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Le comte Lanza vous salue bien
4 août 2020

ERNEST RENAN, UN RÉPUBLICAIN AMBIGU DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

 

ERNEST RENAN, UN RÉPUBLICAIN AMBIGU

DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ]

 

 

 

 

DÉBAT AVEC AL AFGHANI

 

 

A la même époque que sa conférence sur Le judaïsme (1883), Renan est amené dans une autre conférence à traiter la question de l’Islam et de la science (L’islamisme et la science* https://www.culture-islam.fr/contrees/maghreb/ernest-renan-lislamisme-et-la-science-1883).

                                            * Renan utilise le mot islamisme, qui a pris aujourd’hui un autre sens, dans le sens d’Islam.

 

Sa conférence donne lieu à une réponse du célèbre théoricien et réformateur musulman Jamāl al-Dīn al-Afghānī (Djemâl ad-Dîn al-Afghâni), appelé souvent en français Al Afghani* (l’Afghan), alors présent à Paris, publiée par le Journal des débats. Al Afghanī conteste que l’Islam, comme l’avait dit Renan, soit incompatible avec la science et montre que le christianisme fut aussi hostile à la science, sans empêcher celle-ci de prendre son essor. Dès le lendemain, Renan lui répond courtoisement dans le même journal et estime qu’ils sont fondamentalement d’accord. Il souligne que l’ouverture d’esprit de Al Afghani est sans doute en lien avec son origine ethnique : c’est un iranien, donc un indo-européen.

Les deux hommes s’étaient rencontrés et (semble-t-il) appréciés. Renan parle du noble caractère et de la liberté de pensée du « cheik Gammal Eddine », qu’il compare à Averroès ou Avicenne, qui représentèrent «  pendant cinq siècles la tradition de l’esprit humain ».

 

                                                              * Al Afghani (1838-1897), né en Perse à Hamadan ; il semble qu’il se surnomma lui-même Al Afghani du fait qu’il avait séjourné en Afghanistan et peut-être pour dissimuler le fait qu’il était iranien, donc chiite (dans les transcriptions, on trouve le nom avec ou sans trait d’union, avec ou sans majuscule à « al » etc).

C’est un interprète de l’Islam « fortement influencé par les traditions et la philosophie chiite et par la mystique soufie » (Wikipedia). Il pensait que l’Orient devait se moderniser pour pouvoir éviter la domination par l’Occident. Il voyagea dans de nombreux pays en Orient et en Occident. Il entra dans la franc-maçonnerie en Egypte et fonda lui-même une ou plusieurs loges affiliées au Grand Orient de France après avoir été exclu de la Grande Loge d’Ecosse. Expulsé d’Egypte pour motifs politiques, il vint en France, puis en Angleterre. Dans ces deux pays il fréquenta les loges maçonniques. Il séjourna ensuite en Perse, puis en Turquie, où il reçut le soutien du sultan Abdulhamid. Il semble qu’il fut impliqué dans un complot qui aboutit à l’assassinat du Shah de Perse (1897). Il mourut de maladie à Istamboul la même année. Il semble avoir connu et influencé Mme Blavatsky, la fondatrice du théosophisme.

 

سیدجمال

 Le philosophe Jamāl al-Dīn al-Afghānī, connu en Occident comme Al Afghani.

 http://commons.wikishia.net/index.php?curid=15501

 

 

 

 

RÈGNE DE LA BONTÉ ?

 

On dira que le « racisme » avoué de Renan n’en est pas vraiment un, puisqu’il considère dans la préface de 1876 aux Dialogues philosophiques que tout le monde doit être traité avec bonté : « Douceur, bienveillance pour tous, respect de tous, amour du peuple, goût du peuple, bonté universelle, amabilité envers tous les êtres, voilà la loi sûre et qui ne trompe pas. — Comment concilier de tels sentiments avec la hiérarchie de fer de la nature et la croyance en la souveraineté absolue de la raison ? — Je n'en sais rien ; mais peu m'importe. » C’est ensuite que vient le passage déjà cité : «  Les hommes ne sont pas égaux, les races ne sont pas égales. » - mais il faut les traiter avec bonté.

On se souvient aussi que Renan, en tant que Breton, considérait qu’il appartenait à une race dominée, malgré ou en raison de sa bonté («celui qui obéit est presque toujours meilleur que celui qui commande »).

Il en découle (mais Renan ne le dit pas formellement) qu’un même homme peut à la fois appartenir à une race dominée dans un contexte donné et à une race dominante dans un autre.

 

 

LA COLONISATION COMME REMÈDE AUX CONFLITS SOCIAUX

 

 

Renan n’a pas abordé la question de la colonisation de façon approfondie. Le passage le plus long qu’il consacre au sujet (sauf erreur) est dans la Réforme intellectuelle et morale de la France (1871), ouvrage entrepris pour donner ses pistes de redressement après la défaite de 1871 (on ne discutera pas du contenu de cet ouvrage, jugé très réactionnaire par tous les commentateurs).

Dans ce livre, Renan distingue les conquêtes entre peuples de même race, qui sont blâmables, (en fait, il pense aux pays européens) et les conquêtes qui sont dans l’ordre naturel : « La conquête d'un pays de race inférieure, par une race supérieure, qui s'y établit pour le gouverner, n'a rien de choquant ». Dans le même texte, il invite la France à « rivaliser avec l’Angleterre dans la conquête pacifique du globe et dans l’assujettissement de toutes les races inférieures » (en lisant bien, Renan ne dit pas que l’assujettissement est une opération pacifique : il y a la conquête pacifique – commerciale ? - d’un côté, et de l’autre l’assujettissement).

A l’époque, la colonisation n’était pas encore devenue en France l’enjeu national (finalement adopté par presque tous les partis) qu’elle allait devenir sous la 3ème république (sans pour autant, semble-t-il, être vraiment populaire). On connait la justification triple que donnait Jules Ferry de la colonisation : une justification économique (trouver des débouchés pour nos produits), une justification morale (civiliser les « races inférieures ») et surtout une justification de prestige ou de puissance : la grandeur d’un pays, à la fin du 19ème siècle, est inséparable de la possession de colonies.

En 1871, c’est une justification bien différente que Renan met au premier plan (il écrit sous le coup des événements de la Commune) : la colonisation est un moyen d’éviter la menace d’une révolution socialiste, en dirigeant les prolétaires vers la conquête coloniale (Renan a probablement en tête non seulement la conquête militaire, mais aussi l’établissement de colonies de peuplement) : « Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la guerre du riche au pauvre. »

Bien entendu, il n’omet pas a justification morale du « devoir » envers les « races inférieures », exprimé de façon curieusement alambiquée : « la régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures* est dans l'ordre providentiel de l'humanité. » (Réforme intellectuelle et morale de la France, 1871).

                                    * La phrase est un peu maladroite. Il faut évidemment comprendre « la régénération par les races supérieures des races etc » et non que Renan parle de races qui auraient été « abâtardies par les races supérieures » ce qui ne voudrait pas dire grand chose.

 

 C’est finalement une position assez semblable que Victor Hugo exprime avec son lyrisme habituel, dans son fameux discours de 1879 (pour l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage), dans lequel, en présence de Victor Schoelcher et des dirigeants historiques du parti républicain, il engage « les peuples » (européens) à s’emparer de l’Afrique :

« Déjà les deux peuples colonisateurs, qui sont deux grands peuples libres, la France et l’Angleterre, ont saisi l’Afrique; Voici que l’Italie accepte sa part de ce travail colossal. L’Amérique joint ses efforts aux nôtres [à quoi V. Hugo fait-il allusion ?];

Cette Afrique farouche n’a que deux aspects: peuplée, c’est la barbarie; déserte, c’est la sauvagerie (…)

Allez, Peuples! emparez-vous de cette terre. Prenez-la. À qui? à personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes, Dieu offre l’Afrique à l’Europe

(…) Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires. (…) faites des routes, faites des ports, faites des villes; croissez, cultivez, colonisez, multipliez; et que, sur cette terre, de plus en plus dégagée des prêtres et des princes, l’Esprit divin s’affirme par la paix et l’Esprit humain par la liberté!

Ce discours, constamment couvert d’applaudissements enthousiastes, a été suivi d’une explosion de cris de : Vive Victor Hugo! vive la république! »

http://dormirajamais.org/hugo/

 

 

COLONISATION ET VIOLENCE

 

 

Nous ne savons pas si Renan désapprouva les côtés les plus choquants de la colonisation. Il est vrai que les sources d’information disponibles à l’époque restaient discrètes au sujet des violences coloniales - mais un esprit attentif pouvait en être averti.

