Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le comte Lanza vous salue bien
2 juillet 2020

RENAN ET LA CONCEPTION FRANÇAISE DE LA NATION PREMIÈRE PARTIE

 

 

RENAN ET LA CONCEPTION FRANÇAISE DE LA NATION

 PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ]

 

 

 

 

RENAN, « PÈRE » DE LA CONCEPTION FRANÇAISE DE LA NATION ?

 

 

 

Il est courant de dire que c’est Renan qui a donné la meilleure expression de la conception française de la nation. Mais la présentation qu'on en fait actuellement est assez loin de la réflexion initiale de Renan.

Ce n’est évidemment pas scandaleux. Les conceptions politiques peuvent et sans doute doivent évoluer dans le temps.

Encore faut-il pour la bonne compréhension des questions et débats qui intéressent tout le monde (en principe) ne pas dénaturer les idées, ne pas faire dire aux penseurs d’autrefois autre chose que ce qu’ils ont dit. Plus encore, lorsqu'on parle des conceptions actuelles de la nation en France, il faut avoir conscience de leurs contradictions : faute de quoi on ne fait que répéter des formules vides de sens – ce qui, malgré tout, engendre des conséquences dommageables.

Ajoutons que cette étude a un objectif modeste : analyser les contradictions de la conception de la nation de Renan (ou son interprétation actuelle) et non d’examiner l’ensemble des questions posées par le concept de nation, travail presque impossible même pour une équipe de spécialistes.

 

 

 

« NATION » : UN CONCEPT PAS SI ÉVIDENT

 

 

Pourtant il faut dire quelques mots sur le contenu du concept de nation.

L’écrivain politique anglais Bagehot, au 19ème siècle, lui appliquait la fameuse définition (ou absence de définition) du temps par Saint Augustin : quand on ne me le demande pas, je sais ce que c’est, quand on me le demande, je ne sais plus.

Beaucoup de spécialistes considèrent qu’il est impossible de donner une définition précise de la nation car il existe toujours des cas qui ne cadrent pas avec la définition. A la limite, chaque nation est un cas particulier en ce qui concerne sa formation, ses principes.

La compréhension du phénomène « nation » est d’autant plus difficile que les spécialistes qui s’expriment sur le sujet peuvent être des historiens, des sociologues, des juristes, des philosophes (sans parler des politiciens), d’où il résulte une multiplicité de points de vue qui décourage la personne qui veut comprendre ce que recouvre le concept.

 

On peut quand même proposer une définition minimale : une nation est un groupement humain, résidant ou aspirant à résider à l’intérieur de certaines limites géographiques, dont les membres sont unis par un sentiment commun d’appartenance qui est (en principe) placé au-dessus des autres appartenances de groupe.

Ainsi conçue, la nation n’a pas besoin pour exister (comme phénomène social ou politique) d’avoir une existence étatique : il peut s’agir de « nations sans Etat » - mais le concept de nation ne semble pas pouvoir se dispenser d’un substrat géographique (ce qui ne veut pas dire que toutes les personnes se considérant comme membres de la nation habitent à l’intérieur de ses frontières – il existe notamment des phénomènes de diaspora).

Enfin, le concept de nation se distingue mal de concepts voisins comme peuple ou patrie et dans de nombreux textes (mais pas toujours) ces concepts sont interchangeables.

 

NB : On trouvera en annexe deux définitions historiques de la nation, utiles malgré tout.

 

 

 

LA THÉORIE QUASI OFFICIELLE DE LA NATION FRANÇAISE

 

 

La théorie de Renan, telle qu’elle est comprise aujourd’hui, constitue la théorie quasi officielle de la nation française.

Aujourd’hui, nous pensons (ou plutôt ceux qui s’expriment à ce sujet avec une autorité reconnue – professeurs, gouvernants, journalistes, politiciens, etc) que « notre » conception de la Nation est celle de Renan (ou héritée de Renan), qui est la suivante :

La nation, dans la conception française, est formée par toutes les personnes qui acceptent (ou se reconnaissent) dans un idéal politique. Elle n’est donc pas fondée sur une appartenance ethnique mais sur une appartenance politique. En France, cet idéal politique est le plus souvent identifié avec les valeurs de la république, présentées comme universelles : liberté, égalité, fraternité. On peut y ajouter les droits de l’homme (devenus droits humains pour éviter le sexisme) – mais ceux-ci peuvent être considérés comme conséquence des principes de liberté, égalité, fraternité -  la laïcité et la primauté de l’intérêt collectif sur les intérêts individuels**. On parle souvent en France d’universalisme républicain, c’est-à-dire de valeurs qui ont vocation à s’appliquer à tous les humains.

                                                                                      * Voir par exemple le site gouvernemental destiné aux enseignants, https://www.reseau-canope.fr/les-valeurs-de-la-republique/naCanopé ; le site gouvernemental Vie publique offre un examen moins idéologiquement orienté (La Nation par Frank Baron, maître de conférences à l’IEP de Paris, https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/270294-lidee-de-nation

                                                                                         ** Ce principe n’est pas propre à la France. Mais chaque nation (ou Etat, car ce principe est mis en œuvre par l’Etat) n’envisage pas de la même façon ses applications pratiques.

 

Dans cette conception, l’adhésion à l’idéal politique (ou valeurs politiques) précité constitue la nation française. Cette adhésion est présentée comme un engagement permanent, le fameux « plébiscite* de tous les jours » de Renan. La nation ainsi conçue n’existe (n’existerait) que parce qu’en permanence, ceux qui la forment veulent continuer à la faire exister.

                                                                                              * Le plébiscite était la forme ancienne du référendum.

 

 

 

LA NATION VOLONTARISTE OU ÉLECTIVE, À LA RIGUEUR CIVIQUE

 

 

Comme il fallait donner un nom à cette conception de la nation, les « sachants » (politiciens, professeurs de droit etc), ont inventé quelques expressions qu’ils utilisent avec délectation : c’est la nation « élective » (non par parce qu’on est élu membre de la nation comme on est élu membre d’un club fermé, bien au contraire, mais parce qu’on choisit la nation à laquelle on souhaite appartenir) - ou la nation « volontariste » (parce que l’appartenance à la nation résulte d’un acte de volonté des membres de celle-ci).

En France on ne fait qu’une place réduite à une expression pourtant similaire, mais qui a le tort d’être adoptée par d’autres nations (y compris, horreur, par des nations sans Etat qui aspirent à l’indépendance), et qui est la nation « civique ». L’auteur de référence souvent cité pour la conception civique de la nation est Stuart Mill, penseur libéral contemporain de Renan.

Néanmoins, on considère que la nation élective ou volontariste et la nation civique sont des notions proches, ayant en commun d’être à l’opposé de la nation ethnique*.

                                                                                * Le théoricien canadien/québécois Denis Monière identifie la conception de Renan au « nationalisme civique » (Pour comprendre le nationalisme au Québec et ailleurs, 2001).

 

On utilise aussi le concept de « nation contractuelle » qui est à peu près équivalent de nation civique. Enfin, le concept de nation territoriale est aussi utilisé (sans entrer dans trop de nuances dans le cadre de cette étude), par opposition à la nation ethnique : la nation est formée par ceux qui vivent dans les frontières d’un territoire, sans référence à la notion de culture.

Notons qu’en France, on évite d’utiliser le mot « nationalisme » pour parler des diverses conceptions de la nation (« nationalisme civique » etc ) car ce mot est connoté négativement et utilisé seulement pour décrire les excès du sentiment national.

 

 

 

LA CONCEPTION DE RENAN

 

 

800px-Ernest_Renan_1876-84

 Ernest Renan (1823-1892). 

Photographie selon le procédé woodburytype par Adam-Salomon (entre 1876 et 1883 selon la notice Wikipedia de la photo, vers 1862 selon la Société d'études renaniennes. Plus vraisemblablement autour de 1870 ?

Wikipedia.

 

 

 

Renan a été un grand penseur du 19ème siècle. Il est un peu surprenant que pour beaucoup de nos contemporains, Renan, auteur de dizaines de volumes, reconnu de son vivant comme un spécialiste de l’histoire des religions– on se souvient de sa Vie de Jésus (1863) - et de la philologie, reste connu surtout comme l’auteur d’une conférence de 20 pages donnée en 1882 à la Sorbonne, Qu’est-ce qu’une nation ? C’est dans cette conférence que, selon l’opinion commune, il aurait exprimé la conception française de la nation, toujours revendiquée aujourd’hui par les décideurs et les spécialistes en France.

Tout d’abord il faut indiquer que, contrairement au titre de sa conférence, Renan ne donne pas de définition de la nation. Dire que la nation résulte d’un acte volontaire, ou que c’est un plébiscite permanent, selon les expressions contenues dans sa conférence, n’explique pas ce qu’est une nation, pas plus que dire que l’amour entre deux personnes résulte parfois d’un coup de foudre n’explique ce qu’est l’amour.

Certes Renan a partiellement éclairci le concept en expliquant (paradoxalement) ce qui n’est pas suffisant pour constituer une nation, (une dynastie, une race, une langue, des frontières) mais on ne peut pas considérer qu’il donne une définition valable de la nation. Celle-ci est quasiment sous-entendue.

Si on lit bien la conférence de Renan, la nation élective/volontariste/civique, conçue surtout en France, comme la participation des citoyens à un état démocratique fondé sur des valeurs morales universelles, n’apparait nulle part, contrairement à ce qui est dit fréquemment.

