Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le comte Lanza vous salue bien
26 mars 2024

ALGÉRIE ET FRANCE AVANT 1830, LES DERNIÈRES ANNÉES PARTIE 3 : VERS LA RUPTURE  

ALGÉRIE ET FRANCE AVANT 1830, LES DERNIÈRES ANNÉES

PARTIE 3 : VERS LA RUPTURE

 

 

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit.]

 

 

Comme on l’a indiqué, le paiement des dettes Bacri-Busnach par l’Etat français entraîna un grand nombre d’actions devant les tribunaux par des personnes déclarant être créancières des Bacri-Busnach et faisant opposition aux paiements. Il serait intéressant de retrouver un certain nombre de ces actions judiciaires (il y en eut 50 ou 60 selon la brochure du comte de Laborde, Au roi et aux chambres..., 1830, 300 selon Edgard Le Marchand, L'Europe et la Conquête d'Alger,1913).

 

 

DEVANT LES JURIDICTIONS CIVILES

 

 

Les procès intentés à l’époque pouvaient aussi opposer des membres de la famille Bacri entre eux.
Ainsi la cour royale (d’appel) d’Aix doit statuer le 24 juillet 1826 sur un litige opposant Nathan Cohen-Bacri à son oncle Jacob Cohen-Bacri (il s’agit en fait d’une question préjudicielle : un étranger naturalisé peut-il agir en justice en France contre un étranger pour des obligations antérieures à l’obtention de sa naturalisation ?)

La cour statue sur appel par Jacob Cohen-Bacri d’un jugement rendu en faveur de Nathan Cohen-Bacri. Les considérants de la cour rappellent une cascade de procès : Nathan Coën-Bacri [orthographe utilisée dans le jugement) a d’abord réclamé 67 340 f à son oncle Jacob Coën-Bacri  « pour solde de compte courant entre eux à raison de divers envois de marchandises expédiées de Marseille à Alger en 1812 et 1813 ».

Nathan a fait procéder « en vertu d’une ordonnance délivrée par M. le président du tribunal civil de Marseille à une saisie arrêt en mains du ministre des finances des sommes dues au sieur Jacob Coën-Bacri par le gouvernement français » et a assigné Jacob devant le tribunal de commerce de Marseille, tandis qu’en sa qualité d’étranger, le sieur Jacob Coën-Bacri a décliné la compétence de ce tribunal.

La cour indique qu’après la conclusion de la convention du 28 octobre 1819, stipulant le règlement de  7 millions de francs à Jacob Cohen-Bacri et Michel Busnach, dès le 6 décembre suivant, « Nathan Coën-Bacri, fils de Joseph, fit procéder sur cette somme en vertu d’une ordonnance de M. le président du tribunal civil de Paris à une saisie-arrêt pour sûreté de 7 444 000 fr*., somme à laquelle il faisait monter les créances de son père et les siennes dans la société qu’il prétendait avoir existé entre divers membres de la famille Bacri et Busnach depuis 1787 », requête qui fut rejetée par jugement puis par arrêt de la cour royale de Paris du 14 août 1820, « sur le motif que s’agissant  d’ une contestation entre sujets algériens, le  juge français n’avait pu interposer son autorité ni autoriser une opposition de la part de l’un au préjudice de l’autre** ». La requête actuelle de Nathan doit-elle être rejetée au motif qu'il y a identité de cause avec celle déjà jugée par la cour de Paris ? 

                                                                          * Soit plus que le montant accepté par la convention de 1819 !

                                                                         ** Résidant en Toscane, Nathan était devenu Français lors de la réunion, sous l’Empire napoléonien, de la Toscane à la France (il fallut un texte particulier pour les membres de la communauté juive). La Toscane ayant cessé d’être rattachée à la France, Nathan demanda le bénéfice de la loi du 14 octobre 1814 relative aux habitants des « départements ci-devant réunis » qui souhaitaient conserver la qualité de Français, ce qui fut effectif par « lettres de naturalité » de 1823.

 

La cour royale d’Aix, considérant que la demande actuelle de Nathan (pour 67 340 fr.) est différente de celle portée par le même Nathan devant les juridictions parisiennes (pour 7, 44 millions), et qu'il n'y a donc pas identité de cause, juge qu’en tant que naturalisé français*, il peut intenter en France une action contre un étranger. La cour rejette donc le déclinatoire de compétence de Jacob. L’examen du fond de l’affaire est renvoyé à une audience ultérieure.

Nous avons simplifié les circonstances de l’affaire, qui fournit un exemple des procès provoqués par la liquidation des dettes Bacri. Nous n’avons pas le résultat définitif des instances introduites par Nathan.

                                                                     * Il semble que Nathan pouvait dès lors introduire une nouvelle demande pour paiement des 7,4 millions. L’a-t-il fait ?                             

                                                                           

La cour d’Aix rappelle également que Salomon Bacri, frère de Joseph et Jacob, puis les enfants de Salomon Bacri, ont intenté un procès à Jacob Bacri en remboursement d’un prêt ancien de 600 000 fr., et à Michel Busnach « en tierce opposition aux jugemens du 13 ventôse an XIII et du 30 décembre 1806 », mais furent déboutés. Puis, en 1823, les héritiers de Salomon Bacri « firent procéder en vertu d’une ordonnance de M. le président du tribunal civil de Marseille à une saisie-arrét sur les fonds dus par le gouvernement français à Jacob Coën Bacri et à Busnach pour sûreté des 600 000 fr. » - mais leur saisie-arrêt fut rejetée par jugement de 1825, tandis que leur action contre Busnach était rejetée par la cour d’Aix la même année (apparemment du fait que tous  - demandeurs et défendeurs - étaient étrangers ?).

L’action des héritiers de Salomon Bacri est étrangère au litige entre Nathan et Jacob et on ne voit pas pourquoi la cour l’évoque, sinon pour éclaircir autant que possible l’enchevêtrement des instances concernant les porteurs du même nom.


On est bien ici dans le monde de Balzac avec les diverses juridictions agissant dans leur domaine de compétence pour une partie de l’affaire (tribunal civil, tribunal de commerce, cour royale de Paris ou d’Aix), les actes (oppositions, saisies-arrêts), et on devine les avocats, avoués et huissiers à la manœuvre.

Recueil général des lois et des arrêts fondé par J. B. Sirey, p. 719 https://books.google.fr/books?id=J-IxAQAAMAAJ&pg=PA720&dq=co%C3%ABn-bacri+cour+royale+d%27aix&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwjx6-Hz29CEAxWyBfsDHfqZBf4Q6AF6BAgIEAI#v=onepage&q=co%C3%ABn-bacri%20cour%20royale%20d'aix&f=false

et Journal de jurisprudence commerciale et maritime, 1826, p. 156, books-google)

 

 

 

 DEVANT LE CONSEIL D'ÉTAT

 

Plus tard, Bacri et Busnach intentèrent une action devant le Conseil d’Etat (ou du moins leur recours fut solutionné en 1835 seulement). Ils demandaient un montant de 1 155 000 francs représentant pour partie des intérêts de retard car le montant qui leur était dû n’ avait été ordonnancé que le « 30 juin 1821 et non le 1er mars 1820 *» comme prévu, et pour partie la compensation d’une perte : en effet, « dans l’opinion générale où l’on était que leur créance serait payée en rentes à 5 p. cent, ils avaient vendu à livrer 200 000 fr. de rentes et qu’ayant touché le montant de leur créance en numéraire, ils avaient été obligés pour satisfaire à leur engagement, d’acheter des rentes à un taux élevé ».

                                                                    * Un nouveau retard de paiement qui est rarement évoqué !


Donc les Bacri-Busnach croyant (sur quel fondement ?) que le montant dû leur serait versé en rentes à 5%, avaient vendu par avance (avant même la conclusion de la convention d’octobre 1819, puisque celle-ci parle bien d’un paiement en numéraire ?) des rentes (qu’ils n’avaient pas) en croyant faire un bénéfice. Après avoir reçu le montant en numéraire, ils avaient été obligés d’acheter des rentes au prix du marché pour honorer leur promesse de vente.


Par arrêt du 27 novembre 1835, le Conseil d’Etat rejeta la demande sur les deux points puisqu’aussi bien la convention de 1819 que la loi de 1820 avaient prévu un paiement en numéraire, de plus le Conseil d’Etat se retranchait derrière l’exécution stricte de la loi pour le refus de verser des intérêts de retard.

Recueil général des arrêts du Conseil d'état, 1844, p. 221

 

Notons ici, que, comme un peu partout dans cette affaire dès qu’on essaie d’aller au fond, il est impossible de savoir quelles sommes les Bacri-Busnach ont finalement conservées pour eux, ni quels montants ont été perçus par les créanciers des Bacri-Busnach devant les tribunaux ni a fortiori quelle part de ces montants correspondaient à des créances fictives qui auraient été finalement ristournées aux Bacri-Busnach.

 

Nous devons maintenant revenir un peu en arrière et nous intéresser au consul général Pierre Deval qui allait jouer un rôle de premier plan dans l’engrenage de faits conduisant à l’intervention militaire de 1830.

 

 

LE CHEVALIER DEVAL

 

 

Pierre Deval fut nommé consul général à Alger par le gouvernement de la Restauration dès la fin 1814, mais son arrivée fut différée de plusieurs mois, notamment en raison en raison des événements politiques en France (retour de Napoléon aux Cent-Jours).

 « En vertu des nouvelles instructions du Ministère, Deval devait donner satisfaction complète à la Régence, restituer la valeur des prises confisquées par Dubois-Thainville [l’ancien consul sous Napoléon] et promettre la liquidation des anciennes créances des Bacri. » (E. Plantet, Correspondances entre les deys d’Alger et la Cour de France, 1889). Deval prit possession de son poste en février 1816*.

                                          * Et non en 1815 comme dit Plantet. Une lettre du dey Omar à Louis XVIII du  2 mars 1816, corrobore la date de 1816  : « ... votre serviteur Pierre Deval, nommé Consul pour résider auprès de nous, étant arrivé ici, nous en avons éprouvé la plus vive satisfaction ». Selon Plantet, Deval fit parvenir en 1818 (seulement), les présents habituels pour le dey et les dignitaires de la régence en cas de nomination d’un nouveau consul.

 

Le nouveau consul semble avoir plu particulièrement au dey Omar, avec qui il s’entretenait librement, lui conseillant d’abandonner la course maritime (activité consistant à s’emparer des vaisseaux des pays soit n’ayant pas signé d’accord avec Alger – accord prévoyant généralement le versement d’un tribut - soit considérés en défaut pour une raison ou une autre) : mais comment ferai-je alors pour payer mes soldats ? répondait Omar.

 

Qui était Pierre Deval, qui signait le chevalier Deval (en raison de son appartenance à un ordre chevaleresque) ?

