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Le comte Lanza vous salue bien
16 mai 2019

JULES VERNE, lA CORSE ET LES NATIONALITES PREMIERE PARTIE

 

 

 JULES VERNE, LA CORSE

ET LES NATIONALITÉS

PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ]

 

 

 

Notre titre est peut-être un peu surprenant. A priori il n’y a pas grand-chose qui rattache Jules Verne à la Corse. Aucun des personnages principaux de ses « Voyages extraordinaires », habitués à des destinations plus lointaines, n’a mis les pieds en Corse, même pour un épisode secondaire.

Mais Jules Verne fait partie de ces écrivains qu’on peut toujours associer avec presque n’importe quel sujet et trouver des résultats.

Et finalement, il existe bien de quoi nourrir une étude sur Jules Verne et la Corse, en la situant dans le cadre plus vaste du regard de Jules Verne sur les identités ethniques et les minorités régionales.

Mais nous ne prétendons pas traiter tous les aspects qui, dans l’œuvre très vaste de Jules Verne, se réfèrent à ce qu’on appelait au 19ème siècle la « question des nationalités », ni celle, apparentée, des minorités régionales (ou nationales).

Nous nous limiterons à ce qu’on peut tirer du roman Mathias Sandorf, qui est celui, et le seul, sauf erreur, dans lequel la Corse est mentionnée.

 

 

 

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Jules Verne avec l'un des livres de la collection des Voyages extraordinaires

Site Radio Laser

https://www.radiolaser.fr/Eureka-Portrait-Jules-Verne-ou-les-sciences-au-service-de-l-imaginaire-un-precurseur-de-la-Science-fiction_a18164.html

 

 

 

 

 

L’ACTION DE MATHIAS SANDORF

 

 

 

Si aucun épisode des nombreuses œuvres de  Jules Verne (62 romans et 18 nouvelles, selon la notice Wikipedia) ne se situe en Corse, on trouve au moins un personnage corse dans un de ses romans les plus  connus, Mathias Sandorf, ce qui permet à l'auteur de faire quelques remarques générales sur la Corse et ses habitants. 

Le roman est le récit d’une vengeance et s’inspire, comme le reconnaît Jules Verne, du Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas. Il est d’ailleurs dédié, de façon posthume, à Dumas père, que Jules Verne avait connu au début de sa carrière (ainsi qu’à Dumas fils).

 Mais toutes les péripéties du livre sont bien de l’invention de Jules Verne, qui propose à ses lecteurs une sorte de tour de la Méditerranée où l’on visite successivement Trieste, l’Istrie, Raguse, Malte, la Tunisie, la côte marocaine, la côte libyenne, Monte-Carlo, la Sicile etc.

Il faut donc donner quelques indications sur l’intrigue de Mathias Sandorf et son contexte politique, étroitement lié à la question des nationalités.

 

L’action du roman débute, très exactement le 18 mai 1867, à Trieste, capitale à l’époque de l’Istrie sous domination autrichienne. Deux aventuriers, Sarcany et Zirone, découvrent par hasard, en capturant un pigeon voyageur, un message, qui une fois décrypté (ce qui prend un ou deux chapitres), révèle une conspiration destinée à proclamer l’indépendance de la Hongrie. Les chefs de cette conspiration, qui pour plus de sécurité, agissent depuis Trieste, à l’extérieur de la Hongrie, sont trois Hongrois de noble famille, le comte Mathias Sandorf et ses amis Etienne Bathory et le comte Ladislas Zathmar. Ils ont pris leurs dispositions pour organiser une insurrection qui doit éclater dans quelques semaines. Les membres de la conspiration doivent s’emparer de tous les points stratégiques et interrompre toute communication avec Vienne.

Sarcany a informé de la situation le banquier Silas Toronthal, avec qui il a déjà collaboré pour des affaires louches. Tous deux, après avoir réuni toutes les preuves (le dernier message reçu par les conspirateurs et la grille de décryptage, sur laquelle Sarcany, introduit sous un faux-prétexte chez l’un des conspirateurs, a pu mettre la main) peuvent dénoncer la conspiration auprès des autorités autrichiennes. Silas Toronthal y a un intérêt immédiat car Mathias Sandorf, en prévision de l’insurrection, a déposé dans sa banque une somme considérable dont il vient de demander qu’elle soit mise sous peu à sa disposition : or, Toronthal, qui a fait de mauvaises affaires, n’a plus cette somme.

Les trois conjurés sont arrêtés et conduits au château de Pisina, au centre de l’Istrie, où un procès expéditif les condamne à mort.

Dans leur cellule, Sandorf et ses amis sont mis au courant du rôle de Sarcany et de Toronthal dans leur arrestation : grâce à un phénomène acoustique, ils surprennent une conversation entre ces ceux personnages qui discutent à l’étage inférieur.

La veille de leur exécution, profitant d’un terrible orage, Sandorf et ses amis tentent de s'évader. Ils parviennent à arracher la grille de la fenêtre de leur cellule. Sandorf et Etienne Bathory s’enfuient en se laissant glisser le long de la chaîne du paratonnerre. Zathmar n’a pas le temps de fuir avant l’arrivée des gardiens.

Mais le câble du paratonnerre se termine dans une profonde crevasse où coule une rivière souterraine et les deux fugitifs n’ont pas d’autre choix que de s’y laisser tomber. Après des péripéties sur lesquelles on reviendra, Sandorf parvient seul à s’échapper, mais dans des conditions qui font qu’on le croit mort. Etienne Bathory est repris par la police, ramené au château de Pisina, où il est fusillé avec Zathmar.

Silas Toronthal et Sarcany touchent la moitié de la considérable fortune de Sandorf comme récompense.

15 ans après, Sandorf est devenu le mystérieux docteur Antekirtt, un homme très riche, qui a vécu en Orient en pratiquant la médecine européenne (Sandorf a étudié la médecine dans sa jeunesse), à laquelle il a joint les connaissances arabes et indiennes. Il a hérité d’une immense fortune léguée par un riche oriental qu’il a soigné. Il s’est rendu possesseur d’une île, Antekirtta, près du rivage de la Cyrénaïque (province de la Libye actuelle), île devenue sous sa direction une sorte de micro-état (dans la réalité, aucune île de ce nom n’existe).

