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Le comte Lanza vous salue bien
6 décembre 2021

PHRYNÉ DEVANT LES HOMMES FEMMES NUES, HOMMES HABILLÉS PARTIE 2

 

 

 

PHRYNÉ DEVANT LES HOMMES

FEMMES NUES, HOMMES HABILLÉS DANS L’ART

PARTIE 2 

 

 

  

 

[ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ] 

 

 

 

LA GLOIRE DE PHRYNÉ

 

 

 

Existe-t-il dans le répertoire d’œuvres peintes un tableau représentant une femme nue au milieu d'un très grand nombre d'hommes habillés ?

A vrai dire, les peintres des époques classiques ont utilisé un répertoire restreint de situations tirées de la mythologie, de la Bibe ou de l'histoire antique ; ce stock ne présentait aucune occurrence semblable (pour l’histoire antique, c’étaient des épisodes particulièrement héroïques qui étaient utilisés comme sujets des tableaux).

Par contre, les peintres académiques du 19ème siècle ont exploité (en nombre restreint toutefois) des anecdotes tirées de la « petite l’histoire » de l’Antiquité, comme celles qui se rapportent à la courtisane Phryné.

Selon les historiens grecs, Phryné était une hétaïre (courtisane) du IVe siècle av. J.-C, originaire de Thespies mais fixée à Athènes.

Elle a pour amants des hommes importants. Selon les auteurs anciens, le sculpteur Praxitèle l'utilise comme modèle pour son Aphrodite de Cnide, et le peintre Apelle [ou Apelles], pour son Aphrodite Anadyomène – sortant de l’eau -  (ces artistes sont-ils aussi ses amants ?).

Elle accumule les richesses. Mais elle encourt aussi de graves accusations : vers 330-340 avant J-C, l'un de ses anciens amants, Euthias, l’accuse d'introduire une divinité étrangère à Athènes* et d’organiser des assemblées en honneur de ce dieu. C’est une accusation du même type qui valut à Socrate d’être condamné à mort plusieurs décennies auparavant. Déférée au tribunal de l'Héliée, Phryné est défendue par l'orateur Hypéride, l'un de ses amants.

                                                                                           * Isodaitès, un dieu étranger, phrygien ou thrace.

 

Selon l’écrivain Athénée, Hypéride désespérant d’emporter l’acquittement, aurait déchiré la tunique de Phryné, montrant sa poitrine aux héliastes (les juges du tribunal de l'Héliée). Ceux-ci, considérant que la beauté ainsi dévoilée avait un caractère quasi divin, prononcèrent l’acquittement - n’osant peut-être pas défier Aphrodite, déesse de l’amour, que Phryné représentait sur terre.

Cette anecdote (pas très célèbre il est vrai) n’avait quasiment pas inspiré les peintres jusqu’au moment où Jean-Léon Gérôme, peintre déjà passablement connu, un des représentants de l’académisme au 19ème siècle, lui consacra un tableau exposé au Salon de Paris de 1861. Ce tableau intitulé Phryné devant l’Aréopage allait procurer à Gérôme une célébrité plus grande encore.

Il représente le moment où Hypéride enlève le vêtement de Phryné qui apparait nue se cachant le visage, devant les membres du tribunal de l'Aréopage* qui réagissent chacun à sa façon devant ce spectacle inattendu. Phryné, bien que dénudée, conserve (outre son collier et bracelet),  ses chaussures à lanières (comment pourrait-il en être autrement ?). C’est une jeune fille blonde aux cheveux relevés, plus « mignonne » que vraiment belle.

                                                                                                                  * Gérôme aurait fait une erreur en titrant son tableau, puisque le tribunal qui jugea Phryné était - probablement - celui de l'Héliée et non l'Aréopage (voir plus loin). Notons qu'en 2015 est paru un roman basé sur l'histoire de Phryné (mais interprétant librement le petit nombre de faits connus la concernant), La première femme nue. L'auteur, Christophe Bouquerel, un professeur de lettres classiques, montre Phryné comparaissant devant l'Aréopage; il indique que ce tribunal était à l'époque plus ou moins intégré à l'Héliée comme formation spécialisée et que des membres de l'Héliée lui étaient adjoints. 

 

 

 

 

 

Jean-Léon_Gérôme,_Phryne_revealed_before_the_Areopagus_(1861)_-_01

 Jean-Léon Gérôme (1824–1904), Phryné devant l’Aréopage, huile sur toile,1861

Kunsthalle de Hambourg.

Wikipédia.

 

 

Curieusement, lorsque ce tableau est évoqué par des auteurs contemporains spécialistes de l’histoire grecque et des pratiques sociales antiques, on met l’accent sur son caractère scabreux voire pornographique : « Ce tableau, qui met en scène une Grèce fantasmée, fut présenté au salon de 1861. Il y suscita l’indignation des visiteurs – en raison du traitement du sujet, qualifié de « pornographique » – ce qui contribua probablement aussi à sa notoriété » (Florence Gherchanoc, La beauté dévoilée de Phryné, De l’art d’exhiber ses seins, note 4,-in Serments et paroles efficaces, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales 2012, https://books.openedition.org/editionsehess/2736?lang=fr

Cette appréciation est pour le moins curieuse et se trouve ensuite reproduite par d’autres études savantes ou articles de vulgarisation.

 

 

 

 

LA PHRYNÉ DE GÉRÔME DEVANT LA CRITIQUE

 

 

 

Il est donc intéressant de recourir aux critiques d’époque elles-mêmes, pour se faire une idée. Certains des critiques d’époque (comme les auteurs érudits de nos jours, spécialistes de la civilisation grecque) font observer que, selon la plupart des récits antiques, Hypéride n’enleva pas à Phryné tous ses vêtements, mais dénuda seulement sa poitrine.

Les critiques d’époque ne sont pas unanimes sur la valeur du tableau de Gérôme.