C’était le fils d’un diplomate-interprète (drogman) français ; il était né à Péra (le faubourg chrétien ou « franc » comme on disait souvent – de Constantinople) en 1758. Il fut « jeune de langues » au collège Louis-le-Grand (études de langues orientales préparant à la carrière d’interprète et consulaire). Il fut d’abord drogman dans plusieurs postes du Moyen-Orient, puis vice-consul à Bagdad.  Nommé consul général à Alger en 1791, il ne rejoint pas son poste (le dey souhaitant conserver le consul Vallière). Il abandonne la carrière consulaire pendant la Révolution française, en raison de ses opinions politiques - il se fixe à Constantinople où il travaille dans le commerce ; puis il rentre en France où ses affaires ne sont pas florissantes. La Restauration lui permet de revenir dans l’administration en 1814.

Il a été décrit avec sévérité par les auteurs du milieu et de la fin du 19 ème siècle – sévérité qui déborde largement sur une critique de l’esprit oriental et de la mentalité turque :

« Autrefois drogman à Constantinople, M. Deval avait passé toute sa vie avec des Turcs; il connaissait à fond leur caractère, leur mauvaise foi, leurs défauts de toute sorte; mais pour les étudier si bien, il s'était trop rapproché d'eux peut-être, (...)  La dignité de la France perdait, en passant par lui, quelque chose de son prestige. Le dey Hussein, qui le détestait, ne l'estimait point et le redoutait moins encore*. » (Camille Rousset, La conquête d'Alger, 1879)**.

                                                                               * Rousset est ici contredit par le dey lui-même qui a parlé de l’amitié qu’il y a eu longtemps entre Deval et lui (voir ultérieurement)*.

                                                                                            **  Voir plus loin un jugement de P.-A. Julien sur Rousset.

 

« Malheureusement la France se trouvait alors représentée à Alger d’une manière bien peu énergique (...) [Deval] n’avait pris du contact des Turcs que cette obséquieuse souplesse à laquelle ils façonnent tous leurs subordonnés. Il ne possédait rien de cette dignité si nécessaire dans le représentant d’une grande puissance ... »  (P. Clausolles, L'Algérie pittoresque, ou Histoire de la régence d'Alger. depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, 1843).

 

« La politique suivie depuis 1815 par notre représentant à Alger avait un tel caractère de faiblesse qu’elle ne pouvait commander ni la confiance ni le respect. M. Deval, né dans le Levant, connaissant la langue turque et les usages des Orientaux, (...) avait contracté l’habitude de ces formes souples et obséquieuses que les autorités musulmanes exigent toujours des agents inférieurs. » (Léon Galibert, L' Algérie ancienne et moderne depuis les premiers temps, 1844).

 

L’historien Henri Martin n’est pas tendre pour Deval :

« La France, depuis la Restauration, était assez mal représentée à Alger. Notre consul ne tenait pas une conduite et ne gardait pas une attitude de nature à se faire respecter. »

« M. Deval (...)  avait longtemps vécu à Constantinople, au milieu des Orientaux, dont il connaissait mieux que personne les usages et l'esprit d'intrigue; (...) mais il était sans énergie et n'avait nul souci de sa dignité. (...) il devait tenir un langage ferme et digne, ainsi qu'il convient au représentant d'une grande nation : il se montra, tout au contraire, humble, souple, presque soumis; — c'était le dernier homme qu'on eût dû choisir » (Achille Fillias, Histoire de la conquête et de la colonisation de l'Algérie (1830-1860), 1860).

H.-D. de Grammont et Ernest Mercier, les deux plus importants historiens de l’Algérie de la fin du 19 ème siècle,  n’émettent pas de jugement sur Deval.

Pour E. Plantet, éditeur des dépêches diplomatiques entre Alger et la France, « s’il ne montra pas, dans l’accomplissement de ses périlleuses fonctions, toute la fermeté nécessaire, il [Deval] témoigna du moins d’une probité et d’une intégrité qui demeurèrent toujours à l’abri de tout soupçon ».


 

Fontaine dans la cour de la caserne des janissaires, illustration parue dans The Illustrated London News, 1er mai 1858. 

Source : www.antiquemapsandprints.com. 

Wikipédia

 

 

 

« DE DOUTEUSE MORALITÉ » (P. -A. JULIEN)

 

Parmi les historiens récents, P.-A. Julien* est tout aussi critique que certains de ses prédécesseurs du 19 ème siècle : « Tous les renseignements concordent pour prouver qu'il était de douteuse moralité. A demi Levantin, élevé dans le milieu trouble de Péra, habitué aux procédés obliques familiers en Orient, méprisé de tous les consuls étrangers, il y a tout lieu de croire qu'il fut l'homme de paille des Bacri et qu'il joua, dans l'affaire du coup d'éventail, un rôle qui mériterait d'être éclairci. ».

                                                                                    * P.-A. Julien (1891-1991), professeur successivement à l'université d'Alger, à l'université de Rabat, puis à Paris, montre qu’il y a quelques décennies, il était encore possible, pour un historien réputé anticolonialiste, de lier une moralité douteuse à une origine (« à demi Levantin »). Dans sa notice nécrologique, Charles-Robert Ageron écrit : « Certains ont cru devoir présenter Charles- André Julien seulement comme un militant zélé de l'anticolonialisme et comme un « historien engagé » au service des colonisés. Ils se sont trompés. Charles- André Julien fut toujours un historien exigeant, défenseur de la vérité quoi qu'il en coûte. Cet homme de cœur (...) fut avant tout une conscience morale » (Revue française d'histoire d'outre-mer, 1992). Notons aussi que Julien, bien qu’anticolonialiste, avait peu de sympathie pour les nationalistes algériens violents.

 

Mais Deval était d’une part, un homme de la fin du 18 ème siècle (et non du milieu ou de la fin du 19 ème siècle), d’autre part un diplomate de la Restauration, régime qui a l’égard des régences barbaresques – et surtout d’Alger, se donnait comme but de continuer la politique de l’Ancien régime. Deval avait donc comme objectif, non d’agir avec Alger comme le représentant d’une puissance qui devait se faire « respecter », mais de rétablir les bonnes relations (relatives, certes) qui existaient entre Alger et la France au 18 ème siècle.

Julien, tout en étant sévère pour Deval, a bien compris la politique de la Restauration envers Alger, avec un brin d’exagération toutefois :

« La Restauration, reprenant la tradition d’Ancien régime, ne montra aucun zèle à mettre fin à la piraterie barbaresque, elle désirait le maintien du statu quo. La fin de l’esclavage chrétien ne l’intéressait pas plus que la suppression de la traite des noirs. » (Histoire de l’Algérie contemporaine,1984)

De ce point de vue, Deval était sans doute l’homme qu’il fallait.

 

Julien écrit que Deval « accoutumé dès sa jeunesse aux procédés obliques » en usage en Orient, était « unanimement considéré dans les ports méditerranéens comme un homme taré ». Dans un article ancien, Julien ironise sur le fait que le dossier professionnel de Deval ne comporte aucun détail défavorable : « Si Deval servait d'entremetteur en faveur des désirs séniles du dey, s'il livrait ses domestiques kabyles aux bourreaux d'Hussein dans des conditions qui le faisaient mettre au ban du corps consulaire, s'il touchait de l'argent de Bacri, si la Chambre de commerce de Marseille le jugeait trop peu sûr pour traiter des affaires avec lui, croit-on que ce soit au quai d'Orsay qu'il faille chercher des témoignages ? » (L'Algérie de 1830 à 1870, chronique dans la revue La Révolution de 1848 et les révolutions du XIXe siècle, 1925 https://www.persee.fr/doc/r1848_1155-8806_1925_num_21_108_1110 ).

On verra par la suite ce qu’il faut retenir de ces accusations.

 

Il semble exagéré de parler de la réputation de Deval comme d’un homme taré - ce qui est certain, c’est qu’il n’était pas apprécié de ses collègues. Mais était-ce l’homme qui était en cause ou la politique qu’il appliquait, qui était celle de son gouvernement ? Ayant comme objectif de restaurer l’amitié privilégiée qui avait existé entre la France et Alger (amitié assez fantasmée d’ailleurs), il est très possible que ce but ait amené Deval à des compromissions, comme on va le voir. Les consuls étrangers, assez critiques sur les mérites du gouvernement d’Alger, ne pouvaient que désapprouver un collègue qui passait son temps à se faire bien voir par ce gouvernement « tyrannique », dans le but de faire prospérer les intérêts français et par contrecoup, de désavantager les intérêts des autres pays.

 

 

L’AFFAIRE DES JEUNES FILLES

 

Que faut-il penser d’une histoire évoquée par certains auteurs, mais ignorée par d’autres* ?

                                                                                  * Généralement les auteurs du 19 ème siècle qui en parlent se réfèrent à une source unique, la brochure de Laborde.

 

Dans sa brochure Au roi et aux chambres de 1830, le comte de Laborde* écrit : « Le 10 décembre 1817 une jeune personne Rose Posonbinio d’origine Sarde, protégée de France, fut arrachée des bras de sa mère et livrée à la brutalité du dey qui régnait alors, ainsi qu’une jeune juive Virginia Benzamon, logée dit-on chez le consul de France. Le cri public accusa ce consul et son ami Jacob Bacri d’avoir coopéré à cette action, ce qu’il est impossible de croire, mais enfin la plainte juridique des parens et le rapport de la victime lorsqu’elle recouvra la liberté, fait devant le consul général de Sardaigne** le 30 mars 1818 et que je possède, articule positivement ce fait, et dans cette opinion fausse sans doute, les consuls portèrent leurs plaintes au gouvernement français et rompirent tout commerce avec M. Deval. Une enquête fut même entamée à Marseille par ordre du ministre de la marine, mais il faut croire qu’elle a été à l’avantage de M. Deval puisqu’il reçut peu après la décoration de la légion d’honneur. (...). A Dieu ne plaise que je veuille accuser M. Deval ... » (orthographe conservée).

                                                                           * Le comte de Laborde, ancien haut fonctionnaire sous Napoléon, voyageur et archéologue, député libéral (d’opposition) sous la Restauration, prit parti au début de 1830 contre l’expédition d’Alger en préparation ; dans sa brochure, il essaye d’expliquer les causes de la rupture entre Alger et la France par des erreurs ou même des irrégularités de la part du gouvernement français dans la gestion de l’affaire des dettes Bacri-Busnach.

                                                                       ** Le royaume de Sardaigne était le nom officiel du Piémont-Sardaigne, dont les habitants étaient appelés officiellement Sardes.

 

Laborde précise que le nouveau dey Hussein fit indemniser les deux jeunes filles et conserva peut-être une prévention contre Deval.

