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Le comte Lanza vous salue bien
4 mars 2024

ALGÉRIE ET FRANCE AVANT 1830, LES DERNIÈRES ANNÉES PARTIE 2 : LA DETTE BACRI-BUSNACH  

ALGÉRIE ET FRANCE AVANT 1830, LES DERNIÈRES ANNÉES

PARTIE 2 : 

LA DETTE BACRI-BUSNACH

 

 

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit.]

 

 

 

 

On rappelle en deux mots ce qu'était cette dette (ou cette créance selon le point de vue), déjà évoquée dans les messages précédents : à partir de 1793, des négociants juifs d'Alger, Neftali Busnach et Joseph Bacri (ce dernier ayant ses frères comme associés ou collaborateurs) avaient vendu des cargaisons de blé à l'Etat français. Malgré des paiements partiels, le plus gros de la dette, intérêts compris,  n'était toujours pas payé vers 1815. Les deys étaient intervenus auprès des gouvernements français successifs pour que la dette de leurs sujets Bacri et Busnach soit payée, ce qui mettrait ces deux négociants (ou leurs héritiers) en mesure de rembourser les dettes qu'ils avaient envers les deys.

 

Il nous a semblé utile d’essayer d’aller plus loin que les récits sommaires qui sont généralement faits. On se heurte vite à des contradictions et surtout des incertitudes. Les lecteurs pressés pourront passer à la partie suivante directement.

Pour les autres, nous tâcherons de poser clairement quelques questions et d’essayer d’y répondre au moins dans la mesure du possible. Ces questions sont :

Est-ce que les profits des Bacri-Busnach dans la vente de blé  à la France étaient exorbitants, voire frauduleux ?

Est-ce que le dey d’Alger détenait effectivement une part de la créance Bacri-Busnach ?

Comment les Bacri-Busnach se procuraient-ils les cargaisons qu’ils vendaient ?

Quelles étaient exactement leurs dettes envers le dey (ou les deys successifs) ?

Qu’est-ce que la France devait exactement aux  Bacri-Busnach et combien avait-elle déjà payé avant 1819-1820 ?

 

Toutes ces questions sont évidemment liées plus ou moins étroitement.

 

SUR L’IMPORTANCE DES SOMMES EN JEU

 

 

On peut penser que les sommes réclamées sont la contre-partie honnête des cargaisons de grains livrées, compte-tenu du bénéfice des négociants évidemment.

Est-ce si évident ? Un auteur  écrit : « Le paiement ayant été effectué en assignats, les fournisseurs réclamèrent une forte indemnité. » (E. Rouard de Card, Traités de la France Avec les pays De l’Afrique du Nord Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Maroc, 1909). Cela parait une explication bien insuffisante. On peut admettre que certaines livraisons ont bien été payées en assignats dès l’époque où elles ont eu lieu, avec une compensation réclamée par les négociants, mais non payée par le gouvernement français.

                                                              * Cf. aussi Achille Fillias, Histoire de la conquête et de la colonisation de l'Algérie (1830-1860), 1860  « Les premières livraisons furent soldées en monnaie métallique; mais, lorsque les assignats devinrent la monnaie légale de la France, les créanciers protestèrent contre ce mode de payement, et réclamèrent une indemnité considérable. En droit, ils avaient raison ; mais ils surchargèrent leurs mémoires en y ajoutant des intérêts usuraires, et les négociateurs français chargés de liquider leur compte exigèrent une diminution notable, « attendu que les dernières fournitures se composaient entièrement de blés avariés. » — On ne put s'accorder, et l'affaire resta pendante. »

 

Les auteurs de l’époque ne considéraient pas comme crédible le montant de 24 millions réclamé par les Bacri-Busnach (mais non obtenu par eux) lors de la liquidation des dettes : « ... on demanda si cette créance était donc plus légitime que tant d’autres qui avaient été enfouies dans le gouffre des déchéances, on soupçonnait d’ailleurs que cette liquidation renfermait quelque grave irrégularité. L’armée d’Italie n’avait pu consommer pour 24 000 000 de blé* et la réduction énorme que les Bacri consentaient si facilement à subir prouvait bien qu’il y avait dans cette affaire quelque chose de scandaleux. »  (P. Clausolles, L'Algérie pittoresque, ou Histoire de la régence d'Alger depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, 1843)

                                                                       * Notons que les livraisons de blé ne concernaient pas que l’armée d’Italie (qui fut créée des 1793 avec des effectifs limités et une faible activité ; les véritables opérations sur le territoire italien ne commencèrent qu’en 1796 sous la direction de Bonaparte) ; mais des livraisons avaient eu lieu, selon ce qui est dit à plusieurs endroits, dès 1793 (voire 1792 ?) pour les départements du midi. Enfin le montant global  – de 24 millions ou un autre – comprend aussi les intérêts.

 

Un auteur récent écrit : « La maison Bacri-Busnach avait salé la note concernant d’énormes livraisons de blé destinées à éviter la famine en Provence. Elle n’hésitait pas à consentir d’importants délais de règlement mais en profitait pour majorer ses créances d’intérêts fabuleux. Le gouvernement français contesta ces exigences. Bien qu’ayant perçu d’importants acomptes, Bacri et Busnach persuadèrent le dey, à qui ils devaient 300 000 francs, de réclamer lui-même le paiement de la dette française, créance qui s’élevait à 24 millions de francs » (Jérôme Louis, La question d’Orient sous Louis-Philippe, thèse, 2004).

 

 

 

BLÉS AVARIÉS ET PROFITS MAXIMUM

 

 

Les Bacri-Busnach avaient semble-t-il divers moyens de gonfler la note.

Un auteur d’époque écrit : « Sous la République, le juif* Jacob Bacri nous avait fait diverses fournitures de blé. S’il faut en croire M. Labbey de Pompières, la maison Busnach et Bacri vendait à la France des blés qu’elle embarquait en Barbarie sur des bâtiments neutres ; des corsaires prévenus à temps enlevaient les navires à leur sortie du port et les ramenaient à Alger ou à Gibraltar. Là les blés étaient rachetés à bas prix par les Bacri qui les revendaient à la France. Alors ils arrivaient à Toulon tellement avariés qu’on était obligé de les jeter à la mer pendant la nuit. Le 15 février 1798, les Bacri reçurent en paiement du ministre de la marine, M. Pléville de Pelley, une somme de 1 589 518 francs, et, en outre, des munitions navales de toute espèce en grande quantité ; mais ce n’était là qu’un faible acompte, car ils portaient le chiffre total de leur créance à 14 millions. Les Bacri imaginèrent donc de faire appuyer leurs réclamations par un de leurs commis qu’ils firent passer pour un ami du dey et pour le frère d’une de ses femmes. Ce commis, Simon Abucaya, avait pris rang parmi les ambassadeurs ; il allait chez les ministres, dans leurs bureaux » [sous le Directoire] (Léon Galibert, L' Algérie ancienne et moderne depuis les premiers établissements des Carthaginois...,  1844).

                                                                    * Sur la mention fréquente à l'époque, du mot "juif" ou la désignations des négociants sous cette seule appellation, voir note dans le message précédent.

 

Que faut-il penser de cet extrait ? Calomnie ou vérité, qui pourrait aujourd’hui trancher ? On ne comprend d’ailleurs pas vraiment le sens de la manœuvre des cargaisons interceptées par les corsaires d’Alger prévenus à l’avance ; qu’y gagnaient les Bacri-Busnach ? A moins évidemment de se faire payer deux fois la cargaison par le gouvernement français, si les stipulations faites prévoyaient que la cargaison, même non parvenue par suite d’attaque en mer, devait être payée ? On comprend alors le peu d’empressement des autorités françaises à payer les montants réclamés.

Dans tous les cas, il semble peu contestable que plusieurs cargaisons soient arrivées avariées. Le comte de Laborde écrit dans son mémoire Au Roi et aux Chambres sur les véritables causes de la rupture avec Alger et sur l'expédition qui se prépare (1830)* : « Des paiemens avaient été faits par le gouvernement au fur et à mesure des consignations [livraisons], mais plusieurs chargemens de blé ayant été ensuite trouvés avariés et d’ autres fraudes reconnues, les paiemens furent suspendus et les demandes de ces fournisseurs contestées ; des hommes respectables tels que M.M. Aubernon et Daure, ordonnateurs généraux, ont conservé la mémoire de cette affaire et des considérations graves qui la firent suspendre. »

                                                                         * Mémoire dont on reparlera, écrit pour contester le bien-fondé de l’expédition décidée par le gouvernement de Charles X contre Alger. L’orthographe d’époque a été conservée.