Sandorf est donc en mesure de se venger de de ceux qui l’ont trahi. Il arrive à Raguse (aujourd’hui Dubrovnik) où Silas Toronthal s’est établi, ainsi que, par coïncidence, la veuve et le fils d’Etienne Bathory, sur lesquels Sandorf/Antekirtt veille à distance.

 Ajoutons que Sandorf croit que sa fille, sa seule famille, est morte en bas âge peu de temps après qu’il ait lui-même disparu. En fait, cette fille, Sava, a été enlevée par Silas Toronthal qui la fait passer pour sa fille. Pour compliquer le tout, Pierre Bathory, le fils d’Etienne, est tombée amoureux d’elle. Mais Silas Toronthal, toujours sous l’influence de son complice Sarcany, veut la marier avec ce dernier, qui deviendra ainsi propriétaire de la moitié non confisquée de la fortune de Sandorf qui doit échoir à sa fille à sa majorité.

Toute l’histoire, à partir de là, sera le récit de la vengeance de Sandorf, qui recueille Pierre Bathory et l’associe à son œuvre de vengeance ou plutôt de punition.

Il est inutile d‘en raconter toutes les péripéties, qui permettent de visiter divers points de la Méditerranée, puisque tel était l’un des objectifs du roman, comme J. Verne l’indiquait à son éditeur Hetzel : « un roman à faire sur toute la Méditerranée française, italienne, espagnole, autrichienne, grecque, turque, égyptienne, tripolitaine, tunisienne, algérienne, marocaine et même anglaise ». Le titre provisoire du livre était d’ailleurs En Méditerranée (cité par Laure Lévêque, L’Euro-Méditerranée de Mathias Sandorf (1885) : de la rhapsodie hongroise à la symphonie pour un nouveau monde, Babel, 36, 2017, https://journals.openedition.org/babel/4970).

A vrai dire, Jules Verne ne réalisera pas entièrement ce programme, puisque par exemple ni l'Egypte ni la Grèce ne donnent lieu à un épisode du livre, que l'Algérie est à peine évoquée etc.

En 1878, avec son yacht le Saint-Michel III, il avait déjà visité une partie de la Méditerranée, puis en 1884, alors que son roman est en cours de rédaction, il effectue un plus long périple, visitant nombre de lieux qu'on retouve dans le roman, qui intègre aussi certaines péripéties du voyage de J. Verne, comme une tempête dangereuse aux abords de Malte .

 

 

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 Carte de la Médierranée fugurant dans Mathias Sandorf, édition  Hetzel de 1885.

Reprduction d'après l'artcle  de Laure Lévêque, L’Euro-Méditerranée de Mathias Sandorf (1885) : de la rhapsodie hongroise à la symphonie pour un nouveau monde, Babel, 36, 2017, https://journals.openedition.org/babel/4970).

 

 

 

 

LES HONGROIS CONTRE LES AUTRICHIENS

 

 

 

 

Comme on le sait depuis longtemps, la question des « nationalités » a intéressé Jules Verne. C’était au 19ème siècle l’un des principaux moteurs de l’histoire : comment certains peuples, prenant conscience de leur identité en tant que peuple, ont cherché à se constituer comme une nouvelle nation, soit par regroupement de plusieurs petits Etats pré-existant, soit en se séparant de l’Etat qui les dominait (parfois les deux situations se sont combinées comme dans cas de l'Italie ou plusieurs Etats fusionnent, ainsi que des provinces autrefois dominées par l'Autriche, pour créer le royaume d'Italie).

L’argument de départ du roman Mathias Sandorf, publié en 1885, est fourni par les mouvements nationalistes* en Hongrie, dirigés contre l’état dominant à l’époque la Hongrie, l’empire autrichien.

                                                                           * Rappelons ici que le mot « nationaliste » a toujours été appliqué aux mouvements qui cherchent à réaliser l’indépendance d’une population par rapport à un autre pays. Ce nationalisme de libération ne doit pas être confondu avec le nationalisme de domination, quoiqu’on puisse évidemment passer de l’un à l’autre. Aujourd’hui, le mot « nationalisme » étant devenu exclusivement négatif dans la plupart des médias, son usage permet de critiquer et de discréditer d’emblée certaines aspirations à l’indépendance (le nationalisme catalan, par exemple).

 

Jules Verne ne se contente pas d’enregistrer les sentiments nationaux ou nationalistes des Hongrois comme une donnée de fait, manifestement il les approuve.

Comme d’un autre côté les Autrichiens sont des « Allemands » (au sens ethnique et non pas national), la sympathie pour les Hongrois est un aspect de l’antipathie pour les Allemands qui est assez générale en France après la guerre de 1870 et que Jules Verne -semble partager (au moins dans ses livres)*

 

                                                                          * On a remarqué qu’il n’y a quasiment pas d’Allemand dans ses livres et quand il y en a, ils sont très antipathiques comme le Dr. Schultze dans Les 500 Millions de la Begum. Une exception toutefois, l’orignal professeur Lidenbrock, de Hambourg, et son neveu, dans Voyage au centre de la terre, mais c’est un livre antérieur à la guerre de 1870.

 

Or Jules Verne simplifie grandement dans son livre, aussi bien dans les quelques explications historiques qu’il donne que dans les péripéties du début du roman, la question nationale hongroise, qu’il présente comme un affrontement frontal et quelque peu manichéen entre de sympathiques Hongrois (ou Magyars, leur nom hongrois) désireux de devenir libres et de bien moins sympathiques Autrichiens qui cherchent à maintenir leur domination.