De son côté (et sans mettre en cause le consul de France ni évoquer les implications sexuelles de l’affaite), Alfred Nettement* écrit que le nouveau dey Hussein « avait lors de son avènement permis à son drogman le juif algérien Bensamon qu’Ali Codjia [Ali Khodja, le précédent dey] avait contraint de se faire mahométan, de retourner à la religion de ses pères. Le même jour, en vertu d’une décision du pacha** appuyée de l’opinion des cadis turcs et maures portant que nul ne pouvait être contraint à embrasser le mahométisme [sic], trois jeunes garçons, huit filles juives et une chrétienne, ravis à leurs parents par Ali Codjia, furent également rendus à leurs familles et à la religion de leurs pères. L’une des jeunes filles juives et Rose Ponsibinio***, fille d’un aubergiste piémontais, reçurent même chacune du pacha en rentrant chez leurs parents une dot de 5000 piastres fortes d’Espagne (environ 27 000 francs de notre monnaie). Hussein Pacha malgré ces actions louables avait les défauts de sa position et ceux de sa nation. Chef d’un gouvernement de corsaires, il ne pouvait volontairement mettre fin à la piraterie, source de richesses pour lui et la milice [les janissaires groupés en corporation, l’odjack]. (Histoire de la conquête d'Alger, 1867) »

                                                                                * P.-A. Julien évoque ainsi Alfred Nettement (auteur d’une Histoire de la conquête d'Alger, dernière éd. 1867) : « le livre de Nettement, publié en 1856 [première édition] , livre sérieux et très documenté, généralement sûr quand il ne vise pas à l'apologie des Bourbons, resta à peu près méconnu » - Nettement était en effet monarchiste  (P.-A. Julien, L'Algérie de 1830 à 1870, chronique dans  la revue La Révolution de 1848 et les révolutions du XIXe siècle, 1925, art. cité).

                                                                              ** On rappelle que traditionnellement, le dey, une fois investi à Alger, recevait avec plus ou moins de délai (et probablement après avoir fourni les présents accoutumés) le titre de pacha décerné par le sultan ottoman. Ainsi, de façon protocolaire, le dey était toujours nommé (ou plutôt confirmé) par le sultan.

                                                                            *** L’orthographe du nom diffère de celle qu’on trouve chez Laborde.

 

 

Enfin, il apparait que le drogman Bensamon (ou Benzamon, c'était semble-t-il le frère de la la jeune Virginie, elle aussi enlevée par le dey) déposa au consulat britannique une lettre dans laquelle il déclarait que tout le monde, Turcs, Maures ou Juifs,  était exaspéré du traitement qu'il avait reçu,  sauf Deval et Bacri - ce qui est assez caractéristique; il affirmait être toujours  persécuté par Bacri (pourquoi ?) et avoir dû emprunter de l'argent pour sauver sa vie et sa liberté  (cité par le consul britannique à Alger Playfair, dans son livre The Scourge of Christendom, 1884). Il serait intéressant de pouvoir clarifier certaines situations à peine évoquées par des allusions.

 

Extrait de L'Histoire de M. Cryptogame, de Rodolphe Töpffer, 1830 (parution 1846).

Les personnages se retrouvent à Alger. Elvire a été choisie pour faire partie du sérail du dey. Elle « tourne la tête au dey, qui accède à toutes ses fantaisies ». puis le moment venu, elle l'égorge (le poignarde plutôt) comme Judith tua Holopherne, et s'enfuit.

On a déjà parlé dans les articles précédents de cette histoire du précurseur de la bande dessinée, qui comporte une évocation d'Alger à l'époque des deys.

Gallica.

 

 

 

 

 

« -  JE N'AI PAS DIT BABA-MOHAMMED, J'AI DIT BABA-OMAR.

-  JE VOUS ASSURE, SEIGNEUR, QUE VOUS AVEZ DIT BABA-MOHAMMED »

 

Une des réussites de Deval fut le renouvellement au profit de la France des fameuses concessions commerciales et de pêche au corail (La Calle, Collo, les comptoirs à Bône). Elles avaient été attribuées pour 10 ans à l’Angleterre par le dey Ahmed en 1807* mais depuis le bombardement de lord Exmouth en 1816, l’Angleterre n’était plus considérée comme une puissance amie par Alger – tandis que la France y voyait l’occasion de récupérer son influence et ses prérogatives d’autrefois.

                                                                                 * Selon Laborde, après la période révolutionnaire, les concessions furent d’abord gérées par une compagnie, dite compagnie Ravel, avec peu de résultats, puis par un négociant Saportés, qui travaillait en exclusivité avec la maison marseillaise Majastres et Cie. Laborde dit que les concessions ne passèrent sous contrôle anglais qu’en 1814 (?). Cela semble inexact. Selon Plantet ; «  En 1807, le Dey s’entendit secrètement avec le Consul anglais Macdonnell, et livra à sa nation nos Concessions d’Afrique, au mépris des capitulations et des traités, moyennant une redevance de 50 000 piastres (250 000 fr.) ».

 

On a reproché à Deval d’avoir payé cet avantage à un prix disproportionné par rapport au profit dégagé par les concessions.

Le dey Omar offrit à la France de reprendre les concessions contre une redevance de 270 000 francs, puis 300 000 en 1817 lorsque l’accord fut signé sous forme provisoire. Or, après l’assassinat d’Omar, son successeur Ali Khodja consentit de façon inespérée à revenir au chiffre fixé, en 1790, par le dey Mohammed, soit 90 000 francs (80 000 selon d’autres sources), peut-être en raison de l’état calamiteux des concessions.*

                                                                                        * Selon un historien de l’époque, Deval promit ou laissa croire à Ali que la France lui livrerait une frégate comme cadeau pour l’attribution des concessions – sans évidemment en parler officiellement à son gouvernement. Ali Khodja s’inquiétait de l’arrivée de cette frégate. Heureusement sa mort délivra le consul de cette quasi-promesse inconsidérée.

 

Après la mort d’Ali Khodja après quelques mois de règne seulement, Hussein reprit les affaires en cours.  « Je ne me dissimule pas toutes les peines que j'aurai à conserver, sous le gouvernement de ce nouveau dey, les faveurs extraordinaires que son prédécesseur nous avait accordées », écrivait Deval à son ministre.

L’historien Camille Rousset donne un récit digne d’une comédie de l’entretien entre Hussein et Deval pour la fixation des redevances :

[Le dey] « Voulez-vous tenir les privilèges des concessions au taux fixé par Baba-Mohammed ?

 - Assurément.

- Ainsi donc, nous voilà bien d'accord. Vous prenez les concessions au taux fixé par Omar.

- Comment! Omar! Vous avez dit, seigneur, Baba-Mohammed.

- Je n'ai pas dit Baba-Mohammed, j'ai dit Baba-Omar*.

 - Je vous assure, seigneur, que vous avez dit Baba-Mohammed, ou j'ai mal entendu. »

Le dey fit alors approcher deux jeunes esclaves qui se tenaient au fond de la salle d'audience, et leur demanda s'il n'avait pas dit Baba-Omar. Les esclaves naturellement jurèrent que leur seigneur n'avait jamais parlé d'un autre ». Si on voulait avoir les concessions, il fallait payer le fixé initialement par Omar (300 000 francs). Le marchandage continua quelque temps, enfin « la convention du 24 juillet 1820 régla le taux des redevances à 220 000 francs, y compris les cadeaux à faire au chef et aux principaux personnages de la Régence ».

                                                                                * Baba, « père », terme de respect et d’affection employé devant certains noms.

 

Laborde parle du « traité inconcevable du 24 juillet 1820 qui avait porté à plus de 250 000 fr [ou 220 000 ?] par an les redevances qui trois ans avant étaient seulement de 60,000 fr. ».

Lors du renouvellement des concessions en 1817, la chambre de commerce de Marseille semble avoir exprimé sa défiance envers Deval (selon Julien). Deval fut derrière l‘organisation d’une société d’exploitation provisoire (de 1818 à 1822) et toujours selon Julien, il aurait fait en sorte de créer des ennuis à la société Paret de Marseille qui prit la succession de la société provisoire. *

                                                                                    * Lors de la rupture avec la France, en 1827, le dey Hussein assura aux représentants de la société Paret qu’ils pouvaient rester sans risque dans la régence – mais la société préféra se retirer avec les autres Français (Laborde, Au Roi et aux chambres... ).

               

La restitution des concessions fut compliquée du fait qu’un personnage nommé Escudero, d’origine portugaise et qui se disait (sans titre apparemment) vice-consul d’Angleterre, occupait à Bône un édifice (apparemment la maison du directeur des concessions), qu’il refusait de rendre. Le dey, sollicité d’agir par le ministre français, répondit : « Les Français sont nos amis et les Anglais le sont aussi ; il ne me convient de faire de la peine à l’un ni à l’autre. Je n’ai pas le pouvoir de la retirer [la maison] des mains des Anglais et c’est à vous à écrire en Angleterre sur ce sujet.» (lettre de juin 1822). Finalement un simple jugement d’un tribunal algérien régla le litige à la satisfaction des Français.

 

 

L’AFFAIRE DES SERVITEURS KABYLES

 

La réputation de Deval devait être ternie par un incident supplémentaire. Toutefois cet incident est rapporté de façon différente par les historiens du 19 ème siècle.

En 1823, le dey Hussein, qui était confronté à une insurrection en Kabylie, décida de faire arrêter tous les Kabyles d’Alger (apparemment pour être conduits aux carrières comme esclaves*).

                                                                                  * Selon une source (référence non retrouvée), il s’agissait même de les condamner à mort (?), au moins certains d'entre eux. Cf. ce qu'écrit dans son journal le consul américain Shaler :  "Aujourd'hui le consul américain a appris par une voie assez sûre que les deux jeunes Cabilè [Kabyles] qui avaient trouvé un asile dans sa maison avaient été condamnés à mort et que d'après les ordres du pacha [du dey] leur exécution aurait lieu de suite si on parvenait à les saisir hors de l'enceinte de sa demeure".

 

Or les consuls employaient souvent des Kabyles comme serviteurs. Ils se trouvaient donc embarrassés par la situation. Voici le récit de Mercier :

« M. Deval, consul de France et son collègue de Hollande, firent évader les Kabiles qu’ils occupaient [employaient] ; ceux des autres nations les livrèrent à l’exception de M. Mac Donnel [plutôt Mac Donnell] consul d’Angleterre qui ayant voulu protéger ceux qui se trouvaient chez lui et résister aux sommations, vit sa maison envahie et ses serviteurs enlevés malgré ses protestations. »

Voici celui de Grammont :

« Sur ces entrefaites à la suite de la prise d’armes des Kabyles voisins de Bougie, le Divan [le gouvernement d’Alger] conformément à un vieil usage, décréta l’arrestation des Indigènes appartenant aux tribus révoltées. Presque tous les consuls ayant à leur service quelques-uns de ces futurs otages, la situation était embarrassante : en droit les consulats et leur personnel jouissaient de l’inviolabilité ; en fait le Dey était le maître et prétendait qu’il n’était pas permis à des représentants de nations amies de donner asile à des rebelles. M. Deval éluda la difficulté en faisant évader ses domestiques qui gagnèrent bien vite la montagne ; le consul de Hollande en fit autant après leur avoir toutefois déclaré qu’ils étaient libres de rester à leurs risques et périls ; ceux du Danemark, de la Suède et de la Bavière, furent contraints par la force de livrer les leurs. M. Mac Donell opposa une résistance énergique qui ne servit qu’à faire envahir le consulat duquel les Kabyles furent enlevés pour être conduits aux carrières. Hussein se montra fort mécontent et rompit toutes relations avec le consul anglais. »

Selon ces récits, Deval a quasiment le beau rôle, il est un de ceux qui refusent de livrer ses serviteurs kabyles et les fait « évader ».