Le plus sévère (et l’un des plus érudits) est Maxime Du Camp* : après avoir indiqué avec un peu de pédantisme que Phryné était accusée« d’asébie »**, il se réfère au récit d’Athénée, que manifestement Gérôme n’a pas lu. Il suppose que Gérôme a confondu deux anecdotes, celle du procès devant le tribunal et « ce qui s’est passé à Éleusis pendant les thesmophories lorsque Phryné entra nue dans la mer, la chevelure dénouée, devant le peuple entier qui acclama les splendeurs de sa beauté ».

                                                                              * Maxime Du Camp, ami de Flaubert, voyageur et écrivain, plus tard membre de l’Académie française. Après la Commune de Paris, Du Camp écrivit une histoire des événements, très hostile aux Communards – cette histoire, jugée réactionnaire et de mauvaise foi, contribue à son image pour la postérité et fait de lui l’un des prototypes du bourgeois conservateur, présenté aussi comme jaloux du talent de son ami Flaubert.

                                                                               **Asébie. Le terme peut exprimer curieusement à la fois l’athéisme et l’offense à la religion établie (notamment en pratiquant des cultes non autorisés) ; le cas de Phryné et la peine encourue montrent que les Athéniens étaient moins tolérants que ce qu’on imagine (sinon les Athéniens, du moins la loi athénienne).

 

 

Du Camp rappelle que selon le récit d’Athénée, Hypéride n’a pas ôté tous ses vêtements à Phryné mais lui a dénudé la poitrine : ce geste inspira aux juges « assez de pitié pour ne pas condamner à mort une si belle femme consacrée au culte de Vénus et qui servait religieusement dans le sanctuaire de cette déesse »*. Il ironise : « je demande que l’on m’explique comment étaient faits les vêtements de ce temps-là pour qu’on puisse les enlever d’un seul coup. » Il note que même si Hypéride l’avait voulu, «  il lui eût été difficile de déshabiller Phryné aussi lestement en ne lui laissant que ses cothurnes dont la présence seule ôte toute chasteté à sa nudité ». C’est là le point central pour Maxime Du Camp : Gérôme a seulement voulu représenter «  une polissonnerie ». Il méconnait ainsi ce qu’était la Grèce ancienne : « cette petite nation est immortelle parce qu’elle a aimé le beau, que son plus grand philosophe avait défini la splendeur du vrai .»

                                                                                             * Il est souvent indiqué d’après Athénée que Phryné était prêtresse d’Aphrodite – mais est-il exact qu’une hétaïre pouvait exercer ce sacerdoce à Athènes ?

 

Du Camp critique durement le type physique choisi par Gérôme pour représenter Phryné : « Or dans cette Phryné qui cependant avait servi de modèle à Apelles et à Praxitèle, il n y a point de beauté ; je cherche en vain Vénus, je ne vois qu’une lorette* égrillarde qui a les hanches trop hautes, les genoux en dedans, les mains trop grosses, la face boudeuse et que les Grecs qui se connaissent en beauté auraient condamnée immédiatement si elle n’avait eu d’autre argument que sa nudité. »

                                                                                             * Lorette, « Jeune femme du demi-monde, aux mœurs faciles et qui habitait au milieu du XIX ème siècle principalement dans le quartier de Notre-Dame-de-Lorette, à Paris », d’où son nom (dictionnaire CNTRL).

 

 

Pour Du Camp, Gérôme, malgré ses talents, n’a pas compris l’esprit de l’Antiquité grecque : « Phryné devant le tribunal a son analogue en musique dans l’Orphée aux enfers de M. Offenbach, c’est la même façon de comprendre et d’expliquer l’Antiquité. » 

« Parmi ces juges dont le visage n’exprime aucune nuance de l’admiration mais bien toutes les phases du désir, je ne vois ni la justice, ni Thémis, mais je vois la paillardise en ce qu’elle a de plus obscène. Tous ces vieillards en goguette et en frairie [en rut] devant cette drôlesse convoitée sont une image choquante au suprême degré. »

Curieusement, il oppose cette image au tableau qui avait marqué les débuts de Gérôme, « ces deux beaux jeunes éphèbes tout nus qui faisaient combattre des coqs au salon de 1847 *».

                                                                                                 * Du Camp commet-il une erreur ? Ce qu’il présente comme des éphèbes dans le tableau de Gérôme exposé en 1847 étaient un jeune homme brun, quasiment nu, et une jeune fille blonde, à peine plus habillée. Le mot « éphèbe » désigne généralement des adolescents de sexe masculin – mais on trouve quelques emplois pour désigner aussi des adolescents des deux sexes. Le titre du tableau était « Jeunes Grecs faisant battre des coqs » ; il obtint un grand succès et fit classer Gérôme (âgé de 23 ans) comme chef de file des artistes « néo-grecs ». Théophile Gautier fit l’éloge du tableau, tandis que Baudelaire fut beaucoup plus réservé.

 

 Maxime Du Camp est également sévère pour deux autres tableaux de Gérôme exposés au Salon, une grande toile Socrate vient chercher Alcibiade chez Aspasie (ou Socrate chez Aspasie) et un plus petit format, Les Augures

Du Camp incrimine l’esprit moderne :

« D’où vient donc ce mauvais vent de démoralisation dont la puissance est telle qu’elle a atteint même un artiste aussi remarquable que M. Gérôme ? » « L’esprit moderne a décidément pénétré M. Gérôme et il ne peut s’en débarrasser même lorsqu’il se retourne tout entier vers l’antiquité. »

(Maxime Du Camp, Le Salon de 1861)

 

Enfin, Du Camp, sans insister, redresse une erreur plutôt vénielle de Gérôme : le procès de Phyrné n’eut pas lieu devant le tribunal de l’Aréopage, mais devant celui, plus populaire, de l’Héliée (même correction chez le critique Eugène Vinet dont on parle plus loin).*

                                                                                                 * L’Aréopage, qui siégeait sur la colline de ce nom, était un tribunal d'environ 150 membres, composé de tous les anciens archontes d’Athènes (en gros, dirigeants élus de la cité mais dotés de pouvoirs plutôt honorifiques); il jugeait de quelques crimes seulement (crimes de sang notamment), avec aussi des pouvoirs politiques selon les époques. Le tribunal de l’Héliée avait une compétence générale et un recrutement populaire : il se composait de 6000 citoyens tirés au sort pour une période déterminée, formant probablement une dizaine de chambres - mais tous les juges ne venaient probablement pas à toutes les séances. En donnant (de façon improbable) un costume uniforme aux juges dans son tableau, Gérôme accentue l’aspect solennel de l’assemblée. On a parlé plus haut de l'hypothèse de C. Bouquerel selon laquelle Phryné a bien comparu devant l'Aréopage, devenu une formation spéciale de l'Héliée.