 

Quel bénéfice les Bacri-Busnach faisaient-ils sur les cargaisons – indépendamment de toute manœuvre frauduleuse ? On peut en avoir une idée par un passage du livre de Sidi Hamdan ben Othman Khoja (Hạmdān ibn ʻUthmān Khawājah) qui donne un tableau d’Alger dans les derniers temps de la régence. Il raconte que le bey de Constantine, de passage à Alger, voulut acheter un bijou pour la femme du dey (une façon de se faire bien voir). Il acheta un bijou valant  «60 mille piastres, 300 000 francs » à  « Nephtaly Abousnach » (Busnach/Boujenah*).

                                                                      * Celui qui fut tué en 1805 par un janissaire, meurtre qui fut suivi par un pogrom où la population d'Alger massacra des Juifs et pilla leurs maisons.

 

Mais le bey « n’ayant pas d’argent comptant, il convint de payer cette valeur en mesures de blé estimées chacune à 4 fr et devant peser 40 kilogs. Après la récolte, les Bacry envoyèrent des bâtimens pour charger la quantité de 75 mille sahs ou mesures de ce blé qu’ ils firent transporter en France à l’époque du blocus des Anglais [à partir de 1793]; ils vendirent 50 fr chaque mesure qui ne leur coûtait à eux que 4 fr et ce chargement produisit 3 millions 750 mille fr ». L’auteur ajoute de plus que la valeur véritable du bijou, fait à Paris, était, «  dit-on », de 30 000 f et non 300 000. L’auteur prétend connaître ces détails d’un associé des Bacri-Busnach, celui qui avait acheté le bijou à Paris

(Hạmdān ibn ʻUthmān Khawājah, Aperçu historique et statistique sur la régence d'Alger, traduction du livre intitulé en arabe Le Miroir, 1833).

 

Ici encore calomnie ou vérité ou un mixte des deux ? Si on suit l’auteur algérien, les Bacri-Busnach faisaient une culbute de 1250% sur le prix de certaines cargaisons.

 

 

 

La rue de Constantine, peinture par (ou attribuée à) Guillaume-Charles Brun (1825-1908). D. R.

Guillaume-Charles Brun fut élève des Beaux-Arts en Avril 1847 en compagnie de son ami Alexandre Cabanel. Il présenta régulièrement au Salon des Artistes Français à partir de 1851, des scènes de la vie quotidienne en Afrique du Nord, et notamment en Algérie. Bien que contemporaines de la domination française, ses peintures montrent une image de l'Algérie qui n'a vraisemblablement pas changé depuis les premières décennies du 19 ème siècle. 

https://www.algeriepatriotique.com/2021/08/31/retour-sur-une-algerie-peinte-par-guillaume-charles-brun/#google_vignette

 

 

 

 

 

DES DETTES DE LA FRANCE ENVERS LES BACRI-BUSNACH OU ENVERS LE DEY ?

 

 

Les sommes engagées par les Bacri-Busnach pour les achats et transports de blé sont-elles à eux ou sont-elles prêtées par le dey (ou l’Etat d’Alger) - ce qui ferait de Bacri et Busnach soit des prête-nom du dey (qui mènerait les opérations sans apparaître) soit des débiteurs du dey qu’ils rembourseront quand eux-mêmes seront payés ? Il est impossible d’arriver à une certitude.

Dans la lettre de septembre 1798 déjà citée, le dey Mustapha écrit : « il est temps qu’on les récompense [les Bacri-Busnach], ainsi que notre partialité, confiance et bienveillance pour la République, simplement en leur payant ce qui leur est dû, pour les mettre en cas de pouvoir payer leurs dettes à notre Régence ». Donc les Bacri-Busnach ont des dettes envers la régence, mais cela ne veut pas dire que la régence leur a prêté de quoi faire les livraisons de grains.

Grammont écrit de Mustapha que ce dey « poussait la bienveillance jusqu’à avancer l’argent nécessaire aux marchés conclus avec les Indigènes ».

Il est probable que Grammont vise une avance faite au consul de France Vallière lors des premières acquisitions de blé. Le commissaire aux relations extérieures Buchot en remercie le dey Hassan en 1794: « C’est ainsi que nous avons appris les facilités que tu as accordées à nos bâtiments pour l’extraction des blés de ton pays, et le prêt que tu nous as avancé pour cet objet ».

E. Plantet (Correspondances des deys d'Alger ..., 1889) donne l’explication suivante : « Un décret de l’Assemblée nationale, du 9 mars 1792, avait mis dix millions à la disposition du Ministre de l’Intérieur pour être employés en achats de grains ». Les comités de ravitaillement de Marseille avaient demandé à Vallière, consul en poste à Alger, « de négocier avec les Algériens la plus grande traite possible de denrées », et le dey Hassan avait prêté à Vallière « de la meilleure grâce du monde, 50 000 p. (250 000 f.) pour solder ses premiers achats à Bône et à Constantine » (sans doute par le biais l’agence d’Afrique qui opérait dans cette province ?)*

                                                                        * L’agence d’Afrique avait pris la suite, sous la Révolution, de la compagnie royale d’Afrique, supprimée, pour exploiter les concessions de l’est algérien (Collo, La Calle, emplacements à Bône). Il est peu probable que l'agence ait fait des achats directs aux "indigènes" (producteurs) car dans la province de Constantine, le commerce était dans les mains du gouverneur, le bey. C'est donc avec lui que l'agence traitait. E. Plantet nuance la générosité des dirigeants d’Alger: « la Régence se vantait de nous rendre des services avec ses fournitures de grains, il est bon de remarquer qu’elle vendait à l’Agence d’Afrique, au prix de 45 piastres, la charge de blé que les étrangers ne payaient que 38 piastres ». L’agence d’Afrique semble avoir cessé de fonctionner en pratique vers 1798 (?).

 

Mais de cette avance au consul Vallière , il n'est plus question par la suite. De plus elle ne paraît pas concerner les livraisons opérées par les Bacri-Busnach.

 

L’idée que le dey avait – d’une façon ou d’une autre – fourni les approvisionnements vendus par les Bacri-Busnach était admissible pour certains auteurs de l’époque et expliquait les démarches des deys successifs pour obtenir le paiement de ce qui leur revenait  : le dey « était propriétaire d’une partie de ces approvisionnemens qui provenaient des magasins de la régence et des impôts qu’on lui paie ainsi en nature dans son pays » (Alexandre de Laborde, Au roi et aux Chambres, 1830, orthographe d’époque respectée).

Un auteur du 19 ème siècle écrit : « Les revenus des biens du Beylick cultivés sans frais par des espèces de serfs appelés khammès moyennant le cinquième des produits, étaient une des grandes ressources du Dey régnant. Mais on ne pouvait songer à les écouler chez les Arabes où on n’aurait pas trouvé d’acheteurs ou bien on les eût vendus à vil prix. Afin d’en tirer un meilleur parti, le Dey les faisait vendre sur les marchés européens par des intermédiaires qui ne lui en remettaient le prix qu’ après en avoir opéré le recouvrement. Il paraît que Backri et Busnach avaient pris dans ces conditions une quantité assez considérable de blés dans les silos du Beylick pour compléter les livraisons faites à la France Ils étaient donc à ce titre débiteurs du Dey Mustapha d’assez fortes sommes. » (Victor Amédée Dieuzaide, Histoire de l'Algérie de 1830-1878, 1880) – notons ici qu’il s’agit de « compléter » les livraisons selon l’auteur.

 

Le même auteur indique ; « Mais les deux Israélites ayant traité en leur nom personnel avec le gouvernement français, le Dey n’avait aucune revendication directe à lui adresser et à défaut d’une cession totale ou partielle de la créance, il ne pouvait agir comme les autres créanciers que par voie d’opposition [lors de la liquidation de 1819-20]. Nous n’avions donc à faire {sic] qu’à Backri et Busnach (...)  Les avaries et des fraudes nombreuses sur la qualité et le poids ayant été régulièrement constatées ainsi que le prouvent des documents incontestables [ ?]  le Directoire refusa de payer les dernières fournitures. Ce refus de paiement était assurément fort légitime. Néanmoins il fut l’objet de vives réclamations de la part du Dey Mustapha » [vers 1800]. L’auteur affirme que « dans d’autres circonstances, le Consulat qui avait succédé au Directoire, lui aurait répondu [au dey] que cela ne le regardait point, que s’il avait des droits à faire valoir contre Backri et Busnach, il devait s’adresser à ses débiteurs et non à la France qui n’avait point traité avec lui », mais que le Consulat était soucieux de ménager le dey.