En effet, Renan passe en revue les différents facteurs de formation des nations qui étaient souvent invoqués à son époque (la race, la dynastie la religion, la langue, la géographie, l’intérêt commun) pour conclure que : « Nous venons de voir ce qui ne suffit pas à créer un tel principe spirituel : (…) Que faut-il donc en plus ? »

Ce qu’il faut « en plus » de tous les autres facteurs (qui ne sont donc pas hors jeu, mais ne suffisent pas*), c’est un principe spirituel qui prend deux selon lui, deux formes : «  Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent.

L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »

C’est ce désir de vivre ensemble qui est qualifié de « plébiscite de tous les jours »

                                                                     * Renan « ne rejette pas tous les critères dits « objectifs » de la nation comme on l’affirme aujourd’hui. Il récuse simplement l’idée qu’une nation se fonde exclusivement sur ces critères. » (Alexis Robin, L’influence de l’interprétation des écrits de Renan sur la colonisation. In Études Renaniennes, N°117, décembre 2016. https://www.persee.fr/doc/renan_0046-2659_2016_num_117_1_1650

 

 Si on suit le raisonnement de Renan, la volonté de « vivre ensemble »* n’est pas le seul élément qui fonde l’existence d’une nation ; il faut aussi « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs » - ces deux aspects sont intimement liés, l’un représente le passé et l’autre le désir ou volonté de prolonger ce legs de souvenirs (on pourrait dire aujourd’hui : cette mémoire  - ou identité ?) dans le présent (et implicitement, dans le futur).

                                                                                     * Une expression appelée à avoir du succès – mais rien n’indique que Renan a inventé le concept du « vivre ensemble » où le verbe devient un nom – cette facilité linguistique est très postérieure.

 

Aucune nation civique, fondée sur des valeurs politiques universalistes, n’est envisagée par Renan comme constituant le contenu de l’acte de volonté à l’origine de la nation. A moins de considérer comme tel « l’intérêt commun » - ce qui transforme en préoccupation utilitariste la profession de foi altruiste et universaliste qu’on range sous l’appellation de « valeurs de la république ».

 

 

Jean_Béraud_The_Magdalen_at_the_House_of_the_Pharisees

 Jean Béraud, La Madeleine chez le Pharisien, 1891. Musée d'Orsay.

Dans ce tableau Jean Béraud présente le Christ au milieu de personnages connus de la fin du 19ème siècle. Ernest Renan est assis au milieu de la table, une serviette blanche autour du cou, assez peu avantagé.

Le modèle du Christ est le journaliste socialiste Duc-Quercy. Marie-Madeleine a comme modèle la demi-mondaine Liane de Pougy. Parmi les personnes figurant dans le tableau, selon les sources, le savant Chevreul (mort centenaire quelques années avant la date du tableau), Alexandre Dumas fils, Clemenceau (?), Hippolyte Taine (?), le Dr. Adrien Proust (médecin très connu à l'époque, père de Marcel), Béraud lui-même. Les contemporains comprirent le tableau comme montrant le Christ au milieu d'une assemblée de sceptiques.

Wikipedia.

 

 

 

LE CULTE DES ANCÊTRES

 

 

Renan a tendance (parce qu’il est historien ?) à faire de l’histoire, au sens des souvenirs historiques, le critère au fondement de la nation, bien plus que les mœurs ou la culture (qui seraient plutôt du côté de la nation ethnique ?). Il écrit :

« Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore… » « On aime la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet. »« Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. »

« Le chant spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes » est dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie. »

Il est évident par ailleurs que la conception de Renan peut être analysée, comme toutes les autres conceptions, de façon critique, comme une forme d’illusion où on trouve forcément ce qu’on recherche:

« Par le simple fait de devenir un « peuple », les citoyens d’un pays devinrent une sorte de communauté, bien qu’imaginaire*, et ses membres en virent donc à rechercher, et donc à se trouver, des choses en commun, des lieux, des pratiques, des héros, des souvenirs, des signes et des symboles »  (Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme, 1990).

                                                                      * Allusion aux travaux de Benedict Anderson qui voit la nation (ici appelée « peuple » par Hobsbawm) comme une communauté imaginaire (ou imaginée), construite artificiellement. On ne peut ici évoquer toutes les théories qui ont été développées sur la nation.

 

Mais pour que l’histoire commune puisse rassembler l’ensemble d’une population (dans toute nation et pas seulement en France), il faut en quelque sorte trier les souvenirs, oublier ceux qui pourraient être source de divisions : « L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d'une nation » « … l'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s'il est Burgonde, Alain, Taïfale, Visigoth* ; tout citoyen français doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle** ».

                                                                         * Il s’agit de peuples germaniques ayant envahi la Gaule. Renan ne mentionne pas le plus célèbre de ces peuples, les Francs.

                                                                         ** Il s’agit de la Croisade des Albigeois.

 

Bien que Renan n’insiste pas sur ce point, peut-être parce que c’est évident pour lui, le volontarisme s’appuie forcément sur un substrat déjà existant, notamment un territoire délimité et des personnes qui y résident (sinon comment pourrait-on avoir des « souvenirs communs » ?). Par contre, il ne semble pas envisager que ce qu’on peut appeler une personnalité collective puisse préexister à la nation consciente (voir plus loin).

Enfin, il ne dit pas clairement que les souvenirs historiques sont un critère supplémentaire de la nation par rapport à ceux déjà énumérés (race, langue, dynastie, etc) si bien qu’on peut penser que ce critère - qui se confond dans un mouvement de pensée que Renan n’analyse pas de manière précise - avec le volontarisme - est présent dans toute nation (ethnique, dynastique, etc).

Renan n’indique pas non plus, mais c’était peut-être une évidence) qu’une nation peut être fondée non sur un seul critère mais sur une multiplicité ou un dosage de ces facteurs - ces divers facteurs seraient alors à l’origine des souvenirs communs permettant l’adhésion volontariste.

On doit reconnaître que malgré sa prétention d’examiner le critère de formation des nations en scientifique (il parle de « vivisection » !), Renan utilise des formulations littéraires et intuitives plus que vraiment analytiques. Il se place au moment où la nation existe déjà et qu’on veut la continuer bien plus qu’il n’explique comment la nation s’est formée. Le critère d’altérité (la nation se définit contre ceux qui n’en font pas partie) n’est pas évoqué.

 

 

 

POURQUOI LE VOLONTARISME CHEZ RENAN S’EXPLIQUE PAR LE CONTEXTE DE L’ÉPOQUE

 

 

 

Le point central de la conception de Renan est la notion de volontarisme : aucun des critères de l’appartenance à une nation n’est opérant en l’absence de volonté, de choix, des individus.

Renan est parfaitement conscient qu’en l’absence de volonté des individus, il peut exister des Etats, mais non des nations. D’où sa remarque : « Pourquoi la Hollande est-elle une nation, tandis que le Hanovre ou le grand-duché de Parme n'en sont pas une ?* »

                                                              * A la date à laquelle écrivait Renan, le grand-duché de Parme et le Hanovre avaient disparu. Renan aurait-il considéré plus comme constituant une nation, la Bavière ou le Wurtemberg (par exemple) qui continuaient à exister en tant que royaumes intégrés dans le Reich allemand fédéral fondé en 1871 ?

 

On peut remarquer que Renan n'était pas particulièrement un spécialiste des ethnies, des nationalités ou de ce qu'on appellerait aujourd'hui la géopolitique:  ses affirmations sur les pays (ou peuples ?) qui constituent ou pas des nations sont des applications de sa théorie de la nation volontaire, mais restent des appréciations subjectives.

 

Le contexte historique de la conférence de Renan est ici important pour comprendre pourquoi il insistait sur la manifestation de volonté comme nécessaire à l’existence des nations :  la conférence de Renan prenait place dans un débat toujours actif depuis l’annexion par l’Allemagne de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine après la guerre de1870-71.

Les Allemands prétendaient que l’annexion était justifiée du fait que les Alsaciens (et dans une moindre mesure, les Lorrains) appartenaient à l’ethnie germanique : du fait que la nation allemande se confondait avec l’ethnie allemande (ou germanique), les populations alsacienne et lorraine devaient nécessairement rejoindre la nation qui correspondait à leur ethnie. Ce n’était pas une question de volonté, mais de culture et de langue (donc aussi de naissance et d’hérédité) : ces populations étaient, allemandes de fait et devaient l’être aussi en droit.

Renan opposait à cette conception une autre vision de la nation : il ne niait pas les phénomènes ethniques, mais il considérait que même si les populations alsacienne et lorraine étaient ethniquement germaniques, ce qui comptait c’était qu’elles désiraient être françaises ; c’était le seul critère à prendre en considération.

Renan avait déjà soutenu ce raisonnement contre le savant allemand David Strauss au moment de la guerre de 70 ; et l’historien Fustel de Coulanges avait aussi tenu le même raisonnement contre le grand historien allemand Mommsen.*

                                                                  * « La patrie, c'est ce qu'on aime. Il se peut que l'Alsace soit allemande par la race et par le langage ; mais par la nationalité et le sentiment de la patrie elle est française. » (Fustel de Coulanges à Mommsen)

(Joseph Jurt, Langue et nation : le débat franco-allemand entre Renan, Fustel de Coulanges et David Friedrich Strauss et Mommsen en 1870-1871, Université de Fribourg-en-Brisgau https://serd.hypotheses.org/files/2017/02/Langues-Jurt.pdf).