En 1883, le jeune Pierre Loti, officier de marine participant aux opérations en Indochine, publia dans le Figaro son témoignage sur la prise de Hué, mentionnant le massacre des survivants indochinois par les soldats français, de sorte que sa hiérarchie lui donna l’ordre d’interrompre ses articles et le mit un moment en disponibilité.

https://www.retronews.fr/colonies/long-format/2019/06/06/colonisation-annam-pierre-loti

En 1885, Jules Ferry, qui avait été le promoteur de la conquête de l’Indochine, avait répondu avec indignation à un député qui affirmait que les soldats français ne faisaient pas de prisonniers : « Qu’est-ce que vous dites, Monsieur ?Vous avez prononcé une parole offensante pour l’armée française … Je ne peux laisser dire ici que l’armée française ne fait pas de prisonniers » (Chambre des députés, débat du 28 Juillet 1885, https://indomemoires.hypotheses.org/tag/pierre-loti).

On peut penser que Ferry préférait ne pas regarder la réalité en face.

Nous ne savons pas si Renan, lorsqu’il parlait de la bonté nécessaire envers les « races inférieures », adoptait le même type d’attitude que Ferry, préférant occulter la réalité brutale des rapports entre conquérants et victimes de la conquête pour insister seulement sur les intentions prétendument généreuses de la colonisation – qui au demeurant, n’étaient pas primordiales dans son esprit, puisqu’il voyait la colonisation avant tout comme une réponse à un problème social intérieur.

C'est tout de même de la sympathie - bien qu'exprimée d'une façon qui nous heurte plutôt, que Renan manifeste lorsqu'il parle des fellahs qui ont construit le canal de Suez, dans sa réponse au discours de réception de Ferdinand de Lesseps à l'Académie française (1885). Renan félicite d'abord Lesseps d'être aussi éloigné de ceux qui croient que les races sont égales (!) que « des théoriciens cruels, qui ne voient pas la nécessité des humbles dans la création ». Il poursuit :  « Inférieures, oui certes, elles le sont, ces pauvres familles humaines si cruellement trahies par le sort ; mais elles ne sont pas pour cela exclues de l’œuvre commune. Elles peuvent produire des grands hommes ; parfois d’un bond elles nous dépassent; elles sont capables de prodiges d’abnégation et de dévouement. Telles qu’elles sont, vous les aimez.»

 

 

 

RENAN ET LE SURHOMME

 

 

En 1876, Renan publie des Dialogues philosophiques, composés en 1871 alors qu’il avait quitté Paris pendant les événements de la Commune. Plusieurs personnages portant des noms grecs, discutent de Dieu, des développements de la science, de l’avenir de l’humanité et de l’univers. Ils prévoient l’épuisement du charbon qu’il faudra remplacer par l’énergie solaire ou des marées, le remplacement de la nourriture animale par de la nourriture chimique qui mettra fin à « l'affreux spectacle » des étals de boucher. « Qu'arrivera-t-il surtout quand l'homme sera en possession de la loi qui détermine le sexe de l'embryon (…) ? Or cette découverte est de celles qu'on peut considérer comme susceptibles d'être faites dans un prochain avenir. »

Les protagonistes de Renan manifestent bien entendu son obsession habituelle d’un gouvernement réservé à une aristocratie de savants :

« Si l'on veut imaginer quelque chose de solide, il faut concevoir un petit nombre de sages tenant l'humanité par des moyens qui seraient leur secret et dont la masse ne pourrait se servir, parce qu’ils supposeraient une trop forte dose de science abstraite. »

Mais Renan va plus loin. Un des personnages, nommé Théoctiste, déclare : « le but poursuivi par le monde, loin d'être l'aplanissement des sommités, doit être au contraire de créer des dieux ».

Il envisage la possibilité de créer une race de surhommes, « une race supérieure, ayant son droit de gouverner, non seulement dans sa science, mais dans la supériorité même de son sang, de son cerveau et de ses nerfs. Ce seraient là des espèces de dieux ou dévas, êtres décuples en valeur de ce que nous sommes ». « Une fabrique d'Ases, un Asgaard, pourra être reconstituée au centre de l'Asie ».

« Il y aurait des êtres qui se serviraient de l'homme comme l'homme se sert des animaux (…). Mais, je le répète, la supériorité intellectuelle entraîne la supériorité religieuse ; ces futurs maîtres, nous devons les rêver comme des incarnations du bien et du vrai ; il y aurait joie à se subordonner à eux. (…)

De la sorte, on conçoit un temps où tout ce qui a régné autrefois à l'état de préjugé et d'opinion vaine régnerait à l'état de réalité et de vérité : dieux, paradis, enfer, pouvoir spirituel, monarchie, noblesse, légitimité, supériorité de race, pouvoirs surnaturels peuvent renaître par le fait de l'homme et de la raison. Il semble que, si une telle solution se produit à un degré quelconque sur la planète Terre, c'est par l'Allemagne qu'elle se produira. »

 

Ainsi, ces demi-dieux sont comparés aux Ases, les dieux non immortels de la mythologie scandinave*, ou aux devas, les esprits divins de la religion védique (puis le nom a été donné aux dieux de la religion hindouiste). Dans la mythologie scandinave, le lieu où vivent les Ases est l’Asgard, situé au centre du monde. Mais curieusement, Renan envisage qu’un nouvel Asgard pourra être « reconstitué au centre de l’Asie ». Or, à peu près au même moment que Renan écrit, apparait le thème d’Asgartha, cité mystérieuse et parfaite de l’Inde où résiderait le grand-prêtre des brahmanes – elle est citée pour la première fois par Louis Jacolliot (Les Fils de Dieu, 1873).**

 

                                            *  Ils sont sous la menace du Ragnarök, ou Crépuscule des Dieux, bataille suprême où plusieurs dieux doivent mourir avant le rajeunissement du monde.

                                            **  Puis en 1910, dans un ouvrage posthume, Saint-Yves d’Alveydre l’appelle Agartha et la situe sous l’Himalaya : là résiderait « le roi du monde ». On peut noter que Saint-Yves d’Alveydre, penseur ésotérique, rencontra Al Afghani lors de la visite en France de celui-ci. Le thème d’Agartha ou Asgartha, capitale souterraine du « roi du monde », prit ensuite son envol (avec notamment le livre d’Ossendowski Bêtes, Hommes et Dieux, à travers la Mongolie interdite et le livre plus métaphysique de René Guénon, Le roi du monde). Mais ces développements, qui postulent plus ou moins l’existence réelle d’une cité secrète de détenteurs de pouvoirs surnaturels, s’écartent de l’idée purement philosophique de la race des surhommes de Renan.

 

 

Le thème des surhommes dans les Dialogues philosophiques de Renan est une curieuse anticipation d’un certain nombre de rêveries inquiétantes ou seulement bizarres à venir. L’Asgartha/Agartha himalayenne et brahamanique des auteurs ésotériques a des liens – comme le montre la proximité du nom - avec l’Asgard scandinave. Ces rêveries sont sans doute influencées par la découverte, qui prend force à l’époque, de l’unité idéologique des peuples indo-européens, dont Renan avait témoigné, cette fois avec sérieux :

 « …on reconnaît dans les littératures antiques de l’Inde, de la Grèce, de la Perse, des peuples germaniques, des genres communs tenant à une profonde similitude d’esprit ». « A côté de la philologie comparée s’est fondée en Allemagne, il y a quelques années, une mythologie comparée, laquelle a démontré que tous les peuples indo-européens eurent à l’origine, avec une même langue, une même religion, dont chacun a emporté, en se séparant du berceau commun, les membres épars. » (De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation, discours inaugural du cours de langue hébraïque chaldaïque et syriaqueau Collège de France, 1862).

 

Il est encore plus curieux que Renan attribue la réalisation de la race des surhommes à l’Allemagne, compte-tenu de ce que nous savons de l’histoire du 20ème siècle – mais l’analogie s’arrête là car le surhomme de Renan est un super-savant et un bienfaiteur : « ces futurs maîtres, nous devons les rêver comme des incarnations du bien et du vrai ; il y aurait joie à se subordonner à eux. »*

 

Les interlocuteurs du personnage qui a évoqué la race des surhommes sont perplexes. A Théoctiste, qui vient de dire « Il semble que, si une telle solution se produit à un degré quelconque sur la planète Terre, c'est par l'Allemagne qu'elle se produira », Eudoxe répond :

« Entendez-vous que ce soit un éloge ou une critique ? »

Ce à quoi Théoctiste répond :

« Comme il vous plaira. (…) le gouvernement du monde par la raison, s'il doit avoir lieu, paraît mieux approprié au génie de l'Allemagne, qui montre peu de souci de l'égalité et même de la dignité des individus, et qui a pour but avant tout l'augmentation des forces intellectuelles de l'espèce. »

Mais un autre personnage Euthyphron, doute que l’avenir lointain s’occupe encore des divisions nationales : « Vous oubliez que, dans le temps des lointains avatars, il n'y aura plus depuis longtemps de Français, de Slaves ni d'Allemands, que l'histoire ne se souviendra même plus de ces mesquines variétés provinciales. »

Théoctiste approuve : il ne fait qu’indiquer le sens d’une évolution possible, qui d’ailleurs, a-t-il dit auparavant, pourrait se situer sur une autre planète.