Grammont pour sa part écrit : « ... ces lenteurs [à payer la dette] irritaient les Deys auxquels appartenait une part assez importante des marchandises livrées. »

Un peu plus loin, cet auteur va jusqu’à affirmer : « l’argent prêté jadis à la France provenait de la Khazna [trésor public d’Alger] et l’emprunt était un contrat entre deux Etats. »  Mais où a -t-il trouvé un contrat d’emprunt entre la France et le dey ? Les seuls prêts consentis par un dey sont l'avance de 250 000 francs au consul Vallière (en 1792-93) dont on a parlé et un prêt de 1 million de francs sous le Directoire, qui fut remboursé assez vite. Le fait qu'on ne parle plus jamais de ces prêts ou avances ensuite montre qu'ils n'avaient rien à voir avec la créance Bacri-Busnach.

Ajoutons pour être complet (?), l'opinion de Hamdane ben Othman Khodja (témoin de l'époque, déjà mentionné plus haut), qui avait certainement une bonne connaissance des affaires, son père étant chef des secrétaires de la régence d'Alger. Il écrit à propos du rôle du dey Hussein dans l'affaire des créances Bacri-Busnach  : « Le seul motif pour lequel il [le dey Hussein] consentit à s’en mêler fut que Bacri était Algérien et débiteur envers le trésor de la régence ; il [le dey] espérait par là y faire rentrer des fonds. »

Si le dey avait été créancier de la France, Hamdane ben Othman Khodja se serait exprimé autrement, semble-t-il.

 

 

Vue d'Alger prise de la mer. Illustration du livre de Filippo Pananti, Relation d'un séjour à Alger, contenant des observations sur l'état actuel de cette régence, les rapports des états barbaresques avec les puissances chrétiennes, et l'importance pour celles-ci de les subjuguer. Traduit de l'anglais [par Henri de la Salle d'après la version de Edward Blaquière], Paris, Le Normant,1820. L'Italien Pananti, capturé par les corsaires barbaresques, s'était retrouvé vers 1810 esclave à Alger pour peu de temps avant d'être libéré sur intervention du consul anglais. Il a laissé un récit de ces événements dans un livre où il plaide pour une union des puissances occidentales pour mettre fin aux régences barbaresques.

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DETTE TRANSFÉRÉE, DETTE PAYÉE À LA PLACE DE ... ?

 

 

Il est intéressant de citer cette réflexion de Grammont : « c’était grâce à ses sages combinaisons [du consul de France à Alger sous le Directoire, Jeanbon Saint-André] que son pays avait pu transporter aux Bakri la dette contractée auprès du Dey que la pénurie des finances ne permettait pas d’acquitter en ce moment ». Il y aurait eu donc transfert de la dette initiale envers le dey aux Bacri-Busnach. Pourquoi et avec quels avantages ? Il est évident que si c’est exact, le dey n’avait pas dû accepter pour autant de perdre son argent.

Mais de quelle dette parle Grammont ? S'il s'agit de la dette pour les livraisons de blé, il semble établi que les autorités française avaient comme fournisseurs les Bacri -Busnach  et seulement ceux-ci (et non le dey).

Autre version peut-être plus fiable ( ?) : « Jacob Bacri réclamait toujours le payement de ce qui était dû à sa maison ; de son côté celle-ci devait au dey 200 000 piastres fortes et Baba Hassan [dey en 1791-98] voulait rentrer dans ses fonds. Le consul [Jeanbon Saint-André] proposa sur l’ordre qu’il en avait reçu [du ministère français] d’acquitter aux dépens de la créance de la maison Bacri, la dette de celle-ci, mais il fit connaître en même temps que la république n’entendait pas pour le moment passer le surplus aux juifs [sic] à cause de la manière dont ils avaient agi en faveur des ennemis de la France. Il ajouta que son gouvernement ne voulait s’acquitter envers eux que lorsqu’ils auraient montré plus de loyauté. Pour s’assurer de leur conduite, on ne voulait plus les solder à l’avenir que par à compte [sic] » (Ministère de la guerre, Tableau de la situation des établissements Français dans l'Algérie, 1846 ). Donc la France aurait acquitté en fait une dette des Bacri envers le dey, en l’imputant sur les créances pour les fournitures de blé.

Il est impossible de prouver que les Bacri-Busnach agissaient avec des capitaux ou des vivres prêtés par le dey, voire comme prête-nom du dey qui aurait en fait été derrière les opérations. On peut d’ailleurs penser que le mode opératoire des négociants utilisait toutes les possibilités et que dans leurs transactions, il y avait une part des exportations qui avait été achetée par eux et une part qui consistait en « avances » du dey.

Dans une lettre de 1803, Jacob Bacri, représentant de la firme en France, écrivait à Busnach que celui-ci devait faire en sorte d’obtenir une lettre du dey à Bonaparte disant que les créances réclamées appartenaient en fait au dey – de façon à déterminer Bonaparte à payer. Cette présentation laisse penser que le dey n’était pas vraiment le détenteur des créances, et les Bacri-Busnach se servent de son influence pour obtenir les paiements qu'ils réclament  – mais ce n’est pas contradictoire avec le fait que les deux négociants ont des dettes envers le dey.

 

 

LES DETTES DES BACRI-BUSNACH ENVERS LE DEY

 

Justement, sait-on à combien se montaient leurs dettes envers le dey, qu’il s’agisse de dettes étrangères aux livraisons de grain ou même provenant de ces exportations (en considérant que le dey a fait l’avance du grain exporté, en tout ou en partie) ?

Un des rares auteurs algériens de la première moitié du 19 ème siècle écrit : « Ce Bacri devant au trésor d’Alger des sommes considérables pour valeurs de laines [sic] que l’Etat lui avait vendues, comptait toujours sur cette liquidation [des créances françaises] pour payer cette dette ainsi que d’autres qu’il avait contractées en France » (Hạmdān ibn ʻUthmān Khawājah, Aperçu historique et statistique sur la régence d'Alger: intitulé en arabe Le Miroir, trad. française 1833). Pour cet auteur, la dette des Bacri (et Busnach ? *) est donc indépendante des livraisons de grains.

                                                                                    * La dette envers le dey dont parle l’auteur était-elle afférente au seul Bacri ou plus probablement à la maison Bacri-Busnach ?

 

Un auteur français de la première moitié du 19 ème indique : « Cette maison [Bacri-Busnach], toute puissante qu’elle était, avait dû en plusieurs occasions solliciter les deys de lui faire des avances, de lui confier en dépôt des denrées, des laines et autres marchandises dont elle effectuait la vente afin de s’aider dans ses nombreuses opérations. Ses livraisons de blé à la France s’élevaient à 24 000 000 f. Le remboursement était exposé à subir des lenteurs, il pouvait en résulter une gêne, onéreuse pour des particuliers ; aussi il n’est point étrange ils eussent demandé l’appui de leur gouvernement (P. Clausolles, L'Algérie pittoresque, ou Histoire de la régence d'Alger depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, 1843).

Julien donne le chiffre de 300 000 francs pour les dettes Bacri-Busnach envers le dey (au sens de l’Etat d’Alger et non d’un dey nommément désigné) – sans précise d’où sort ce chiffre.

 

Un auteur récent (reprenant sans doute Julien)  écrit ; « Bien qu’ayant perçu d’importants acomptes, Bacri et Busnach persuadèrent le dey, à qui ils devaient 300 000 francs, de réclamer lui-même le paiement de la dette française, créance qui s’élevait à 24 millions de francs » (Jérôme Louis, La question d’Orient sous Louis-Philippe).

Dans le Tableau de la situation des établissements Français dans l'Algérie, publication officielle de 1846, on  trouve que la maison Bacri-Busnach « devait au dey 200 000 piastres fortes », (mais ce montant est supposé avoir été acquitté à la place des négociants par le consul Jeanbon Saint-André, vers 1798, en le défalquant de leur créance sur la France. Il ne s'agit donc pas de la dette telle qu'elle existait vers 1820.

 

On peut aussi verser au « dossier » la remarque de Plantet : « Hussein était créancier des Juifs [sic] pour 70 000 p.[piastres) » ; selon cet auteur, le dey Hussein, tardivement (en 1826) avait contraint Bacri « à lui faire l’abandon du reliquat de sa créance [envers la France], afin d’en exiger plus facilement le payement » (on en reparlera).

Il est possible que 70 000 piastres soit l’équivalent de 300 000 francs.*

Mais cette dette correspond-elle à la dette initiale des Bacri-Busnach envers l’Etat d’Alger depuis une vingtaine d’années ou à des dettes plus récentes ? De plus, la dette a pu fluctuer compte-tenu de remboursements partiels, quelle en est l’origine, autant d’inconnues ?

                                                          * Dans un passage du livre de Hạmdān ibn ʻUthmān Khawājah, on note une conversion :  60 mille piastres = 300,000 fr » et chez Plantet, il est indiqué, à propos d’un prêt du dey à la France qu’il prêta 200 000 piastres fortes d’Espagne, soit un million de francs – sans entrer dans des complications sur les variations du change selon les périodes concernées.