 

En 1871, après le traité par lequel la France vaincue cède l’Alsace et une partie de la Lorraine à l’empire allemand, Renan publie une seconde lettre ouverte au savant Strauss, dans laquelle il déclare : « L’individualité de chaque nation est constituée sans doute par la race, la langue, l’histoire, la religion, mais aussi par quelque chose de beaucoup plus tangible, par le consentement actuel, par la volonté qu’ont les différentes provinces d’un État de vivre ensemble »

On trouve déjà ici le thème dominant de la conférence de 1882.

On a compris que la conception de Renan n’est pas seulement le résultat d’une analyse objective, c’est une conception qui s’inscrit dans une situation historique particulière, le conflit entre la France et l’Allemagne pour la possession de l’Alsace-Lorraine : Renan cherche à montrer que les arguments allemands justifiant l’annexion ne sont pas valables.

Or, assez ironiquement (on ne le dit jamais), Renan évolua sur la question de l'Alsace qui avait été à l'origine de sa démonstration dans la conférence de 1882 : en 1888, il écrivait : "L'Alsace n'appartient pas à la France, mais l'Alsace n'appartient pas à l'Allemagne non plus : l'Alsace appartient à l'Alsace".  On peut y voir une façon d'insister sur le fait que c'est bien la volonté  des habitants qui décide de leur appartenance à une nation, mais Renan n'est plus si sür du choix des Alsaciens.

 

 

 

LA RACE : UN FACTEUR QUI PERD DE SON IMPORTANCE POUR RENAN

 

 

Son insistance à réduire le rôle de la race dans la formation des nations s’explique par la même raison de réfuter les théories allemandes qui justifiaient l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine par la communauté raciale :

 « Le fait de la race, capital à l'origine, va donc toujours perdant de son importance. » « La vérité est qu'il n'y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l'analyse ethnographique, c'est la faire porter sur une chimère ». «  … les premières nations de l'Europe sont des nations de sang essentiellement mélangé. » « L'Allemagne fait-elle à cet égard une exception ? Est-elle un pays germanique pur ? Quelle illusion ! Tout le Sud a été gaulois. »

Mais en considérant que les pays européens sont formés par un mélange de races*, Renan ne parle que de l’Europe de son époque ; toutes les races qu’il évoque (Germains, Latins, Celtes, Slaves) sont des rameaux de la race indo-européenne, qu’on appelait volontiers à l’époque la race aryenne.

                                                                        * Renan signale l’ambigüité du mot race qui peut désigner un groupe issu des mêmes ancêtres (on dirait aujourd’hui un groupe biologique) ou un groupe possédant une culture commune (c’est plutôt ce que nous appelons un groupe ethnique). Mais il n’est pas évident qu’il utilise lui-même le mot en faisant la distinction qu’il reproche aux autres de ne pas faire.

 

On remarquera aussi qu’il n’envisage pas - au moins pour les besoins de sa démonstration – l’existence de groupes ethniques régionaux à l’intérieur des ensembles nationaux, comme possible facteurs de désunion. Pour lui, de tels groupes n’existent qu’à l’intérieur de pays qui ne sont pas des nations au sens où il le comprend (La Turquie n’est pas une nation, l’Autriche non plus).

 

1024px-AHK_100_1910_obverse

 Billet de banque de l'Autriche-Hongrie au début du 20 ème siècle.

La valeur est libellée en allemand en grands caractères, et en plus petits caractères (en bas à gauche) en 8 langues différentes, celles des peuples composant l'empire (Tchèques, Slovaques, Slovènes, Polonais, Italiens, Croates etc). L'autre face du billet est uniquement libellée en hongrois. Dans sa conférence, Renan demandait : « Pourquoi l'Autriche est-elle un État et non pas une nation ? ». Il n'y répond pas explicitement mais on peut penser que sa réponse était que les divers peuples composant l'Autriche (est-ce qu'il la distingue de la Hongrie ?) n'avaient aucune volonté de former une seule nation - à la différence de la Suisse. Mais il n'envisage pas le concept d'Etat multinational ou de nations sans Etat.

 Wikipedia

 

 

 

On peut penser que pour lui, dans les grandes nations d’Europe occidentale, l’existence de sous-groupes n’entrait pas en contradiction avec le groupe national :  bien que Breton (et apparemment fier de l’être), Renan n’envisageait pas l’identité bretonne ou celtique comme posant un problème d’intégration dans la nation française.*

                                                                                  * Dans son article La poésie des races celtiques (1856), Renan semble d’abord penser que la race celtique (ou les races : Bretagne, Ecosse Pays de Galles, Irlande), dont il souligne la « pureté », est vouée à la disparition sous l’effet de la modernité - au moins dans certains territoires - avant d’émettre l’idée que les hasards imprévisibles de l’histoire lui préparent peut-être une résurrection brillante, comme pour certaines « individualités nationales » - sans aller jusqu’à dire clairement qu’une ou plusieurs nations celtes pourraient émerger dans ce futur imprévisible.

 

Avec le temps, Renan sera encore plus inquiet de la prédominance du facteur racial (ou ethnique) dans les relations internationales (mais il n’imagine pas qu’il soit une source de conflit à l’intérieur des Etats).

Il en résulte une apparente contradiction, puisque d’un côté il affirme que le fait racial diminue et tend à disparaître, de l’autre il constate que son importance parait augmenter.

Dans sa préface de 1887 aux Discours et conférences, qui contint le texte de la conférence Qu’est ce qu’une nation ?, Renan écrit :

« Quand la civilisation moderne aura sombré par suite de l’équivoque funeste de ces mots : nation, nationalité, race, je désire qu’on se souvienne de ces vingt pages-là [Qu’est ce qu’une nation ?]. Je les crois tout à fait correctes. On va aux guerres d’extermination, parce qu’on abandonne le principe salutaire de l’adhésion libre, parce qu’on accorde aux nations (…) le droit de s’annexer des provinces malgré elles. »

 

 

 

DROIT À LA SÉCESSION

 

Bien entendu, l’approche volontariste est applicable à toutes les situations similaires à celle que pose l’annexion de l’Alsace -Lorraine. Renan prévoit que l’opinion (la volonté) des populations concernées puisse se modifier et rendre possible des changements d’appartenance et des sécessions. Mais il y fait allusion de façon très embrouillée (que faut-il comprendre par : « Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d'une façon très générale » ?), et assez dépréciative (« volontés souvent peu éclairées ») :

« Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le voeu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir. (…)  La sécession, me direz-vous, et, à la longue, l'émiettement des nations sont la conséquence d'un système qui met ces vieux organismes à la merci de volontés souvent peu éclairées. Il est clair qu'en pareille matière aucun principe ne doit être poussé à l'excès. Les vérités de cet ordre ne sont applicables que dans leur ensemble et d'une façon très générale. Les volontés humaines changent ; mais qu'est-ce qui ne change pas ici-bas ? »

 A moins que ces formules embrouillées ne soient qu’une précaution oratoire pour rendre le raisonnement moins pénible pour ses auditeurs, puisque finalement Renan admet que toute nation (dont la nation française) peut se modifier (par exemple par sécession d’une province), si les volontés changent.

Fustel de Coulanges, dans sa réponse à Mommsen en 1870, avait aussi admis (même si c'était pour la rejeter dans l'immédiat) la possibilité d'un retounement de la volonté : « Si l'Alsace est et reste française, c'est uniquement parce qu'elle veut l'être. Vous ne la ferez allemande que si elle avait un jour quelques raisons pour vouloir être allemande. » ( cité par Paul Smith,  À la recherche d’une identité nationale en Alsace (1870-1918), in Vingtième Siècle, www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1996_num_50_1_3518.

En historiens, Renan et Fustel savaient bien que les nations se font et se défont : rien n’est éternel « ici-bas ».

 

 La qustion du choix volontaire de la nation d'appartenance, qui sera considérée comme le principal apport de Renan,  s'adresse moins aux individus qu’aux ensembles, aux provinces.

A la fin de sa conférence, lorsque logiquement l’auteur reprend les points importants de son raisonnement, ceux qu’il souhaite que l’auditeur ou le lecteur retienne, ce qui ressort est une considération de frontières, d’étendue d’un territoire, plus qu’une considération d’adhésion individuelle à des valeurs ou une identité :

 

« Dans l'ordre d'idées que je vous soumets, une nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province : « Tu m'appartiens, je te prends. » Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu'un en cette affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le voeu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir. » « Si des doutes s'élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d'avoir un avis dans la question. »

 

Renan avait déjà affirmé ce principe dans la seconde lettre à M Strauss (au moment de l’annexion par l’Allemagne de l’Alsace-Lorraine) ; il évoque «  la volonté qu’ont les différentes provinces d’un État de vivre ensemble ».

Dans la même lettre, Renan indique que "beaucoup de bons esprits", quoique sans sympathie particulière pour les Etats du Sud, ont soutenu le droit qu'ils avaient de se séparer du Nord dans la guerre de Sécession américaine. Il est probable qu'il faisait partie de ces "bons esprits".

 

 

 

COMMENT ON PASSE DE LA CONCEPTION DE RENAN À LA CONCEPTION ACTUELLE TOUT EN PRÉTENDANT QUE C’EST LA MÊME CHOSE

 

 

La doctrine quasiment officielle contemporaine de la nation française retient la formule de Renan que la nation est basée sur la volonté d’appartenance de ses membres : c’est la nation volontariste ou élective.