Qu’en est-il exactement ?

Déjà au 19 ème siècle on rapportait une version moins élogieuse pour Deval : « M. Deval redoubla de souplesse et d’égards envers les ministres et le pacha [le dey] (...)  il alla même jusqu’à sacrifier les principes du droit des gens*  (...) ;  le Divan exigea que les consuls lui remissent les Maures libres [?] et les Kabyles qu’ils avaient à leur service et qu’ils couvraient conséquemment de la protection consulaire. La plupart [des consuls], surpris d’une telle décision, refusèrent d’y adhérer et firent évader secrètement ceux dont ils pouvaient disposer. Deval livra les siens et parut ainsi faire abandon des droits et des privilèges attachés aux fonctions de consul (...) c’était la dignité de la France et sa haute protection dont il faisait si bon marché. Le Divan s’appuya de cette concession énorme pour agir arbitrairement envers les autres consuls. Il fit enlever de la chancellerie anglaise quinze kabyles qu’on n’avait pas voulu livrer et il se saisit même du consul qu’il tint aux fers pendant quelques jours. Ce conflit faillit amener la guerre [avec la Grande-Bretagne]. » (P. Clausolles, L'Algérie pittoresque, ou Histoire de la régence d'Alger depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, 1843).

                                                                                    * Droit des gens (jus gentium, droit des nations), ancienne notion correspondant aujourd’hui au droit international.

 

A vrai dire on ne sait pas si le consul anglais fut mis aux fers : cette pratique semblait un peu passée de mode et aurait amené une riposte sérieuse de la Grande-Bretagne – mais peu importe ici.

L’incident est rapporté ainsi par l’ouvrage Through Foreign Eyes: Western Attitudes Toward North Africa, publié par Andrew Heggoy, University of Georgia, 1982 : « Only Deval has released his servants to the Turkish officials » – seul Deval a livré ses serviteurs aux officiels turcs.

Les autres consuls firent partir les domestiques ou essayèrent de les cacher. Mac Donnell crut qu’on ne viendrait pas les chercher de force dans le consulat et fit poser des scellés, mais les agents du dey brisèrent les scellés et s’emparèrent des Kabyles. Le consul américain Shaler eut plus de chance : il fit face aux agents du dey et déclara qu’il faudrait user de la force pour prendre les Kabyles. Peut-être peu soucieux d’encourir la vengeance américaine, les agents du dey n’allèrent pas plus loin.

 

En fait, la vérité semble se situer entre les deux versions : Shaler lui-même, dans son journal explique que Deval a fait venir ses domestiques Kabyles, leur a payé leur compte et les a invités  à pourvoir eux-mêmes à leur sécurité ; « pour mieux dire, il les a livrés à leurs ennemis », dit Shaler (peut-être parce que Deval n’a tenté aucune résistance à la différence d’autres consuls). Shaler conclut qu’on ne peut pas compter sur la parole de Deval qui a renoncé à défendre le droit des gens (présentation du livre de W. Shaler Esquissse de l’Etat d’Alger, éd. 2001) https://books.google.fr/books?id=ip5QDwAAQBAJ&pg=PA11&lpg=PA11&dq=shaler+kabyles+consulats+alger+1823&source=bl&ots=3AJSxEq-u6&sig=ACfU3U3B6t5lat05YloQmdinp--mVFMArg&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwiC2IeXxfGDAxULcKQEHXmLC-84ChDoAXoECAIQAw#v=onepage&q=shaler%20kabyles%20consulats%20alger%201823&f=false

 

Après cet incident, Shaler et le consul anglais Mac Donnell firent signer une protestation à tous les consuls – sans la proposer à Deval, mis ainsi au ban du corps consulaire (mais Shaler dans son journal ne mentionne pas explicitement l'exclusion de Deval des signataires de la protestation des consuls).

On peut donc voir que les historiens soucieux de justifier Deval rapportent de façon favorable sa conduite – il fait évader ses domestiques – là où Shaler y voit un acte de complaisance envers le dey : il leur dit de partir et les abandonne ainsi à leur sort.

 

Vue d’Alger au 19 ème siècle. Gravure.

Vente eBay

 

 

 

INCIDENT ENTRE ALGER ET LA GRANDE-BRETAGNE

 

 

Les relations de la régence avec le consul britannique Mac Donnell étaient tendues. Le consul exigeait que le drapeau britannique soit hissé sur le consulat à l’intérieur des murs d’Alger, ce que refusait le dey.

On se souvenait de son rôle au moment du bombardement de 1816, son attitude récente lors de l’affaire des Kabyles avait contribué à aigrir la situation. Un nouvel incident aboutit au point de rupture : en 1824, la guerre reprit entre l’Espagne et Alger*.

Ce conflit avait-il pour origine une dette de l’Espagne envers les Bacri – dont le dey exigeait qu’elle soit payée à lui ? Selon Hamdane ben Othman Khodja, le dey querella violemment le consul d’Espagne qui préféra quitter Alger, ce qui provoqua l’état de belligérance entre les deux pays (mais il s’agit peut-être d’un incident plus tardif ?). La dette fut payée par l’Espagne en 1827 – et comme il l’exigeait, le montant fut remis au dey lui-même (voir plus loin).

Des vaisseaux espagnols furent capturés. L’équipage de ces vaisseaux fut mis en esclavage ; le dey Hussein proclama qu’il rétablissait l’esclavage des Européens et que le traité signé avec Lord Exmouth, non renouvelé, était  caduc  Le consul Mac Donnell, demanda audience sur le champ pour protester (janvier 1824) – par chance arriva peu après un vaisseau britannique apportant le traité à renouveler avec de nouveaux articles faisant suite à la violation du consulat britannique dans l’affaire des serviteurs kabyles : le dey devait s’engager à ne jamais violer un consulat et accepter que le drapeau du pays concerné puisse y être arboré. Le consul Mac Donnell et sa famille se réfugièrent par précaution sur le navire anglais.

Le dey assembla le divan pour répondre aux demandes des Anglais. Le divan accepta de considérer les Espagnois comme prisonniers de guerre et non comme esclaves et semble-t-il de verser une indemnisation, mais persista dans le refus d’accepter un drapeau étranger dans les murs d’Alger (contrairement à l’avis propre de Hussein qui n’avait donc pas une autorité absolue). Le navire anglais repartit sur ces résultats mais Hussein estimait que la guerre était inévitable. Le consul américain Shaler offrit sa médiation et écrivit à l’ambassadeur américain à Londres pour essayer d’arranger les choses.

Peu après une escadre britannique commandée par sir Harry Neale arriva avec Mac Donnell à son bord pour demander des excuses envers le consul et l’acceptation des articles supplémentaires du traité (février 1824). Shaler s’entremit de nouveau mais au bout d’un mois, sir Harry Neale était impatient et le dey (peut-être pour gagner du temps) prétendait attendre le résultat de la démarche de l’ambassadeur américain à Londres.

En juillet Neale reçut du renfort et commença un bombardement sporadique (en juin selon Grammont). La négociation fut rouverte grâce à Shaler. Le dey accepta de recevoir un consul britannique mais pas Mac Donnell, et confirma qu’il renonçait à l’esclavage des chrétiens. Mais il resta ferme sur le refus du drapeau des pays occidentaux – s’il acceptait, il y aurait un soulèvement populaire, De plus c’était contraire aux convictions religieuses des musulmans ( ?). Neale, voyant l’impossibilité d’arriver à un meilleur résultat, se retira (selon le récit dans le livre Through Foreign Eyes: Western Attitudes Toward North Africa, publié par Alf Andrew Heggoy, 1982).

 

 

Bombardement d'Alger par la flotte de sir Harry Neale (juin-juillet 1824). A gauche, un bateau à vapeur, qui semble avoir été le premier à être utilisé dans une opération militaire. Illustration extraite de l'ouvrage du lieutenant-colonel Playfair, consul britannique à Alger, The Scourge of the Christendom, 1884.

 

 

 

 « Les Algériens célébrèrent ce qu’ils appelaient leur victoire avec enthousiasme. Leurs nouvelles relations avec la Porte, quelques succès obtenus par les reïs en Orient [durant la guerre contre les Grecs insurgés] et dont le récit parvenait singulièrement embelli à Alger, avaient donné à tous et particulièrement au dey une arrogance extrême » (Mercier).

Grammont estime qu’après le bombardement, les Anglais « avaient dépensé six jours en vaines négociations. Les Algériens se flattèrent d’avoir remporté une victoire signalée et se crurent dorénavant invulnérables ; en même temps ils éprouvaient une recrudescence de fanatisme à l’occasion de la guerre de l’indépendance grecque (...) Les récits emphatiques des Reïs qui revenaient de l’Archipel où ils jouèrent un rôle assez honorable ravivèrent un instant l’ancien esprit guerrier et la haine du Chrétien. Cette excitation ne laissa pas Hussein indifférent et le conduisit par degrés à l’attitude hautaine qu’il crut devoir prendre dans les réclamations faites à la France par son Gouvernement ».

 

 

Villa (country house) du consul anglais à Alger John Falcon (le prédécesseur de Mac Donnell). Comme on voit, le consul faisait flotter le drapeau de son pays sur sa maison de campagne, mais les règles de la régence l'interdisaient pour le consulat lui-même dans les murs d'Alger. Artiste anonyme.

Source : https://artcollection.culture.gov.uk/artwork/18285/

Wikipédia

 

 

SE MÉFIER DES HISTORIENS CHAUVINS (OU POLITISÉS).