 

 

IMAGES DE CAUCHEMAR

 

 

Le personnage qui envisage la création des surhommes n’est pas forcément le porte-parole de Renan. Comme les autres personnages, il représente une orientation de la pensée, que Renan ne reprend pas forcément à son compte, même s’il semble y prendre intérêt.*

                                             * « Je me résigne d'avance à ce que l'on m'attribue directement toutes les opinions professées par mes interlocuteurs, même quand elles sont contradictoires. Je n'écris que pour des lecteurs intelligents et éclairés. Ceux-là admettront parfaitement que je n'aie nulle solidarité avec mes personnages et que je ne doive porter la responsabilité d'aucune des opinions qu'ils expriment » (Préface aux Dialogues).

 

En rêvant à la possibilité de créer des surhommes (il n’utilise pas l’expression), Renan pousse à son maximum la pente élitiste de sa pensée, mais avec un effet paradoxal : par rapport aux surhommes, même les plus grands esprits de l’humanité ne seront que des êtres de seconde zone. Mais comme le fait remarquer son personnage, du fait que les surhommes seront des esprits vraiment supérieurs, il y aura de la joie à les servir et à reconnaître leur supériorité.

Contre Théoctiste le « transhumaniste », comme on dirait aujourd’hui (ou mieux, anti-humaniste puisque l’humanité sera considérée par les surhommes à peu près comme les hommes considèrent les animaux), Eudoxe représente la voix de l’humanisme traditionnel :

« Votre hypothèse du triomphe oligarchique de l'esprit ne vous mène qu'à de sombres images. Pourquoi ne voulez-vous pas que l'avènement d'une humanité supérieure profite à tous (…) ? »

Avant d’exposer sa conception des surhommes, Théoctiste avait déjà choqué son interlocuteur.

Il imagine qu’une autorité se réclamant de la raison pourrait avoir le moyen de foudroyer instantanément tout individu refusant de se soumettre à la raison. Mais on peut encore imaginer quelque chose de pire :

« Eh bien, je fais parfois un mauvais rêve : c'est qu'une autorité pourrait bien un jour avoir à sa disposition l'enfer, non un enfer chimérique, de l'existence duquel on n'a pas de preuve, mais un enfer réel. »

Eudoxe répond : « Dans quel affreux cauchemar vous vous complaisez là ! » « Vous avez tort de laisser votre pensée s'égarer en ces sentiers malsains. Ne voyez-vous pas que le sens moral, inhérent à l'espèce humaine, rendra toujours de telles horreurs impossibles ? »

Théoctiste : « Je n'ai jamais dit que l'avenir fût gai. Qui sait si la vérité n'est pas triste ? »

Les sombres prévisions de Renan ont été réalisées au 20ème siècle : des « autorités » ou plutôt des pouvoirs ont utilisé des armes de destruction terrifiantes encore inconnues à l’époque de Renan, d’autres ou les mêmes ont créé des sortes d’enfer appelés camps de concentration ou camps de rééducation.

 

 

 

« LA GRANDE QUESTION EST DE SAVOIR SI LA NATURE A UN BUT » (Dialogues philosophiques)

 

 

Notamment dans les Dialogues philosophiques, Renan exprime sa conviction que la nature a un but : « je regarde comme évident que le monde a un but et travaille à une œuvre mystérieuse. Il y a quelque chose qui se développe par une nécessité intérieure, par un instinct inconscient. » « … le monde va vers ses fins avec un instinct sûr *».

                                                    * C’est une conviction exprimée par un des personnages des Dialogues, Philalète, mais nous savons par d’autres textes que Renan était d’accord avec celle-ci.

 

La nature dupe les hommes (notamment par la sexualité, mais aussi par les conventions morales) pour arriver à ses buts : « Pas d'objet désiré dont nous n'ayons reconnu, après l'embrassement, la suprême vanité. Cela n'a pas manqué une seule fois depuis le commencement du monde. N'importe, ceux qui le savent parfaitement d'avance désirent tout de même ».

Les humains ne doivent pas contrarier le but (inconnu) de la nature, d’abord parce que ce serait certainement inutile (« la nature triomphera toujours ; elle a trop bien arrangé les choses, elle a trop bien pipé les dés ; elle atteindra, quoi que nous fassions, son but [ici dans le sens de moyen], qui est de nous tromper à son profit »), ensuite, parce que si même il était possible de contrarier la nature, le résultat serait désastreux : « Les planètes mortes sont peut-être celles où la critique a tué les ruses de la nature… ».

Il faut collaborer aux buts de la nature et non se révolter contre elle.

Renan considère que les préjugés sont souvent l’expression des buts de la nature : « l'opinion, quand elle est profonde, obstinée, c'est la nature même ».

Par exemple, l’opinion commune réprouve le manque de chasteté chez une femme alors qu’un homme chaste est presque ridicule. Il y a une finalité dans cette disparité injuste en apparence : « La nature a intérêt à ce que la femme soit chaste et à ce que l'homme ne le soit pas trop ».

Il arrive même que ce qui apparait comme naturel doive être contrarié dans l’intérêt même des buts de la nature. Ainsi l’homme n’est pas naturellement monogame mais la monogamie est « nécessaire à la formation et au maintien des grandes races ; la monogamie a reçu de l'opinion l'autorité d'une loi quasi naturelle ». Renan n’explique pas vraiment pourquoi la polygamie constituerait un obstacle aux « grandes races » (est-ce qu’ici il veut parler des grandes lignées aristocratiques ?)

Enfin, la nature sert à justifier les attitudes les plus conservatrices. Ainsi le personnage qui émet les opinions les plus élitistes, Théoctiste, affirme qu’il est inimaginable d’élever le nveau intellectuel de la plus grande partie de la population, notamment les femmes :

« L'immense majorité des cerveaux humains est réfractaire aux vérités tant soit peu relevées. Les femmes non seulement ne sont pas faites pour de tels exercices, mais de tels exercices les enlèvent à leur vraie vocation, qui est d'être bonnes ou belles, ou les deux à la fois. Ce n'est pas notre faute s'il en est ainsi. Le but de la nature, il faut le croire, n'est pas que tous les hommes voient le vrai, mais que le vrai soit vu par quelques-uns, et que la tradition s'en conserve. »

 

 

 

PESSIMISTE OU OPTIMISTE MODÉRÉ ?

 

 

Renan a souvent exprimé, à la fin de sa vie qu’il lui semblait vivre une époque de décadence, où les valeurs auxquelles il avait cru disparaissaient lentement.

Dans sa réponse au discours de réception de Victor Cherbuliez* à l’Académie française (1882), il constate en la déplorant la progressive disparition des croyances chrétiennes. Bien qu’ayant lui-même perdu la foi, il considérait que ces croyances étaient importantes pour la civilisation, ce qui lui inspire sa fameuse phrase, symbole du style renanien : « Nous vivons d'une ombre, Monsieur, du parfum d’un vase vide. Après nous on vivra de l'ombre d’une ombre. Je crains par moment que ce ne soit un peu léger **».

                                              * Victor Cherbuliez (1829-1899), né à Genève, fut un romancier et essayiste. Sa carrière avait été lancée par Un cheval de Phidias, où des gens du monde discutent sur l’art. Il avait été naturalisé français en 1879 (en application d’une loi qui permettait aux descendants des Protestants ayant fui la France à la révocation de l’édit de Nantes (1685) de reprendre la nationalité française).

                                                ** L’expression « vivre de l’ombre d’une ombre » est déjà dans la préface de 1876 des Dialogues philosophiques.

 

Dans le même discours, Renan exprime ce qu’on peut comprendre comme son scepticisme et son refus d’engagement politique – mais on peut aussi comprendre la phrase comme exprimant la déception de Renan devant la brutalité allemande, alors qu’il avait été un admirateur de la culture allemande, comme Cherbuliez qui avait fait une partie de ses études en Allemagne :

« Mais le monde change, et alors il se trouve que ce que nous avions aimé vient parfois nous percer le cœur. (…) Voilà ce que c’est que d’avoir eu le goût du bien, du juste, du progrès et de la liberté dans un siècle qui ne comprend plus que l’égoïsme national. Nous sommes vieux maintenant, Monsieur : nous n’aimerons plus rien ; tel est le seul parti qui, en politique, ne mène pas aux déceptions ».

Renan est obligé à une réflexion double : l’une qui regarde le court terme et la société dans laquelle il vit et l’autre, plus philosophique, qui regarde le destin de l’humanité et même de l’univers.

Dans ses réflexions d’actualité, il manifeste un optimisme modéré, qu’il exprime toujours dans la réponse au discours de réception de Victor Cherbuliez : « Oui, nous la reverrons encore avant de mourir (vous surtout qui êtes plus jeune que moi) cette vieille France (…) Nous la verrons telle qu’elle fut en ses beaux jours, forte, modérée, raisonnable, relevant dans le monde le drapeau abandonné du progrès libéral, nullement corrigée de son amour désintéressé pour le bien, instruite cependant par l’expérience et attentive à éviter certaines erreurs… »

 

Qui pourrait dire ce que représente exactement l’idéal de Renan dans cette phrase, où on relève quand même que la France (républicaine ou pas) doit être modérée et raisonnable, adepte du « progrès libéral »*?