Mais cette doctrine modifie la conception de Renan.

La conception contemporaine a tendance à remplacer le premier élément mis en évidence par Renan pour expliquer l’existence d’une nation (les souvenirs, l’histoire commune) par la conception civique de la nation (valeurs communes universelles).

Une conciliation entre la conception de Renan et la conception contemporaine est toutefois possible : la nation française commencerait « vraiment » lors de la Révolution française : en 1789, les Français décident de former une nation ayant certaines caractéristiques (égalité des citoyens dans la participation aux décisions politiques, en simplifiant) – ce serait le premier volontarisme, et par la suite les Français renouvellent en permanence cette adhésion. Les « souvenirs historiques » dont parle Renan se confondraient avec les luttes pour fonder la nation révolutionnaire et ensuite réaliser ses idéaux dans le temps.

Cette conception ne tient pas compte de la formation progressive de la nation française dans le temps.  Elle est bien moins celle de Renan que celle de ses interprètes actuels.

Que la nation française ait préexisté à la révolution est clairement affirmé par Renan : « le roi de France, qui a fait la plus parfaite unité nationale qu’il y ait ». « Disons seulement que cette grande royauté française avait été si hautement nationale, que, le lendemain de sa chute, la nation a pu tenir sans elle. »*

                                                                                     * Renan est d'ailleurs critique envers « la naïve école qui veut que la révolution française ait marqué une ère absolument nouvelle dans l'histoire » (Réforme ntellectuelle et morale de la France, 1871).

.

 Renan écrit : « Nous avons vu, de nos jours, l'Italie unifiée par ses défaites, et la Turquie démolie par ses victoires. Chaque défaite avançait les affaires de l'Italie ; chaque victoire perdait la Turquie ; car l'Italie est une nation, et la Turquie, hors de l'Asie Mineure, n'en est pas une. C'est la gloire de la France d'avoir, par la Révolution française, proclamé qu'une nation existe par elle-même. »

Or la formulation que la Révolution française a « proclamé qu'une nation existe par elle-même » doit, si nous ne trompons pas être comprise ainsi : la chute de la monarchie n’a pas mis fin à la nation française qui existait déjà. Une nation existe indépendamment, « par elle-même », de tous les critères qui ont contribué à la former (ici, la monarchie).

 

 

 

LA NATION VOLONTARISTE SAUVÉE PAR LE PLÉBISCITE DE TOUS LES JOURS » ?

 

 

Comme on l’a remarqué, (par exemple Patrice Canivez, Qu'est-ce que la nation ? 2004), le choix d’une nation n’est possible que dans certaines circonstances exceptionnelles (rectification de frontières, naturalisation). Le reste du temps, l’appartenance à la nation est un acquis sur lequel l’individu n’a pas de poids. La nation est le cadre à l’intérieur duquel les individus et les groupes font leurs choix ou développent leurs stratégies, mais le cadre lui-même n’est pas choisi, il est de l’ordre du donné, dit P. Canivez.

Mais le si aucun choix initial n’est possible la plupart du temps, il faut avoir recours à la conception renanienne du « plébiscite de tous les jours », qui seule peut « sauver » l’idée de la nation volontariste. Ceux pour qui la possession de la nationalité est innée (la grande masse), peuvent au moins donner leur assentiment à cette possession.

Dans la conception actuelle de la nation (et chez Renan), la nation dure parce que ses membres ont la volonté qu’elle dure. Ils exercent en permanence leur volonté de faire exister la nation. La notion de plébiscite est parfois incomprise et il arrive que des journalistes écrivent qu’il faut retrouver le sens de la nation, ce plébiscite de tous les jours selon Renan. Autant dire que répondre non au plébiscite permanent de la nation, ou au moins s’abstenir, n’est pas si facile.

C’est ici qu’il faut introduire le concept d’Etat.

Dans beaucoup de cas on a pu dire que ce n’est pas la nation qui a créé l’Etat, mais le contraire (cf. la célèbre déclaration de Massimo d’Azeglio, après la réalisation de l’unité italienne : nous avons fait l’Italie, il reste faire les Italiens). Dans tous les cas, l’Etat exerce son action pour renforcer le sentiment national.

                                                           * Cette situation n’est pas contradictoire avec l’analyse de Gellner pour qui ce sont les nationalistes qui créent la nation et non le contraire (un groupe d’activistes arrive à convaincre la majorité qu’elle constitue une nation).

 

Dans les Etats constitués, comment se présente le plébiscite permanent dont parlait Renan ?

Il est évident que « les citoyens ne décident pas quotidiennement, par une décision rationnelle, d'appartenir à une nation » (P. Birnbaum, Nationalisme civique ou Droits des citoyens ? in Raisons politique, 2012 https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2010-1-page-131.htm).

Pour le chercheur Michael Billig, l’Etat, quel qu’il soit, déploie un appareil de propagande destiné à encourager -sinon rendre obligatoire – l’adhésion à la nation : « la reproduction de la nation ne se produit pas de manière magique mais bien en fonction d'un fort contrôle nationaliste de l'espace » (cité par P. Birnbaum, qui conteste d’ailleurs ce point de vue appliqué à des Etats non nationalistes, critiquant qu’on puisse mettre à égalité, par exemple, la Serbie et les Etats-Unis).

Il est difficile de contester que l’Etat (n’importe quel Etat) fait tout son possible pour développer une propagande en faveur de la nation existante, d’où la remarque du sociologue et philosophe britannique (d’origine tchèque) Ernest Gellner : le plébiscite n’a pas lieu tous les jours, comme disait Renan, mais à chaque rentrée des classes.

On peut ajouter que dans ce plébiscite, l’Etat-organisateur ne distribue (évidemment) que des bulletins « oui ».

La remarque vaut d’ailleurs aussi pour les gouvernements des entités non indépendantes qui sont dans une démarche d’affirmation nationale : dans leur sphère d’autorité, ces gouvernements agissent de la même façon que les Etats constitués : l’enseignement au Québec, en Catalogne etc, tend à mettre l’accent sur l’existence de la nation québécoise, catalane (dans la mesure où l’arrangement institutionnel donne à ces territoires la compétence en matière d’enseignement).

 

 

 

LA NATION DES NATURALISÉS

 

 

Par contre, l’idée qu’il est possible de rejoindre volontairement la communauté nationale française déjà constituée semble justifiée dans le cas des naturalisés.

Dans les années récentes, la conception de la nation s’est infléchie dans un discours qui fait la part plus belle aux Français par choix (naturalisés).

Mais dans la conception de Renan, aucune place n’est faite aux naturalisés : (très rares à l’époque*) : le discours porte uniquement sur les Français par hérédité, ceux qui recueillent l’héritage de leurs ancêtres.

                                                                                        * Dans sa réponse au  discours de réception à l'Académie française de Victor Cherbuliez (1882), Renan souligne que celui-ci a acquis la nationalité française : mais c'était une sorte de retour au pays,  la famille protestante de V. Cherbuliez ayant émigré en Suisse au moment de la révocation de l'édit de Nantes sous Louis XIV. Au demeurant, Renan loue Cherbuliez d'avoir, comme lui, Renan, été à l'école de la grande philosophie allemande.

 

Comme on l'a déjà dit, lorsque Renan évoque la question du choix volontaire de la nation d'appartenance, il s'adresse moins aux individus qu’aux provinces (ou aux seuls individus en tant qu'ils habitent une province disputée entre deux nations).

On peut donc considérer que le discours officiel sur la nation suit les évolutions de la société française où les naturalisations sont incomparablement plus nombreuses qu’elles pouvaient l’être à l’époque de Renan. Malgré cette évolution, la plus grande partie de la population française descend d’ancêtres qui étaient présents sur le territoire depuis une infinité de générations ; elle n’a pas eu à choisir sa nation actuelle (même si ses ancêtres ont parfois eu à choisir lors de référendums). Et même pour les naturalisés, le choix n’est présent qu’à la première génération.

Les Français par filiation sont en permanence l’écrasante majorité des personnes possédant la nationalité française. Il s’ensuit que la conception volontariste, prise dans son sens strict, concerne une infime partie des Français et ne peut donc être mise en avant pour caractériser couramment le mode d’appartenance à la communauté nationale française.

De plus, l’insistance mise par les dirigeants et certains penseurs sur l’adhésion à la nation française en raison de l’adhésion à certains valeurs politiques (pacte républicain, valeurs républicaines) est probablement surfaite : des personnes souhaitent devenir françaises parce qu’elles résident depuis longtemps en France et leur choix n’est pas différent de celui fait par des personnes (y compris des Français) qui résidant depuis longtemps aux USA, en Australie, etc, désirent pour des raisons diverses prendre la nationalité correspondante.

Il n’est nullement exclu que dans certains cas, la naturalisation soit complètement indépendante des valeurs politiques propres à la France qui, considérées avec objectivité, sont d’ailleurs des valeurs proches de celles existant dans tous les pays démocratiques du monde : on peut vouloir devenir Français par goût de la civilisation française, d’un ensemble qui associe la culture française, les paysages, les souvenirs historiques même pré-révolutionnaires (on peut apprécier le charme de l’Ancien régime), la gastronomie française, et même (peut-être le plus souvent) pour des raisons purement pragmatiques. L’identification à la culture française peut très bien être une identification à une fraction localisée de celle-ci : tel qui devient Français parce qu’il réside, disons en Provence, et en apprécie l’art de vivre, deviendrait sans doute Provençal s’il existait une Provence indépendante.