 

Un autre critique est plus élogieux, tout en faisant les mêmes réserves que Du Camp : « La petite pudeur boudeuse de Phryné est bien saisie, le corps est joli ; le geste de l’avocat bien lancé. Mais pourquoi ces vieux juges si laids et pourquoi leurs physionomies expriment-elles de vilains désirs ? Nous sommes en Grèce, au pays où règne la beauté plastique. L’attitude du tribunal devrait être plus digne et l’admiration plus noble (…) Si la chose s’était passée comme le comprend M. Gérôme, l’avocat de Phryné n’eût pas songé à ce mouvement d’éloquence en public. Il eût conseillé à sa cliente d’aller voir ses juges un par un, le moyen eût été plus pratique... »

(Léon Laurent-Pichat, Notes sur le Salon de 1861).

 

 

 

LA GRÈCE NUE RÊVÉE PAR THÉOPHILE GAUTIER

 

 

 

A l’époque, le grand homme de la critique d’art est Théophile Gautier. Or celui-ci est finalement plus élogieux que critique. Il parle d’une « d'une toile remarquable par ses qualités et ses défauts, et devant laquelle personne ne passe indifférent ».

L’histoire de Phryné, dans laquelle la beauté est admise comme « circonstance atténuante » dans un procès, symbolise pour lui l’esprit de « cette civilisation hellénique, plus amoureuse encore du beau que du bon et du vrai ».  Selon Gautier, Phryné « se cache à demi la figure avec son bras par un geste de pudeur involontaire plein de naturel et de grâce mais sa défense n'en est pas compromise, car son beau corps, tourné et poli comme une statue d'ivoire, éclate dans toute sa blancheur et plaide éloquemment sa cause ». L’artiste a fait de Phryné « une très jeune fille, mince, petite, délicate, un peu trop virginale peut-être pour le sujet » : la Phryné véritable était certainement « une beauté moins en fleur, plus développée, plus féminine enfin, plus ressemblante aux Vénus dont les statuaires cherchaient le type en elle, ce qui ne l'empêche pas d'être charmante comme elle est, avec sa gracilité adolescente et juvénile. »

Lui aussi note que l’attitude que Gérôme a donné aux juges est peu conforme à l’esprit antique : « Ils paraissent émus sensuellement par le nudité découverte à leurs yeux. C'est là un effet tout moderne. Des Grecs habitués aux luttes du gymnase dont le nom seul dit dans quel costume on y combattait, aux cérémonies choragiques, aux concours de beauté, entourés d'un blanc peuple de statues sans draperies et sans feuilles de vigne, ne devaient pas se troubler ainsi à l'aspect d'une femme dépouillée de ses voiles. (…)  L'admiration, et non la concupiscence, dut animer leurs visages impassibles ». Selon Gautier « les aréopagites cédèrent à un sentiment de religieux respect pour la beauté ». « Nous sommes étonné que M. Gérôme, si grec et si antique, n'ait pas compris la scène de cette manière. »

« Cette critique faite et le regrettable parti-pris de l'artiste admis, on ne peut que louer l'extraordinaire finesse de mimique, la variété infinie de nuances dans la traduction du même effet différencié par l'âge, le tempérament et le caractère de chaque juge. C'est une amusante comédie de suivre sur ces visages ridés et barbus la flamme du désir… »

Il fait l’éloge du savoir-faire technique de Gérôme et de son exactitude documentaire (ce qui est plus contestable sans doute)*.

                                                                                                  * Notamment il apprécie la petite statuette archaïque d'Athéna au centre du tableau, « vraie idole des temps primitifs ».

(Théophile Gautier, Abécédaire du Salon de 1861).

 

Théophile Gautier énonce d’ailleurs quelques idées contestables. Si les Athéniens voyaient fréquemment des hommes ou des adolescents nus – notamment dans les gymnases (où il était d’usage de participer nu aux activités – le nom gymnase vient du mot qui signifie nu, comme Gautier le remarque), ce n’était pas le cas pour les femmes, loin de là (mais à Sparte, il semble que les jeunes filles apparaissaient nues dans les exercices gymniques). Un Athénien ne pouvait voir une femme nue que dans l’intimité; enfin, les bains publics n’étaient probablement pas mixtes.*

Par ailleurs, la conception exprimée par Gautier des statues antiques blanches a été modifiée par la recherche historique**. Mais il est exact qu’à l’époque de Phryné, la statuaire montrait les femmes nues (notamment représentation de déesses).

                                                                                       * En sens contraire, Athénée, principale source sur l’histoire de Phryné, note qu’on ne pouvait jamais voir celle-ci déshabillée, car elle n’allait jamais aux bains publics (ce que rappelle d’ailleurs Du Camp) – mais écrivant plusieurs siècles après l'époque de Phryné, son indication est à prendre avec précaution si on veut y trouver la preuve que les femmes à Athènes pouvaient êtres vues nues (par des hommes) aux bains (même si les bains des hommes et des femmes étaient séparés).

                                                                                      ** Ce point est toujours controversé mais il semble qu'au moins certains détails des statues étaient en polychromie. La polychromie des statues antiques a été évoquée pour la première fois (semble-t-il) par le savant Quatremère de Quincy au début du 19ème siècle.