Comment les Hongrois pourraient-ils d’ailleurs ne pas être sympathiques puisqu’au moral, ils sont proches des Français :

« …tout cela indiquait [chez Sandorf] une nature franche et généreuse. On a remarqué qu’il existe de grandes analogies entre le caractère français et le caractère magyar. Le comte Sandorf en était la preuve vivante. »

Jules Verne fait remonter à 1699 (traité de Carlowicz) la domination de l’Autriche sur la Hongrie et laisse penser que depuis lors les Hongrois n’ont qu’un but, se libérer des Autrichiens qui les oppriment, sans conciliation possible. Mais d’une part, la domination autrichienne sur une partie de la Hongrie est bien plus ancienne que 1699 (elle remonte au milieu du 16 ème sècle, tandis que le traité de 1699 place sous la domination autrichienne la partie de la Hongrie qui était  jusque là occupée par les Turcs) ; d’autre part, la présentation de Jules Verne occulte complètement les points d’accord entre la classe dirigeante hongroise  et l’empire des Habsbourgs, notamment le soutien décisif apporté par la Diète de Hongrie à l’impératrice Marie-Thérése en 1741 (la présentation de J. Verne: « Les Hongrois durent se courber sous la force », est ici complètement inverse à la réalité), de même que les réformes  conformes aux demandes des classes dirigeantes hongroises opérées à la fin du 18ème siècle.

Présenter l’antagonisme entre Hongrois et Autrichiens comme frontal et sans concession est donc inexact, alors qu’il s’agit d’une relation complexe et sinueuse où les élites hongroises obtiennent progressivement plus d‘autonomie en échange de leur soutien aux Habsbourgs*.

                                                                                                           * Dans cette relation, ce sont les classes supérieures et surtout la noblesse qui agissent, soit pour se révolter contre l’Autriche (1711) soit pour s’y rallier après 1741 et demander toujours plus de reconnaissance. Les classes populaires ne jouent pas de rôle à ce stade.

 

Certes, la perception de la question hongroise par Jules Verne a été marquée par les événements de 1848-49, où les nationalistes hongrois, profitant de la révolution qui secoue l’Autriche comme toute l’Europe, constituent une république hongroise puis affrontent militairement l’Autriche (puis la Russie, alliée de l‘Autriche, qui leur inflige une défaite totale qui se solde par la condamnation à mort de nombreux dirigeants du soulèvement hongrois et l’exil des autres). Jules Verne évoque d’ailleurs à peine ce soulèvement pourtant fondamental dans l’histoire récente de la Hongrie, de façon allusive puisqu’il mentionne le nom du principal dirigeant de la révolution hongroise Lajos  Kossuth, sans parler de la révolution elle-même (on peut se demander pourquoi ? un roman pour la jeunesse au 19ème siècle doit-il éviter de parler de révolution ?) :

« Jeune encore, il [Sandorf] avait connu Kossuth, et bien que sa naissance et son éducation dussent le séparer de lui sur d’importantes questions politiques, il n’avait pu qu’admirer le grand cœur de ce patriote. »

Si Jules Verne avait voulu parler de la révolution hongroise de 1848-49, il lui aurait été difficile de ne pas mentionner un fait central : les Hongrois avait proclamé l’existence d’un état hongrois indépendant sans se soucier des autres minorités. Or, celles-ci (Croates, Slovènes, Roumains), voyant que la révolution hongroise ne devait profiter qu’aux Hongrois, formèrent des armées qui combattirent les Hongrois et même se portèrent au secours des Autrichiens*.

                                                                                                 * Ce fut par exemple le cas du général croate Josip Jelačić, dont le portrait figure aujourd’hui sur les billets de 20 kuna de la Croatie (qui n’a pas encore intégré la zone euro) et dont la statue équestre se trouve sur la place principale de Zagreb, qui porte son nom.

 

La question hongroise se compliquait donc de la question des autres minorités, que Jules Verne esquive. Pourtant il est obligé de reconnaître l’existence de ces minorités « non -hongroises » (qui en fait forment la majorité du pays) :

« Les Hongrois, ce sont ces Magyars qui vinrent habiter le pays vers le neuvième siècle de l’ère chrétienne. Ils forment actuellement le tiers de la population totale de la Hongrie, — plus de cinq millions d’âmes ».

Mais il n’en tire pas les conclusions nécessaires sur le fait que les Hongrois ethniques ne constituent finalement qu’une minorité dans les frontières de la Hongrie, alors qu’ils revendiquent la domination du territoire entier.

 

 

 

 

 

LE COMPROMIS DE 1867, ABSENT DU LIVRE

 

 

 

Plus curieux encore, le récit de Jules Verne débute en 1867 : or c’est une date extrêmement importante pour la Hongrie, dont Jules Verne ne dit absolument rien.*

                                                       * Il est très surprenant que l'auteur de l'article cité plus haut, écrive : « L’action s’ouvre sur les bords de la Méditerranée, à Trieste, en Illyrie, en mai 1867, au lendemain de la signature du Compromis austro-hongrois qui voit la Double monarchie succéder à l’Empire autrichien » (Laure Lévêque, art. cité), alors que Jules Verne fait, littéralement, comme si le compromis de 1867 n’existait pas.

 

 

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Une jeune femme brandit un drapeau formé du drapeau autrichien à gauche et du drapeau hongrois à droite. Ce drapeau était en fait le drapeau "marchand" (de la marine marchande) de la double monarchie. Chacun des deux  pays  avait son propre drapeau national et celui de l'Autriche était différent de celui représenté à gauche.  

 https://deutsche-schutzgebiete.de/wordpress/projekte/oesterreich-ungarn/

 https://diepresse.com/home/zeitgeschichte/5240179/Die-Welt-bis-gestern_Donaumonarchie_Ein-Staat-von-51-Jahren

 

 

En effet le 18 février 1867, fut signé l’accord connu sous le nom de Compromis austro-hongrois qui créait ce qu’on a appelé « la double monarchie» ou l’Autriche-Hongrie. La Hongrie obtenait son Parlement, son gouvernement, son armée. Le monarque Habsbourg était empereur en Autriche et roi en Hongrie. Un certain nombre de matières étaient gérées en commun par les deux gouvernements hongrois et autrichien. La Diète hongroise ratifia le Compromis le 30 mars 1867.*

                                                                                                               *« Le Compromis avait de son côté donné naissance à deux États largement indépendants, uniquement liés par leur dirigeant et leurs ministères communs, qui supervisaient les affaires étrangères, l’armée et les finances »  (L'Autriche-Hongrie était-elle un empire ?, Pieter M. Judson, Annales. Histoire, Sciences Sociales 2008/3  https://www.cairn.info/revue-annales-2008-3-page-563.htm).