 

Rappelons que selon une source citée plus haut, une dette des Bacri-Busnach de 200 000 piastres envers le dey aurait été acquittée pour eux par le consul Jeanbon Saint-André (vers 1798). Si c’est exact, on peut penser que la dette subsistante (vers 1820) des Bacri-Busnach envers le dey était postérieure à l’époque des livraisons de grains et sans lien avec celles-ci.

 

Quoi qu’il en soit il y a un abîme entre les 24 millions réclamés à un moment par les Bacri-Busnach au gouvernement français et leur dette (supposée) envers le dey si celle-ci se limite à 300 000 francs.

On peut donc conclure – d’après les éléments accessibles dans les sources - que le dey n’était pas le créancier principal (même non apparent) de la France pour les  livraison de grain, puisque le montant des dettes Bacri-Busnach envers le dey, lorsqu’on fournit un chiffre, est bien loin du montant global  de la créance réclamée par ceux-ci envers la France.

Enfin, au fil du temps, on peut penser que les deys successifs ne se sont pas privés de récupérer sur les Bacri non seulement le montant de diverses dettes mais bien au-delà. En 1798, Mardochée (Mordecai) Bacri, alors chef de la maison de commerce, est condamné par le dey à être brûlé vif (peine infligée particulièrement aux juifs). Il échappe à cette condamnation en versant une somme considérable et peut se réfugier à Livourne où il meurt peu après son arrivée,  sans doute ébranlé par le traumatisme causé par sa condamnation. Par la suite, Joseph Bacri se voit imposer par un nouveau dey de fournir de quoi payer l'odjack des janissaires. Ce ne sont que deux exemples (il en existe probablement d'autres) des taxations et extorsions imposées aux Bacri par les deys.

Un compte exact de ce que les deys devaient aux Bacri, ce que les Bacri devaient aux deys, de ce que les deys leur ont imposé de payer, serait du plus grand intérêt - s'il était possible de le faire.

 

 

Le dey d'Alger vers 1813. Gravure colorée.

Le dey est assis sur une sorte de sofa surélevé formant une boite fermée sur 3 côtés. Il tient un éventail ou chasse-mouche. Le décor est peu fastueux de même que l'habillement du dey. A côté du trône du dey, un fauteuil de style européen assez délabré. Près du dey se tient apparemment un marin occidental (Anglais?) qui semble n'en mener pas large. Le dey doit peut-être statuer sur son sort ? Il peut s'agir d'un dessin pris sur le vif.

Planche d'une série Views In Barbary, And A Picture Of The Dey Of Algiers, par William Gell, 1813 (dessin), 1815 (publication).

Victoria & Albert Museum, Londres.

https://collections.vam.ac.uk/item/O514561/views-in-barbary-and-a-print-william-gell/

 

 

Le dey d'Alger, représenté par le Genevois Rodolphe Töpffer dans l'Histoire de M. Cryptogame (1830, publication en 1846). Comparer avec la représentation réaliste plus haut.

Gallica.

 

 

 

À QUI LES BACRI-BUSNACH ACHETAIENT-ILS LES GRAINS ?

 

 

Pour essayer de comprendre le fonctionnement des livraisons de grains, il faut dire quelques mots sur la fiscalité de la régence et l’organisation économique. Nous prenons ces éléments dans le livre de C.-A. Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, nouvelle édition, 1986.

Selon cet auteur, la fiscalité était écrasante pour le contribuable mais rapportait peu à l’Etat, car à chaque niveau de la hiérarchie, des fonctionnaires se servaient au passage, de sorte que le fellah (paysan) payait deux ou trois fois plus que sa contribution théorique.

La plupart des impôts était payé en nature. Il existait un contrôle des deys sur le commerce, qui s’exerçait de plus en plus étroitement.    

Dans le Constantinois, le bey avait le monopole du commerce, et le marché des grains était prédominant à Constantine*. 

                                                                               * Grammont remarque que dans la province de Constantine aussi, les Bacri-Busnach finirent par devenir incontournables pour les exportations vers la France, grâce notamment à l'amitié de Busnach avec le bey..

 

L’activité d’exportation de grains de l’agence d’Afrique dans le Constantinois fut compromise (puis disparut semble-t-il)  par la concurrence des juifs livournais selon Grammont.* Toutefois, il semble que l'agence d'Afrique pouvait aussi travailler avec les Bacri-Busnach. Il semble difficile de trancher définitivement.**

                                                                          * Cette activité reprit seulement dans les années 1820 avec les Marseillais successeurs de l’agence d’Afrique (maison Paret à qui le dey proposa de rester après la rupture avec la France de 1827).

                                                                        ** Cf. la remarque d'E. Plantet: « Lorsque son fils Jacob [fils du fondateur de la maison de commerce, Michel Cohen-Bacri ] vint s’établir à Marseille, [apparemment en 1795, selon une lettre du dey de juillet 1795 pour le recommander à la bienveillance du comité de salut public ] le Gouvernement français devait à ces négociants pour plus de deux millions de grains fournis aux municipalités, à la Marine ou aux munitionnaires de nos armées par l’intermédiaire de l’Agence d’Afrique. »

 

Dans les autres provinces « les Juifs francs*» avaient accaparé le commerce extérieur. La maison Bacri-Busnach en faisait les 2/3 et fixait les cours. D’autres négociants juifs et au moins un « Maure* » (Bouderba) participaient à ce commerce extérieur spéculatif et il y eut des faillites multiples.

                                                                        * Les Juifs francs étaient ceux originaires d’Europe occidentale, comme les Bacri et Busnach qui venaient de Livourne. Ils n’étaient pas assujettis aux discriminations des Juifs algériens. Le mot « franc » dans l’Orient de l’époque était un souvenir des croisades et désignait tout ce qui était d’origine occidentale.

                                                                       **  Maure était un mot utilisé pour désigner les Arabes des villes (mais selon certains auteurs, il s’appliquait spécialement aux musulmans d’Andalousie qui étaient venus s’installer à Alger après avoir été expulsés par les Espagnols).

 

Les Bacri-Busnach acquéraient les grains au plus bas prix auprès des producteurs ou intermédiaires ou surtout dans les entrepôts d’Etat où on stockait les impôts en nature. Ils approvisionnaient la France et l’Espagne [et l’Italie] et aussi les tribus sahariennes. « Maîtres du marché, ils ruinaient les fellahs par leurs exigences, soucieux uniquement d’énormes bénéfices qu’ils réalisaient par leurs exportations même en temps de famine » (Julien).

Par leur réseaux de correspondants en Méditerranée, leur puissance économique était considérable : « tout le commerce de la Méditerranée  est tombé entre leurs mains », écrit le consul Jeanbon Saint-André.

Leur pouvoir économique se doublait d’un pouvoir diplomatique : ils étaient les négociateurs du dey dans toutes les matières avec les pays occidentaux.*

                                                                           * Cf lettre citée plus haut du dey (1795) qui recommande au Comité de salut public  Jacob Cohen-Bacri, chargé de faire « mes commissions et les siennes » ; lettre du Directoire au dey : «  ... Le négociant Jacob Cohen- Bacri, chargé de vos commissions à Marseille, nous a fait parvenir votre lettre  (...) Nous y avons vu avec plaisir l’expression sincère de votre amitié... »

 

Julien conclut que l’accaparement des blés par les Bacri-Busnach eut des résultats désastreux pour l’économie algérienne.

On peut donc penser que les Bacri-Busnach achetaient le blé soit à des particuliers (ou des grossistes) soit à des entrepôts d’Etat stockant le produit des impôts en nature (peut-être alors ces achats étaient à paiement différé, payables à l’Etat d’Alger quand les Bacri-Busnach étaient eux-mêmes payés, mais rien ne le prouve). Dans le beylik de Constantine, les exportations de grains étaient dans la main du bey, mais ce dernier pouvait aussi vendre aux Bacri-Busnach (cf. l’histoire rapportée par l’auteur du Miroir).

 

 

LES RAPPELS DES DEYS SUCCESSIFS

 

 

Ce qui est certain, c’est que les deys successifs ont toujours réclamé le paiement des dettes Bacri-Busnach, soit en les présentant comme une rentrée pour ces négociants qui les mettrait  en situation de payer leurs propres dettes envers la régence, soit en laissant entendre que ces négociants faisaient leurs affaires avec l’argent de la régence – ce qui n'est pas contradictoire.