 

 

Quant aux concours de beauté – y en avait-il vraiment, et surtout pour les femmes ? Les « spectacles choragiques » étaient les représentations payées par les chorèges (riches contribuables) ; il est peu probable qu’on y voyait des femmes sinon nues, du moins très déshabillées ; de même lors des processions ou dans les danses cérémonielles, les vêtements féminins devaient être décents : « [Q]ue les femmes ne portent pas de vêtement transparent »  dit un règlement pour les participantes à une procession (en Messénie, au Ier siècle avant J-C), ce qui pourrait indiquer que le port de vêtements assez transparents n’était pas inconnu de façon générale (Florence Gherchanoc, Beauté, ordre et désordre vestimentaires féminins en Grèce ancienne, Clio, 2012,https://doi.org/10.4000/clio.10717). Il faudrait aussi tenir compte des époques, la Grèce du Vème siècle n'étant pas celle de la période hellenistique ou de la domination romaine.

                                                                                                    

 

 

 

« NOUS POUVONS BIEN ACQUITTER M. GÉRÔME »

 

 

 

Dans La Revue nationale et étrangère, politique, scientifique et littéraire,1861, volume 4, Eugène Vinet fait le compte-rendu du Salon ; il crédite Gérôme d’un « talent très approfondi », mais exprime quelques réserves sur son choix de sujets destinés à « nous égayer par quelque gaillardise gauloise tout en restant Grec et Romain ». Pour le critique, il n’y a pas grand-chose en commun entre l’anecdote véritable (du moins selon le récit d’Athénée) et la scène peinte par Gérôme, qui présente des juges en proie à une émotion sensuelle, alors qu’ils furent « frappés à l’instant même d’une crainte religieuse et pleins de respect envers la prêtresse et la servante de Vénus. Le beau et le divin, c’était une seule et même chose dans cette Grèce qui fut la poésie vivante ».

 

Néanmoins il juge que Gérôme a bien rendu le mouvement de pudeur inquiète de Phryné qui se voit nue tout à coup devant tant de gens. Mais il désapprouve, comme Maxime Du Camp, son apparence physique : « Combien cette Phryné parisienne paraît-elle mesquine auprès de ce long Hypéride. Qu’elle est loin de cette beauté opulente et souveraine qui séduisit Apelles et dont Praxitèle était enivré. Je suppose pour un instant la Phryné de M. Gérôme déférée au vrai tribunal des Héliastes. Quand bien même Hypéride prendrait sa défense, je serais fort alarmé ». Le même critique est  nuancé pour l'autre tableau Socrate chez Aspasie, et négatif pour Les Augures. Vinet cite Hegel, qui pensait que les Français préféraient le plaisant au beau véritable; il conclut que le public se dirige toujours vers ce qui est plaisant. 

 

La critique parue dans L’Illustration, 1861, sous les initiales A. M., est assez désinvolte du point de vue technique, mais passablement élogieuse. Le critique s’aligne sur le public. Il note qu’on a toutes les peines du monde à approcher des tableaux de Gérôme : « On ne critique avec acharnement que les hommes de talent. Les autres, on n’en parle peu ou point. M. Gérôme a donc le double mérite d’aiguiser les plumes des critiques et d’attirer la foule des amateurs devant ses ravissantes toiles ». C’est donc en accord avec le public que le critique juge que « Phryné est une belle toile ». Il résume l’effet du tableau sans émettre les bémols des autres critiques sur la concupiscence des juges ou le physique, au choix, aguichant ou défectueux, de Phryné : «  Une femme aussi belle ne pouvait mal parler des dieux à qui elle devait sa sublime beauté. Les juges, hommes sages mais fanatiques des formes irréprochables, renvoyèrent Phryné des fins de la plainte* (…) Les juges ont acquitté Phryné, nous pouvons bien acquitter M. Gérôme.»

                                                                                                                * Jargon du droit : mettre fin aux poursuites ou prononcer la relaxe.

 

On peut donc juger que loin de provoquer « l’indignation » (comme l’écrivent certains auteurs d’aujourd’hui, qui transposent peut-être inconsciemment sur le passé les réactions actuelles des milieux féministes), la toile de Gérôme fut appréciée par le grand public, sinon par l’ensemble de la critique (qui au passage, ne manquait pas d’esprits érudits).

 

 

 

PHRYNÉ DE  GÉRÔME VUE PAR EDGAR DEGAS

 

 

Un article érudit récent mentionne Degas comme un des critiques qui ont parlé de pornographie pour le tableau de Gérôme : « Ce tableau de quatre-vingt centimètres sur un mètre vingt-huit a été exposé au salon de 1861, où il a été qualifié de « scabreux » ou de « pornographique », avec en note : « Ce sont les termes de Degas » (Élise Lehoux et Nicolas Siron, Montrer, démontrer : Phryné et le dévoilement de la vérité, in Cahiers « Mondes anciens », 2016, https://doi.org/10.4000/mondesanciens.1697).

L’article précité semble indiquer que l’opinion exprimée par Degas fut l’opinion majoritaire sur le tableau - on a vu qu’il n’en était rien. De plus, cette opinion de Degas ne fut pas, sauf erreur, exprimée lors du Salon de 1861, mais bien après, lors d’une conversation avec des amis.

Il est intéressant de citer les propos de Degas tels qu’ils ont été rapportés.

« ... Degas continue :
- Reyer*, qui est un des amis de Gérôme, me demandait : que pensez-vous de la Phryné devant l'aréopage ?
Ecoutez, je vais vous parler pensée; pas peinture : pensée. Phryné était une des gloires de son temps à cause de la beauté de son corps. On l'honorait en Grèce, comme ces gens-là savaient honorer la beauté. Tous les philosophes se faisaient gloire de la connaître. Que dire du peintre qui a fait de Phryné devant l'aréopage une pauvre honteuse qui se cache ? Phryné ne se cachait pas, ne pouvait pas se cacher, puisque sa nudité était précisément la cause de sa gloire. Gérôme n'a pas compris et a fait de ce tableau, par cela même, un tableau pornographique.
- Oh ! Oh! Vous êtes dur.
- Mais non, je dis la vérité, la saine vérité. Pourquoi ne pas combattre l'erreur ? Je sais bien que ce n'était pas l'idée de Gérôme, ce galant homme, de faire un tableau scabreux, mais faute d'avoir compris l'âme réaliste et logique de la race grecque, il en fit un tout de même, aux yeux des gens qui réfléchissent. Il est vrai que ceux-ci sont une infime minorité... »

http://agora.qc.ca/documents/Degas--Souvenirs_sur_Degas_par_Georges_Jeanniot

                                                                                                    * Certainement Ernest Reyer (1823-1909), l’auteur de Sigurd, compositeur plus connu à l’époque qu’aujourd’hui, né à Marseille.