 

Le complot de Mathias Sandorf, dans le contexte du Compromis de 1867, devient presque invraisemblable, au moment où toutes les forces politiques de Hongrie étaient engagées dans la négociation depuis 1866, puis dans la réussite de l’accord de compromis. Si un tel complot pour proclamer l'indépendance de la Hongrie avait existé, il n'aurait pu émaner que de groupes marginaux, sans aucune chance de réussite, alors que le complot de Sandorf est présenté comme sérieux :

«  — Et la diète ? demanda Bathory.

— Nos partisans y sont en majorité, répondit Mathias Sandorf. Ils formeront aussitôt le nouveau gouvernement, qui prendra la direction des affaires. »

 

Il est assez amusant que la date du déclenchement de l’insurrection fixée par Sandorf et ses amis soit le 8 juin, date qui dans la réalité (mais Jules Verne n’en dit rien) est celle du couronnement à Budapest de François-Joseph et de son épouse (Elizabeth, Sissi) comme roi et reine de Hongrie.

Certes, un  patriote (ou nationaliste) hongrois comme Kossuth, l’ancien dirigeant du soulèvement de 1848-49, qui s'était exilé en Italie, a désapprouvé le  Compromis, mais il n’a pas appelé à la révolte pour autant, et il devait être isolé. La raison principale pour Kossuth de désapprouver le Compromis est que la Hongrie restait liée à l’Autriche en matière de politique étrangère et qu’elle serait automatiquement entraînée dans une guerre si l’Autriche entrait en guerre, ce qui devait s’avérer exact en 1914 (mais il semble que les Hongrois, à l’époque, furent loin de désapprouver la guerre et d’y être entraînés contre leur gré, ce qui n’enlève rien au bon sens de la remarque de Kossuth).

 

On peut penser que si Jules Verne n’a pas parlé du Compromis, c’est parce qu’il ne se souciait pas d’entrer dans des explications politiques et constitutionnelles complexes*, dans un ouvrage s’adressant à un public jeune.

                                                          * « Un certain nombre d'auteurs s'accordent pour voir dans l'Autriche-Hongrie une union réelle [situation où deux pays indépendants ont le même souverain]. Sa nature a néanmoins été discutée. Quelques auteurs autrichiens ou étrangers y ont vu un État fédéral, d'autres une simple confédération d'États. » (Wikipedia, article Autriche-Hongrie).

 

Mais il faut admettre qu’en l’absence de mention du Compromis de 1867, sa vision de la question hongroise est complètement déconnectée de la réalité et largement imaginaire..

Ce n’est qu’à la fin du roman, dont les péripéties prennent place en 1882, que Jules Verne réintroduit une référence à l’histoire réelle dans le récit, et au Compromis, sans le mentionner expressément  : « Il faut ajouter, d’ailleurs, que, depuis quinze ans, un revirement politique, très favorable à la question hongroise, avait singulièrement détendu la situation, — surtout en ce qui touchait au souvenir qu’avait pu laisser à quelques hommes d’État l’entreprise si vite et depuis si longtemps étouffée du comte Mathias Sandorf. »(Cinquième partie chapitre IV). 

 

Jules Verne semble avoir voulu éliminer tour ce qui contredit une position simple, voie simpliste de la question nationale en Hongrie : il décrit des Hongrois éternellement en lutte et éternellement opprimés par des Autrichiens, alors qu’en 1867 les Hongrois sont en passe d’obtenir l’essentiel de leurs revendications et de prendre la direction d’un quasi-état qu’ils gouverneront sans se soucier des autres ethnies  (alors que dans la partie autrichienne de la double monarchie, les Autrichiens s’efforceront un peu mieux de reconnaître des droits aux diverses minorités*).

                                                                                * D’où parfois aujourd’hui, chez certains, la nostalgie de l’Autriche-Hongrie (surtout dans sa partie autrichienne), présentée comme un état tolérant et multinational (« un pays selon notre cœur », dit l’Italien de Trieste Claudio Magris dans son livre célèbre Danube en 1986).

 

Lorsqu’il écrit Mathias Sandorf, paru en 1885, il existe suffisamment de recul depuis le Compromis austro-hongrois de 1867 pour pouvoir en tirer les conclusions que nous venons d’indiquer. Mais admettre cela aurait contredit la vision manichéenne de Jules Verne, qui lui permet de présenter les Hongrois comme de nobles combattants toujours victimes de leurs oppresseurs (et au passage de dénigrer les « Allemands »), alors que dans les faits, en Hongrie, le nationalisme hongrois de libération est devenu après 1867 un nationalisme de gouvernement et de domination des minorités non -hongroises.

Sa vision de la lutte pour la liberté des nationalités est donc une vision manichéenne et idéaliste dans laquelle le compromis est exclu, (une vision « pour enfants » ?) au point d’éliminer de son récit toute mention d’un accord entre les parties en présence (sauf comme on l’a vu, une allusion dans les dernières pages du livre, à un « revirement politique, très favorable à la question hongroise ») et de faire ainsi une présentation passablement tronquée de la réalité dans laquelle le roman est supposé s'inscrire.

 

 

 

 

 

MATHIAS SANDORF SE JETTE DANS LA FOÏBA

 

 

 

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 Mathias Sandorf, accroché à un tronc d'arbre dans la rivière souterraine de la Foïba, parvient à saisir Etienne Bathory.

Illustration par Benett de l'édition originale.

 Blog Illustration s'il vous plaît de Thierry Robin, sujet consacré à Benett.

http://illustrationsvp.blogspot.com/2014/03/leon-benett.html

 

 

 

 

Mathias Sandorf et son camarade Etienne Bathory, lorsqu’ils s’évadent de la forteresse de Pisino, (aujourd’hui, Pazin), au centre de l’Istrie, n’ont pas d’autre choix que de se jeter dans un gouffre où coule ce que Jules Verne appelle « la rivière de la Foïba », un cours d’eau souterrain (grossi par les pluies) qui après beaucoup de dangers, amène les deux évadés à Rovigno (Rovijn) sur la côte ouest de l’Istrie, où ils rencontrent le pêcheur Ferrato qui les cache chez lui.