 

 

LA FRANCE, NATION ETHNIQUE ?

 

 

Mais si on revient au constat qu’en France, une grande partie de la population – mais peut-être de moins en moins - est issue d’une longue suite de générations présentes sur le territoire, on peut conclure que l’appartenance à la nation française est (encore) pour une part importante, une appartenance ethnique ou culturelle.

Cette continuité de la population française apparait dans le texte de Renan : le désir de continuer la nation, de « vivre ensemble » consiste dans « la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis »« Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes ».

On a conclu que derrière le volontarisme affiché, se dissimule une conception finalement ethnique de la nation :

« Pour Renan, la définition volontariste de la nation ne prend son sens qu’en référence à un passé commun, c’est-à-dire aux fondements ethniques de la nation. En effet, une définition purement contractuelle de la nation impliquerait que toute personne souhaitant participer de la nation en fasse explicitement la demande et s’engage à respecter le contrat d’association qui la lie à elle, et ce quels que soient son lieu de naissance et la nationalité de ses parents » - or ce n’est pas ce qui se passe : « l’acquisition (volontaire) de la nationalité ne concerne que les personnes qui sont exclues a priori de l’attribution (contraignante) de cette même nationalité. La “naturalisation” (l’acquisition d’une
nationalité) n’est nécessaire que pour ceux qui ne sont pas des nationaux “naturels”, c’est-à-dire des nationaux de naissance. » (Fabrice Patez,Quelques remarques sur l’imaginaire national, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00010215/document).

Le même auteur conclut : « Pour ces penseurs [Siéyès, Renan], la nation ethnique préexiste nécessairement à la nation contractuelle. »

Il en découle que la majorité des nationaux n’expriment pas leur volonté d’appartenir à la nation et sont nationaux par droit héréditaire (droit du sang).

D’autres auteurs tirent les mêmes conclusions :

« Comment ne pas voir à l’instar de G. Noiriel (2007), repris par M. Detienne (2010) que, chez E. Renan, seuls ceux qui ont des ancêtres communs participent au « plébiscite de tous les jours », que la question de l’origine reste ainsi déterminante et que certaines des formulations de 1882 ne sont pas éloignées de la problématique d’un Maurice Barrès définissant le nationalisme par « la terre et les morts » (Jean-Louis Chiss, Les linguistes du XIXe siècle, l'« identité nationale » et la question de la langue, Langages 2011/2  https://www.cairn.info/revue-langages-2011-2-page-41.htm).

« Derrière la théorie de Renan se cache celle de Barrès, mais derrière celle de Barrès, sommeille celle de Renan : la nation n’est en définitive qu’un vouloir-vivre ensemble construit sur des mœurs et des coutumes partagées, largement héritées. » (Hervé Beaudin, L’idée de nation, thèse de philosophie, présentée et soutenue le 10 décembre 2012).

 

Peut-être faudrait-il ici être plus subtil : la conception de Barrès qui est celle de la terre et des morts, en effet très proche de Renan, ne nous parait pas réellement ethnique : dans la nation ethnique, la permanence de l’ethnie suffit à fonder l’existence de la nation. Barrès et Renan y ajoutent une dimension historique, une sorte de culte de l’histoire qui se distingue des aspects purement ethniques.

Nous savons que Barrès admirait Renan même s’il critiquait certains aspects de sa pensée.

 

 

 

LE DROIT DU SOL

 

 

Sans vouloir dévier sur un autre sujet, il convient de dire deux mots du droit du sol (qui consiste à conférer la nationalité à toutes les personnes naissant sur le sol du pays concerné, le plus souvent sous certaines conditions – notamment sous condition de durée de résidence).

En France, le droit du sol a été introduit par une loi de 1889* dont l'objet principal était (semble-t-il) d'augmenter les recrues disponibles pour l'armée.

                                                                                         * Il serait intéressant de savoir si Renan s'est exprimé à ce sujet.

 

 

Le droit du sol a été introduit récemment dans des pays jusque-là régis par le droit du sang, comme l’Allemagne. Mais d’autres pays continuent à l’ignorer, comme la Suisse, le Japon etc.

Si le droit du sol est incontestablement contraire à une conception ethnique de la nation, il est aussi, en bonne logique, contraire à une conception volontariste puisque la nationalité est attribuée par un acte autoritaire de l’Etat (en application de la loi) et non à la suite d’un acte de volonté de la personne, d'ailleurs mineure.

                                                                                     .

Il en résulte que pour ce qui est de sa composition, la France, qu’on la considère comme majoritairement ethnique, ou comme en partie « alimentée » par le droit du sol, n’est pas une nation volontariste ou élective, contrairement à la thèse dominante, sauf par l’artifice du plébiscite de tous les jours.

Au demeurant, aucune nation n’a jamais été « élective » au point que tous ses membres aient positivement choisi d’appartenir à la nation. Même dans le cas où la nation a été créée par un acte volontaire (indépendance des Etats-Unis par exemple) et en admettant que la quasi-totalité des habitants (en tous cas, les habitants masculins et majeurs) ait choisi d’approuver la création de la nouvelle nation (ce qui n’est pas forcément vrai), le choix n’était déjà plus possible à la seconde génération, où la nation s’imposait comme un cadre pré-existant.

En outre, le choix exercé par la première génération était – nécessairement – restreint à une population bien circonscrite : les colons, d’origine essentiellement britannique et quelques hollandais, qui vivaient sur le territoire de la future nation, soit une population déjà pourvue de caractéristiques culturelles communes, par conséquent une nation ethnique relativement homogène pré-existant à la nation politique.

Par contre, les millions d’immigrés venus par la suite du monde entier pour trouver une vie meilleure en Amérique, n’appartenaient pas à la population ethnique pré-existante à la création des USA et représentent l’élément volontariste de la composition du pays.

 

 

Bourget

 Jean Béraud, La salle de rédaction du Journal des Débats (1889). Musée d'Orsay.

Ce tableau a été commandé au peintre pour le centième anniversaire de la revue.

Le Journal des Débats était une prestigieuse revue politique et littéraire, fondée par les frères Bertin en 1789. A la fin du 19ème siècle, sa tendance était conservatrice libérale. Ses rédacteurs étaient des républicains modérés ou des monarchistes constitutionnels ralliés à la république. Parmi les personnes présentes sur le tableau, Hippolyte Taine, Paul Bourget, John Lemoinne, Léon Say, Jules Lemaître, Paul Leroy-Beaulieu, le vicomte de Vogüe, Jules Simon, etc.

Ernest Renan est au centre, un peu vers la droite (cheveux blancs), entouré de deux interlocuteurs.

 https://fr.muzeo.com/reproduction-oeuvre/la-redaction-du-journal-des-debats-en-1889/jean-beraud

 

Capture

 Détail du tableau de Jean Béraud :  Ernest Renan au centre avec ses collègues de la rédaction du  Journal des Débats

Société d'études renaniennes.

 https://ernest-renan.fr/

 

 

 

NATION ETHNIQUE CONTRE NATION VOLONTARISTE, UNE FAUSSE OPPOSITION ?

 

 

Plusieurs spécialistes considèrent que l’opposition entre nation civique ou volontariste (à la française) et nation ethnique (à l’allemande) est surfaite ; chacune de ces conceptions de la nation incorpore des éléments ethniques et des éléments civiques :

«  …l’opposition entre les conceptions allemande et française de la nation nous apparaît bien mince, voire même parfois inexistante. Les points communs semblent au final bien plus nombreux que les différences. Ainsi, l’élément politique ou électif n’est pas absent de l’œuvre de Fichte, tandis que les critères linguistiques, culturels et ethniques sont bel et bien présents dans la pensée foisonnante de Renan. Qui plus est, réduire la conception de la nation et de l’identité nationale prévalant au sein d’un pays à celle de quelques-uns de ses penseurs, si ce n’est à quelques lignes éparses de leurs œuvres immenses, nous apparaît être un non-sens en soi. » (Raphaël Cahen, Thomas Landwehrlen, De Johann Gottfried Herder à Benedict Anderson : retour sur quelques conceptions savantes de la nation, http://sens-public.org/articles/794/)

 

D’autres critiques à cette opposition artificielle peuvent être trouvées dans Vincent Geisser, Nation civique versus nation ethnique ? Les faux semblants de l'universalisme républicain, http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/40215/2007_23-1_57-74.pdf?sequence=1.

 

D’autres, en validant l’opposition, ont conscience qu’elle est discutable, comme Denis Monière : «  Dissocier comme nous allons le faire la conception ethnique de la conception civique de la nation tient plus de la nécessité didactique que de la fidélité au processus historique. Dans l’univers des idées, les courants de pensées s’entremêlent et s’appuient les uns sur les autres. Il y a donc une relation dialectique entre la définition allemande et la définition française de la nation. » (Pour comprendre le nationalisme au Québec et ailleurs).

En 1996, le sociologue français, Alain Dieckhoff, parlait de “l’introuvable opposition entre nationalisme politique et nationalisme culturel” (Alain Dieckhoff, “La déconstruction d’une illusion. L’introuvable opposition entre nationalisme politique
et nationalisme culturel
”, in L’année sociologique, 1996). Il déclarait qu’il n’y a pas de distinction irrévocable et fondamentale entre des nations politiques citoyennes ‘bonnes’ et des nations culturo-linguistiques ‘mauvaises’, ni entre les mouvements nationalistes correspondants.