 

Degas reprend donc la même critique que d’autres avant lui : Gérôme a méconnu l’âme (ou l’esprit ?) de la « race grecque ». Ce qui rend son tableau discutable, c’est de ne pas avoir compris que Phryné aurait dû être fière de sa beauté et de sa nudité, même devant les juges. S’il parle de pornographie ou de peinture scabreuse, c’est parce que Gérôme a montré les Grecs comme ayant, à l’égard de la nudité, la même attitude ambivalente que les gens du 19ème siècle (la nudité fascine mais dérange, elle est honteuse, aussi bien pour celle qui est regardée nue que pour ceux qui regardent).

Toutes les critiques de ce genre sont basées sur une certaine idée de la Grèce (ou au moins d’Athènes) qui n’a peut-être pas plus de justification historique que la version de Gérôme.

D’ailleurs, les historiens récents rappellent que Phryné ne se montra pas entièrement nue devant le tribunal, mais avec la poitrine dénudée – ce qui était à l’époque une attitude relativement courante de supplication ; de plus il est possible que ce ne soit pas Hypéride qui a dénudé sa poitrine, mais elle-même (malgré le texte ancien le plus cité, celui d’Athénée, dans son Banquet des Sophistes). Ainsi, ce qui a été considéré par beaucoup d’écrivains (même dans l’Antiquité) comme un appel au sentiment de la beauté chez les juges, voire même un appel à leur sensualité – c'est l'aspect que Gérôme a retenu dans son tableau  -  était probablement une supplication traditionnelle, dans un contexte quasiment religieux.

Pour une mise au point récente, rédigée avec un humour bienvenu, voir l’article de Jean-Victor Vernhes, Quand Phryné dévoilait son sein, ou du nouveau sur l’affaire Phryné ?, dans Connaissance hellénique, 2019.

https://ch.hypotheses.org/3212

 

Extrêmement célèbre, le tableau de Gérôme fut imité par des caricaturistes : il en sera question en appendice.

 

 

 

NUDITÉ, PORNOGRAPHIE  ET « BEAU IDÉAL »

 

 

Si on revient sur la qualification de pornographie rappelée dans l’opinion de Degas  - et devenue quasiment un lieu commun des divers auteurs « savants » récents, peut-être au prix d’un contresens  – on peut se demander ce qu’il y avait de pornographique dans la représentation de Gérôme. En effet, conformément aux règles admises par quasiment tous les artistes depuis l’Antiquité, il représente la nudité féminine sans les caractères sexuels réalistes (toison pubienne, fente vaginale) – c’est généralement la représentation réaliste qui distingue au 19ème siècle les oeuvres « licencieuses » ou pornographiques (souvent des gravures vendues clandestinement*) de l’art convenable et traditionnel qui présente une nudité idéalisée. Bien entendu, les oeuvres licencieuses représentent aussi  volontiers l'acte sexuel, ce que l'art traditionnel ne peut pas se permettre (sinon, et en risquant le scandale, par un système métaphorique). 

Le seul élément qui pousse la représentation de Gérôme vers le sentiment d’excitation sexuelle (outre les formes « voluptueuses » du modèle, en dépit de certains critiques adeptes du « beau idéal ») est, comme le relève Maxime Du Camp, le fait qu’elle apparaisse nue mais en cothurnes (comment pourrait-elle n’avoir pas gardé ses chaussures, à moins de venir nu-pieds au tribunal ?). Comme on ne l’ignore pas, le caractère d’appel sexuel de la nudité est accentué si la femme conserve sur elle quelques accessoires – comme on l’a déjà vu précédemment avec Cranach ou l’anonyme rhénan – c’est notamment le cas pour les chaussures (ici avec laçage et même semelles compensées).

                                                                                  * C’est aussi valable pour des peintures destinées à un seul amateur, comme le tableau (célèbre aujourd’hui) L’Origine du monde de Courbet, réalisé pour un diplomate turc.

 

 

Jean-Léon_Gérôme,_Phryne_revealed_before_the_Areopagus_(1863)_-_01

 Jean-Léon Gérôme, Phryné devant l’Aréopage, détail.

 

 

 

 

 

PHRYNÉ À ÉLEUSIS : UN RUSSO-POLONAIS REGARDE L’ANTIQUITÉ

 

 

Une bonne vingtaine d’années après le tableau de Gérôme, un autre peintre décide aussi de consacrer un tableau à Phryné. Cette fois, il s’agit de la scène (aussi relatée par Athénée dans le Banquet des Sophistes) où Phryné, pendant la fête de Poséidon, qui se tient à Éleusis, près d’Athènes, se déshabille et descend nue jusqu'au bord de la mer pour entrer dans l’eau devant tous les participants, dans l’intention semble-t-il, de personnifier la déesse de l’amour Aphrodite, née de l’écume des eaux (c’est le sens de l’adjectif Anadyomène appliqué à Aphrodite). Comme on l’a déjà dit, on avait peu de chances de voir les femmes grecques déshabillées hors de l’intimité :  l’action de Phryné fit donc sensation (d’autant plus que selon les historiens antiques, elle adoptait dans la rue une tenue qui ne laissait rien voir de son anatomie).

 

 

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Henryk Siemiradzki (1843 – 1902), Phryné aux fêtes de Poséidon à Éleusis, 1889

Musée russe, Saint-Pétersbourg.

Wikipédia.