Jules Verne n'indique pas que le nom de Foïba est, en fait, un nom commun (en italien, foiba, sans tréma, au pluriel foibe) - il s’agit d’un mot du dialecte frioulan pour désigner des crevasses (qu’on appelle en français dolines) creusées dans le terrain karstique. Le nom de la rivière où débouche la foiba de Pisino/Pazin  est (aujourd'hui) Pazinčica; il s'agit de la plus grande rivière souterraine d'Istrie. Toutefois il se peut que l'utilisation de foiba comme nom commun soit intervenue justement par généralisation à partir de la Foiba de Pazin, le nom ayant d'abord désigné la rivière, puis la fosse et enfin toutes les fosses du même type.

J. Verne ne s’attarde pas, non plus, à décrire la complexité ethnique de l’Istrie, sinon pour indiquer que les habitants, majoritairement Italiens ou Slaves, n’avaient pas de sympathie pour l’Autriche, à laquelle l’Istrie était rattachée, ou pour les Autrichiens.

 

On crédite généralement Jules Verne d’avoir prévu l’avenir en ce qui concerne les inventions scientifiques… Il n’avait sans doute pas prévu que quelques décennies après son livre, les foibe, ce phénomène naturel des régions karstiques, deviendraient l’instrument d’une des multiples tragédies du 20 ème siècle dont le souvenir hante encore l’Italie contemporaine et les pays voisins des frontières orientales de l’Italie, avec ses commémorations et ses polémiques.

En 1943, puis de manière plus massive en 1945, des milliers d’Italiens furent précipités, morts ou vivants, souvent après avoir été torturés, dans les foibe par les partisans communistes locaux. La population italienne quitta presque en totalité l’Istrie et la Vénétie-julienne, qui étaient devenues italiennes après 1918 et qui furent rattachées à la Yougoslavie après 1945. Après une longue période d’oubli volontaire – due au poids politique du parti communiste - ces massacres, présentés comme une épuration ethnique anti-italienne, furent commémorés en Italie par une Journée du souvenir instituée par le gouvernement Berlusconi en 2004, suscitant depuis des polémiques politiciennes ainsi que des frottements avec la Croatie et la Slovénie*.

                  * Cf. nos messages Les massacres des foibe.

 

Assurément, on trouvera moins polémique que la société Jules Verne de Croatie organise tous les ans une reconstitution de l’évasion de Mathias Sandorf du château de Pisino (ou Pazin). De plus il ne semble pas ( ?) que la foiba de Pisino/Pazin ait servi tragiquement en 1943-45.

Il est vrai que selon les cartes de peuplement, il n’y avait pas de population italienne dans cette localité, située très exactement au centre de l’Istrie.

 

 

 

 

 

UN PÊCHEUR CORSE EN ISTRIE : ANDRÉA FERRATO

 

 

 

 

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 Deux pages de la première édition grand format de Mathias Sandorf, éditeur Hetzel, 1885. Illustrations par Benett.

A gauche, Sandorf et Bathory arrivent au débouché de la rivière souterraine de la Foïba, près du port de Rovigno (Istrie)..

A droite, le pêcheur Carpena indique aux gendarmes autrichiens qu'il a vu deux personnes qui pourraient être les prisonniers évadés. En continuant ses recherches, Carpena va se rendre compte que les deux évadés ont trouvé refuge chez le pêcheur Ferrato. 

Site de vente d'objets d'art Expertissim.

 https://www.expertissim.com/verne-jules-mathias-sandorf-12164699

 

 

 

Après leur évasion de la forteresse de Pisino, Sandorf et Etienne Bathory parviennent, après avoir suivi le courant de la rivière souterraine de la Foïba, sur les bords de l’Adriatique à Rovigno (aujourd'hui Rovijn en Croatie).

Là ils rencontrent le pêcheur Andréa Ferrato (J. Verne met, à la française, l’accent sur Andréa), d’origine corse, veuf père de deux enfants,  qui les cache dans sa maison. Sans se soucier du risque qu’il prend à aider des évadés. Ferrato propose de les amener sur sa barque en Italie où ils seront en sécurité.

Mais un homme les a vus, c’est un pêcheur d’origine espagnole, un mauvais sujet, Carpena. Il vient proposer à Ferrato un chantage : où Ferrato lui donne sa fille en mariage, où il dénonce aux autorités les fugitifs et celui qui les cache. Ferrato refuse bien entendu, et après avoir informé les fugitifs, se prépare à les embarquer sans plus tarder. Mais il est déjà trop tard : alertés par Carpena, les gendarmes autrichiens arrivent. Etienne Bathory est pris. Seul Sandorf parvient à se jeter à la mer, sous les balles des gendarmes, qui pensent qu’il est mort, soit atteint par les tirs, soit noyé.

En fait Sandorf a pu nager au large et au prix d’un effort extraordinaire, se maintient plusieurs heures dans l’eau jusqu’au moment où il peut s’agripper à la chaîne d’un navire à vapeur qui passe près de lui. Il peut ainsi gagner les abords de Brindisi et prendre terre. Bien qu’en sécurité en Italie, Sandorf, qui n’a plus qu’un but, se venger, souhaite continuer à passer pour mort. Peu après il se fait transporter à Smyrne pour y commencer une nouvelle vie en attendant l’occasion de punir Sarcany, Toronthal et le pêcheur Carpena.

Quant à Etienne Bathory, repris par les Autrichiens, il est fusillé peu après sa seconde arrestation avec son ami le comte Zathmar.

Le pêcheur Ferrato, lui est condamné au bagne pour complicité avec les évadés et il meurt peu après. Il laisse derrière lui ses enfants Luigi et Maria, que Sandorf se promet de retrouver et d’aider un jour.