 

                                                   * Dans le même discours, Renan évoque l’homme d’Etat Dufaure (ami de Tocqueville, plusieurs fois ministre, président du conseil sous Mac Mahon) à qui V. Cherbuliez avait succédé à l’Académie : « ses opinions étaient nées avec lui ; il les trouva dans son naturel raisonnable, modéré, et dans l’atmosphère où s’écoula sa jeunesse. (…) Après les grandeurs de l’ancien régime, après les ivresses tour à tour brillantes et sombres de la Révolution et de l’Empire, presque tous les esprits éclairés conçurent pour la France, sous la pacifique garantie de la royauté constitutionnelle, un nouvel avenir de gloire et de bonheur ». Peut-on conclure que la France que Renan souhaite voir revivre (au moins pour les besoins de son discours !) ressemble beaucoup à la France, présentée comme raisonnable et pacifique, de la monarchie constitutionnelle ?

 

 

TOUT PASSE

 

 

 

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 L'Acropole d'Athènes, reconstitution.

Tableau de Leo von Klenze, 19ème siècle. Munich.

Wikipedia.

 

 

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Sur l'Acropole, photographie d’Elli Sougioultzoglou-Seraidari (Nelly’s), vers 1930 (voir plus bas).

  

 

Mais, en tant que philosophe, Renan exprime aussi sa conviction que l’évolution de l’univers est indifférente à ce que les hommes jugent important.

On a vu que la Grèce ancienne (notamment la civilisation athénienne) était présentée par Renan comme la plus grande réalisation de l’humanité – mais cela n’empêche pas Renan d’avoir le sentiment que même les plus hautes réalisations humaines ont leur fin, qu’elles sont valables pour une époque seulement et sont ensuite entrainées dans l’oubli par la marche incessante du temps. C’est ce qu’expriment les derniers (et célèbres) paragraphes de la Prière sur l’Acropole où Renan s’adresse à Athéna (sans véritablement prononcer son nom), symbole de la raison et de l’harmonie de la Grèce ancienne :

« Tous ceux qui, jusqu’ici, ont cru avoir raison se sont trompés, nous le voyons clairement. Pouvons-nous sans folle outrecuidance croire que l’avenir ne nous jugera pas comme nous jugeons le passé ? (…)

Il viendra des siècles où tes disciples passeront pour les disciples de l’ennui. Le monde est plus grand que tu ne crois. (…)

Un immense fleuve d’oubli nous entraîne dans un gouffre sans nom. O Abîme, tu es le Dieu unique. Les larmes de tous les peuples sont de vraies larmes ; les rêves de tous les sages renferment une part de vérité. Tout n’est ici-bas que symbole et que songe. Les dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas bon qu’ils fussent éternels. »

 

On peut encore citer l’anecdote bien connue. Paul Déroulède, auteur de poèmes patriotiques célèbres (Les Chants du soldat), devenu homme politique, vint trouver Renan, probablement pour le convaincre de donner son appui à son programme de préparation à la « revanche » contre l’Allemagne. Renan lui répondit :

« La France se meurt, jeune homme, ne troublez pas son agonie »*.

                                                   * L’anecdote se situe peut-être en 1882, quand Déroulède fonda, avec l’appui de Gambetta, la Ligue des patriotes dont le but était de préparer les esprits à la revanche. Déroulède à ce moment, n’était plus vraiment un jeune homme (né en 1846). Son action était soutenue par les républicains de gouvernement (en 1882, Jules Ferry fait distribuer dans les écoles 20 000 exemplaires des Chants du soldat). Puis Déroulède se tourna contre le régime parlementaire responsable selon lui de la décadence de la France; il soutint le général Boulanger et fut élu député. Devenu le chef de file du nationalisme français (avec Barrès), il essaya de soulever l'armée pour prendre le pouvoir pendant les obsèques du président Félix Faure (1899); condamné à l'exil, puis amnistié.

 

Que voulait dire exactement Renan ? La France qui selon lui se mourait était-elle la même que la France pour qui Déroulède voulait se battre ? En tous cas, Renan n’avait pas de sympathie pour le revanchisme.

 

 

 

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 Renan en discussion avec la déesse Athéna. Illustration de Serge de Solomko pour une édition de la Prière sur l'Acropole,  (Librairie Ferroud, 1920); le texte original figure dans les Souvenirs d'enfance et de jeunesse de Renan.

 Site Méditerranées https://mediterranees.net/geographie/grece/renan/renan2.html

 

 

 

 

 

RENAN CONTRE LES NATIONS ?

 

 

Si on revient à la réflexion de Renan sur la nation, celle-ci est bien plus féconde et nuancée que ce qu’on dit habituellement. 

En tant que citoyen et en tant que savant renommé, jouant un rôle public, Renan ne pouvait pas s’affranchir ouvertement des questions d’appartenance nationale, à une époque surtout où le patriotisme tendait, dans tous les pays, à prendre une grande importance.

A titre privé, il semble que Renan considérait le patriotisme avec méfiance (un comble pour celui qui est considéré comme le porte-parole de la conception française de la nation). Dans des carnets intimes de jeunesse, il écrit à propos du patriotisme :

« J'avoue pour ma part que j'y suis fort indifférent. Je vendrais la France pour trouver une vérité qui fît marcher la philosophie. [...] Que les Cosaques viennent, pourvu qu’ils me laissent les bibliothèques (…) [et la] liberté de penser et de dire ! (…) Que m’importe que la vanité s’attache au nom de France ou de Cosaque. »

« ll faudrait faire tout pour que notre patrie fût anéantie si cela était utile au reste du monde. Il ne faut vouloir le bien de notre pays que pour celui de l’humanité. Arrière les petits esprits qui n'ont de frères que dans la limite tracée par le hasard ! »

On dira qu’il s’agit d’opinions de jeunesse. Mais pendant la guerre de 70, Edmond de Goncourt rapporte que Renan aurait dit : « Périsse la France ! Périsse la patrie ! Il y a au-dessus le royaume du Devoir, de la Raison. » Lorsque Goncourt publia en 1890 le volume de son Journal où il rapportait ces paroles, Renan protesta. Pouvait-il faire autrement ?

Une spécialiste de Renan s’efforce de minimiser ce que l’attitude de Renan pourrait avoir (encore aujourd’hui) de gênant : «  Une sorte de dédoublement de la vérité - sans rapport aucun avec l'hypocrisie - se dessine ici : comme penseur, je vois les dérives possibles d'un certain patriotisme, comme homme je me dois d'assumer pleinement et sans équivoque mon appartenance à ma patrie. » (Laudyce Rétat,  Renan et l’idée de nation, in Études Renaniennes, 1997
https://www.persee.fr/doc/renan_0046-2659_1997_num_103_1_1515

 

 

 

 

« JE NE CONSEILLERAI PAS LA HAINE… »

 

 

On trouve chez Renan, et à divers moments de sa vie, des mises en garde publiques contre l’entraînement excessif du patriotisme (qu’on désigne sous le nom de nationalisme) : attitude qui aujourd’hui recueille un facile consensus*.

                                                          * Il n’est pas sûr qu’à la fin du 19ème siècle on distinguait le patriotisme du nationalisme, comme on croit le faire aujourd’hui.

 

Mais il semble aller plus loin et on trouve chez lui une forme de scepticisme à l’égard des nations – même si commodément, il semble critiquer surtout le nationalisme allemand. Mais ce qui vaut pour l’un vaut aussi pour les autres.

On sait qu’en pleine guerre de 1870, contrairement à beaucoup d’autres, il préférait la paix : « Pendant le siège, dans Paris, au mois de novembre 1870, je m’exposai à une forte impopularité en conseillant la réunion d’une assemblée, ayant les pouvoirs pour traiter de la paix » (préface de l’Antéchrist, 1873).

En 1871, il reproche aux Allemands, dans leur immense majorité, d’avoir été « plus étroitement patriotes que nous » et d’avoir fait preuve d’un fanatisme étroit qu’on devrait laisser aux « régions inférieures de l’opinion » (Seconde lettre à M. Strauss). Il en résulte que l’Allemagne, se laissant aller aux démons du nationalisme, « a déchu ».

Considérant que l’Allemagne et la France sont ennemies sans doute pour longtemps, alors que pour lui l’Allemagne (il veut dire celle des savants) a été une seconde patrie, il écrit avec son style caractéristique :

« J'ai travaillé dans mon humble sphère à l'amitié de la France et de l'Allemagne; si c'est maintenant « le temps de cesser les baisers », comme dit l'Ecclésiaste, je me retire. Je ne conseillerai pas la haine, après avoir conseillé l'amour; je me tairai » (Seconde lettre à M. Strauss).

Sa réflexion envisage l’avenir des nations. Loin d’être les cadres éternels de la vie humaine, celles-ci sont des réalités transitoires : « Les nations ne sont pas quelque chose d'éternel. Elles ont commencé, elles finiront. La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n'est pas la loi du siècle où nous vivons. À l'heure présente, l'existence des nations est bonne, nécessaire même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait perdue si le monde n'avait qu'une loi et qu'un maître.