 

 

 

Le peintre russo-polonais Henryk Siemiradzki a terminé son tableau en 1889 (après 3 ans de travail) ; dans sa première idée il avait représenté Phryné entièrement nue puis a décidé de de la montrer se déshabillant avec encore sur elle un pan de son chiton (manteau grec) - et une de ses chaussures.

Elle est environnée par beaucoup de personnes, dont ses servantes et une foule de participants à la fête de Poséidon qui admirent la scène ou réagissent chacun à sa façon. On voit la procession qui descend vers la mer depuis le temple de Poséidon et tout le panorama du Golfe Saronique et des montagnes de l'île de Salamine, dans la lumière ensoleillée indissociable de l’image de la Grèce. Pour certains critiques c’est le paysage qui est la partie la plus réussie du tableau.

Henryk Siemiradzki a voulu représenter avec ce sujet sa conception globale de la beauté classique : «Le soleil, la mer, l'architecture, la beauté féminine, et le ravissement muet des Grecs à la vue de la plus belle femme de leur temps, le plaisir de l'artiste populaire n'ayant rien de semblable au cynisme des adorateurs actuels de cocottes », écrit-il à un correspondant au moment où il commence le tableau.

Siemiradzki a certainement dans l’esprit le tableau de Gérôme lorsqu’il parle des « adorateurs de cocottes ». Là où Gérôme avait représenté une « petite femme » (dans tous les sens du mot) au physique affriolant (ou du moins, il se l’imaginait telle), Siemiradzki veut créer une œuvre qui conjugue l’érotisme et la décence, placée sous le signe du « beau antique ».

Son image de Phryné est celle d’une beauté conforme aux canons de la sculpture grecque – qui évoque un peu dans sa froideur « marmoréenne » le vers de Baudelaire :

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre

(La beauté)

 

 

 détail-15

 Henryk Siemiradzki, Phryné aux fêtes de Poséidon à Éleusis, détail.

Les cothurnes de Phryné, dans la version de Siemiradzki, sont plus voyantes que celles de la version Gérôme. De même, le pan du manteau de Phryné qui descend bas sur sa hanche, rattaché par une mince lanière et le léger déhanchement du personnage, ainsi que sa pose qui fait remonter sa poitrine, sont des détails qui montrent que le peintre n'a pas exclu de sa  représentation de la beauté toute connotation d'excitation sexuelle - l'effet de ces détails étant toutefois limité par la froideur du modèle.

Sur un autre plan, un critique contemporain de Siemiradzki jugea qu'il n'y avait dans cette peinture aucun visage ayant le type grec.

 

 

 

Siemiradzki a réalisé son tableau dans son atelier de Rome, mais il est aussi allé se documenter en Grèce et a visité le site d'Éleusis.

Le tableau est remarquable par ses vastes dimensions : 7,60 mètres sur près de 4 mètres.

Il fut exposé à l'Académie russe des beaux-arts de Saint-Pétersbourg où il eut un succès retentissant. Le peintre reçut des distinctions flatteuses et le tableau fut acheté par l’empereur Alexandre III.

Mais le tableau suscita aussi des critiques qui curieusement, mettaient l’accent sur des considérations nationales ou raciales. Des peintres qui se réclamaient de la tradition russe et opposés aux influences occidentales, ont critiqué l’inclusion du tableau dans le Musée russe nouvellement créé par le Tsar, car bien que sujet de l’Empire, Siemiradzki était originaire de la partie de la Pologne qui était à l’époque sous la domination russe; ce n’était donc pas un « vrai » russe. De plus, le tableau, qui donne une image magnifiée de la civilisation grecque antique et du monde méditerranéen, n’a évidemment rien de commun avec les traditions et la culture russes.

Le critique de la fin du 19ème siècle Vladimir Stassov reproche au tableau de manquer dé véracité ethnologique : pour lui, il n'y a pas un seul visage grec dans le tableau. Il est probable que Siemiradzki avait pris des modèles italiens puisque son atelier était à Rome – de plus des Grecs du 19 ème siècle auraient-ils représenté l’image qu’on se faisait de Grecs de l’Antiquité ? Mais Stassov admet que le paysage est superbement peint.  

D’autres critiques russes récents ont noté que le peintre, grâce au paysage, parvient à faire revivre l'histoire ancienne et le mythe antique et donne l’impression de l’atmosphère grecque, de la brise marine (Tatiana Karpova) ou qu’il exprime le ravissement devant la beauté (Vitali Manine).

La critique française semble assez généralement ignorer le tableau de Siemiradzki - et si elle en parlait, il est probable que ce serait pour déplorer son académisme puisque, comme chacun sait, seuls les impressionnistes ont droit de cité en France parmi les peintres de la seconde moitié du 19 ème siècle.

 

 

 

MANET DÉJEUNE SUR L’HERBE

 

 

 

A peu près au même moment où Gérôme se taillait un beau succès avec Phryné devant l’Aréopage, un autre peintre français, bien moins favori du public, donnait son interprétation d’une réunion célèbre de la peinture renaissante, où des femmes nues sont mêlées à des hommes habillés.

Le Déjeuner sur l'herbe de Manet est inspiré du Concert champêtre (attribué à l’époque à Giorgione, dont il a été question en  partie 1).

 

 

 

Édouard_Manet_-_Le_Déjeuner_sur_l'herbe

Edouard Manet (1832-1883), Le Déjeuner sur l’herbe, huile sur toile, 1863

Musée d’Orsay.

Wikipédia.

 

 

Ce qui fit sensation à son époque et ce qui choqué le plus le public, lorsque le tableau fut exposé (au Salon des refusés*), fut semble-t-il la présence simultanée dans la scène représentée, de femme dévêtues et d'hommes habillés (en habits de tous les jours). Cette œuvre par un peintre moderniste qui ne se donnait pas l’alibi d'un tableau d'histoire étais plus choquante pour le public de l'époque que le tableau de Gérôme qui qui semble avoir été majoritairement bien accueilli malgré les critiques dont on a fait état.