 

On peut se faire une idée de la façon de raconter les faits historiques lorsque l’historien se laisse guider par le chauvinisme (ou de façon plus actuelle, par ses préférences politiques). Non seulement Rousset * ne dit rien sur le comportement de Deval et l’affaire des Kabyles, mais l’attitude du consul anglais est réduite à une démonstration d’arrogance (rien n’est dit sur le pourquoi de la rupture entre l’Angleterre et la régence d’Alger, la question du rétablissement de l’esclavage notamment) :

«  Le consul Macdonnell si puissant naguère, si écouté, si bien accueilli lorsqu’il irritait les mauvaises passions du dey contre la France, avait fini par croire qu’il pouvait tout oser et prétendre. Poussé à bout par ses exigences [lesquelles ?], personnellement blessé de ses façons hautaines et méprisantes, un jour vint où Hussein ne sut plus se contenir ; après une scène où l’orgueil du consul Macdonnell eut beaucoup à souffrir, il sortit d’Alger le 31 janvier 1824 en appelant sur le dey les vengeances de sa puissante nation. Le 11 juillet, l’amiral sir Harry Neale dirigea contre les forts et les batteries de la rade une attaque où il n’eut pas l’avantage. »

                                                                                    * Rousset, de l’Académie française, était jugé sévèrement par l’historien du 20 ème siècle P.-A. Julien : « ... C. Rousset, qui dédaigna presque toujours les archives du Ministère de la Guerre, dont il disposait en toute liberté et préféra, soit piller ses prédécesseurs, soit s'abandonner à son imagination de feuilletonniste. Ainsi naquit une œuvre prétentieuse et truffée d'erreurs dont on ne saurait trop admirer qu'elle ait pu inspirer confiance même à des historiens avertis » (P.-A. Julien, L'Algérie de 1830 à 1870, chronique dans  la revue La Révolution de 1848 et les révolutions du XIXe siècle, 1925 https://www.persee.fr/doc/r1848_1155-8806_1925_num_21_108_1110

 

 

UN CONSUL ISOLÉ ET BOUDÉ PAR SES COLLÈGUES

 

Les incidents dont on a parlé n’avaient pas rehaussé la réputation de Deval (du moins chez ses collègues diplomates des autres pays et dans certains milieux commerciaux de Marseille) :

Le consul américain Shaler critique durement la politique de la France à l’égard d’Alger telle qu’elle est mise en œuvre par Deval : c’est un système de concessions ruineuses et de condescendance envers des pirates indigne d’une grande nation, ces « hideuses tractations » ont ravalé le caractère de la France (cité par Julien). Pourtant Shaler reconnaît à Deval des connaissances et de l’habileté, mais employées pour de mauvaises causes*.

On se souvient que Shaler était partisan de la destruction des régences, foyer de piraterie. Il ne pouvait pas avoir beaucoup en commun avec un diplomate comme Deval, adepte d’une diplomatie à l’ancienne, soucieux de rétablir les relations « cordiales » qui avaient existé entre la France et Alger.

« La réputation de Deval n’était pas meilleure à Alger qu’à Marseille », on le tenait pour un proxénète habile à satisfaire les désirs du dey et un diplomate assez peu soucieux du droit des gens pour livrer ses domestiques kabyles à la vengeance des Turcs, rappelle Julien.

 

A Marseille l’attitude de Deval au moment de la remise en marche des concessions avait suscité des critiques. Il semble avoir créé des obstacles au transfert des concessions à la maison marseillaise Paret en 1822*. Clairement, Deval n’avait pas d’appui à Marseille où traditionnellement le commerce avec Alger relevait de la Chambre de commerce.

On dit que celle-ci, trois mois après son arrivée en Algérie, avait expédié en France plus de marchandises que l’agence provisoire de Deval en 5 ans.                             

En 1825 un capitaine marchand, dans le cadre d’une enquête de police à Marseille, décrit Deval comme tellement déconsidéré dans la société européenne d’Alger, qu’il est réduit à ne fréquenter que des Turcs ou des Juifs. Lors de la naissance du duc de Bordeaux (l’héritier du trône, « l’enfant du miracle » né 9 mois après l’assassinat de son père le duc de Berry), si les consuls étrangers vinrent au consulat pour entendre lecture des dépêches officielles, aucun consul ni aucun chrétien ne participa ensuite à la fête donnée par Deval, ni à celle donnée pour le baptême du duc (cité par Julien).

Mais si le gouvernement eut vent de certaines rumeurs sur Deval, un début d’enquête semble l’avoir blanchi et il reçut la Légion d’honneur (Laborde).

Les déboires récents de l’Angleterre paraissaient faire les affaires de Deval selon le principe « ce qui est mauvais pour l’Angleterre est bon pour la France ». Jusque-là Deval avait réussi à se faire bien voir des deys successifs, Omar, Ali Khodja et même Hussein. Pourtant il va être rattrapé par les suites de la créance Bacri-Busnach.

 

 

LE DEY NE VOIT RIEN VENIR

 

 

Le paiement de la dette aux créanciers officiels de l’Etat français (c’est-à-dire Jacob Cohen-Bacri et Michel Busnach) avait été décidé par la convention de 1819, qui devait encore être confirmée par une loi de 1820 destinée à donner l’autorisation budgétaire.  Mais il y avait encore des difficultés à surmonter. En effet la convention de 1819 prévoyait que les paiements devaient commencer en 1820. Mais la loi du 24 juillet 1820 indiquait de son côté que les sommes à payer devaient être prélevées sur « le crédit en rentes » prévu par la loi de 1818 sur le paiement de l’arriéré des dettes. Donc si on comprend bien, les crédits affectés au paiement de la dette n’étaient pas immédiatement disponibles. C’étaient des rentes qu’il fallait « liquider », convertir en monnaie liquide.*

                                                                       * Article unique de la loi du 24 juillet 1820 : « Le ministre des finances est autorisé à prélever sur le crédit en rentes affecté par la loi du 15 mai 1818 au paiement de l’arriéré de 1801 à 1810, la somme nécessaire pour acquitter celle de sept millions en numéraire dont le paiement a été stipulé par l’arrangement conclu le 28 octobre 1819 ... »

 

On sait (la décision du Conseil d’Etat de 1835 mentionnée au début de cet article en fait état) que les paiements ne commencèrent qu’en 1821.                 

4,5 millions furent versés aux Bacri-Busnach (en fait à leur fondé de pouvoir Pléville) sans doute par paiements échelonnés. De plus, une partie du montant de 7 millions prévu par la transaction de 1819, à hauteur de 2, 5 millions, fut conformément à la convention, déposés à la caisse des dépôts et consignations pour faire face aux oppositions des créanciers des Bacri-Busnach devant les tribunaux – ce qui n’empêcha probablement pas les demande devant les tribunaux d’excéder largement ce montant (comme l’indique Laborde).*

                                                                                        * On en a la preuve par exemple, par la demande déposée auprès du tribunal civil de Paris par Nathan Bacri, faisant opposition pour un montant de 7,4 millions de francs (voir plus haut).

 

 Dans l’immédiat les difficultés de conversion pouvaient servir d’explication au fait que rien n’était payé au dey. On dit au dey (c’est Laborde qui l’affirme) « que le retard pendant près de quinze mois de la conversion des rentes au trésor avait donné lieu à une indemnité en faveur de Bacri [?] et qu’on lui destinait [au dey, on suppose] le million que cela devait produire et en effet une correspondance s’établit à ce sujet mais elle n’eut et ne pouvait avoir aucun résultat puisque les oppositions avaient empêché le trésor de se dessaisir » |?]*. Laborde estime aussi que le coût exorbitant des concessions commerciales que la France avait consenti à payer, pouvait aussi être une forme de dédommagement du dey.

                                                                               * Laborde semble penser (?) qu’en raison du nombre d’oppositions devant les tribunaux, aucun paiement direct ne fut versé à Bacri et Busnach – ce qui semble inexact - la requête des Bacri-Busnach devant le Conseil d’Etat, citée plus haut, semble démontrer le contraire.

 

Laborde fait partie de ceux qui estiment que le dey était le véritable détenteur (pour quelle part ?) de la créance litigieuse (mais on pense qu’il se trompe) : « Comment antérieurement à la transaction du 28 octobre 1819, le ministre n’a-t-il pas fait établir le compte de ce qui revenait à la régence, à l’effet de le faire acquitter de préférence à toute autre réclamation, ainsi qu’il était dans l’intention expresse du roi et des chambres ? Toute la correspondance [officielle] et la lettre du dey |il s’agit d’une lettre du dey Mustapha de 1802] citées plus haut prouvent qu’une grande partie des approvisionnemens provenaient des magasins de la régence. »

A Paris on considérait que l’Etat avait rempli ses obligations en payant ce qui était prévu par la convention de 1819 aux créanciers désignés par la convention (Bacri et Busnach). Mais le gouvernement était probablement conscient qu’il y avait une difficulté avec le dey – à qui personne n’osait dite clairement qu’il n’avait aucun paiement à attendre du gouvernement français.

 

 

LES DETTES RÉELLES DES BACRI ENVERS LE DEY

 

Combien pouvait espérer recevoir le dey ? Il semble que jamais le dey du moment (Hussein) ni ses prédécesseurs n’ont donné un montant précis de la dette que les Bacri-Busnach avaient envers la régence. Mais la régence était maintenant constamment à court de ressources, notamment en raison de la quasi-cessation des prises maritimes ; il s’ensuivait que le dey était à l’affut de toute rentrée d’argent et que probablement il se réservait le droit de fixer discrétionnairement le montant qui lui était dû.

Pourtant il existe quelques indications fragmentaires (dont l’exactitude ne peut évidemment pas être confirmée) sir le montant des dettes Bacri-Busnach envers le dey.

E. Plantet écrit : « Hussein était créancier des Juifs pour 70 000 p. « . De son côté, Julien parle d’une dette des Bacri-Busnach de 300 000 francs. On a vu que 70 000 piastres est à peu près l’équivalent de 300 000 francs. Faut-il conclure que la dette réelle des Bacri-Busnach envers le dey était bien inférieure à la dette française envers les négociants – ce qui permet aussi de conclure qu’elle était sans rapport direct avec les fournitures de céréales à la France ? Le raisonnement selon lequel la France, par l’intermédiaire des Bacri-Busnach, était en fait créancière du dey, qui avait fait l’avance des livraisons, raisonnement qu’on retrouve aussi bien chez certains historiens d’autrefois* que chez nombre de vulgarisateurs d’aujourd’hui, parait donc inexact.

                                                                                     * Par exemple Nettement : « Il semble que le dey qui avait fourni lui-même par l’intermédiaire de Busnach et Bacri une partie des approvisionnements qui étaient devenus l’origine de la créance de ces juifs algériens sur la France », s’attendait à ce que l’affaire soit « conduite avec cette justice sommaire et expéditive qu’il appliquait dans ses Etats. »

 

 Julien, en rappelant l’historique de la réclamation, dit que les Bacri « persuadèrent le dey qu’ils ne pourraient rembourser les dettes qu’ils avaient contractées envers lui que s’il alliait les deux questions [le remboursement des créances Bacri-Busnach sur la France et le remboursement des créances du dey sur les Bacri-Busnach] dans ses démarches auprès du gouvernement français. Ainsi, le règlement prenait une portée internationale qu’il suffisait d’utiliser à bon escient ». Il ressort de la phrase citée que les deux créances étaient étaient bien distinctes. Le même Julien parle on l’a vu, d’une dette de 300 000 francs des Bacri-Busnach envers le dey.