 

Ainsi le dey Mustapha écrit au Directoire, réclamant d’abord le remboursement d’un prêt sans intérêt à la France fait par son prédécesseur, puis diverses sommes dues aux Bacri et à d’autres :  « Illustres amis, les nommés Bacri et Abucaya, Juifs sujets de notre pays, sont d’anciens et affidés serviteurs de notre Gouvernement. Les 200 000 piastres fortes que feu Hassan Pacha a prêtées amicalement, il y a quelques années, à vous nos amis, nous étant présentement nécessaires, remettez-les entre les mains des susdits Bacri et Abucaya  (...)  vous remettrez en entier, entre les mains du sujet d’Alger Bacri, les 200 000 piastres fortes qui sont en vos mains, le chargement du navire venant d’Angleterre, les sommes de Bacri que vous devez, le prix des blés de Mollah Mohammed et le blé du navire de Bacri qui devait se rendre à Marseille, parce que des affaires de cette nature sont des sujets de froideur et d’altération entre nous » (juin 1798).

Puis : « Que vous fassiez payer aux dits Bacri et Abucaya l’argent qui leur est dû, déjà il y a longtemps, pour des vivres fournis à la République  (...) vu que ces négociants doivent à notre Régence de très grandes sommes, faisant leur commerce avec notre argent. En les attaquant, eux ou leurs fonds, on nous attaque nous-même ou notre Trésor » (septembre 1798).

Dans une lettre à Talleyrand du 13 octobre 1803, le consul général Dubois-Thainville écrit :  « le Khaznedjï [premier ministre] a mandé mon drogman [interprète] ; il l’a chargé de me dire qu’une grande partie des sommes dues à MM. Busnach et Bacri appartenaient à la Régence, et qu’il me priait d’engager le gouvernement à les acquitter. Il a ajouté, avec beaucoup d’obligeance, qu’il regarderait les services que je voudrais [rendre] dans cette circonstance comme lui étant personnels, et qu’il aurait beaucoup de plaisir à les reconnaitre. (...) . Si dans les circonstances, il était possible de leur faire quelque paiement, je ne vous dissimulerai point que cette mesure produirait le meilleur effet. Dans tous les cas, je vous prie de me mander ce que les juifs ont à espérer. » (Dubois-Thainville joint un état de la créance -  de quel montant ? - et précise que Neftali  Busnach et Joseph Cohen-Bacri ont envoyé un écrit officiel au consulat pour déclarer qu'ils ont cessé toute relations avec Michel Busnach et Jacob Cohen-Bacri (qui sont en France) et qu'en aucun cas le gouvernement français ne doit faire de paiement à ces derniers). 

On peut noter que les réclamations (du moins celles qu’on possède) faites directement auprès des dirigeants français émanent surtout du dey Mustapha (assassiné en 1805) – mais d’autres réclamations étaient simplement portées devant le consul de France.

Aux réclamations sur la dette des cargaisons de blé s'en mêlaient d'autres plus ou moins crédibles. Les Bacri prétendaient avoir avancé 200 000 piastres (soit un million de francs) au consul de France Dubois-Thainville pour offrir au dey un "cadeau" destiné à favoriser les négociations ayant abouti à la signature des armistices et traités de 1800-1801, ce que le consul de France refusa de payer.

Le dey réclamait aussi un montant de 200 000 piastres représentant (soi-disant)  l'amende que lui aurait infligé le sultan ottoman pour avoir continué à commercer avec la France quand l'empire ottoman et la France étaient en guerre. Bonaparte refusa de payer ce montant en termes très vigoureux,  et le dey abandonna sa demande.

 

Dans les litiges entre les deys et la France pendant la période napoléonienne, les dettes Bacri-Busnach passent au second plan ou sont évoquées implicitement avec d’autres griefs. Selon Grammont, les déboires du consul Dubois-Thainville, expulsé en 1814 et empêché de débarquer en 1815 étaient dus partiellement au problème des dettes – le consul, lui, met en cause l’hostilité à son égard des Bacri-Busnach.

Mais pour E. Plantet, qui se réfère aux documents diplomatiques, les tensions entre Alger et le consul de France ont leur origine dans des litiges sur les prises maritimes*. En s'opposant au débarquement de Dubois-Thainville en 1815, « le Dey fit dire au Chancelier Ferrier, par le capitaine du port Ali-reïs, que si Dubois-Thainville voulait descendre à terre pour y reprendre sa place de Consul général, il devait s’obliger à « liquider toutes les demandes qui lui avaient été faites au moment de son expulsion d’Alger [en 1814] et notamment celle de 114 300 piastres, montant de prises dont il nous avait rendus responsables. Omar exigeait, en outre, l’engagement de donner des présents ».

                                                                                  * Par exemple, la saisie par un corsaire de Bastia (Cardi), d’un navire appartenant aux Bacri, le Giuseppina, était dénoncée par Alger (cette affaire donna lieu sous la Restauration à un litige devant le Conseil d’Etat).

 

Laborde dans sa brochure, indique aussi : « les plus fortes discussions qui eurent lieu avec la régence depuis 1806 jusqu’aux premiers jours de 1814 avaient presque toutes pour motif des contestations relatives à des prises [de bateaux] faites d’après les décrets du système continental » [blocus continental décrété par Napoléon pour ruiner le commerce anglais] et non l’affaire des dettes.

 

 

 

CE QUE LA FRANCE A PAYÉ AVANT 1820 

 

 

Il est difficile de savoir si des paiements ont eu lieu lors des premières expéditions de grains*.  Comme indiqué, les irrégularités constatées et les cargaisons avariées sont une explication à l’absence ou à la cessation des paiements.

                                                                         * Cf. la brochure de Laborde : « Des paiemens avaient été faits par le gouvernement au fur et à mesure des consignations [livraisons], mais plusieurs chargemens de blé ayant été ensuite trouvés avariés et d’autres fraudes reconnues, les paiemens furent suspendus. »

 

 Sous le Directoire, d’autres raisons expliquent (ou servent de prétexte) au refus de payer ; selon E. Plantet, « le Directoire avait appris que, trahissant les intérêts de la France (...) les Juifs s’étaient faits les fournisseurs des Anglais à Gibraltar, et il s’était décidé à ne pas leur rembourser provisoirement leurs créances » (il semble que le Directoire était informé de ces faits – ou allégations ? – par son consul à Alger Jeanbon Saint-André).

« En retenant ainsi les sommes dues à ces Juifs, nous les empêcherons de se distraire entièrement de nos intérêts, et nous les forcerons à plus de circonspection dans leurs procédés obligeants envers les Anglais » écrit le ministre des relations extérieures Delacroix à son collègue des Finances.

Néanmoins, « le 15 février 1798, les Bacri reçurent en paiement du ministre de la marine, M. Pléville de Pelley, une somme de 1 589.518 francs, et, en outre, des munitions navales de toute espèce en grande quantité ; mais ce n’était là qu’un faible acompte, car ils portaient le chiffre total de leur créance à 14 millions » [dès ce moment ?- cela semble douteux] (Léon Galibert, L' Algérie ancienne et moderne..., 1844)*.

                                                                           * Plantet ne parle pas de ce versement mais écrit que le montant des dettes qui devaient être payées à  Aboucaya, agent des Bacri en France, était de 2 300 000 livres, par acomptes de 150 000 livres par quinzaines, « quand éclata la guerre entre la France et la Turquie, et le Directoire se borna à demander aux Bacri de de nouveaux approvisionnements ».

 

En décembre 1798, la régence d’Alger fut contrainte par son suzerain la Sublime Porte (l’empire ottoman) de déclarer la guerre à la France en réaction à l’expédition d’Egypte de Bonaparte : le consul de France et d’autres Français furent mis en captivité par ordre du dey. « Le Bey de Constantine reçut de son côté l’ordre de livrer nos comptoirs au pillage des indigènes. Le Directoire exécutif se hâta d’ordonner des représailles, fit séquestrer tous les biens des Musulmans [des provinces ottomanes, on suppose] qui pouvaient se trouver sur le territoire de la République, et fit enfermer au Temple Jacob Cohen-Bacri et son agent Abucaya *» (E. Plantet). 

                                                                             * On doit comprendre que tant que la régence n’avait pas déclaré la guerre à la France, les affaires avec les Bacri continuèrent pour peu de temps mais à la déclaration de guerre, suivie d’ actes hostiles envers les Français, le Directoire répondit par des mesures de représailles.

 

L’état d’hostilité avec Alger ne dura pas : Bacri et Abucaya obtinrent d’être placés en liberté surveillée et furent admis à présenter leurs comptes, s’élevant à 7 942 992 fr., 54 c., et les Consuls autorisèrent le payement d’un acompte de 3 725 631 fr. (Plantet)

Le retour en grâce des représentants de la maison Bacri-Busnach semble redevable à Talleyrand, assez généralement considéré comme favorable aux négociants d’Alger.

« L’état de nos rapports actuels avec la Régence exige qu’on montre aux Juifs la meilleure bonne volonté possible (...) Ces Juifs méritent des ménagements, à raison de ceux que leur Souverain leur accorde, et l’on pourrait craindre que leur mécontentement n’altérât dans leur principe les bonnes dispositions qu’il vient de nous montrer », écrit Talleyrand à son collègue des Finances, en 1799.