                                                                                        *  Comme son nom l’indique, ce Salon regroupait les peintures qui avaient été refusées par le jury d’admission au Salon annuel organisé par l’académie des Beaux-arts.

 

Émile Zola qui parallèlement à ses débuts d’auteur de fiction, se faisait connaître comme critique d’art, a fait l’éloge du tableau de Manet*.

                                                                                        * Le même Zola avait jugé sévèrement le tableau de Gérôme : « Ce corps de femme (…) fera bien au milieu du tableau. Mais cela ne suffit pas, il faut aggraver en quelque sorte cette nudité en donnant à l’hétaïre un mouvement de pudeur, un geste de petite maîtresse moderne surprise en changeant de chemise » (1867). (citation dans Jean-Victor Vernhes, Quand Phryné dévoilait son sein…, art. cité).

 

Zola remarque que dans le tableau de Manet « La foule (…) a vu seulement des gens qui mangeaient sur l'herbe, au sortir du bain, et elle a cru que l'artiste avait mis une intention obscène et tapageuse dans la disposition du sujet » - alors que les vrais peintres comme Manet «, n'ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre (…), la femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l'artiste l'occasion de peindre un peu de chair. Ce qu'il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l'herbe, c'est le paysage entier ».

Ainsi Zola, donnant un cadre intellectuel aux critiques – et au public – des décennies suivantes, invite à comprendre que le sujet est insignifiant dans l’œuvre et que seule compte la technique picturale.

C’est si peu vrai que la notice Wikipédia qui cite l’avis de Zola commente ainsi la nouveauté radicale du Déjeuner sur l’herbe : il s’agissait de mettre fin à l'hypocrisie consistant à dire «  que la forme nue était acceptable dans la peinture académique, mais pas acceptable dans la vraie vie ». « Ayant perdu toute déférence pour les peintres du passé, il [Manet] cherche à les éclipser pour caricaturer la sexualité des mœurs bourgeoises de son époque, cachée sous un romantisme apprêté. »

Ainsi le véritable intérêt du Déjeuner sur l’herbe ne serait pas comme l’indique Zola, d’être un tableau qui vaut par les qualités picturales proprement dites (disposition, coloris, équilibre des masses, des ombres et des lumières) et surtout pas par le sujet (et donc les personnages, ce qu’ils font, etc), mais bien une toile « à thème » - donc à sujet -   destinée à imposer le nu en art dans la représentation de la vie quotidienne* et accessoirement (?) à « dénoncer » « la sexualité des mœurs bourgeoises ».

                                                                              * Notons au passage que si au 19 ème siècle le nu est en effet (le plus souvent) présenté en peinture (et sculpture) comme une illustration d'une anecdote historique ou mythologique, on trouve dans les siècles précédents des nus présentés pour eux-mêmes. 

 

Il faut admettre que l’intérêt pictural du Déjeuner sur l’herbe est faible : peint avec des couleurs ternes, présentant un paysage banal de campagne francilienne (d’ailleurs probablement pas peint d’après nature puisqu’on l’a comparé à un décor de théâtre) avec des personnages dépourvus de séduction, il manque totalement du brio que Manet a su insuffler dans d’autres toiles (par exemple Le Bal de l’Opéra) : c’est bien le désir de choquer le public (la foule comme dit  Zola, comme si le public du Salon n’avait pas été essentiellement un public bourgeois et non une « foule »), qui semble avoir motivé Manet, plus que le désir de peindre un tableau sans autre justification que la valeur esthétique.

 

 

 

ROLLA DE GERVEX : UN NU SELON MANET, OU PAS ?

 

 

 

Manet a-t-il réussi à imposer le nu dans la peinture sans alibi historique ou mythologique ? Il est vrai que les nus de Modigliani par exemple, n’auront pas d’autre but que de peindre un nu – ce qui, par parenthèses, reste un « sujet ».

Il est toutefois déconcertant que probablement les mêmes qui approuvent Manet d’avoir débarrassé le nu de ses oripeaux obligés sont aussi ceux qui désapprouvent des œuvres de la fin du 19ème siècle représentant des nus, comme Rolla de Henri Gervex* (nu « contemporain », exposé en 1878), représentant une jeune fille endormie sur un lit, l’emplacement de son sexe caché par un bout de drap, avec un homme debout, en chemise et pantalon, qui se tient près d’une fenêtre d’immeuble (sans doute haussmannien) – illustration modernisée du livre de Musset décrivant la mélancolie du héros qui se suicide après une nuit d’amour. L’œuvre, réalisée par un peintre encore jeune, d'ailleurs proche de Manet,  eut un succès de scandale* mais fut finalement appréciée. On affirme que ce qui choqua le public n’était pas le nu mais le déballage de vêtements au pied du lit – tendant à montrer que le personnage féminin était une prostituée – ce déballage avait d’ailleurs été conseillé à Gervex par Degas.

                                                                                                                  * Henri Gervex (1852-1929). A partir de Rolla, sa carrière suivit une pente ascendante qui l'emmena aux plus grands honneurs de l'art officiel (membre de l'Institut, commandeur de la Légion d'honneur, membres de plusieurs académies étrangères et dignitaire d'autant de décorations, président de jury, etc). 

                                                                                           ** Rolla fut exclu du Salon officiel et présenté dans une galerie privée.

 

Pourtant Rolla est bien un nu (ce n’est pas que cela) comme Manet le souhaitait, contemporain et sans alibi historique ou mythologique, mais pas dégagé de toute anecdote (pourquoi devrait-il absolument l’être ?). Ajoutons que le peintre, Gervex, qui fut une célébrité de son temps, a le tort aujourd’hui de ne pas être impressionniste ; certains le classent même comme peintre académique alors que les contemporains, qui s’y connaissaient mieux, le classaient parmi les réalistes (un réaliste mitigé, sans doute).