Par leurs facultés diverses, souvent opposées, les nations servent à l'oeuvre commune de la civilisation… » (Qu’est ce qu’une nation ?)

On voit ici que Renan se situe principalement dans le cadre européen. Les nations sont pour lui inséparables de la civilisation européenne (ou qui a essaimé à partir de l’Europe).

 

 

 

RENAN FÉDÉRALISTE

 

 

La prévision d’une fédération au moins européenne (et ensuite, qu’y aura-t-il ?) est donnée ici comme un aboutissement lointain, mais Renan a plusieurs fois exprimé l’idée de la nécessité d’organiser une telle fédération. Dans le contexte de la guerre de 1870, il affirme déjà que « L’Europe est une confédération d’États réunis par l’idée commune de la civilisation » (Première lettre à M. Strauss ,http://giglio.li/wp-content/uploads/2014/06/07.Lettres-%C3%A0-M.-Strauss.pdf).

Mais une telle confédération n’existe qu’en esprit (et pas chez tous, bien entendu). Il faudrait lui donner une véritable existence.

En septembre 1870, il publie un article (La guerre entre la France et l’Allemagne) où il souhaite la création d’une fédération européenne. Selon lui, « la fédération européenne, supérieure à toutes les nationalités », permettra de mettre fin aux guerres entre les grandes nations. Dans la première lettre à Strauss, il souhaite de même l’instauration d’« une autorité centrale, sorte de congrès des Etats-Unis d’Europe ». On peut voir en lui, sans exagérer, un précurseur de l'Union européenne.

Pour lui, « le principe fédératif, gardien de la justice, est la base de l'humanité ».

La création des Etats-Unis d’Europe est aussi le rêve de Victor Hugo et de certains milieux républicains ou socialistes de l’époque.

Dans Qu’est ce qu’une nation ?, la fédération européenne est repoussée dans un futur indéterminé car Renan voit bien que l’époque est favorable aux nations. Elle n’est pas abandonnée pour autant : « La confédération européenne, probablement, les remplacera. Mais telle n'est pas la loi du siècle où nous vivons ».

Dans le présent, c’est une considération objective qui justifie l’existence des nations : elles sont utiles à la civilisation générale. On voit que pour Renan il ne s’agit pas de considérer qu’une nation (la sienne) a plus d’importance que les autres : c’est la pluralité des nations qui est utile à la civilisation*. On est donc assez loin du discours patriotique courant.

On a souvent fait remarquer son esprit européen - on pourrait presque parler de patriotisme européen.

                                            * Dans la seconde lettre à M. Strauss, Renan exprime l’idée qu’il faut rendre le monde aussi divers que possible. Un monde uniforme serait ennuyeux. Bien qu’il ne parle pas explicitement des nations à ce moment, on peut penser que celles-ci ne sont pas exclues de son raisonnement. La diversité n’entre pas en contradiction avec la fédération.

 

Pourtant, en ce qui concerne l’organisation des nations elles-mêmes, Renan n’a pas parlé du fédéralisme. Lorsqu’il écrit : « La Suisse est peut-être la nation de l’Europe la plus légitimement composée. Or elle compte dans son sein trois ou quatre langues, deux ou trois religions et Dieu sait combien de races » (préface aux Discours et conférences, 1887), il ne semble pas s’apercevoir que la situation qu’il décrit explique (en partie) le régime fédéral suisse.

 

 

UN PATRIOTISME AMBIGU

 

 

Si Renan accepte de se définir comme un patriote, c’est avec des précautions que beaucoup de patriotes ne prennent pas :

« Je me suis étudié toute ma vie à être bon patriote, ainsi qu'un honnête homme doit l'être, mais en même temps à me garder du patriotisme exagéré comme d'une cause d'erreur. Ma philosophie, d'ailleurs, est l'idéalisme; où je vois le bien, le beau, le vrai, là est ma patrie. C'est au nom des vrais intérêts éternels de l'idéal que je serais désolé que la France n'existât plus. La France est nécessaire comme protestation contre le pédantisme, le dogmatisme, le rigorisme étroit ».

On retrouve donc ici une justification un peu curieuse de l’existence de la France d’un point de vue philosophique, comme antidote au « rigorisme étroit » (de l’Allemagne, sans doute), qui n’a pas grand-chose à voir avec l’attitude de ceux qui font de la patrie une religion ou un absolu.

Comme citoyen, Renan considère qu’il doit aider sa patrie dans la mesure de ses moyens – qui sont intellectuels. L’idée que la patrie pourrait l’obliger à autre chose ne semble pas lui venir à l’esprit et c’est avec hauteur qu’il exprime son indépendance d’esprit :

«  Nous devons à notre patrie d’être sincères avec elle ; nous ne sommes pas obligés d’employer le charlatanisme pour lui faire accepter nos services ou agréer nos idées. » (Préface à L’Antéchrist, 1873)

Si Renan se considère comme un patriote – au moins dans ses écrits publics - ce patriotisme n’a rien à voir avec celui des « régions inférieures de l’opinion » (Seconde lettre à M. Strauss) : c’est un patriotisme résolument modéré et raisonnable, qui met les nations (ou les patries) à leur place, qui n’est pas la première (« le bien, le beau, le vrai, là est ma patrie »).

On peut dire que loin de penser « bien ou mal, c’est ma patrie » et que celle-ci mérite tous les sacrifices, Renan n’est d’accord avec sa patrie que si elle est raisonnable. Et il l’envisage de préférence comme faisant partie du grand concert des nations civilisées, plus important que chaque patrie individuellement*.

                                        * Lors d’une interview par un journal italien lors de son voyage à Rome en 1872, il déclare que les nations forment ensemble une grande harpe ; elles ont chacune leur rôle à jouer, selon leur tradition et leur histoire (Anne-Christine Faitrop-Porta, Le Triomphe du voyage de Renan à Rome de 1872, in Études Renaniennes, 2014. Renan, https://www.persee.fr/doc/renan_0046-2659_2014_num_115_1_1619).

 

Renan met en garde contre l’enfermement dans une culture nationale – on peut y voir la condamnation de l’enfermement dans une nation, même s’il ne prononce pas le mot (mais utilise des concepts proches) :

« Quand on y met de l'exagération, on se renferme dans une culture déterminée, tenue pour nationale ; on se limite, on se claquemure.(…) . N'abandonnons pas ce principe fondamental, que l'homme est un être raisonnable et moral, avant d'être parqué dans telle ou telle langue, avant d'être un membre de telle ou telle race, un adhérent de telle ou telle culture. Avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine » (Qu’est ce qu’une nation ?).

Renan parait ici proche de ceux qui aujourd’hui dénoncent le « repli sur soi » identitaire. Mais ne confondons pas les époques. En parlant de la primauté de la culture humaine, Renan ne parlait pas de la culture mondialisée actuelle (qui n’est pas une culture au sens où il aurait compris le mot) ni de l’installation de populations extra-européennes en Europe – situations probablement inimaginables pour lui ni pour son époque.

 

 

LES CULTURES LOCALES

 

 

Dans sa fameuse conférence (Qu’est ce qu’une nation ?), Renan émet une affirmation qui peut surprendre : « Un fait honorable pour la France, c'est qu'elle n'a jamais cherché à obtenir l'unité de la langue par des mesures de coercition. Ne peut-on pas avoir les mêmes sentiments et les mêmes pensées, aimer les mêmes choses en des langages différents ? »

On peut y voir une distorsion historique voire une affirmation mensongère*.

                                          * Encore qu’on puisse considérer que son point de vue n’est pas si absurde lorsqu’on considère la politique linguistique de l’Ancien régime : la fameuse ordonnance de Villers-Cotterets était surtout dirigée contre l’usage du latin.

 

Mais même au prix d’une déformation historique, pourquoi Renan se croit-il obligé d’insister sur le fait qu’on peut faire partie d’une même nation en ayant des langues différentes ? Rien n’interdit d’y voir une discrète manifestation en faveur de ce qu’on n’appelait pas encore les langues régionales. Même si la pensée de Renan n’est pas très précise sur la situation visée, elle est en tout cas clairement contraire à la politique d’uniformisation linguistique.

On retrouve une idée similaire dans la préface aux Discours et conférences (1887) :

« L'homme n'appartient ni à sa langue, ni à sa race : il n'appartient qu'à lui-même, car c'est un être libre, c'est un être moral. On n’admet plus qu’il soit permis de persécuter les gens pour leur faire changer de religion : les persécuter pour leur faire changer de langue ou de patrie nous paraît tout aussi mal. Nous pensons qu’on peut sentir noblement dans toutes les langues et, en parlant des idiomes divers, poursuivre le même idéal. » (http://obvil.sorbonne-universite.site/corpus/critique/renan_discours-et-conferences)

 

A quoi Renan pense-t-il en disant qu’on n’a pas le droit de persécuter quelqu’un pour le faire abandonner sa langue ? Aux langues nationales (en cas d’annexion d’une province parlant une langue par un Etat ayant une autre langue*), aux langues régionales, aux deux ? Il est parfois difficile d’apprécier le sens de ses écrits lorsqu’il utilise des formulations trop générales, d’autant que la phrase est ambigüe (le début ne « colle » pas vraiment avec la fin) – peut-être parce que Renan ne veut pas dire certaines choses trop clairement.