Un autre spécialiste, Anthony D. Smith, écrit que l’opposition entre les deux conceptions de la nation est surévaluée : « “les conceptions de la nation civique-territoriale et de la nation ethno-culturelle sont étroitement imbriquées : les penseurs, les mouvements, les périodes peuvent osciller entre les deux, ou elles peuvent coexister sans grand souci de la logique […] De même nous ne pouvons pas dire que les formes de nationalisme civique et politique sont nécessairement plus ouvertes et tolérantes que les formes ethno-culturelles…» (Anthony D. Smith, The nation in history. Historiographical debates about ethnicity and nationalism, 2000).

Le titre choisi par le chercheur Jan Penrose pour une contribution en 2002 à l’université de Louvain est explicite :  “Ethnic and civic nations :  Precarious illusions of difference (nations ethniques et civiques, des différences précaires et illusoires).

Les références ou citations de Dieschoff, Penrose et Smith sont extraites de l’article de Maarten Van Ginderachter L’introuvable opposition entre le régionalisme citoyen wallon et le nationalisme ethnique flamand, 2004, (https://www.journalbelgianhistory.be/en/system/files/article_pdf/chtp13_14_005_Dossier1_VanGinderachter.pdf), qui applique au champ des revendications régionales la remise en question de la pertinence de l’opposition entre les deux notions.

Cet auteur écrit : « Chaque construction de nation se fonde sur des éléments citoyens volontaristes et sur des données ethno-culturelles; il n’est pas question de cloison étanche entre les deux principes, mais d’interaction. »

D’autres auteurs émettent l’opinion que les deux modèles se situent dans le cadre de nations monoethniques* et rejettent le multiculturalisme (Giordano Christian, Nation, dans Anthropen.org, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2017, DOI:10.17184/eac.anthropen.048)

                                                                                      * Ici « monoethnique » doit être compris dans le sens d’un peuplement uniquement composé de populations historiques, par opposition à des populations immigrées.

 

 

MÊME LES NATIONS ETHNIQUES SONT VOLONTARISTES

 

 

Dès lors, on doit reconnaître que la nation volontariste (sans autre contenu que l’adhésion a des valeurs politiques) est plus un leurre qu’une réalité : ses membres n’ont dans leur très grande majorité pas choisi d’appartenir la nation, et leur assentiment à cette appartenance (le plébiscite permanent) est plus une volonté de l’Etat que des citoyens eux-mêmes

Les citoyens, passifs ou conformistes, acceptent leur nationalité avec plus ou moins d’enthousiasme. Certains reprennent, en bons élèves, les enseignements patriotiques de l’Etat (les politiciens, généralement, sont les plus déterminés à exprimer leur patriotisme et à attendre es administrés qu’ils en fassent autant). D’autres n’en ont rien à faire. La plupart sont sans doute entre les deux.

Il est intéressant d’observer que dans la conception française actuelle, on suppose (implicitement) que le choix de l’appartenance à une nation est fait par un non-national et que ce choix se porte forcément sur une nation existante en tant qu’Etat (en l’occurrence la France).

Mais, comme Renan l’avait pressenti sans en tirer toutes les conséquences, le volontarisme est probablement à la base de toute conception de la nation.

On peut dire que le caractère volontaire (spontané ou construit laborieusement par l’Etat) est indispensable à tout type de nation, y compris la nation ethnique. C’est ce que laissait penser Renan : tout son raisonnement n’est pas bâti sur l’opposition entre la nation ethnique et la nation volontariste ; il a pour objectif de montrer que pour constituer une nation, quel qu’en soit le fondement, il faut l’adhésion des populations - ou plus exactement, c’est cette adhésion qui constitue le sentiment national. A défaut on a seulement des Etats avec une population qui n’a pas le sentiment de former une nation.

 

 

 

ET LES PAYS COLONISÉS ?

 

 

Le raisonnement qui fait du volontariat (ou au moins du consentement) la base de l’appartenance à une nation pourrait-il s’appliquer, dans la pensée de Renan, aux territoires extra-européens colonisés?

Renan ne les évoque pas dans sa conférence de 1882 mais on peut penser que sa pensée est restée la même depuis qu’il écrivait en 1871: « La conquête d'un pays de race inférieure, par une race supérieure, qui s'y établit pour le gouverner, n'a rien de choquant. » « Autant les conquêtes entre races égales doivent être blâmées, autant la régénération des races inférieures par les races supérieures est dans l'ordre providentiel de l'humanité.» (Réforme intellectuelle et morale de la France).

Dans le cas de la colonisation, les habitants des territoires conquis ne font pas juridiquement partie de la nation conquérante, ils sont des sujets et non des citoyens. La question du consentement à faire partie d’une nation est donc sans objet pour eux.

On a d'ailleurs observé que pour Renan, aucun peuple oriental ou maghrébin ne constitue une nation (Alexis Robin, L’influence de l’interprétation des écrits de Renan sur la colonisation, in Études Renaniennes, 2016. https://www.persee.fr/doc/renan_0046-2659_2016_num_117_1_1650 ). Les considérations applicables aux nations (c'est-à-dire aux pays européens et à quelques pays de tradition européenne, comme les Etats-Unis)  ne s'appliquent pas, dans sa pensée, au reste du monde.  Dans ses Lettres à M. Strauss, Renan qualifie les nations européennes de membres d'une sorte de grand sénat ou confédération, qui devraient jouir d'une sorte d'inviolabilité (d'où la condamnation par Renan de l'Allemagne pour s'être emparée de provinces françaises). Les autres territoires sont hors de cet espace protégé qui forme à lui seul la civilisation.

Ces points seront examinés plus en détail dans les messages suivants : Ernest Renan, un républicain ambigu, première et deuxième parties http://comtelanza.canalblog.com/archives/2020/08/01/38460208.html)

 

 

VOLONTÉ, CONSENTEMENT OU IDENTITÉ ?

 

 

Enfin, on observera que le mot « volonté », volontariste, est peut-être inexact pour fonder le sentiment d’appartenance à la nation.

La démarche de naturalisation est forcément une démarche volontariste, De même certaines circonstances de la vie des nations requièrent des manifestations de volonté plus ou moins spontanées (guerre, déclaration d’indépendance).

Mais dans les circonstances ordinaires, ce qui attache l’individu à la nation (formée en Etat ou non) est bien moins une volonté qu’un sentiment, de même qu’aimer une personne n’est pas un acte de volonté mais un sentiment, comme l’avait déjà reconnu Fustel de Coulanges , parlant de la patrie (n’entrons pas dans un nouveau débat pour savoir si le mot patrie peut être considéré comme synonyme de nation !) : « La patrie, c'est ce qu'on aime. »

Ce sentiment d’amour de la nation/patrie, appelé patriotisme, est malaisé à distinguer du sentiment d’appartenance à la nation. 

Renan utilise aussi le mot de « consentement » - qui signifie une attitude moins active que la volonté. D’ailleurs « qui ne dit mot consent ».

Il faudrait entrer ici dans une description psychologique fine pour décrire le « sentiment national » et la forme que prend l’identification d’un individu à une nation et sans doute y faire entrer d’autres complications : est-ce un sentiment individuel ou un sentiment essentiellement collectif ?

Enfin, comme on l’a dit, Renan ne définit pas le concept de nation, mais il semble envisager seulement celle-ci lorsqu’elle s’identifie avec un Etat - ce qu’on appelle justement L’Etat-nation. Sa réflexion omet les nations sans Etat.

Lorsqu’une nation sans Etat (disons pour être clair, la Catalogne, la Flandre, le Québec, l’Ecosse – mais celle-ci a déjà été un Etat) entame une marche vers l’indépendance (après généralement une première étape qui est l’autonomie) on peut parler de volontarisme.

Avant d’en arriver à ce stade, la nation a été souvent dormante – mais elle n’existe pas moins. Parler de volonté semble ici absurde. Parler de consentement aussi. La nation qui existe avant toute démarche pour revendiquer des droits politiques est pourtant une personnalité collective, formée historiquement, qui s’impose à chacun de ses membres, ce qu’on peut appeler l’identité, dont Renan a eu l’intuition en parlant d’individualité*.

                                                                                       * « L’individualité de chaque nation est constituée sans doute par la race, la langue, l’histoire, la religion, mais aussi par quelque chose de beaucoup plus tangible, par le consentement actuel… » (deuxième lettre à M. Strauss. Mais Renan ne parle ici que de nations constituées en Etats, ce que montre la phrase qui précède celle que nous citons, également très intéressante mais d’un autre point de vue : « L’Europe est une confédération d’Etats réunis par l’idée commune de la civilisation » 

 

Les descriptions de Renan ne rendent pas compte de cette personnalité collective, qui devient ou pas une personnalité politique ; ou si on veut, il ne s’intéresse à elle qu’à partir de ce moment, mais en omettant de mentionner son existence parmi les conditions qui permettent l’émergence d’une nation politique ayant vocation (ou non) à se constituer en Etat.

Ces groupements sont-ils des « races » ou groupes ethniques au sens où le comprend Renan ? Mais à aucun moment, dans son texte, en parlant de « races » (appliquées à l’Europe), il ne semble envisager autre chose que les très grandes divisions primitives entre Celtes, Latins, Germains, Slaves et Scandinaves.

En omettant de prendre en considération l’existence de nations pré-politiques (ou pré-volontaristes dans la conception de Renan), la conférence de Renan manque en partie son but affiché de clarification du concept de nation.