 

En partie grâce à Talleyrand, les Bacri-Busnach touchèrent des acomptes sur les montants qu’ils réclamaient : selon Julien, ils touchèrent 3 175 000 francs* sur les 7 942 902 qu’ils demandaient à ce moment;  ce dernier montant fut porté à 8 151 000 francs de façon à justifier un second acompte de 1 200 000 F,

                                                                                     * Ce montant est à peu près identique à celui signalé par Plantet (erreur de copie ? ou est-ce un autre montant ?) Plantet, sauf erreur de lecture, ne signale pas le second versement.

 

Bacri et Busnach firent intervenir le dey pour affirmer au gouvernement français que l’argent dû aux négociants était en fait à lui – mais ne lui donnèrent rien des 4 millions déjà touchés (Julien). En fait il semble que leur dette réelle envers le dey était 300 000 francs (d’où sort ce chiffre ?) – toujours selon Julien.

Le retour à la paix avec Alger (il n’y avait pas vraiment eu d’hostilités armées) est concrétisé par l’envoi du consul général Dubois-Thainville (1800) à qui Talleyrand donne comme instructions, entre autres : « Parmi les cinq autres articles, les deux premiers relatifs à des approvisionnements fournis par les Juifs Bacri et Busnach, concernent les ministres de l’Intérieur et des Finances. La justice de ces réclamations est reconnue ; en conséquence le ministre des Relations extérieures se réunira à ses collègues à l’effet de proposer au gouvernement les mesures nécessaires pour opérer le remboursement de ces négociants  (...) ce remboursement ne pourra être effectué qu’aux termes convenus avec le négociant Bacri, quelque temps avant la rupture avec la Régence, événement qui a suspendu les paiements successifs* »

                                                                                       * Sans doute le remboursement par « acomptes de 150 000 livres par quinzaines » dont parle Plantet.

 

 

 

« UNE PARTIE DE CET ARGENT M’APPARTIENT »

 

 

Mais les litiges se multiplient avec le dey qui reçoit des lettres très fermes voire menaçantes de Bonaparte. Le dey Mustapha accepte les demandes de Bonaparte mais dans sa réponse du 13 août 1802 au Premier consul, il rappelle que les créances ne sont toujours pas acquittées : « Faites-moi le plaisir de donner des ordres pour faire payer à Bacri et à Busnach ce qui est dû par votre gouvernement ; une partie de cet argent m’appartient et j’attends d’être satisfait comme me l’a promis votre oukil [consul] Dubois-Thainville. »

                                                                                      * C’est la traduction figurant dans la brochure de Laborde. Le recueil de correspondances de Plantet donne une traduction assez différente : « ...  je vous prie en grâce de donner les ordres nécessaires pour qu’on termine les affaires de Bacri et de Busnach, attendu les pertes qu’ils ont essuyées pendant la réclamation de ces fonds. Je vous prie d’arranger cette affaire, ainsi que Dubois-Thainville me l’avait promis de votre part » - il n’ y a pas trace de la mention « une partie de cet argent m’appartient » ( ?).

Selon Plantet, Bonaparte donne alors des ordres de vérifier les créances et les Bacri-Busnach présentent un mémoire de 8 151 012 francs 54 centimes »* (chiffre cité par Julien et qui aurait justifié – quand ? - un nouvel acompte de 1, 2 millions).

                                                                                               * On voit qu’à cette époque on n’en est pas à 14 millions comme il apparaîtra par la suite, ni a fortiori à 24 millions.

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Pourtant les acomptes cessent car les relations se détériorent entre entre Alger et Paris. Par exemple en 1807, le dey transfère aux Anglais l’exploitation des concessions qui étaient gérées par des compagnies françaises (et protégées par l’Etat français) depuis le 16 ème siècle. Les relations deviennent tellement mauvaises que Napoléon envisage une intervention armée contre Alger (il envoie le chef de bataillon Boutin pour reconnaître le terrain en 1808). Dans ces conditions il ne considère évidemment pas le paiement des dettes en question comme prioritaire.

Pourtant, d’après la convention de 1819, on sait qu’au moins un dernier paiement eut lieu en 1809 (si ce n’était pas exact le fondé de pouvoir des Bacri aurait-il accepté une mention fautive dans la convention ?).

Vue d'Alger au début du 19 ème siècle.

Planche d'une série Views In Barbary, And A Picture Of The Dey Of Algiers, par William Gell, 1813 (dessin), 1815 (publication).

Victoria & Albert Museum, Londres.

https://collections.vam.ac.uk/item/O514561/views-in-barbary-and-a-print-william-gell/

 

 

ESSAYONS DE RÉSUMER

 

 

Il semble évident que le manque de disponibilités financières des gouvernements français successifs a retardé le paiement des dettes. Celles-ci n’étaient pas considérées comme prioritaires. A cela s’ajoutent des raisons d’opportunité et de contrôle du bien-fondé des dettes.

On peut les rappeler : les cargaisons avariées et les soupçons de fraude, puis la suspicion que les Bacri-Busnach travaillent avec les Anglais avec qui la France est en guerre. Ne pas payer est le moyen de « tenir » les Bacri-Busnach, qui, s’ils veulent être payés finalement, devront se montrer conciliants et continuer à fournir des livraisons. Un versement substantiel intervient en janvier 1798 (selon le livre de Galibert, mais non repris par d’autres sources !), qui devrait être suivi par d’autres. Mais dans le cours de l’année 1798 la France, en raison de l’expédition d’Egypte, entre en guerre contre l’empire ottoman, ce qui provoque aussi la rupture avec Alger et donc la suspension des paiements prévus. Puis les créanciers reçoivent deux paiements substantiels qui doivent préfigurer l’apurement complet (celui-ci est prévu par les instructions de Talleyrand au consul Dubois-Thainville en 1800).

Mais les relations qui se détériorent entre Alger et la France sous le Consulat et l’Empire expliquent que le paiement définitif est reporté indéfiniment (malgré quelques versements, le dernier en 1809?).

Désormais la plainte sur le retard mis à rembourser les créances Bacri-Busnach est permanente, avec d’autres griefs de la part des deys.

Sur les sommes en jeu : en 1800 si on suit Plantet, les Bacri-Busnach présentent un mémoire de 8,15 millions de francs. Si on admet qu’il n’y a plus de livraisons après cette date (ou que les livraisons sont payées immédiatement ?) on arrive probablement avec les intérêts, aux 13 893 000 mentionnés sur la convention de 1819, montant déjà réduit semble-t-il par rapport aux prétentions des créanciers – (au plus fort, 24 millions ?) qui aboutit à un paiement forfaitaire de 7 millions.

On peut évaluer à au moins quatre millions, voire près de cinq, les acomptes perçus par les Bacri-Busnach*. Les différents chiffres cités par les sources ne se recoupent pas toujours mais on peut considérer comme fiable les chiffres cités par Julien dans la synthèse historique la plus récente. Il est probable que le montant exact des acomptes soit disponible dans les archives du ministère des affaires étrangères ou des finances**.  Avec les 7 millions versés en 1820 (ou un peu après) c’est donc entre 11 et 12 millions qu’ont perçu – avec retard – les créanciers (y compris dans ce montant les sommes finalement versées à des créanciers des Bacri-Busnach à la suite d'actions en justice).

                                                        * Mais ce montant ne tient pas compte de la perte de 70 à 75% que les Busnach-Bacri auraient faite, selon eux, probablement sur le remboursement de quatre millions (?).

                                                         ** Il existe au moins un dossier sur la créance Bacri-Busnach aux archives du ministère de la justice.

 

Sur le montant global obtenu, quelle est la répartition prévue ou possible entre les Bacri-Busnach et le dey ? C’est une inconnue complète puisque le dey se borne à affirmer que les Bacri-Busnach lui doivent de l’argent dont il n’indique pas le montant (rien n’indique que ces dettes soient directement liées aux fournitures de blé) ;  ce que dit le plus souvent le dey (au sens des  deys successifs) au gouvernement français, c’est : payez ce que vous devez aux Bacri-Busnach, ce qui leur permettra de payer ce qu’ils me doivent.

Officiellement (ou juridiquement), la dette Bacri-Busnach envers la France ne concerne pas directement l’Etat d’Alger qui s’est borné (par le traité de 1801 et par ses interventions auprès des dirigeants français) à appuyer ses sujets Bacri et Busnach pour qu’ils reçoivent leur dû.