                                                                         * On pourrait dire que Renan vise ici l’Alsace et la Lorraine annexées par l’Allemagne. Mais il a toujours reconnu que l’Alsace au moins était germanique de culture…

 

En tous cas, Renan était, en tant que Breton, sensibilisé aux langues minoritaires. Dans son article sur La Poésie des races celtiques (1854), il évoquait avec affection cette « antique race (…) fidèle encore à sa langue, à ses souvenirs, à ses mœurs et à son génie », résistant à « une invasion bien autrement dangereuse [que les invasions des peuples voisins], celle de la civilisation moderne, si destructive des variétés locales et des types nationaux ».

Jean Balcou, dans l’entretien d’introduction à son livre Renan, Un celte rationaliste (1997), rappelle : « il était bretonnant. Il parlait breton. Il lui est même arrivé d’écrire en breton, mais très peu ». « Quand il est revenu en Bretagne à la fin de sa vie, il se remit à parler couramment breton avec les gens du pays ». A Paris, il était assidu aux Dîners celtiques. Il était en relations amicales et suivies avec les protagonistes du renouveau breton, La Villemarqué, Luzel (qui avait sa chambre réservée dans la maison de vacances de Renan en Bretagne), Anatole Le Braz (https://books.openedition.org/pur/33482).

En 1888, il appuie sans succès auprès du ministère la demande de Le Braz et Luzel d’organiser des cours facultatifs en breton au lycée de Quimper.

 

 

SALUT AUX FÉLIBRES

 

 

Lors d’un discours en 1891, un an avant sa mort, lors des fêtes félibréennes de Sceaux*, Renan déclare que le lien qui nous attache à la France et à l’humanité ne diminue pas le lien qui nous attache à la terre natale (au sens de notre région d’origine) à la culture locale, aux dialectes :

« La science, la pensée abstraite, poursuivant la vérité, n’ont pas de province, pas même de patrie. Mais la poésie, la chanson, la prière, le contentement, la tristesse, sont indissolublement liés à la langue de notre enfance. »

                                      * Les félibres (mainteneurs de la langue et des traditions provençales et occitanes – le félibrige avait été créé par Frédéric Mistral et ses amis en 1854) et leurs amis se réunissaient tous les ans à Sceaux où avait vécu le chevalier de Florian, poète en langue française et occitane. La réunion était fréquemment placée sous la présidence d’un grand écrivain ou homme politique, occitan ou pas (parmi les présidents : le poète catalan Balaguer, Mistral, Renan, Zola, Anatole France, Barrès).

 

Il déclare (un peu philosophiquement) que la conscience du tout (la France) n’est pas l’extinction de la conscience des parties (les régions), elle est son aboutissement.

Le rattachement à la France a transformé en frères les Bretons et les Provençaux (Occitans), mais la formulation de Renan est ambivalente : « Bénissons donc, chers amis, en dépit des mauvais hasards de l’histoire, le jour qui nous fit frères ; ce jour-là fut un bon jour ! ».

Les Bretons et les Occitans sont surtout frères parce qu’ils sont attachés à leur culture, à leur poésie : « Je me rappelle que, bien avant d'avoir quitté la Bretagne, je pensais à la Provence; mon imagination rêvait de votre gai savoir et de vos îles d'Or. Ma mère avait un vieux livre qu'elle appelait les Cantiques de Marseille ; elle l'aimait beaucoup ; je l'ai encore … » « Il y a aussi un domaine qui nous est commun, c’est le royaume de féerie, le seul bon qui soit en terre. Là, le roi Arthur est retenu depuis plus de mille ans par des liens de fleurs ».

Il exprime son espoir de retourner en terre occitane : « Non, je reverrai votre beau pays. Je n'ai jamais été à Aigues-Mortes, à Saint-Rémi, aux Baux, à la source du Vaucluse. Et puis, je veux embrasser Mistral chez lui ; j'irai à Maillane. »

Bien sûr, il ne manque pas le coup de chapeau patriotique (français) : « Vive notre chère patrie française, mère de ces diversités, toutes aimables, toutes excellentes ». Il applaudit l’action de ceux qui se consacrent à faire revivre ces « consciences, disparues en apparence, qui renaissent en ce siècle de la résurrection des morts ».

Extraits sur Site Occitan Paris https://www.occitanparis.com/images/stories/documents/Francesca-Celi-Felibres-et-Cigaliers.pdf

Et Lexilogos https://www.lexilogos.com/document/renan/felibrige.htm

 

 

 

L’AVENIR DES NATIONS

 

 

C’est dans la préface de 1890 à L’Avenir de la science que Renan prend le plus clairement ses distances avec l’idée de nation (dans le sens des grands Etats constitués) ; mais il se retranche derrière la froideur de l’observateur pour décrire une évolution qu’il constate (ou qu’il croit constater) sans indiquer s’il l’approuve.

D’abord, selon une idée qui lui est chère, il affirme que le bonheur individuel doit être sacrifié aux buts de l’humanité. Or il semble que - dans l’immédiat au moins - la poursuite de ces buts exige le maintien des nations, pourtant qualifiés de façon caractéristique, d’ « établissements extrêmement lourds à porter » :

« L’inégalité est écrite dans la nature ; elle est la conséquence de la liberté ; or la liberté de l’individu est un postulat nécessaire du progrès humain. Ce progrès implique de grands sacrifices du bonheur individuel. L’état actuel de l’humanité, par exemple, exige le maintien des nations, qui sont des établissements extrêmement lourds à porter. Un état qui donnerait le plus grand bonheur possible aux individus serait probablement, au point de vue des nobles poursuites de l’humanité, un état de profond abaissement. »

On a déjà cité cette phrase où se retrouvent les thèmes habituels de sa vision du monde. Mais il écrit ensuite des phrases qu’on trouve rarement citées :

 « Mais des signes évidents de la fatigue causée par les charges nationales se montrent à l’horizon. Le patriotisme devient local ; l’entraînement national diminue. Les nations modernes ressemblent aux héros écrasés par leur armure, du tombeau de Maximilien à Inspruck [Innsbruck] (…). La France, qui a marché la première dans la voie de l’esprit nationaliste, sera, selon la loi commune, la première à réagir contre le mouvement qu’elle a provoqué.

Personne n’a plus de goût à servir de matériaux à ces tours bâties, comme celles de Tamerlan, avec des cadavres. Il est devenu trop clair, en effet, que le bonheur de l’individu n’est pas en proportion de la grandeur de la nation à laquelle il appartient, et puis il arrive d’ordinaire qu’une génération fait peu de cas de ce pourquoi la génération précédente a donné sa vie.

Combien de temps l’esprit national l’emportera-t-il encore sur l’égoïsme individuel ? Qui aura, dans des siècles, le plus servi l’humanité, du patriote, du libéral, du réactionnaire, du socialiste, du savant ? Nul ne le sait… »

Renan présente dans ces lignes plusieurs oppositions complexes, pouvant ou pas s’articuler ensemble : opposition du patriotisme local et du patriotisme national (le terme de national renvoie ici aux nations constituées) ; opposition de l’égoïsme individuel et de l’esprit national. Le  mot « égoïsme » étant généralement dépréciatif, on peut penser que Renan donne sa préférence à l’esprit national – mais ailleurs Renan a parlé de « l’égoïsme national »*. Enfin la dernière phrase fait état d’un doute sur toutes les valeurs politiques (dont le patriotisme) qu’il semble impossible de résoudre.

                                                           * « Mais le monde change, et alors il se trouve que ce que nous avions aimé vient parfois nous percer le cœur. Voilà ce que c’est que d’avoir eu le goût du bien, du juste, du progrès et de la liberté dans un siècle qui ne comprend plus que l’égoïsme national » (réponse au discours de réception de V. Cherbuliez à l’Académie française, 1882).

 

Pourtant, la comparaison des nations à des « tours bâties avec des cadavres » par Tamerlan (conquérant jugé comme particulièrement féroce) semble faire pencher la pensée de Renan vers la critique des nations – ou si on veut, du patriotisme excessif ou du nationalisme.

La pensée de Renan n’impose pas une lecture fermée, mais les termes employés sont peu favorables au poids excessif des nations, dont il a clairement conscience.

De plus, ce qui importe pour Renan n’est pas l’existence des nations -dont l’utilité est temporaire et conditionnelle, mais le but ultime de l’univers :

« L'univers a un but idéal et sert à une fin divine ; il n'est pas seulement une vaine agitation, dont la balance finale est zéro. Le but du monde est que la raison règne. L'organisation de la raison est le devoir de l'humanité ».