 

Ferrato est donc le seul représentant de la Corse dans les livres de Jules Verne. Ce dernier pourrait se contenter d’en faire un type moral (l’homme qui prend des risques pour aider ses semblables injustement pourchassés), mais il va plus loin et à travers son personnage, il donne une description en creux du reste de la population corse, qui est bien moins élogieuse.

Pourquoi Ferrato prend-il des risques pour aider Sandorf et Bathory qui ne sont rien pour lui ?

Pourquoi ce Corse se trouve-t-il à exercer son métier de pêcheur dans un port de l’Istrie autrichienne, ce territoire qui devait plus tard devenir italien (après 1918), puis yougoslave (après 1945) et qui est aujourd’hui croate (depuis l’indépendance de la Croatie, 25 juin 1991) ?

 

 

 

 

UN CORSE  ATYPIQUE

 

 

 

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 Mathias Sandorf et Etienne Bathory chez le pêcheur Andréa Ferrato, avec sa fille Maria et son fils Luigi.

Illustration par Benett de l'édition originale.

Blog Illustration s'il vous plaît de Thierry Robin, sujet consacré à Benett.

 http://illustrationsvp.blogspot.com/2014/03/leon-benett.html

 

 

Si Ferrato prend des risques pour sauver des gens qu’il ne connaît pas, c’est qu’en Corse, environ 17 ans plus tôt, il a tué un homme et comme l’explique Jules Verne : « … ce meurtre, bien qu’il eût été commis en état de légitime défense, pesait à la conscience d’Andréa Ferrato. Avec les idées quelque peu superstitieuses qui lui venaient de son origine, il avait à cœur de le racheter. Il se disait que la mort d’un homme ne lui serait pardonnée que le jour où il aurait sauvé la vie à un autre homme, au risque de la sienne. Il était résolu à le faire, si l’occasion s’en présentait. » 

 

C’est aussi la raison de la présence de Ferrato en Istrie. Il a tué un homme et a préféré quitter la Corse, tant pour fuir la justice que les vengeances de la famille du mort, qui auraient pu retomber sur la famille de Ferrato.*

                                                                                                   * On peut observer d'ailleurs que J. Verne n'a pas donné à son personnage un nom vraiment corse. Si le patronyme Ferrato existe en Italie, à notre connaissance, il n'existe pas de famille corse du nom de Ferrato.

 

 

J. Verne est amené à décrire ainsi l’état d’esprit existant en Corse, à l’époque où Ferrato et son épouse y vivaient, bénéficiant d’une relative prospérité grâce à l’habileté de Ferrato comme pêcheur :

« Tous deux [Ferrato et sa femme], sachant lire, écrire, compter, étaient donc relativement instruits, si on les compare aux cent cinquante mille illettrés que la statistique relève encore aujourd’hui sur les deux cent soixante mille habitants de l’île.

En outre, — peut-être grâce à cette instruction, — Andréa Ferrato était très français d’idées et de cœur, bien qu’il fût d’origine italienne, comme le sont la plupart des Corses. Et cela, à cette époque, lui avait valu quelque animosité dans le canton. »

C’est dans le contexte de cette animosité contre Ferrato, que celui-ci doit un jour se défendre contre « un assez mauvais drôle du pays, qui le menaçait », et le tue « en état de légitime défense ».

Jules Verne laisse donc penser, plus ou moins, que Ferrato a été menacé parce qu’il était « très français d’idées et de cœur », d’autant qu’il habitait Santa Manza, dans l’arrondisement de Sartène : « Ce canton, en effet, situé à l’extrémité sud de l’île, loin de Bastia, loin d’Ajaccio, loin des principaux centres administratifs et judiciaires, est, au fond, resté très réfractaire à tout ce qui n’est pas Italien ou Sarde, — regrettable état de choses, dont on peut espérer de voir la fin avec l’éducation des générations nouvelles. »

Réfugié d’abord en Sardaigne (lieu de refuge fréquent des Corses fuyant la justice ou la vendetta, ou les deux), Ferrato passe ensuite en Italie puis en Istrie, où sa famille le rejoint et où il reprend son métier de pêcheur :

«  Depuis son veuvage, Andréa Ferrato vivait uniquement entre sa fille et son fils… Il était aimé de tous dans le pays, étant serviable et de bon conseil. (…) Au milieu de ces longues traînées de roches qui couvrent les rivages de l’Istrie, il n’eut pas à regretter ses pêches du golfe de Santa Manza et du détroit de Bonifacio. En outre, il était devenu un très bon pratique de ces parages, où se parlait la même langue qu’il avait parlée en Corse. »

 

Ainsi donc, le seul Corse qu’on trouve dans les livres de Jules Verne, doté de grandes qualités morales, n’est pas présenté comme un Corse typique mais au contraire comme une exception parmi ses autres Corses, lesquels sont « très réfractaire[s] à tout ce qui n’est pas Italien ou Sarde », au moins dans certains cantons (cette restriction est-elle une précaution de J. Verne ?). La seule chose qu’il semble partager avec l’ensemble des Corses n’est pas vraiment une qualité, ce sont «les idées quelque peu superstitieuses qui lui venaient de son origine ».

On remarque tout d’abord que J. Verne ne crédite pas les Corses d’une culture ou d’une identité particulière. Ils sont tout simplement « italiens »: Ferrato est « d’origine italienne, comme le sont la plupart des Corses »  (quelle est donc l'origine des autres en ce cas ? J. Verne a peut-être dans l'esprit la très petite minorité d'origine grecque de Cargèse, sans la citer expressément ?). Ferrato parle l’italien, ce qui lui permet de ne pas être dépaysé sur les côtes de l’Istrie autrichienne !

J. Verne parle à un moment d’« Italien ou Sarde », ce qui tend à montrer qu’il a vaguement l’idée que le concept de nationalité (non pas juridique mais culturelle) italienne n’est pas suffisant pour caractériser les Corses, qu’il faut introduire une nuance locale ou régionale en quelque sorte, mais peu importe ici. En tous cas il ne va pas jusqu’à accorder aux Corses une « nationalité » propre, mais les rattache au grand ensemble italien, dont il perçoit qu'il comporte diverses branches.*

                                                                                * Observons ici que dans sa célèbre conférence Qu'est ce qu'une nation, de 1882 (sur laquelle on reviendra), Ernest Renan mentionne brièvement  "l'obscure île de Sardaigne, terre à peine italienne".