On peut  considérer que la dette des Bacri-Busnach envers les deys est une dette flottante : elle fluctuait selon les nouvelles dettes contractées et les remboursements (il y en a probablement eu ?), de sorte que les sommes dues vers 1820 au dey ne sont pas les résultats de dettes contractées précisément vingt-cinq ans plus tôt.

Nous avons dans cette étude utilisé les livres d’historiens (ou plutôt de vulgarisateurs) des années 1840  – ceux-ci, qui se recoupent parfois et se contredisent parfois, ne doivent pas être écartés d’office : contemporains plus ou moins de l’époque, ils ont pu avoir vent de faits véridiques. Leurs récits peuvent permettre des hypothèses mais non apporter des preuves.

Les seuls documents officiels d'époque (qui peuvent être discutés sur leur contenu) sont ceux figurant aux archives (de l’Etat français). Les archives de la régence d’Alger ou de la maison Bacri-Busnach semblent ne pas ou ne plus exister (aucune source ne mentionne de telles archives*).

                                                                    * Il semble que les archives de la régence d'Alger ont été brulées lors de l'occupation d'Alger par l'armée française en 1830.

 

Les archives qui sont citées par les divers auteurs qui y ont eu accès, notamment Plantet, puis Julien (peut-être de seconde main pour celui-ci) sont les états successifs fournis par les créanciers à l’administration française et les états des acomptes versés, avant la clarification de la Convention de 1819*. C’est sur ces seuls éléments (parfois rapportés de façon fragmentaire) qu’on peut fonder des conclusions – et elles sont loin de répondre à toutes les questions posées.

                                                                            * Le dossier complet de la Convention de 1819 existe-t-il toujours aux archives du ministère des finances ? En logique il devrait comporter toutes les pièces fournies par les créanciers lors de la liquidation (prétentions moins acomptes).

 

Enfin, il est utile d'indiquer qu'il existait (au moins) une autre dette d'un pays européen envers les Bacri (plus tardive que la dette française) : l'Espagne leur devait 300 000 piastres (plus d' 1 million de francs); ce montant fut reconnu après transaction et, ici aussi, le dey interviendra pour qu'elle soit payée à son profit ce qui fut fait en 1827. On en parlera plus tard.

 

 

MALHEURS D’UNE MAISON DE COMMERCE ET DE DEUX FAMILLES

 

 

Le Tableau de la situation des établissements Français dans l'Algérie, publié par le ministère de la guerre, 1846, écrit  : « Joseph Bacri, l’associé de Busnach, avait échappé au massacre du 28 juin [pogrom de 1805] ; sa maison aurait pu reprendre quelque faveur, mais la révolution du 30 août [meurtre du dey Mustapha, remplacement par le dey Ahmed ben Ali, ou Akhmed dans les courriers français  de l’époque] l’abattit presque complétement. Indépendamment de la haine générale qu’en sa qualité de juif, il assumait sur sa tête, il était exposé aux persécutions du nouveau dey, victime autrefois des intrigues de son associé [Busnach]. En effet à peine le nouvel élu eut-il le pouvoir en main, qu’il exigea de Bacri cinq cent mille piastres fortes pour la première paye des soldats [des janissaires de l’odjack].»

On n’a évidemment aucun moyen d’examiner si les Bacri-Busnach, même sans paiement du gouvernement français, avaient les moyens de rembourser le dey – question qui évidemment dépend aussi du montant de la dette qu’ils avaient envers celui-ci. Ce qui semble certain, c’est que la maison de commerce Bacri-Busnach a perdu son influence et sa prospérité, en lien avec les déboires personnels de ses membres : assassinat de Busnach en 1805 (qui entraîne peut-être de fait la fin de la maison Bacri-Busnach ?), décapitation du fils de Joseph, David Cohen-Bacri, mokadem (représentant) de la nation juive d’Alger, sur ordre du dey Hadj Ali en 1811* ; son père Joseph qui lui succède comme mokadem doit s’exiler à Livourne (probablement en 1816 ?) après avoir perdu la confiance du dey**.

A ces faits s’ajoutent d’autres événements dont les tenants et aboutissants sont difficiles à appréhender, dont sont victimes des membres de la communauté juive : exécution de Ben Taleb, gestionnaire des affaires Bacri-Busnach, dans les années 1810, exécution de Ben Duran***, concurrent des Bacri, et mokadem à un moment, qui fut peut-être l’instigateur de l’exécution de David Bacri, exécution de plusieurs rabbins qui étaient venus accuser Joseph devant le dey pour usage abusif de sa fonction de mokadem .

.                                                                           * Le dey Hadj Ali (qui règne de 1809 à 1815) est ainsi défini par Grammont : « La plupart des Deys avaient été sanguinaires, celui-ci les dépassa tous ». Le Tableau de la situation des établissements Français dans l'Algérie (1846),  indique : « Il condamnait à mort sans distinction de position ou de dignité, chaque jour les prisons servaient de théâtre à ses exécutions sanglantes (...) on ignorait complétement le motif de ces exécutions, d’autres fois elles n’étaient ordonnées que sur de simples soupçons et pour des fautes de peu d’importance. Un Maure, Sidi Cadour, beau-frère de feu Ahmet Pacha [l’ancien dey] fut pendu pour avoir marié sa fille à un Turc sans la permission du dey. »

                                                                         ** Joseph meurt à Livourne en 1817, dans une pauvreté peut-être relative.

                                                                      *** Grammont et d’autres paraissent intervertir ces deux personnages. Il semble que c’est Ben Duran qui est l’ennemi juré des Bacri et non Ben Taleb. Ben Duran a aussi été mokadem – avant David Bacri ou entre l’assassinat de ce dernier  et la nomination de Joseph comme mokadem ?  La chronologie mérite d’être précisée.

 

Pourtant en 1816, Jacob Cohen-Bacri, le frère de Joseph, est nommé mokadem : longtemps représentant de la firme en France, quand est-il revenu se fixer à Alger, malgré les risques ? On aimerait en savoir plus*.

                                                                    * Grammont note que malgré tout, les deys avaient besoin des Bacri et que ceux-ci parvenaient toujours à surmonter les épreuves.

 

Vers 1820, la maison Bacri-Busnach existe-t-elle toujours ? On peut en douter. Et l‘activité des Bacri seuls semble s’être réduite fortement. Le spécialiste de l’histoire des régences et de la Méditerranée,  D. Panzac écrit : « Les Cohen-Bacri échappent aux émeutiers [du pogrom de 1805] et, avec trois cents autres familles juives, cherchent refuge à Livourne, Tunis ou Tripoli. Certains des Bacri retournent ensuite à Alger, où Joseph devient même muqaddam en 1811, mais leur grandeur et leur puissance font désormais partie du passé. » (Daniel Panzac, La Caravane maritime. Marins européens et marchands ottomans en Méditerranée (1680-1830), 2004 https://books.openedition.org/editionscnrs/36273?lang=fr

 

La grande mosquée de la rue de la Marine à Alger.

Photo de la fin du 19 ème siècle. Site Sacred Footsteps.

https://sacredfootsteps.com/2014/09/06/algeriapictured/

https://sacredfootsteps.com/wp-content/uploads/2014/09/great-mosque-in-the-marine-street-algiers-algerialoc.jpg

 

 

POURQUOI UN PAIEMENT EN 1819-1820 ?

 

 

Parce qu’il faut bien payer ses dettes un jour ou l’autre ?

Comme le remarque le comte de Laborde « La France aurait pu sans doute terminer cette affaire à peu de frais [?] en 1802, mais cette créance resta contestée jusqu’à la restauration ».

Ensuite les choses parurent aller vite : « La commission y mit un tel empressement qu’en peu de mois on termina une affaire en litige depuis vingt-cinq ans. » 

En fait l’affaire mit encore quelque temps à se terminer, n’étant pas l’urgence du moment : dès le retour de la monarchie restaurée, le nouveau consul général Deval reçut des instructions pour annoncer au dey que les dettes seraient bientôt soldées – mais il fallut encore quelques années (les habituelles lenteurs administratives sans doute) pour arriver au résultat.

Il est probable que la « remise en selle » des créances Bacri-Busnach est imputable à l’action de Talleyrand qui avait toujours été favorable à ces négociants (peut-être pour des raisons intéressées, nous n'en savons rien).

Laborde s’étonne ou fait semblant : « quelle était alors cette créance qu’on liquidait ainsi par privilège, par faveur, au milieu d’un milliard peut-être d’autres réclamations de ce genre ? » En effet il existait certainement bien des créances remontant à la période révolutionnaire, au Directoire, au Consulat ou à l’Empire, que le régime de la Restauration a considérées comme prescrites.