Si tel n’était pas le cas, le jugement de Renan est sans appel : « un monde condamné à la bêtise n’a plus de raison pour que je m’y intéresse ; j’aime autant le voir mourir. » (L’avenir de la science, préface)

Renan a-t-il été bon prophète sur les nations ? On ne le dirait pas, au moins dans l’immédiat. Il annonçait l’affaiblissement des nations 20 ans avant le moment où le nationalisme allait emporter les grands pays européens dans le cataclysme de 14-18. Le savant occupé à scruter l’histoire et l’avenir pouvait aussi se tromper.

Mais s’il se trompait sur l’avenir immédiat, il pouvait être sûr, comme l’histoire le montrait, que toutes les puissances arrivaient à la même fin.

Peut-on ici parler de pessimisme ? Sa conviction que les nations périront un jour s’exprime à la fin de la préface des Discours et conférences de 1887 (qui contient le texte de Qu’est ce qu’une nation ?) :

« Ah ! quel profond penseur était ce juif du VIe siècle avant Jésus-Christ, qui, à la vue des écroulements d’empires de son temps, s’écriait : « Et voilà comme les nations se fatiguent pour le néant, s’exténuent au profit du feu ! (Jérémie, LI, 58). »

 

 

LES NATIONS SONT DES CULTURES

 

 

On fait souvent observer que la pensée de Renan est subtile, complexe. Parfois on peut trouver des expressions qui d’un texte à l’autre paraissent se contredire. Mais si on analyse bien les textes, il n’y a pas vraiment de contradiction.

Renan considérait les nations comme des individualités, chacune ayant sa personnalité, ses caractéristiques parfois opposées, son rôle à jouer. Il considérait que l’ensemble des cultures nationales formait la civilisation, au moins européenne. On peut déjà remarquer qu’on est assez loin du concept de nation fondée sur des valeurs universelles, présenté aujourd’hui comme correspondant à la pensée de Renan. Quand Renan évoque les nations, l’expression est généralement synonyme de culture nationale.

A partir de là, Renan développait un patriotisme « raisonnable » (l'expression n'est pas de lui mais ce qu'il a dit s'en rapproche) pour sa propre nation, ou patrie. Il se gardait du « patriotisme exagéré » (Première lettre à M. Strauss). Aujourd’hui on lui fera honneur d’avoir évité le nationalisme, mais il faudrait s’interroger sur ce patriotisme intelligent.

Nous voyons qu’en 1870, après les premières défaites françaises, alors que les « patriotes » sont pour continuer la guerre contre l’Allemagne, Renan préconise d’élire une assemblée pour traiter de la paix ce qui l’expose « à une forte impopularité ». Ce n’est qu’en février 1871 qu’une assemblée sera élue pour approuver les préliminaires de paix et on sait que cette fameuse assemblée (conservatrice) est encore aujourd’hui dénigrée par certains, qui prétendent pourtant ne pas être nationalistes (les expressions « paix honteuse », « capitulards » se retrouvent toujours dans certaines évocations). Ce ne devait pas être l’avis de Renan.

Après la guerre de 1870-71, déçu par l’Allemagne, Renan prend une position de retrait et non une position revancharde : « Je ne conseillerai pas la haine, après avoir conseillé l'amour; je me tairai » (Seconde lettre à M. Strauss).

 

C’est en voyant que les nations, dans le dernier quart du 19ème siècle, s’éloignent de plus en plus du patriotisme modéré que Renan prend ses distances, parle d’égoïsme national, puis, plus directement, compare les nations aux tours formées de cadavres de Tamerlan.

Les phrases de Renan sont parfois à double entente. Ses textes « sont suffisamment sibyllins pour laisser la place à une part d’interprétation » (Alexis Robin, L’influence de l’interprétation des écrits de Renan sur la colonisation, art. cité).

 

Ainsi, quand il parle d’égoïsme national, ses contemporains pensent qu’il vise l’Allemagne. Mais le reproche retombe aussi sur la France ou n’importe quelle autre nation qui fait du patriotisme un absolu. Renan est bien conscient qu’il n’est pas au diapason de l’opinion commune : dans la réponse au discours de réception de Victor Cherbuliez, il déplore que les hommes comme Cherbuliez et lui soient suspects au plus grand nombre (parce que trop raisonnables, trop modérés) : « Telle est la condition toute nouvelle que notre siècle a faite au patriotisme. »

Les idées de Renan sur les nations paraissent osciller entre adhésion et méfiance, mais se contredisent moins qu’on ne pense : quand il se dit attaché aux nations, il est sincère, mais c’est dans le sens où toutes font partie d’un ensemble qui contribue à la civilisation. 

Au-delà, on trouve le monde de la science pure, des idées, qui est le plus important pour Renan, même si chaque nation y apporte sa marque propre (mais Renan sait bien que ces marques sont transitoires) : « Les idées sont maintenant l’élaboration commune de toutes les nations civilisées ; mais chaque pays se les approprie selon son goût et son génie » (réponse au discours de V. Cherbuliez).

 

 

RENAN ET L’UNIVERS

 

 

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 Ernest Renan dans son cabinet de travail au Collège de France.

Tableau d'Ary Renan (son fils). Musée Renan à Tréguier, Côtes-d'Armor.

 http://patrimoine.bzh/gertrude-diffusion/dossier/maison-d-armateur-actuellement-musee-renan-20-rue-ernest-renan-treguier/7e832c20-02fc-4cb6-88e6-c2a7cae6b975/illustration/25

 

 

 

Finalement, il y a dans son œuvre (nous ne parlons pas de la partie purement historique ou philologique de ses ouvrages) une grande constance. En 1890, Renan publie son livre de jeunesse, l’Avenir de la science, écrit en 1848. Dans la préface de 1890, il constate : « … pour les idées fondamentales, j’ai peu varié depuis que je commençai de penser librement. Ma religion, c’est toujours le progrès de la raison, c’est-à-dire de la science ».

Le Renan des dernières années a sans doute moins de certitudes que le jeune homme de 1848

Dans la préface de 1890, Renan enregistre les changements qui ont eu lieu dans sa pensée depuis cette époque :

« Il y avait aussi beaucoup d’illusions dans l’accueil que je faisais, en ces temps très anciens, aux idées socialistes de 1848. Tout en continuant de croire que la science seule peut améliorer la malheureuse situation de l’homme ici-bas, je ne crois plus la solution du problème aussi près de nous que je le croyais alors. L’inégalité est écrite dans la nature (…) ».

Il note pourtant – mais la contradiction n’est qu’apparente : « Ce qui parait maintenant bien probable, c’est que le socialisme ne finira pas. Mais sûrement le socialisme qui triomphera sera bien différent des utopies de 1848 », faisant la comparaison avec le christianisme : le christianisme qui a triomphé n’est pas celui des origines, mais « une machine essentiellement conservatrice ».

Renan est loin d’avoir évolué vers une vision plus égalitaire de l’humanité : « L’idée d’une civilisation égalitaire, telle qu’elle résulte de quelques pages de cet écrit, est donc un rêve. Une école où les écoliers feraient la loi serait une triste école. » Ce qui est vrai des individus l’est aussi pour les races : « (…) je ne me faisais pas une idée suffisamment claire de l’inégalité des races ».

Surtout il est moins convaincu que l’humanité soit le centre de l’univers. Toujours dans la préface de 1890 à l’Avenir de la science, il écrit : « Comme Hegel, j’avais le tort d’attribuer trop affirmativement à l’humanité un rôle central dans l’univers. Il se peut que tout le développement humain n’ait pas plus de conséquence que la mousse ou le lichen dont s’entoure toute surface humectée. Pour nous, cependant, l’histoire de l’homme garde sa primauté, puisque l’humanité seule, autant que nous savons, crée la conscience de l’univers ».

Il observe : « la destinée humaine est devenue plus obscure que jamais ».

Enfin, il répudie le « vieux fonds de catholicisme » qu’il retrouve dans son livre de jeunesse, « l’idée qu’on reverra des âges de foi, où régnera une religion obligatoire et universelle ». Une telle religion serait proche du fanatisme qu’il déteste : « Mieux vaut un peuple immoral qu’un peuple fanatique ; car les masses immorales ne sont pas gênantes, tandis que les masses fanatiques abêtissent le monde et un monde condamné à la bêtise n’a plus de raison pour que je m’y intéresse ; j’aime autant le voir mourir.»

 

 

 

CONCLUSION

 

 

Alors, que faut-il penser de Renan ?

Déjà, il faut observer que le nom de Renan n’est connu que de peu de monde, dans le grand public ; mais à ce compte-là, Hegel ou Kant, qui, à la différence de Renan, sont des géants de la pensée, sont-ils connus - même de réputation – de plus de monde ? Rappelons que s’il a abordé la pensée politique et la réflexion générale (ce serait sans doute excessif de parler de philosophie au sens strict), Renan était avant tout historien des religions, l’un des plus célèbre de son temps, reconnu par toute l’Europe savante* (aujourd'hui son oeuvre a vieilli et a été dépassée même si elle a une importance historique).