Enfin, on observait plus haut que l'art traditionnel (ici compris par opposition aux oeuvres « licencieuses », vendues « sous le manteau ») ne pouvait pas se permettre la représentation de l'acte sexuel - mais une évocation indirecte est possible. Ici, manifestement, la scène représentée se place après une nuit d'amour; l'acte sexuel, bien qu'absent de la représentation, est clairement suggéré, notamment dans la pose de la jeune fille. Le peintre joue avec les interdits de son époque (la nôtre n'est pas si différente, d'ailleurs), mais il reste du bon côté de la représentation : si scandale il y a, c'est un scandale synonyme de succès, comme le montre la carrière de Gervex.

 

 

 

Henri_Gervex__Rolla_

Henri Gervex  (1852–1929), Rolla, huile sur toile,1878

Musée des Beaux-Arts de Bordeaux.

Wikipédia.

 

 

 

 

 

APPENDICE : PHRYNÉ AUX USA

 

 

Extrêmement célèbre, le tableau de Gérôme fut imité par des caricaturistes, notamment américains.

Dans une caricature de Bernhard Gillam, parue dans le magazine humoristique Puck en juin 1884, c’est le candidat du Parti républicain aux élections présidentielles, James G. Blaine, qui tient le rôle de Phryné. Blaine apparait en caleçon, le corps couturé d’inscriptions sur son implication dans des scandales, avec un bavoir « magnetic pad » (?). Le rôle d’Hypéride est tenu par Whitelaw Reid, le rédacteur en chef du journal The New-York Tribune. Le jeune Théodore Roosevelt (futur président des USA) est visible au premier rang des assistants. La caricature est intitulée Phryne before the Chicago tribunal (Phryné devant le tribunal de Chicago - peut-être la convention républicaine pour choisir le candidat du parti aux élections ?) ; aussi bien Whitelaw Reid que le caricaturiste Gillam étaient Républicains, mais opposés à Blaine. Ce dernier, ulcéré, pensa porter plainte contre l'auteur de la caricature ou l'éditeur, puis renonça. Les attaques sur la moralité de Blaine contribuèrent peut-être à son échec : il fut battu par le Démocrate Garfield à l'élection présidentielle.

 

 

Phryne_before_the_Chicago_Tribunal_by_Bernhard_Gillam

Phryné devant le tribunal de Chicago, caricature par Bernhard Gillam, magazine Puck, juin 1884.

Au milieu, on voit  un vase offert à Blaine par « le roi du lobby ». La légende dit : L'avocat ardent : Maintenant, gentlemen, ne faites pas d'erreur dans votre décision ! Voici la pureté et le magnétisme pour vous -  c'est imbattable ! (Ces allusions ne sont pas claires, mais il semble que Blaine se flattait de son magnétisme).

Wikipédia.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Phryne_before_the_Chicago_Tribunal_by_Bernhard_Gillam.jpg

 

 

 

Dans une autre caricature plus tardive, de Udo J. Keppler, parue dans le journal Puck en décembre 1908, intitulée The high tariff Phryne before the tribunal (en quelque sorte, Phryné des hauts tarifs devant le tribunal), ce sont les hauts tarifs douaniers qui sont dévoilés, probablement devant les membres du Congrès et des dirigeants d'entreprise en costume grec. 

Dans cette dernière caricature, l’auteur montre une plantureuse Phryné mais - décence oblige – sa nudité est largement cachée par le mouvement des voiles que le pseudo-Hypéride lui enlève.

 

 The_high_tariff_Phryne_before_the_tribunal_-_Keppler_after_Gerome

 Phryné – les hauts tarifs devant le tribunal, par Udo J. Keppler, magazine  Puck, décembre 1908.

Au centre, une arche porte l'inscription : Arche de l'accord Dingley. Elle fait allusion aux tarifs douaniers votés en 1897 (Dingley Tariff) qui établissaient des droits d'entrée élevés sur les produits étrangers -  de nouveaux tarifs encore plus élevés devaient être ensuite votés par le Congrès.

 https://commons.wikimedia.org/wiki/File:The_high_tariff_Phryne_before_the_tribunal_-_Keppler_after_Gerome._LCCN2011647376.jpg

 Wikimedia Commons.

 

 

On admire que les caricaturistes aient eu la patience de reproduire assez fidèlement l’œuvre de Gérôme pour un résultat purement circonstanciel et éphémère.

Ces caricatures témoignent du succès du tableau de Gérôme aux Etats-Unis : même si la morale américaine faisait (sans doute) obstacle à reproduire exactement la nudité de Phryné, elle n’empêchait pas l’engouement pour un tableau un peu scandaleux.

En France aussi, le tableau de Gérôme a donné lieu à un traitement dans la caricature politique. Bien moins « léchée » que les caricatures américaines, la caricature du Français Alfred Le Petit (parue dans L’Éclipse en septembre 1871) montre « La nouvelle Phryné » (qui reprend exctement la pose de la Phryné de Gérôme mais dont le visage reste dans l'ombre), exhibée nue devant des députés excités. Le rôle d’Hypéride revient à un personnage plutôt court sur pattes (il a dû monter sur une chaise pour lui enlever ses voiles). Phryné représente ici la République et le personnage barbu est probablement Gambetta ; le caricaturiste a sans doute voulu lui donner un « profil juif », ce qui ne surprend pas compte tenu de ce qu’on sait de Le Petit : celui-ci, caricaturiste de gauche, devint par la suite boulangiste, puis nationaliste et antisémite antidreyfusard.

 

 

Alfred_Le_Petit_-_The_new_phryne_according_to_a_painting_by_Gerome_Phryne_would_be_the_Republique_-_(MeisterDrucke-964345)

 La nouvelle Phryné, caricature par Alfred Le Petit, journal L'Eclipse, septembre 1871.

Site de reproductions Meisterdrucke.

https://www.meisterdrucke.fr/fine-art-prints/Alfred-Le-Petit/964345/La-nouvelle-Phryne,-d%27apr%C3%A8s-un-tableau-de-G%C3%A9r%C3%B4me,-Phryne-serait-la-R%C3%A9publique-d%C3%A9voil%C3%A9e.-dans-%22L%27Eclipse%22-de-A.-Le-petit,-3-septembre.html

 

 

 

 

 

 

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Le comte Lanza vous salue bien
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