 

Plus intéressant est le fait que dans un livre qui présente de façon sympathique les Hongrois qui veulent se libérer des Autrichiens, J. Verne ne trouve aucunement étrange que des gens qu’il définit majoritairement comme des Italiens, soient rattachés à un pays, la France, qui n’est pas le leur culturellement. La seule observation qu’il en tire est que l'appartenance de la population à la sphère italienne (pour aller vite) est un « regrettable état de choses, dont on peut espérer de voir la fin avec l’éducation des générations nouvelles ».

 

 

 

 

LA QUESTION DES NATIONALITÉS MINORITAIRES OU PÉRIPHÉRIQUES

 

 

 

 

On peut donc considérer que la question de la nationalité se pose différemment pour J. Verne selon les populations considérées : les Hongrois sont vus par lui comme un peuple majoritaire dans les limites de son territoire historique, le royaume de Hongrie, ce qui n’est pas exact statistiquement, comme il l’admet lui-même presque par inadvertance : ils ont donc le droit d’être une nation indépendante.

Par contre, les minorités, qu’on appellera  nationales ou régionales (populations minoritaires dans un ensemble majoritairement d’une autre culture) ne donnent pas lieu à des développements de sa part. Jules Verne perçoit l’imbrication des populations lorsqu’il s’agit d’un port (Raguse, Trieste) mais cette situation ne pose pas vraiment de problème : il s’agit d’un cosmopolitisme qui va de soi pour un port (comme il notera le cosmopolitisme de Gibraltar ou de Malte, sous autorité britannique).

Mais le cosmopolitisme est autre chose que la coexistence de populations de culture différentes sur un même territoire.  Ce type de coexistence est perçu pour l’Istrie, composée de Slaves et d’Italiens, mais J. Verne n’en retient que la conséquence que les uns et les autres n’ont pas de sympathie excessive pour l’Autriche. Or la situation d’un même territoire où existent au moins deux populations différentes est gros de difficultés qui exploseront au 20ème siècle comme on l’a vu.

Quant aux Corses, ces « Italiens » de France, qui forment non pas une population mélangée sur un même territoire, mais une population ethniquement homogène sur un territoire délimité, périphérique, mais rattaché à la France, la solution est, pour J. Verne, l’assimilation à la France par  «  l’éducation ».

Certes une autre solution, puisqu’il s’agit d’« Italiens » (et on ajoutera, d’une population présentée dans son ensemble comme assez peu digne d’intérêt, à l’exception d’individualités comme l’honnête et courageux Ferrato) serait le « retour » à l’Italie. La doctrine nationaliste classique au 19ème siècle conçoit que chaque état doit se confondre avec une nation, sous la forme : « Tous les Syldaves en Syldavie, aucun non-Syldave en Syldavie » (en reprenant le nom du pays imaginaire d’une aventure de Tintin).

Mais la solution de l’abandon volontaire par un état de territoires relevant d’une culture différente de la culture majoritaire n’est évidemment pas envisagée, pas plus pour la France que pour les autres pays (ce qui est à nous est à nous !) . En sens inverse, les  nationalismes fin de siècle réclameront le rattachement à la mère patrie des territoires qu’ils considèrent comme relevant de la même cuture : pour l’Italie, on parlera des « terre irredente » (non rachetées), au premier chef  celles qui appartiennent à ce moment à l’Autriche (Trentin, Istrie, Vénétie julienne, voire Dalmatie) et certains nationalistes italiens y ajouteront la Corse, Nice et même la Savoie.

 

 

 

 

RENAN ET LA NATION VOLONTARISTE

 

 

 

Justement, un rattachement semblable a déjà eu lieu -et il a été pour la France l’occasion d’un traumatisme durable : c’est le rattachement, après la défaite française en 1870-71, à l’Empire allemand nouvellement créé, de l’Alsace et de la Lorraine (pour celle-ci, sur la base des territoires linguistiquement germaniques, en laissant de côté les zones essentiellement francophones, qui resteront dans le cadre français sous le nom de Meurthe-et_Moselle).

 

Dans sa célèbre conférence Qu’est ce qu’une nation (1882, à peu près contemporaine de l’écriture de Mathias Sandorf), Ernest Renan, principalement historien des religions mais qui s’aventure aussi dans la réflexion politique (c’est un penseur plutôt monarchiste mais rallié, sans excès d’ailleurs, à la république), insiste sur le fait qu’une nation ne trouve pas son origine dans une « race » ou une langue commune, mais dans la volonté de la population d’appartenir à telle ou telle nation (mais il a un peu plus de mal à dire ce qui explique cette volonté d’appartenance, qui ne tombe pas du ciel).

 

L’argument est directement dirigé contre la prétention allemande de rassembler dans une seule nation tous les territoires où on parle allemand – la langue étant un marqueur évident de la culture, justifiant ainsi l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine. Sans le dire explicitement (au moins dans le texte de sa conférence de 1882*) Renan admet que les Alsaciens et Lorrains sont de langue et de culture germanique, mais que cela n’a rien à voir avec leur appartenance nationale.

                                                                            * On trouve clairement cette position dans d’autres textes de Renan, comme les lettres à M. Strauss, un savant allemand qui défendait l’annexion sur la base de l’identité de langue et de culture (ce qu’on appelait souvent « race » à l’époque). Renan écrit : « l’Alsace est allemande de langue et de race, mais elle ne désire pas faire partie de l’état allemand ; cela tranche la question ». Au même moment, l'historien Fustel de Coulanges défendait la même position dans des lettres à l'historien allemand Mommsen, avec des formules qui préfigurent celles de Renan dans sa conférence de 1882.