Le motif avancé par la convention de 1819 pour expliquer un règlement forfaitaire, qui était d’éviter « les retards qu’entraineraient une liquidation régulière et la nécessité de produire les pièces justificatives à l’appui de diverses créances que l’éloignement des temps et des lieux eût rendu difficiles à réunir », suscite l’ironie de Laborde : « Elle est bien respectable, bien sacrée, une créance que l’on peut réduire de moitié et ne pas liquider régulièrement par un semblable motif ; certes ces négocians avaient bien eu le temps de rassembler toutes les pièces justificatives qu’ils pouvaient se procurer pendant vingt-cinq années de contestation et ces pièces devaient être depuis longtemps à Paris, puisque c’était à Paris qu’on réclamait depuis cette époque. D’ailleurs la distance de Marseille à Alger est-elle si longue qu’en moins d’un mois on ne puisse facilement obtenir des réponses ? ».

Pour Laborde, la convention de 1819 n’était pas un acte administratif à l’égard de créanciers ordinaires, mais « un acte politique, uniquement politique », dont le véritable destinataire n’apparaissait pas (ou à peine) dans la convention : c’était le dey.

Il s’étonne de ce que la convention a prévu que des sommes seraient mises en réserve pour payer les créanciers des Bacri-Busnach. « Qui donc avait requis la commission de prendre cette mesure ampliatoire [d’exécution] ? Ces créanciers avaient fait leurs oppositions au trésor. Cette mesure suffisait pour faire valoir leurs droits. Ces « créanciers cessionnaires si bien protégés et pour lesquels on établissait ainsi des réserves particulières et privilégiées » étaient des tiers à qui les Bacri-Busnach « avaient cédé, vendu ou transféré etc etc, à quelque titre que ce fût, portion de leurs créances et qui ajoutés aux créanciers personnels de plusieurs membres de la famille Bacri, devaient absorber et ont absorbé en effet les sept millions qui n’ont pas même suffi pour tout acquitter ».

 

 

APRÈS LA CONVENTION DE 1819

 

 

Comme le prévoyait la convention de 1819, un montant était réservé pour faire face aux demandes devant les tribunaux des créanciers des Bacri-Busnach.

Laborde écrit que créanciers « devaient absorber et ont absorbé en effet les sept millions qui n’ont pas même suffi pour tout acquitter ».

Selon Laborde, le montant réservé de  2,5 millions aurait donc été insuffisant pour faire face aux oppositions présentées en justice. Quels montants furent réclamés et quels montants furent obtenus par les plaignants ? On ne peut rien en dire en l'état de nos connaissances (voir plus loin pour des indications sur une action en justice d'un membre de la famille Bacri contre Jacob Cohen-Bacri).

Laborde comme d’autres après lui, émet des doutes sur les titres des créanciers des Bacri-Busnach. Julien parle de créanciers fictifs. Quel est le sens de la manœuvre ? Il existe certainement des créanciers véritables – dont peut-être le dey. Pour que ces créanciers ne puissent rien avoir des sommes récupérées par Bacri et Busnach, des créanciers fictifs se présentent, prête-nom des Bacri-Busnach, font valoir leurs titres de créance devant les tribunaux (par exemple des cessions consenties par les Bacri-Busnach sur la dette due par le gouvernement français), et récupèrent partie des montants en jeu qui dès lors sont indisponibles pour de vrais créanciers*.

                                                                    * Un auteur récent écrit par exemple que 15 jours avant la conclusion de l’accord, Bacri remit à son fondé de pouvoir une reconnaissance de dette de 1 250 000 francs en faveur d’un certain Maury qui n’était qu’un prête-nom du négociant algérois. Dans les mois qui suivirent la transaction, une foule d‘autres créanciers fictifs de Jacob Bacri présenta des oppositions devant les tribunaux de Paris et Marseille pour une somme de 20 millions (Amar Hamdani, La Vérité sur l’expédition d’Alger 1985).

Selon la brochure du comte de Laborde, 50 à 60 jugements sont intervenus dans les suites de la liquidation;  les tribunaux et cours d’appel des juridictions de Paris et Aix-en-Provence furent saisis (de nombreux créanciers résidaient à Marseille ou Toulon). On parle même de 300 procès (Edgard Le Marchand, L'Europe et la Conquête d'Alger,1913).

Laborde écrit à propos du dey : « Etranger aux cinquante ou soixante jugemens rendus dans cette affaire, le dey, n’ayant personne pour le représenter, se trouva de la sorte frustré de la part qui aurait dû lui revenir de droit au partage des sept millions ; ainsi cette transaction qu’on n’avait faite que pour lui, présenta en résultat la singularité que le seul créancier en faveur duquel on avait reconnu la créance était le seul qui n’en reçût aucune part » (on peut discuter de l’affirmation que le dey était le principal destinataire de l’apurement des dettes Bacri-Busnach – c’est loin d’être si évident*).

                                                                    * 150 ans après, C.-A. Julien fait exactement le même raisonnement que Laborde : le dey était « la seule personne dont on pouvait assurer que la créance était réelle et fut le seul à qui on n’accorda aucune garantie » (cité plus haut).

 

Nous donnerons en partie suivante quelques indications (très partielles) sur les procès en cascade occasionnés par la liquidation des dettes Bacri-Busnach.

 

 

RETOUR SUR QUELQUES LIEUX COMMUNS

 

 

Faut-il évoquer ici quelques lieux communs qui ressortent fréquemment – en-dehors des milieux des spécialistes de l’histoire, certes -  quand on évoque la dette Bacri-Busnach ?

L’un de ces lieux communs est dicté par un naïf patriotisme algérien : il consiste à dire que l’Algérie de l’époque était riche et la France pauvre puisque celle-ci importait du blé algérien. Il est exact que la France de la décennie révolutionnaire (1789-99) fut confrontée à de multiples difficultés (c’est l’évidence même) dont des difficultés alimentaires très dures en 1795.

Mais du fait que l’Algérie exportait du blé, pouvait-on dire qu’elle était riche ? Ç’aurait été le cas si elle avait exporté ses surplus. Or il ressort que l’exportation des grains – du fait de négociants comme les Bacri-Busnach - était préjudiciable à la population. Il en résulta un fort mécontentement contre la communauté juive accusée d’accaparer des grains pour l’exportation (alors que ces pratiques sont le fait d’une minorité, les Juifs livournais) qui débouche en 1805, période où la famine fait des ravages en Algérie*, sur l’assassinat de Busnach, favori du dey, par un janissaire, donnant le signal d’un pogrom auquel participe la population d’Alger, suivi peu de semaines après par l’assassinat du dey lui-même.

Ainsi si la régence d’Alger exportait du grain à l’époque, c’était au bénéfice de quelques-uns et au détriment de la plus grande partie de la population**.

                                                                      * Cf. Mercier, Histoire de l'Afrique septentrionale (Berbérie) ... : « le pays souffrait de la disette et selon les préjugés de l’époque, la population rendait les Israélites particulièrement Bacri et Busnach responsables de cette situation en leur qualité de marchands de grains exportateurs privilégiés »; « ... en 1805-1806 on signale même que les hommes mangent des cadavres » (Xavier Yacono,. dans son art. critique du livre de P.-A. Julien, première éd., A propos d'un grand livre d'Histoire de l'Algérie, Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1965).

 

Autre exagération : le titre d’un article d’une revue économique de gauche (Alternatives économiques) : « 1830. La France colonise l’Algérie pour ne pas payer ses dettes », avec le chapeau « Sommé de rembourser le dey d'Alger, Charles X lance une expédition punitive qui sera le début d'une occupation de 132 ans ». Comme l’article est accessible sur abonnement, je ne peux pas savoir si le contenu corrige ce que le titre indique*, mais le sens général est conforme à un procédé argumentaire constant de l’opinion anticolonialiste (celle-ci perdure après la fin des colonies - elle est même plus florissante aujourd’hui qu’à l’époque) : 1. Les pays occidentaux (ici la France) ont toujours tort. 2. Pour démontrer le 1., on procède par simplification abusive ou manipulation des faits. Comme on l’a vu, en 1830, la France avait payé ses dettes. Peut-être pas de façon entièrement satisfaisante, mais aucun paiement de la France envers le dey n’était encore dû, en stricte obligation juridique.

                                                                            * L’article est sans doute celui qu’on trouve en accès libre sur ce site http://www.4acg.org/Histoire-Economies-en-guerre-1830-La-France-colonise cet article reproduit le déroulement des faits assez exactement – sans toutefois noter les profits exorbitants des Bacri-Busnach et avec une erreur sur le million prêté sans intérêt par le dey Hassan à la France, qui a bien été remboursé rapidement (voir partie 3); l’article conclut sans surprise – mais en contradiction avec le déroulement des faits – que la France n’a pas payé sa dette au dey, sans démontrer en rien cette conclusion.

 

D’ailleurs comme on va le voir, les raisons de l’intervention française procèdent d’un enchainement d’événements et non directement de la question des dettes.

 

 

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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