 

 

RENAN « PÈRE » DE LA NATION OUVERTE ?

 

 

La conception dominante de la nation en France, actuellement, se réfère à Renan – mais cette conception s’est écartée assez largement de celle de Renan : serait-il injuste de parler de travestissement ?

Pourtant, certaines citations paraissent corroborer la version dominante : Dans sa préface aux Discours et conférences (1887), livre qui contient le texte de Qu’est ce qu’une nation ?, Renan se félicite d’avoir écrit ce texte : « c’est ma profession de foi en ce qui touche les choses humaines, et, quand la civilisation moderne aura sombré par suite de l’équivoque funeste de ces mots : nation, nationalité, race, je désire qu’on se souvienne de ces vingt pages-là. »

Renan prend de nouveau position en faveur du « principe salutaire de l’adhésion libre » à la nation, contre « le droit de s’annexer des provinces malgré elles ». C’est donc bien la question de l’appartenance collective d’un territoire à une nation qui est au centre de sa réflexion, plus que la question du choix individuel, sur laquelle on insiste plus aujourd’hui.

Mais le choix collectif repose aussi sur les choix individuels. Renan affirme :  « L'homme n'appartient ni à sa langue, ni à sa race : il n'appartient qu'à lui-même, car c'est un être libre, c'est un être moral*. »

On considère que cette dernière déclaration est l’expression de la conception actuelle de la nation fondée sur la citoyenneté réputée volontaire, quoique, à y réfléchir bien, on peut aussi tirer de la formule de Renan que l’homme conserve sa liberté même à l’égard de la nation !

                                                                              * Cf dans Qu’est ce qu’une nation ? « L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d'hommes, saine d'esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation. ». Du texte de 1882 à celui de 1887, il y a des nuances.

 

Renan continue avec une formule qui rappelle les termes de sa conférence : « Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue ou d’appartenir au même groupe ethnographique, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir ».

Mais l’exemple qu’il donne nous conduit vers des pistes sensiblement différentes de la conception actuelle de la nation : « La Suisse est peut-être la nation de l’Europe la plus légitimement composée. Or, elle compte dans son sein trois ou quatre langues, deux ou trois religions et Dieu sait combien de races* ».

                                                               * Renan semble un peu exagérer ! Est-il besoin de signaler que dans la Suisse du 19ème siècle, toutes les « races » (ou mieux : groupes ethniques) présentes appartenaient à la famille indo-européenne (Celtes des cantons romands, Italo-celtes du Tessin, Germains, Romanches descendants des Rhètes).

 

Nous comprenons alors que Renan, lorsqu’il parle de races, a seulement dans l’esprit les « races » (ou groupes ethnographiques, formulation plus moderne qui doit apparaître à ce moment) de la famille indo-européenne, historiquement établies dans le pays concerné.

Ainsi, le meilleur exemple que Renan puisse donner d’une nation n’est pas la France mais la Suisse fédérale, multiculturelle, mais mono-culturelle européenne (la Suisse était déjà citée dans Qu’est-ce qu’une nation ?). L'exemple suisse pourrait poutant poser question car  l'organisation fédérale invite à se demander si la nation réside dans la fédération ou dans les entités fédérées, ou dans les deux, mais Renan passe à côté de la question.

 

Dans tous les cas l’argumentation de Renan est dirigée contre la conception raciale de la nation des penseurs allemands ; il s’ensuit chez lui des disparités selon l’argumentation du moment utilisée : dans certains cas il met l’accent sur la fusion des races dans les pays européens, dans d’autres sur le fait que la multiplicité des races n’empêche pas le pays de constituer une nation.  

 Comme on l’a vu, la naturalisation est aujourd’hui envisagée comme un des modes privilégiés de formation de la nation française dans la durée, alors qu’à l’époque de Renan, les naturalisations étaient peu nombreuses de sorte qu’il n’en parle même pas.

 

 

SANS DISTINCTION D’ORIGINE ?

 

 

L’image actuelle qu’on souhaite donner de la nation française est celle d’un pays (d’une nation) composé non seulement des personnes qui y vivent depuis une longue suite de générations, mais aussi et presque surtout – vu l’importance que ce thème a pris depuis quelques décennies et qui se enforce continuellement – d’un pays ouvert à tous ceux qui souhaitent adhérer à ses valeurs, quelle que soit leur origine.

Renan peut difficilement servir de caution à ce discours : même dans le cas où il aurait envisagé la naturalisation comme contribuant à la formation de la nation française, il n’est pas sûr qu’il aurait admis qu’elle pouvait être ouverte aux personnes extérieures aux divers groupes ethniques indo-européens.

En effet, dans un grand nombre de textes antérieurs à Qu’est-ce qu’une nation ?, Renan exprime ce qu’il faut bien appeler un racisme affiché envers les races (avec ou sans guillemets) extra-européennes.

Renan déclare : « « Les hommes ne sont pas égaux, les races ne sont pas égales » (préface aux Dialogues et fragments philosophiques, 1876). Nous avons déjà cité sa phrase : «« La conquête d'un pays de race inférieure, par une race supérieure, qui s'y établit pour le gouverner, n'a rien de choquant ».

Dans divers textes, Renan affirme que la race « européenne » ou race blanche est supérieure aux autres, sa supériorité correspond à l’ordre providentiel – ou dit autrement, à l’ordre naturel : « La nature a fait (…)  une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne » (La réforme intellectuelle et morale de la France, 1871).

 

Ce que dit Renan des populations extra-européennes, comme le dit un auteur (avec exagération peut-être) tomberait aujourd’hui sous le coup des lois sur la provocation à la haine raciale*. On trouvera sans peine ses citations les moins acceptables aujourd'hui, que nous ne reproduisons pas.

                                                                             * Renan ne parait pourtant avoir exprimé aucune « haine » raciale. Il n’est pas un théoricien des races. Il a abordé la question dans le cours de ses études d’histoire des religions ou d’histoire linguistique. Il y a donc des imprécisions dans sa pensée - notamment sur l'identité de la race blanche avec la race européenne. Renan exprime par ailleurs (et très chaleureusement) sa sympathie pour les Juifs, malgré quelques formules critiques sur la pensée juive.

 

On a remarqué que dans ses derniers écrits, Renan considère que le fait racial a de moins en moins d’importance. Mais cette considération s’applique-t-elle à toutes les races, ou aux seules races de la famille indo-européenne, en voie de fusion ? A aucun moment de ses derniers textes, Renan ne semble admettre que toutes les races humaines sont égales ou même le deviendront un jour*.

                                                                           * A l’époque de Renan, l’existence des différentes races humaines, était admise très généralement, de même que leur inégalité. Renan n’est donc en rien une exception à son époque. Notons qu’on dit volontiers aujourd’hui que la science a démontré l'inexistence des races. Ce point de vue est dominant en France, mais le concept de race est toujours utilisé et revient en force dans certains domaines scientifiques : voir Élodie Grossi et Christian Poiret, Du social au biologique : les habits neufs de la « race » ? Entretien avec Magali Bessone et Claude-Olivier Doron, in Revue Européenne des Migrations Internationales, 2016 https://journals.openedition.org/remi/8320).

 

Et si on prétend invoquer le fait que dans les années 1880, Renan, originellement plutôt monarchiste et élitiste (avec des nuances très personnelles) s’est rallié à la république démocratique (toujours avec les mêmes nuances personnelles), ce serait une erreur de croire que ce ralliement l’a amené à modifier sa vision des races extra-européennes : les milieux républicains, aussi bien politiques que scientifiques, développaient à la même époque une vision raciale de l’humanité* qui justifiait la colonisation (celle-ci était engagée de toutes façons avec ou sans justification morale) ; cette idéologie avec des nuances (racisme, racialisme**), était partagée à l’époque dans la plupart des pays européens ou aux USA.

                                                                                                  * Cf La république raciale, Carole Reynaud-Paligot, 2006.

                                                                                                   ** Le racialisme établit des différences envers les races, notamment en les classant hiérarchiquement. Le racisme est une attitude haineuse et méprisante envers les individus d’autres races. On a dit que l’idéologie républicaine française de la fin du 19ème siècle était plus racialiste que raciste par rapport à celle d’autres pays occidentaux. Mais racialisme et racisme peuvent aussi fonctionner ensemble et notre époque condamne les deux attitudes.

 

 

 

CONNAISSEZ-VOUS MEINECKE ?

 

 

L’opposition entre nation ethnique d’une part et de l’autre nation volontariste, civique, malgré les points de rapprochement constatés par les théoriciens, continue à être mise en avant par les dirigeants et penseurs du courant dominant en France.

La présentation qui est faite de la nation française est moins un constat réaliste de son mode de formation qu’un programme : ce que la nation française doit être, plus que ce qu’elle est.

Mais la conception dominante en France perd beaucoup de son attractivité si on l’exprime dans le langage du théoricien et historien des idées politiques allemand Friedrich Meinecke* : celui-ci « a distingué en 1908 à travers une opposition idéal-typique** deux formes de fondation de la nation : la Kulturnation (« nation de culture ») et la Staatsnation (« nation d’État »). On a associé l’Allemagne au premier type, alors que la France semble représenter une parfaite illustration de la « nation d’État » (Joseph Jurt, Langue et nation : le débat franco-allemand entre Renan, Fustel de Coulanges et David Friedrich Strauss et Mommsen en 1870-1871, Université de Fribourg-en-Brisgau https://serd.hypotheses.org/files/2017/02/Langues-Jurt.pdf.