 On peut donc conclure que le dey n’était pas créancier de la France mais étant le créancier des Bacri-Busnach (pour une somme relativement modeste ; mais peut-être le montant réel état-il perdu de vue par le dey qui s’estimait fondé à réclamer bien plus) ; le dey considérait que tout paiement fait par la France aux Bacri-Busnach le concernait au premier chef, et qu’il aurait dû en être destinataire.

Selon certains auteurs anciens, le dey, inquiet, avait envoyé un émissaire en France : 

« Le Dey qui avait compté sur cette somme pour liquider sa propre créance sur Bacri [pour obtenir le paiement des dettes de Bacri envers lui] fut mortifié de voir qu'elle lui échappait par suite des paiements opérés en faveur de tous les autres saisissants [les personnes qui devant les tribunaux français, se déclaraient créanciers de Bacri]. Il demanda avec énergie qu'une enquête vérifiât la légitimité de ces créances privilégiées, car il soupçonnait que dans le nombre, il s'en trouvait de fictives [existe-t-il des traces de ces démarches ?]. Il dépêcha au gouvernement français un envoyé extraordinaire sidi Mahmoud (...). On fêta sidi Mahmoud, on adressa force compliments au dey, mais en ne le paya point. » (P. Clausolles, L'Algérie pittoresque ou Histoire de la régence d'Alger depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours,1843)

 

 

En fait, il n’y avait pas que la France qui était débitrice des Bacri. L’Espagne avait aussi une dette envers Joseph ou Jacob Bacri, Le dey interviendra pour qu’on règle cette dette à son « sujet » Jacob, maintenant seul survivant des frères Bacri. Il semble que le Piémont-Sardaigne était dans la même situation. On verra que le dey menaça la Toscane si les débiteurs toscans des Bacri ne réglaient pas leurs dettes. 

Evidemment, le dey comptait faire main basse sur une partie des règlements, tandis que Jacob Bacri, bien aise d’être appuyé par le dey, espérait quand même empocher la plus grosse part. Il est probable que chacun espérait « doubler » l’autre.

 

 

INCIDENTS Á RÉPÉTITION AVEC LA FRANCE

 

 

Le dey, qui s’était sorti plutôt bien de ses déboires avec l’Angleterre, faisait face à l’insurrection de tribus kabyles.  Celles-ci « s’approvisionnaient de munitions par Bône et la côte comprise dans les concessions françaises ».  Les dirigeants d’Alger suspectaient les Européens et notamment les Français de fournir des armes aux insurgés. On fouilla toutes les maisons des « Francs » (Européens) résidant sur la côte, violant ainsi les capitulations faites avec la Porte ottomane, théoriquement applicables dans la régence, province ottomane au moins de nom.*

                                                          * Il semble que les perquisitions n’étaient possibles qu’après avoir prévenu le consul et obtenu son accord.

 

Laborde reproche au gouvernement français d’avoir humilié le dey en lui rappelant qu’il devait respecter les capitulations signées par la France avec l’Empire ottoman, alors que la régence prétendait être un Etat autonome. La situation était évidemment complexe puisque la régence se comportait en Etat autonome tout en ne ratant jamais l’occasion de proclamer son obéissance au sultan – mais en se laissant toute latitude de définir le contenu de cette obéissance.

 

Comme les perquisitions n’avaient rien donné, les Français demandèrent des réparations qui furent refusées. Puis en septembre 1825, le dey frappa d’un droit de douane de 10% les marchandises importées à Bône pour le compte du directeur des concessions françaises (apparemment à l’encontre du traité de 1694 toujours en vigueur)*. Il est peut-être exagéré de voir dans ces tracasseries les manifestations de l’impatience grandissante du dey à l’égard de la question des dettes, mais celle-ci finissait par aigrir les relations entre les deux pays

Selon le ministre des affaires étrangères (discours à la chambre des députés du 10 juillet 1829), le dey permit aussi à des commerçants « anglais et mahométans » de faire des affaires dans les concessions françaises – ce qui était probablement défendu par les accords en vigueur.

 

Vers 1825-26, il y eut aussi des changements dans les concessions. Obéissant à des ordres de Paris, le vice-consul à Bône, Alexandre Deval (le neveu du consul général) entreprit de faire fortifier les établissements français de La Calle, d’y installer quelques pièces d’artillerie et même des soldats (sans doute pas de l’armée française, plutôt des mercenaires). Ces initiatives (qui pouvaient aussi s’expliquer par l’insécurité constante dans une région où les révoltes de tribus étaient fréquentes) correspondaient à un projet du gouvernement français de transformer les concessions, de simples établissements commerciaux, en possessions territoriales* ; ce projet trainait depuis un moment dans les dossiers des ministres concernés, mais sa réalisation était abordée avec prudence. Laborde prétend que ces travaux furent conduits avec discrétion mais on finit par en entendre parler à Marseille*.

                                                                                       * Selon David Todd (Un empire de velours: l'impérialisme informel français au XIXe siècle, 2021), ces travaux faisaient suite à une décision du Conseil supérieur du commerce et des colonies auprès du gouvernement français. Il est loisible de parler de projet de colonisation, mais restreint aux dimensions des concessions commerciales. Laborde déclare dans sa brochure ignorer si les travaux furent entrepris sur ordre du gouvernement ou sur la seule initiative du consul (ce qui serait peu croyable). On a discuté de l'importance des aménagements et même parlé de "canons en bois" destinés à effrayer les pillards (?).

 

 

 

Bains turcs à Alger. Gravure du 19 ème siècle.

Vente eBay.

 

 

JACOB BACRI EN DIFFICULTÉ

 

 

Jacob Bacri était resté seul représentant de la firme familiale à Alger après la mort de ses frères. Il estimait donc que toutes les créances contractées envers la maison Bacri lui revenaient – ce n’était pas l’avis des autres héritiers Bacri notamment Nathan, fils de Joseph (mort en 1817 en exil), fixé à Livourne puis à Paris. Le dey soutenait Jacob, car il comptait bien avoir sa part des rentrées d’argent de ce dernier.

La situation financière de Jacob était compliquée depuis 1824 au moins – en fait, on dit qu’il était ruiné – ce qui est exact est qu’il était enserré dans un enchevêtrement complexe de dettes et de créances avec des individus ou des gouvernements*.

                                                                                 * Par exemple,  Jacob devait de l’argent au consul anglais Mac Donnell (dette contractée avant le départ de celui-ci en 1824) mais, soutenu par le dey, il prétendait que le vice-consul anglais d’Oran, qui devait de l’argent à Jacob, avait remboursé cette dette à Mac Donnell, de sorte que les dettes s’étaient annulées – un argument par Mac Donnell depuis Londres  (selon Julie Kalman (The Kings of Algiers: How Two Jewish Families Shaped the Mediterranean World, 2023).

 

En 1826 il se passa un événement sur lequel on a peu d’informations mais qui eut des conséquences importantes.

Selon E. Plantet, « Hussein était créancier des Juifs pour 70 000 p. Il avait fait charger de fers [enchaîner] Jacob Bacri, au mois d’août 1826, et l’avait contraint à lui faire l’abandon du reliquat de sa créance, afin d’en exiger plus facilement le payement ».

Selon le marquis de Bartillat dans son livre Coup d’oeil sur la campagne d’ Afrique et sur les négociations qui l’ont précédée, 1831, « le 14 août 1826, le dey fit charger de fers le Juif Jacob Bacri et le força de lui céder le reliquat des créances non acquittées par la France ».

En fait, si Bacri s’est retrouvé en prison, il semble que c’était dans le cadre d’un litige avec un de ses anciens associés (Amar Hamdani, La vérité sur l'expédition d'Alger, 1985).

Mais également, Bacri avait promis au dey de lui abandonner une créance qu’il avait sur l’Espagne (on a déjà parlé de cette créance), de façon à s'acquitter des dettes qu'il avait envers le dey*. Comme il tardait à tenir sa promesse, le dey fit emprisonner Jacob avec tous ses parents mâles et saisir les biens de la famille (selon Julie Kalman, ouv. cité) – les deux versions sont pas incompatibles, le dey a profité peut-être d’un litige avec un associé de Bacri pour le faire emprisonner et exercer une pression sur lui. Au passage, notons que le dette de Bacri envers le dey correspond à un montant mal identifié (70 000 piastres ?) mais que le dey prétend s'emparer de toute créance française, espagnole ou autres de Bacri pour couvrir cette dette - ce qui relativise l'idée d'un contentieux exclusivement franco-algérien. 

                                                                                               * La question se posait aussi de savoir qui était titulaire de la créance : était-ce Joseph Bacri, décédé en 1817, ou son frère Jacob ? Nathan, fis de Joseph, avait revendiqué être héritier de la créance. Le dey appuyait les prétentions de Jacob. L’origine de la dette était un prêt fait au consul d’Espagne, à titre personnel  – l’Etat espagnol, après avoir soutenu que c’était un litige privé, fut obligé devant la politique belliqueuse du dey, d’accepter le paiement.

.

Famille juive d'Algérie, fin du 19 ème siècle. 

https://sciencephotogallery.com/featured/19th-century-jewish-algerians-collection-abecasisscience-photo-library.html

 

 

 

 

QUESTIONS SANS RÉPONSES

 

En prison, Bacri fit des révélations et déclara qu’il avait dû payer un pot-de-vin à Deval et Pléville pour obtenir la convention de 1819 (Amar Hamdani, La vérité sur l'expédition d'Alger, 1985). Le montant de ce pot-de-vin aurait été de 2 millions. S’il est vrai que Bacri fit ces déclarations (ce qui est impossible à établir), quel crédit faut-il leur accorder ? Bacri avait intérêt à se présenter comme ayant perçu moins d’argent que ce que le dey pensait.

Le dey obtint (pour autant qu'on sache) en plus de Bacri, l’abandon du « reliquat » des créances (les sommes qui avaient été mises en réserve à la caisse des dépôts et consignations) - le reste étant déjà hors d'atteinte.

On peut penser (c’est en tous cas ce que dit le projet de réponse du ministre français, le baron de Damas – vor plus loin) que Deval avait depuis un moment expliqué au dey que la France avait exécuté scrupuleusement la convention de 1819. Avait-il osé expliquer clairement au dey qu’il n’avait à attendre aucun versement de la part du gouvernement français ? Il est vrai que depuis que le dey était, soi-disant, titulaire de la dette que Bacri lui avait cédé, il était en droit de toucher le reliquat des sommes. Mais même en ce cas, il était juridiquement impossible au gouvernement français  de s’immiscer dans les procès intentés en France par les créanciers des Bacri-Busnach, qui suivaient leur cours et pour lesquels la somme mise de côté servait de gage.