 

 

D’ailleurs, Renan ajoute  que la France n’a jamais forcé aucune population à parler le français, preuve pour lui que ce n’est pas la langue qui fait la Nation. On peut trouver l'argument de très mauvaise foi, bien que non dépourvu de fondement en ce qui concerne  le passé monarchique de la France, à condition d'accepter l'idée que l'ordonnance de Villers-Cotterêts n'était pas dirigée contre les langues locales  (ce qui ne va pas ce soi). Bien entendu l'argument est une contre-vérité criante si on pense à la politique linguistique de la révolution, ou à  celle, encore embryonnaire en 1882, de la troisième république !

Le sentiment national français est donc fondé sur l’adhésion libre et volontaire des habitants à une nation et Renan affirme qu'on n’a jamais intérêt à retenir une province contre son gré.

Renan aborde d’ailleurs à la fin de sa conférence et de façon embrouillée, la question des sécessions. Si l’appartenance à une nation, selon sa célèbre formule qu’on a retenue, est « un plébiscite de tous les jours », il doit bien y avoir un moment où une partie de la population risque de répondre non au plébiscite. Renan semble admettre que la sécession est alors logique, sans le dire clairement, en ajoutant qu’en pareille matière, il ne faut pas pousser les choses trop loin !

Dans sa conférence, Renan aborde le cas où une province (un territoire forcément périphérique) n’a pas exactement la même culture que le territoire principal du pays de rattachement. Il envisage également le cas où il existe plusieurs ethnies ou « races » dans un pays – mais c‘est alors pour conclure que les pays qui sont dans cette situation (il cite justement l’Autriche et la Hongrie, d’ailleurs en les considérant séparément) sont des états mais ne constituent pas des nations. Pour lui, l'Autriche a délibérément insisté sur l'opposition des différentes  "races" en présence pour mieux les dominer.

Il semble impossible pour lui de concevoir qu’un état ne se confonde pas avec une nation (et une seule). D’ailleurs les nations les plus achevées sont celles qui ont fusionné leurs différentes composantes ethniques, qui y sont devenues imperceptibles, comme la France (sous réserve de quelques minorités, qui comme on l’a vu pour les Alsaciens, sont, par chance, désireuses d’appartenir à la nation française).

L’idée qu’on puisse parler d’états multinationaux lui échappe complètement. Il n'évoque pas les les nations sans état, dont pourtant il existait à son époque de nombreux exemples (la Pologne, l’Irlande), se bornant à évoquer l'Italie ou l'Allemagne qui se sont formées à partir de petits états préexistants, sans se demander s'il existait une nation italienne ou allemande avant qu'il y ait un état italien ou allemand.

Il raisonne dans le cadre des états existants ou disparus (le grand duché de Parme, la Toscane) pour examiner si oui ou non ils constituent ou constituaient des nations (il semble considérer qu'un état qui a disparu ne pouvait pas consituer une nation, sa disparition constituant la preuve de cette incapacité).

L'idée que chaque nation peut avoir un mode de constitution particulier est pressentie - et finalement, contrairement à ce qu'on croit souvent, l'acte de volonté qui est présenté comme sinon à l'origine de la nation, du moins comme condition de sa perpétuation, est donné  comme applicable à toutes les nations - et pas seulement la nation française. D'ailleurs Renan considère que la nation allemande est plus proche que ce qu'elle croit d'une nation comme la France. L'Allemagne croit être une nation ethnique, alors qu’elle est composée, sans l'admettre, de plusieurs ethnies fusionnées.*

                                                                        * En ce cas, la fameuse opposition entre la conception française de la nation et la conception allemande deviendrait plus ténue… Sauf que depuis Renan, la conception française de la nation a encore évolué et est désormais, malgré les références de façade à la conception renanienne, assez éloignée de la celle-ci.

 

 

 

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Ernest Renan à la fin de sa vie, dans son cabinet de travail.

https://www.elmesmar.fr/2018/11/nation-renan.html

 

 

 

 

 

JULES VERNE ET LA NATION : ETHNISME ET ÉDUCATION

 

 

 

Jules Verne a certainement beaucoup moins réfléchi que Renan à ce qui définit une nation, mais en ce qui concerne la nation française, il parait convaincu que les éléments de la population française, numériquement peu importants, qui se rattachent à des cultures qui ont leur centre dans d’autres pays, doivent néanmoins rester Français, au besoin , comme pour les Corses, au moyen de l’éducation (ou de la rééducation ?). Une fois éduquées comme il convient, ces populations ne pourront qu’adhérer à la nation française.

Plus généralement, et peut-être en laissant de côté le cas français (toujours exceptionnel !)  Jules Verne semble bien admettre que le principe originel des nations, est ce que ses contemporains appelaient « la race » (pas forcément au sens biologique, quoique la nationalité, chez Jules Verne, se manifeste presque souvent par des traits physiques particuliers) mais au sens d’une identité culturelle associant les mœurs, l’histoire, la langue : ainsi il écrit à propos de la conspiration de Mathias Sandorf qu’elle était « prête à soulever la race hongroise contre la race allemande ».

En fait, il apparait que Jules Verne est, en règle générale, plutôt en faveur de la définition ethnique de la nation qu’on oppose généralement, à la conception de Renan. Mais comme on l’a souvent remarqué depuis, les deux conceptions ne sont pas aussi incompatibles qu’on le dit.*

                                      * "L’opposition entre les conceptions allemande et française de la nation nous apparaît bien mince, voire même parfois inexistante" (Raphaël Cahen, Thomas Landwehrlen, De Johann Gottfried Herder à Benedict Anderson : retour sur quelques conceptions savantes de la nation, Sens commun, 2010, http://sens-public.org/article794.html).

 

 

 

Il est intéressant de rechercher si Jules Verne n’a pas parlé ailleurs des minorités régionales ou ethniques présentes en France, et si on peut cerner son idée de la nation française. Or, Jules Verne parle peu de la France dans ses livres, consacrés à la découverte de terres exotiques ou au moins étrangères. De plus, écrivant dans le cadre de livres destinés à la jeunesse, ses conceptions ne pouvaient pas s’exprimer avec une liberté entière.

Mais on peut trouver certaines remarques intéressantes dans un ouvrage publié par l’éditeur Hetzel en 1867-68, La Géographie illustrée de la France et de ses colonies, sous la double signature de Théophile Lavallée et de Jules Verne.

 

 

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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