                                                                             * Friedrich Meinecke (1862 – 1954), historien "national-libéral" allemand. A l'époque impériale, il fut favorable à l'expansionisme allemand. Après 1918, il se rallia à la république de Weimar comme "républicain de raison", puis fut favorable au 3ème Reich à ses débuts, avant de devenir un opposant discret. On lui a reproché d'avoir conservé malgré son opposition à la violence nazie une attitude antisémite.  Après la guerre, il écrivit Die Deutsche Katastrophe (1948), livre dans lequel il interprète le régime nazi comme une force étrangère occupant l'Allemagne - et donc contraire au véritable esprit allemand.

                                                                            ** « Idéal-type », concept de Max Weber : modèle théorique qui accentue certains traits d’un fait social pour faciliter sa compréhension ; les faits observables s’écartent donc plus ou moins de l’idéal-type.

 

Il est évident que « nation d’Etat » sonne moins bien que nation volontariste ou civique et que « nation de culture » sonne mieux que nation ethnique.

Selon Meinecke, la Staatsnation est principalement fondée sur une histoire politique et une constitution reconnues par ses membres, alors que la Kulturnation ou nation définie par la culture, est fondée sur des traditions et caractéristiques culturelles et religieuses acceptées et partagées, notamment une langue commune. C’est pourquoi une Staatsnation peut comprendre des populations différentes en ce qui concerne les valeurs culturelles. Le moment de la décision et l’expression de la volonté sont essentiels pour la construction d’une Staatsnation.

La distinction de Meinecke est utile quand on parle de tendances dans la construction des nations mais les limites des deux processus ne sont pas rigides et les deux types de nation présentent chacun des éléments de l’autre. Même les moments où s’exprime la volonté d’un mouvement national, comme le Rütlischwur (serment du Rütli)*, devient un moment de ce que les spécialistes (Jan Assmann, se référant au sociologue Maurice Halbwachs) appellent « mémoire culturelle »  une forme de mémoire collective qui est partagée par un grand nombre de personnes auxquelles elle apporte une identité collective culturelle ( d’après Arndt Kremer, Transitions of a Myth? The Idea of a Language-Defined Kulturnation in Germany, Université de Californie, Journal of German studies, 2016, https://escholarship.org/content/qt38h3c5hs/qt38h3c5hs.pdf?t=of74fn.

                                                                               * Serment prêté en 1291 dans la prairie du Rütli par des représentants de plusieurs communautés suisses pour une défense commune contre les Habsbourgs. Considéré comme l’acte fondateur de la Confédération suisse. La date du serment (plus traditionnelle qu’historique) a été choisie pour célébrer la fête nationale suisse.

 

 

8398413125778141

Le serment du Rütli (1er août 1291) considéré comme l'acte fondateur de la Confédération suisse.

Site Watson.

https://www.watson.ch/wissen/international/457390502-nicht-nur-der-ruetlischwur-18-andere-1-august-ereignisse

 

 

 

On retrouve dans la Staatnation de Meinecke des concepts proches de Renan : la nation fondée sur les souvenirs communs. On y trouve aussi la conception actuelle de la nation à la française puisque l’élément rassembleur est la conception politique de la nation, les valeurs politiques ; or celles-ci sont incarnées par l’Etat qui devient donc central dans cette conception de la nation.

On peut remarquer que l’insistance apportée en France sur la langue française (au point d’avoir abouti à la marginalisation et la quasi-extinction des langues régionales) ne la situe pas vraiment du côté de la Kulturnation –  car dans celle-ci, (en principe), la nation est composée par ceux qui parlent naturellement la langue. En France, l’unité de langue a été largement imposée par l’Etat – il s’agit donc bien d’une construction politique et non culturelle.

Néanmoins, même imposée artificiellement à ceux qui ne la parlaient pas, la langue devient ensuite un élément d’identité culturelle. De même, pour Meinecke et ses continuateurs, les souvenirs communs de l’histoire politique deviennent des éléments d’identité culturelle. Ces convergences confirment la proximité ou l’intrication des deux modèles de nation.

Une analyse plus fine montrerait sans doute que plus les éléments de l’histoire politique sont anciens, plus ils ont tendance à devenir des éléments de la tradition. S’agissant par exemple du serment du Rütli, on peut aussi considérer qu’il est à la base d’une construction politique particulière, la confédération, dans laquelle, en simplifiant, les Etats fédérés (les cantons) sont plutôt des « nation de culture », tandis que l’organisme fédérateur (l’Etat fédéral) est une nation d’Etat : la Suisse est donc, en pratique, une construction associant les deux modèles dans son organisation même.

On peut juger que ce type d’organisation n’est pas éloigné de la conception de Renan, pour qui « La Suisse est peut-être la nation de l’Europe la plus légitimement composée. Or, elle compte dans son sein trois ou quatre langues… ». Mais en Suisse, la tension entre l’Etat de nation et l’Etat de culture est résolue par la structure fédérale du pays.

Dans tous les cas, en affirmant que « Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue », Renan se place aux antipodes de la conception uniformisante de la nation développée par la république française, notamment à l’égard des langues régionales.

 

 

 

CONCLUSION

 

 

Que peut-on dire au terme de ce voyage ?

La conception française actuelle de la nation se réclame de Renan, mais assez abusivement : le volontarisme de Renan (mal éclairci à notre sens) s’applique dans sa pensée à tout type de conception de la nation.

Ce qui parait être la marque propre de Renan, est l’attention apportée en premier lieu aux souvenirs historiques (dont la conscience détermine la décision, la volonté de poursuivre l’oeuvre du passé).

Mais cette volonté de continuité n’est pas pour Renan, comme on voudrait le dire aujourd’hui, la volonté de faire exister des valeurs politiques universelles.  Non qu’on ne puisse concevoir la nation sur cette base, bien entendu, mais tout simplement Renan n’en parle pas.

Ce qui prédomine dans sa pensée, c’est la volonté de faire la même chose que « nos pères », qui ont « bâti la maison’ » et nous la transmettent, voire plus simplement la continuité du groupe (cf sa citation du chant spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes »). Pour Renan, ce chant est l’hymne de « toute patrie », quel qu’en soit le fondement, y compris donc la patrie (ou nation) ethnique, ou dynastique, ou linguistique, ou fondée sur l’intérêt commun.

Pour lui le volontarisme est une façon de contredire la doctrine allemande de la nation fondée sur la prédominance ethnique. Il conçoit ce volontarisme plus dans le cadre collectif du choix des provinces que du choix individuel.

Comme le volontarisme ne s’exerce effectivement qu’à de rares exceptions (par exemple s’il y avait eu en 1871 un plébiscite pour savoir si l’Alsace voulait être française ou allemande – ou, pourquoi pas, indépendante*), Renan a l’idée du plébiscite de tous les jours, reprise avec enthousiasme par ses continuateurs, mais dont la réalité concrète est discutable.

                                                                                                          * Hypothèse émise à l’époque par très peu de monde, en admettant qu’elle ait été émise. On la trouve, par exemple, évoquée à un moment chez le littérateur Edmond About, sans insistance, lors d'une visite en Alsace-Lorraine annexée.

 

On a vu aussi que dans la conception actuelle de la nation française, l’insistance mise sur le volontariat individuel pour l’acquisition de la nationalité française n’a presque rien à voir avec la pensée de Renan, qui envisageait la nation comme peuplée des descendants des divers groupes ethniques compris sur son territoire, tout simplement parce que c’était ce qui existait à son époque.

Renan avait déclaré que dans la vie des nations (de toute nation) il fallait savoir oublier beaucoup de choses.

La  république actuelle, qui se définit volontiers par des valeurs universelles, présente Renan comme le meilleur théoricien de la nation universaliste, alors que selon les critères d’aujourd’hui, Renan était raciste ou au moins racialiste, convaincu de la supériorité de la race blanche (il n’était évidemment pas que cela). Cette contradiction est une preuve ironique de la fonction de l’oubli dans la vie des nations, ainsi que Renan l'avait perçu.

Nous renvoyons à une seconde partie l'examen de quelques idées complémentaires qui auraient alourdi cette première partie.

 

 

ANNEXE : DEUX DÉFINITIONS DE LA NATION

 

 

Nous donnons ici deux définitions très complètes de la nation – mais on a souvent fait observer que ces définitions ne s’appliquaient qu’à un nombre limité de nations, tellement il existe des groupements nationaux qui font exception aux critères retenus :

 

« La nation est une société naturelle d'hommes que l'unité de territoire, de moeurs et de langage mène à la communauté de vie et de conscience sociale ».

(définition donnée par le juriste et homme politique libéral italien Pascuale Mancini en janvier 1851, lors de la séance d'ouverture de son cours de droit international public à la faculté de droit de Turin ; citée par Jean-Yves Guiomar, Qu'est-ce que la nation ? Une définition historique et problématique, Bulletin de la SHMC / Société d'histoire moderne et contemporaine, 1996, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5620324f/texteBrut).

 

« La nation est une communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture ».

(définition donnée par Joseph Staline, dans Le Marxisme et la Question nationale (1913) ; Staline fut commissaire aux nationalités du nouveau régime communiste avant de devenir le dirigeant de l'URSS; citée par Eric Hobsbawm, Nations et nationalisme, 1990).

 

 

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
Publicité
Archives
Publicité