Dans son livre, L'Europe et la Conquête d'Alger (1913), Edgard Le Marchand rappelle qu'« Il fut décidé qu'une somme de deux  millions et demi serait mise sous séquestre  pour garantir le paiement des dettes {des créanciers des Bacri-Busnach]; encore apparaissait-elle comme devant être insuffisante. Cette disposition n'en souleva pas moins  la fureur du Dey qui s'était associé d'abord, puis substitué aux Bacri, dont il entendait faire valoir les droits à son profit. Créancier de cette maison pour 70.000 piastres seulement, il avait fait charger de chaînes Jacob Bacri et l'avait contraint à lui céder le reste de sa créance, ainsi que celles qu'il avait sur l'Espagne et sur la Sardaigne, sous prétexte qu'il en obtiendrait plus promptement le paiement. Il se jugeait dès lors autorisé à en exiger le règlement. Il ne pouvait comprendre nos formes judiciaires ; il répétait souvent : « Si le  Roi de France était créancier d'un de mes sujets, le Roi de France serait payé ou la tète de son débiteur tomberait dans les vingt-quatre heures ».

 

 

 

LE DEY ÉCRIT AU MINISTRE FRANCAIS

 

 

Ici l’affaire s’embrouille encore par des incertitudes sur les lettres adressées par le dey au gouvernement français.

Il est probable que sans écrire à Paris, le dey était informé par Deval – et que celui-ci transmettait à Paris ses interrogations. Mais le dey, peu satisfait, des réponses de Deval, a aussi écrit directement à Paris*.

                                                                      * E. Le Marchand cite une lettre du dey au baron de Damas du 14 septembre 1824 réclamant le paiement des dettes Busnach-Bacri, mais cette lettre (s'il n'existe pas d'erreur de date?) est absente du recueil de Plntetr.

 

On possède, dans le recueil de Plantet, une lettre du dey du 26 août 1826 adressée au ministre français des affaires étrangères, le baron de Damas. Selon Plantet, « L’original est en langue arabe, ce qui est contraire à l’usage algérien. Le Dey l’envoya à la Cour à l’insu de Deval, par l’intermédiaire du Consul de Naples ».

Cette lettre est tout-à-fait polie (bien que pressante) et se garde bien de mettre en cause Deval ou Pléville : le dey écrit au ministre de faire payer à Pléville ce qui est dû à lui-même, dey, en présence de Raya Elem Kajen (qui était semble-t-il l’agent de Bacri à Paris – ou un envoyé du dey ?).

« HUSSEIN, DEY D’ALGER, AU BARON DE DAMAS, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,  Alger, le 26 août 1826.

Le serviteur de Dieu HUSSEIN, Dey d’Alger. Louanges à Dieu dont la grâce, l’assistance et les bienfaits ont donné la possession des deux terres et des deux mers, de l’Égypte et de la Syrie à notre Maitre, le très grand Sultan, le très magnifique Potentat en qui résident la sincérité, la générosité, la fidélité à remplir toute espèce d’engagement, le Sultan ottoman Mahmoud  (...)  

[suivent des souhaits de prospérité et de bonne santé pour le ministre]

nous sommes entièrement uni de cœur avec vous pour l’accomplissement de tous vos désirs. Votre représentant, le Consul, connaît ces sentiments de notre part ; il sait que nous cherchons toujours à le satisfaire et que nous le traitons avec tous les égards possibles. (...)

Nous prions Votre Excellence, au reçu de la présente lettre, de régler avec Nicolas Pléville, représentant de notre serviteur Jacob Bacri, le compte des sommes qui nous sont dues en France (...) Nous désirons que notre serviteur. Raya Elem Kajem soit présent lorsque vous ferez ce compte, parce qu’il connaît tout ce qui y est relatif. Enfin lorsque vous aurez entièrement réglé et terminé le compte des sommes susdites, qui sont connues et avérées, veuillez bien — Puisse Dieu éterniser votre gloire et votre bonheur et vous garantir de toute calamité ! — nous envoyer promptement par vos propres mains, sans délai ni retard, la somme totale que ce compte aura donnée pour résultat, et y joindre aussi l’intérêt que cet argent a dû rapporter, avec le montant des dépenses faites pour le recouvrer pendant le long espace de mois et d’années qu’il est resté hors de notre jouissance. Tels sont les usages en pareil cas, comme vous le savez parfaitement.  (...)  

faites-nous les parvenir [les sommes] bien entières et bien complètes. — Que Dieu répande toujours sur vous ses grâces et vous accorde tous vos vœux ! Nous sommes sincèrement uni avec vous et vos intérêts sont les nôtres. S’il vous survient quelque affaire dans notre pays, informez-nous-en et nous la terminerons à votre pleine satisfaction, (...) En date du milieu de Moharrem, 1er mois de l’année 1240. *

                                                                             * Notons ici que dans le recueil de Plantet, cette lettre du dey Hussein et la première (et la dernière) qui évoque l’affaire Bacri-Busnach... Rien n’interdit de penser qu’il a existé d’autres lettres antérieures à celle-ci, soit qu’elles aient disparu des archives, soit parce que Deval ne les aurait pas transmises. Evidemment si c’était le cas (ce qui est impossible à établir) il resterait à savoir quel intérêt Deval avait à intercepter les lettres : empêcher qu’on sache à Paris que le dey n’était pas payé et protestait, serait une réponse absurde : c’est à Paris que se faisaient les paiements et le ministère savait très bien qu’aucun paiement n’était prévu pour le dey.

 

Ce n’est en rien une lettre insolente, encore moins une déclaration de guerre.

Pourtant les événements allaient se précipiter.

 

 

LES INCIDENTS SE MULTIPLIENT

 

En 1825, le dey avait promis au représentant français de ne pas s’en prendre aux vaisseaux des Etats de l’Eglise – ceux-ci étaient placés sous la protection de la France. Mais dans le cours de l’année 1826, les corsaires d’Alger s’emparèrent de plusieurs vaisseaux des Etats du pape (bien que ceux-ci battaient drapeau français semble-t-il, par précaution supplémentaire). Il semble que les corsaires algériens aient capturé ces vaisseaux aux approches de Civitta-Vecchia – c’est à dire qu’il ne s’agissait pas du tout de vaisseaux approchant  les côtes algériennes. Deval fut chargé de protester officiellement*.

                                                                    * Notons ici pour mémoire que le comte de Laborde, très hostile à Deval, lui reproche d’avoir violé une disposition d’une ordonnance de l’Ancien régime encore en vigueur (selon lui) qui interdisait à un consul d’ intervenir en faveur d’une puissance tierce (ici l’Etat pontifical). C’est un reproche d’autant plus incompréhensible que Deval agissait en conformité avec son ministre et la politique du gouvernement. Il est probable que le texte de 1781 cité par Laborde interdisait les interventions personnelles des consuls. Il ne les dispensait pas d’obéir à leurs instructions ministérielles (Laborde accuse aussi le ministre d’avoir violé le texte en question !) On est étonné de voir Julien prendre au sérieux un tel argument.

 

De plus des vaisseaux français furent aussi arraisonnés par les navires algériens. Ce fut le cas de La Conception et du Gustave, des navires qui faisaient la liaison entre la Corse et Toulon.

Pour les dirigeants d’Alger il s’agissait de simples contrôles, pour les dirigeants français de mesures vexatoires accompagnées d’actes de brigandage. Qui pourrait vraiment trancher aujourd’hui ?

Sur un site probablement algérien (Histoire de l'Islam et des Musulmans, https://alfutuhat.com/histoire/Barbaresques/mb31.html), on lit : « Deux navires français (...) furent arrêtés et visités par la marine algérienne conformément aux clauses des traités signés. Aucun incident ne fut provoqué par l’opération. Le message du commandant de la marine à Toulon, adressé à Marseille, ne laissait rien percevoir de répréhensible dans le comportement des Raïs: « Je suis informé, dit l’officier, qu’un des bateaux poste de la Corse, « Le Gustave, » a été visité par une division algérienne qui paraît avoir établi sa croisière des côtes d’Espagne aux côtes d’Italie et qui a annoncé avoir reçu l’ordre de visiter tous les bâtiments de quelque nation qu’ils soient, afin de s’assurer s’ils n’ont pas de Grecs à bord. La visite qu’à reçue « Le Gustave » a été faite, avec tous les procédés convenables, mais comme elle doit occasionner, à ce bâtiment, une quarantaine assez longue*, j’ai cru devoir vous en donner avis.. » On notera le motif de ces visites, vérifier qu’il n’y avait pas de Grec à bord, à un moment où les Grecs étaient en insurrection contre l’empire ottoman et qu’Alger, en fidèle vassal, apportait son concours à l’empire. Si on avait trouvé des Grecs à bord, quel aurait été leur sort ?

Sur les actes commis durant la visite du navire français, l'information de l'officier cité était-elle exacte ? On sait que les commandants des deux navires français produisirent des rapports se plaignant des exactions des Algériens.

                                                                             «  ... à cette époque, par suite des craintes qu'inspirait la peste, tout navire entré en contact avec les Barbaresques était tenu de subir une quarantaine extrêmement préjudiciable » (Edgard Le Marchand, L'Europe et la Conquête d'Alger,1913).

 

La position française était bien différente de ce que laisse penser le site algérien précité : « Ce fut aussi à cette époque que les Algériens commencèrent à exiger des capitaines do nos navires marchands qu'ils rencontraient en mer, de venir sur leur bord pour la vérification de leurs expéditions, ce qui était directement contraire au traité de 1719 : il arriva que, tandis que le capitaine du bâtiment français La Conception laissait ainsi identifier ses papiers à bord d'un armement algérien, son propre navire reçut la visite d'hommes détachés par le corsaire, qui enlevèrent des caisses, de I'argent et les autres objets qu'ils trouvèrent à leur convenance. » (Manifeste concernant l’expédition d'Alger, publié dans le Moniteur universel (journal officiel du gouvernement français) en date du 20 avril 1830 - il s'agit de l'explication officielle des raisons de l'expédition).

« Des marchandises françaises, saisies à bord du brigantin espagnol l’Armida, étaient vendues à Alger malgré le texte formel des Capitulations confirmées par nos traités avec la Régence, et suivant lesquelles le pavillon ennemi ne donnait pas droit de confisquer les propriétés françaises qu'il couvrait »* (Edgard Le Marchand, L'Europe et la Conquête d'Alger,1913).

                                                                                    * Cet incident indique qu’il existait toujours entre l’Algérie et l’Espagne un état de belligérance.

 

Il est probable que le consul Deval protesta, mais inutilement ; «  Hussein répondit qu'il ne reconnaissait pas les Capitulations de la Porte [l’empire ottoman] avec la France ».

