviteur de Tarquin (dont le texte de Tite Live fait mention).

Lucrèce est montrée avec un corps plantureux, mais aux chairs molles, quasiment rubénien – son visage terrorisé par l’attaque.

 

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 Titien (Tiziano Vecellio, vers 1488-1576), Tarquin et Lucrèce, huile sur toile, vers 1570.

Fitzwilliam Museum, Cambridge. 

Titien a peint aumoins deux autre versions sur ce sujet, qui se trouvent à Vienne, Akademie der Bildenden Künste et au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux.

 Wikipédia.

 

 

Cette description du viol diffère par exemple d’une peinture due à un autre vénitien, Le Tintoret, qui montre Tarquin dévêtu, comme Lucrèce (de ce fait, cette représentation est un peu en-dehors de notre thème), dans une composition complexe ou les corps paraissent diverger – Lucrèce – dont le visage semble peu ému – est ici une beauté au corps plus nerveux, plus athlétique (comme le personnage de Suzanne dans la version du Tintoret) – tandis que Tarquin essaye de lui enlever ses derniers voiles et arrache son collier de perles (du moins c’est ce qui parait) dans un décor de literie bouleversée. Une statuette en demi-grandeur, de couleur cuivrée, représentant une femme, dégringole, ajoutant au désordre - la chute de la statuette féminine est aussi une mise en abyme de ce qui se passe dans le tableau ; comme la statuette est vue de dos, elle exhibe, outre  une musculature puissante, des fesses rebondies, ce qui n’est certainement pas sans raison.

Véronèse, lui, préféra montrer le suicide de Lucrèce, belle femme au visage calme, somptueusement vêtue, qui se poignarde sans exprimer d’effroi, comme agissant mue par le sens du devoir qui surpasse les émotions personnelles.

 

 

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 Le Tintoret (Jacopo Robusti, dit Tintoretto, 1518 ou 1519-1594), Tarquin et Lucrèce, huile sur toile, vers 1578-80.

Art Institute of Chicago.

 Wikipédia.

 

 

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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