                                             * Le grand ethnologue Sir James George Frazer (1854-1941) lui a rendu hommage; il considérait que Renan était l'homme qui l'avait le plus influencé et soulignait que leur correspondance d'esprit était fondée sur leur appartenance à la culture celte (Frazer était Ecossais). Voir L’anthropologue qui meurt et ressuscite : vie et œuvre de James George Frazer, site Berose, Encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie (http://www.berose.fr/?L-anthropologue-qui-meurt-et-ressuscite-vie-et-oeuvre-de-James-George-Frazer).

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Chez ceux qui connaissent son nom, le plus grand nombre est sans doute ceux qui ont retenu quelque chose de leurs heures d’instruction civique, où Renan est obstinément présenté comme le « père » de la conception française de la nation, fondée sur l’adhésion à des valeurs universalistes (présentation qui est en discordance avec ce que Renan a vraiment écrit). C’est cette présentation erronée qui, pour l’essentiel, assure sa survie actuelle – même si son livre le plus célèbre, La Vie de Jésus, a encore des lecteurs.

 

 

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 La Vie de Jésus, édition de 1870. Un des livres les plus célèbres d'Ernest Renan.

Vente Rakuten.

 

 

Quelques citations permettent de mieux cerner la question posée au début de cette conclusion :

« Derrière l’icône républicaine, on trouve en Renan un théoricien des races et un défenseur de la colonisation, un lecteur admiratif de Gobineau convaincu que l’humanité se divise en espèces inégales  (…) Si Renan et Gobineau divergent sur le devenir des races supérieures, promises à la décadence selon Gobineau, et à se fondre dans un « grand fleuve » d’après Renan, ils s’accordent en revanche sur le principe de l’inégalité naturelle des races » (Mickaël Vaillant, Race et culture. Les sciences sociales face au racisme, thèse, 2006 https://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/53r60a8s3kup1vc9kd4ip2t18/resources/vaillant-scpo-2006.pdf)

« … la pensée renanienne est parfois travestie, tordue pour entrer dans le moule républicain, sans que personne n’en ait jamais réellement pris la mesure… »

(Alexis Robin, L’influence de l’interprétation des écrits de Renan sur la colonisation, in Études Renaniennes, 2016. https://www.persee.fr/doc/renan_0046-2659_2016_num_117_1_1650)

 « A Renan, dont la production intellectuelle a été très abondante, on doit certains grands textes, comme la célèbre conférence « Qu'est-ce qu'une Nation ? »  (…°) Malheureusement, on lui doit aussi les textes dont je parlerai ici et qui, anachronisme mis à part, tomberaient sans doute sous le coup des lois réprimant le délit de « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale ».

(Djamel Kouloughli. Ernest Renan : un anti-sémitisme savant, in Histoire Epistémologie Langage, 2007 https://www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_2007_num_29_2_3007)

« Si certaines de ses affirmations abruptes peuvent scandaliser le lecteur d’aujourd’hui, il faut néanmoins distinguer ce qui dans l’œuvre relève de l’esprit du temps, et ce qui est riche de virtualités. »

(Henri Laurens, Les multiples visages d’Ernest Renan (Le Monde diplomatique, http://www.monde-diplomatique.fr/2009/12/laurens/18628, repris par http://www.gauchemip.org/spip.php?article13223)

 

Henry Laurens, grand spécialiste du Moyen-Orient, professeur au Collège de France, tire Renan vers la bien-pensance et le politiquement correct, voyant en lui quelqu’un qui a évolué vers le républicanisme universaliste : il parle de sa « magnifique définition de la nation ». Selon lui, Renan a conçu la nation comme une fusion des races – mais alors comment expliquer que Renan, deux ans avant sa mort, revenant sur ses écrits de jeunesse, déclare : « je ne me faisais pas une idée suffisamment claire de l’inégalité des races » ? H. Laurens ne veut pas voir que Renan a seulement évoqué la fusion des races indo-européennes (des « races supérieures », comme le dit M. Vaillant dans la citation reproduite plus haut) dans les pays européens et n’a jamais (clairement du moins) envisagé d’autre fusion - et encore sa pensée présente des contradictions (la Suisse qui compte « je ne sais combien de races » - donc  non fusionnées ? – est une nation modèle pour Renan).

Pour notre époque, beaucoup des idées de Renan se trouvent du mauvais côté. Encore s’agit-il de ne pas se tromper sur ses idées - et sur celles de notre époque. Il était clairement élitiste. Notre époque se présente comme égalitariste mais réserve son admiration et ses courbettes aux « premiers de cordée » (et ensuite aux seconds, aux troisièmes etc), lesquels proclament généralement leur égalitarisme de façade. Le double discours est toujours en place.

Qu’est-ce que Renan aurait pensé de l’élite de notre époque ? Il ne considérait comme élite véritable que les savants philosophes. Pour le reste, il préférait les gens du peuple, surtout quand ils représentaient une vieille culture.

On peut être irrité par ses références constantes aux races, même s’il déclare que le fait racial perd de son importance. Mais derrière le mot « race », il y a souvent la conscience des diversités ou des variétés des populations qui font tout l’intérêt de l’humanité, une idée qu’il a exposée à plusieurs reprises. Et dans le cas où les races disparaissent en se fondant harmonieusement, c’est pour créer une nation qui a vocation à exister pour elle-même : par exemple, la Sicile, même rattachée à l’Italie, a un « caractère national » propre. En ce sens, Renan est bien plus partisan d'un monde et d'une humanité* pluraliste qu'il n'est universaliste.

                              * Voir dans sa Seconde lettre à M. Strauss, ses remarques : je ne suis pas riche, mais je suis content qu'il y ait des riches, je ne suis pas catholique, mais je suis content qu'il y ait des curés et des carmélites, je suis chaste, mais je suis content qu'il y ait des gens du monde qui ont une vie plus libre... (http://giglio.li/wp-content/uploads/2014/06/07.Lettres-%C3%A0-M.-Strauss.pdf ).

 

Il faut aussi tenir compte de phrases comme celle-ci : « La race qui dit : « La civilisation, c’est mon œuvre ; l’esprit humain, c’est moi, » blasphème contre l’humanité ». Nous avons tendance à comprendre dans un sens très général ce genre de phrase, ce qui est, après tout, conforme au pluralisme dont se revendiquait Renan : « l’espèce humaine est un ensemble bien plus compliqué qu’on ne croit. Les dons les plus divers y sont nécessaires...» (Vingt jours en Sicile).

 

Renan reste avant tout, pour ceux qui le lisent encore, un contradicteur utile qui nous empêche de croire que nos idées sont le point ultime de la pensée et ne seront pas à leur tour rejetées comme obsolètes. Il nous a prévenus à l’avance :

«  Tous ceux qui, jusqu’ici, ont cru avoir raison se sont trompés, nous le voyons clairement. Pouvons-nous sans folle outrecuidance croire que l’avenir ne nous jugera pas comme nous jugeons le passé ? » (Prière sur l’Acropole).

 

 

 

téléchargement

 Elizabeta Nikolska dansant dans le Parthénon, 1929, photographie d’Elli Sougioultzoglou-Seraidari (Nelly’s).

Vente Sotheby's. https://www.sothebys.com/en/buy/auction/2019/photographies/elli-seraidari-nellys-athenes-nicolsca-dansant

 Il n'y a pas grand sens à se demander si Renan aurait apprécié les photographies d’Elli Sougioultzoglou-Seraidari, postérieures à son décès d'environ quarante ans. Entretemps les conceptions culturelles avaient forcément évolué. Mais il était admirateur de l'art grec et déclarait avoir toujours pris soin de l’eurythmie de ses œuvres (préface à L’Avenir de la science). Or, les photographies d’Elli Sougioultzoglou-Seraidari  cherchent à exprimer la conception grecque de l’eurythmie*.

                                                   * Eurythmie : « beauté harmonieuse résultant d'un agencement heureux et équilibré, de lignes, de formes, de gestes ou de sons (notamment dans le domaine des beaux-arts) », définition CNRTL.

Elli Sougioultzoglou-Seraidari (1899-1998), connue sous le pseudonyme de Nelly’s, fut une femme photographe réputée en Grèce. Dans ses photographies représentant les danseuses Mona Paiva et Elizabeta Nikolska dansant dans le Parthénon, elle s’efforça de magnifier l’art antique, même si les photos de Paiva, entièrement nue et exposant sa toison pubienne, firent scandale. Elli Sougioultzoglou-Seraidari fut chargée de la promotion touristique de la Grèce par le régime (autoritaire) de Metaxas, au pouvoir à partir de1936. Elle décora le pavillon grec à l’exposition internationale de New-York en 1939, puis resta aux Etats-Unis avant de retourner vivre à la fin de sa vie en Grèce, où elle fut honorée par le gouvernement grec, recevant notamment l’ordre du Phénix en 1995 (voir site Neo Kosmos https://neoskosmos.com/en/120717/ancient-hellenic-spirit-revived-in-melbourne/ et site du Musée Benaki https://www.benaki.org/index.php?option=com_collections&view=creator&id=100&collectionId=49&Itemid=555&lang=en ).

 

 

 

 

 

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Le comte Lanza vous salue bien
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