 

 

DEUX NAVIRES DE GUERRE FRANÇAIS À ALGER

 

Le dey qui avait écrit au baron de Damas fin août 1826, était impatient d’avoir une réponse (généralement les échanges de correspondances étaient assez rapides entre la France et l’Algérie). Lorsqu’on annonça l’arrivée à Alger de deux navires de guerre français, La Galatée et La Torche,  fin octobre 1826, il pensa peut-être qu’on apportait la réponse tant attendue.

Mais ce n’était pas du tout ce qu’il espérait. Le capitaine de vaisseau Fleury, commandant de la petite formation, et le consul Deval demandèrent à la voir, porteurs d’une lettre assez désagréable pour le dey (qu’ils lui apportèrent peut-être à l’audience où qu’ils lui firent remettre ultérieurement ?).

« Alger, le 29 octobre 1826. Le Commandant de la frégate de Sa Majesté La Galatée, en rade, et le Consul général Chargé d’affaires de France à Alger soussignés, ont l’honneur de notifier, par ordre et au nom du Gouvernement de Sa Majesté, qu’il n’a pu qu’être surpris du renouvellement d’hostilités contre le pavillon romain, que Son Altesse s’était engagée à respecter par égard pour la France ».

Les Français demandaient « l’exécution de la promesse de respecter le pavillon romain » et « que les navires qui ont été capturés, ainsi que les équipages et leurs marchandises, soient relâchés. » Ils attendaient ces mesures en considération des « rapports de bonne intelligence qui existent entre la France et Son Altesse [le dey] , et telle que doit l’attendre la Puissance [la France] la plus anciennement amie de la Porte ottomane ». Les deux Français rapportaient aussi  les plaintes « des capitaines des navires français qui ont été appelés à bord des corsaires algériens par des coups de canons à boulets, et qui ont été maltraités et dépouillés. Les traités avec Alger portent que c’est aux corsaires algériens d’envoyer dans leur propre chaloupe deux officiers à bord des navires français pour reconnaître les passeports, et qu’aucun autre Algérien ne doit se permettre de monter à bord que les deux officiers ».

Les Français exigeaient une réparation pour les préjudices subis (les rapports des deux  capitaines français étaient joints) et la lettre se terminait ainsi : « Le  Gouvernement de Sa Majesté aime à croire que cette conduite singulière a eu lieu sans autorisation de Son Altesse, mais il déclare que le retour de pareils procédés troublerait infailliblement la bonne intelligence entre les deux pays, et que dans ce cas Son Altesse ne devrait s’en prendre qu’à elle-même des conséquences qui en pourraient résulter. »  

« Hussein  répliqua qu'il avait effectivement donné sa parole de respecter le pavillon pontifical, mais que le gouvernement royal n'ayant délégué personne pour conclure un accord définitif, il  se jugeait délié de toutes ses obligations. Du reste, les cargaisons des bâtiments romains  avaient déjà été vendues. Néanmoins, sur l'insistance du commandant Fleury, il consentit, après quelques difficultés, à la mise en liberté de leurs équipages. Quant aux hostilités commises contre les navires français, il prétendit n'en avoir pas connaissance; il se borna à déclarer qu'il avait ordonné à ses croiseurs de vérifier les papiers des navires, sans monter à bord et sans communiquer avec eux, de manière à  ce que nos bâtiments ne fussent pas exposés aux inconvénients de la quarantaine. »  (Edgard Le Marchand, L'Europe et la Conquête d'Alger,1913).

E. Plantet dit que le dey « avait violé sa parole sous prétexte qu’il n’avait pas signé de traité avec le Saint-Siège, et que le Pape ne lui avait payé aucun tribut ». Selon Bartillat, le dey « demanda une somme considérable à l Etat pontifical pour prix d’une paix stable avec la régence et refusa d’ailleurs positivement de respecter à l’avenir le pavillon romain ; il refusa également de reconnaître les capitulations faites entre la Porte et la France ».

 « Hussein éluda les satisfactions qui lui étaient réclamées, tant pour la valeur des bâtiments romains que pour les actes de piraterie exercés sur nos navires, et c’est sur ce refus que le Gouvernement se décida, au mois de novembre 1826, à commencer le blocus des ports algériens » (E. Plantet - en fait il ne semble pas que le blocus ait commencé si tôt, mais on y pensa – voir plus loin).

Le capitaine Fleury fut obligé de se retirer après le faible résultat de sa démarche.

 

Jardin du dey à Alger, au milieu du 19e siècle - gravure aquarellée.

Vente eBay

 

 

 

LA LETTRE DU DEY D’OCTOBRE 1826

 

 

Ici on se trouve face à un petit mystère. Selon divers historiens (Rousset, Esquer *, Julien, X. Yacono ) le dey envoya au ministre des affaires étrangères français une nouvelle lettre le 29 octobre 1826  (la date n’est pas toujours mentionnée mais on la trouve notamment chez Julien et Yacono) - était-ce justement après avoir reçu Deval et le capitaine de vaisseau Fleury venus se plaindre des manquements de la régence ? Or cette lettre du dey (déjà connue par des historiens anciens comme Galibert)**,  ne figure curieusement pas dans le recueil de Plantet et on ne trouve pas dans les sources disponibles, le texte complet de la lettre ; elle fut, semble-t-il envoyée par l’intermédiaire du consul de Naples – puisque le dey se méfiait de Deval.

                                                                               * Gabriel Esquer, Les commencements d'un empire: la prise d'Alger (1830), 1929.

                                                                              ** « ... le dey, impatient dencaisser le reste des sept millions [l'auteur veut sans doute dire : ce qui restait des sept millions], écrivit en octobre 1826 au ministre des affaires étrangères une lettre par laquelle il le sommait de faire passer immédiatement à Alger les deux millions et demi [de la caisse des dépôts], prétendant que cétait à lui que les créanciers français devaient justifier de la légalité de leurs réclamations. » (Léon Galibert, L' Algérie ancienne et moderne depuis les premiers temps, 1844).

                                                                               

                                                                              On connait le contenu de cette lettre par des extraits et par les résumés qu’en donnent certains auteurs – enfin, indirectement, par le projet de réponse du ministre.

Le dey affirmait que Bacri lui-même lui avait confié que Pléville et Deval  auraient reçu 2 millions pour leurs bons services dans la conclusion de la convention autorisant le paiement de 7 millions. D'après ce qu'on sait, le dey réclamait qu'on lui adresse le montant mis de côté à la Caisse des dépôts (2,5 millions) et les 2 millions soi-disant versés à Deval et Pléville (sans s'inquiéter de savoir comment ce montant pourrait être récupéré). Il écrivait à propos de Deval :

« Je ne peux plus souffrir cet intrigant chez moi et plusieurs fois, j'ai été tenté de le mettre sur un de nos vaisseaux et de le renvoyer de chez moi, mais j'ai souffert tout cela depuis longtemps à cause de la bonne intelligence qui existe entre la Régence et la France depuis un temps ancien et parce que c’est l’unique nation que nous croyons amicale » ; « envoyez-moi un consul qui fût un brave homme ». Le dey ajoutait que sa méfiance allait seulement au consul et qu’il n’avait rien contre la France, bien au contraire, « considérant la France comme la nation la plus attachée à nous »

Le dey se justifiait dans l’affaire des vaisseaux romains, expliquant qu’il avait attendu un an la signature d’un traité de paix avec le Saint-Siège et n’était pas en faute.

Selon Rousset : « Dans cette pièce encore plus hautaine et injurieuse que l’ autre [la lettre d’août]  le dey réclamait de nouveau le payement des créances Bacri dont il était le cessionnaire* avec la prétention exorbitante qu’on lui renvoyât à Alger toutes les oppositions sur la validité desquelles il déciderait lui-même promptement et en dernier ressort. » 

                                                                               * « Cessionnaire » puisqu’on a vu que Bacri, emprisonné, aurait cédé au dey ses créances sur la France. Rousset écrit : « le dey Hussein, qui, de gré ou par menace, s'était associé d'abord, puis tout à fait substitué au droit des Bacri. »

 

« Il demandait en outre qu’on lui envoyât à Alger ses deux sujets coupables qui, d’accord avec Deval et d’autres personnes s’étaient partagé les sept millions. » (Laborde, qui ne mentionne pas précisément de lettre du dey et fait état de réclamations de celui-ci auxquelles « Il fut, dit-on, répondu par le ministère et de vive voix par la bouche du consul »).

 

La plupart des auteurs anciens mentionnent l’impossibilité d’extrader les deux créanciers du dey, même si on avait voulu lui faire plaisir à ce dernier, l’un étant Français, l’autre à Livourne – mais il semble qu’il y a ici de nombreuses confusions : Michel Busnach, apparemment, était à bien Livourne. Mais Jacob Bacri était en Algérie, il y était même en prison depuis août 1826 ! Laborde indique que Nathan Bacri était Français (et donc n’était plus justiciable du dey), mais Nathan Bacri, neveu de Jacob, n’était pas titulaire de la dette quoiqu’il en ait réclamé la part qu’il estimait lui revenir (voir plus haut). Le dey a-t-il vraiment demandé l'extradition de Nathan, pensant qu'il avait capté une grosse part des versements ? Certains comprennent même que le dey demandait l’extradition de Pléville, ce qui est peu probable*.

                                                                               * Laborde écrit : « Quant au fondé de pouvoir, il lui fut encore répondu qu’il était sujet français, que Busnach s’était retiré à Livourne et que Nathan Bacri avait été naturalisé français. »

 

Cette lettre augmenta le mécontentement des dirigeants français qui avaient déjà beaucoup de raisons de s’agacer contre Alger. Bien entendu, c’était vrai aussi dans l’autre sens, mais il ne faut pas méconnaître le grief principal de puissances occidentales envers le gouvernement d’Alger qui était le comportement des corsaires algériens, alternant captures ou simples vexations, un comportement jugé contraire aux usages civilisés et de moins en moins tolérable. Mettre à équivalence les griefs des uns et des autres semble ici une erreur logique : c’est Alger (et dans une moindre mesure les deux autres régences) qui faisait figure d’agresseur (ou de prédateur) et de perturbateur du commerce international.

Par exemple, à la même époque, les corsaires algériens s’emparaient d’un navire colombien – c’était la première fois qu’ils voyaient un pavillon de ce pays. Evidemment la Colombie n’avait pas signé d’accord avec Alger, donc ses navires étaient réputés en guerre avec Alger et « de bonne prise », même s’ils naviguaient très loin des côtes algériennes.

 

Pour ne pas allonger exagérément cette partie, nous renvoyons à plus tard des explications (nécessairement un peu fastidieuses) sur la vraisemblance des accusations du dey et l’implication de Pléville et surtout Deval dans des manœuvres frauduleuses – qu’aucun élément de preuve (directe ou indirecte) ne vient confirmer, on peut déjà le dire, malgré les titres à sensation de certains vulgarisateurs actuels et les cogitations d’historiens plus anciens.

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
Publicité
Archives
Publicité