Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le comte Lanza vous salue bien
3 novembre 2022

CORSE DES GENS BIEN, CORSE DES MALFRATS NOTES SUR DEUX LIVRES PARTIE 2

 

 

CORSE DES GENS BIEN, CORSE DES MALFRATS

 

NOTES SUR DEUX LIVRES SUR LA CORSE

PARTIE 2

 

 

 

 

[ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ] 

 

 

 

 

 

En 2004, Jacques Follorou publiait avec Vincent Nouzille Les Parrains corses, leur histoire, leurs réseaux, leurs protections, un livre qui eut un retentissement certain. Depuis, il n’a plus cessé d’approfondir ce sillon, avec 2013 La Guerre des parrains corses et en 2019, Les Parrains corses : la guerre continue. En 2022, il publie Mafia corse, Une île sous influence (Robert Laffont ed.).   

 

 

LA CORSE,  DU MILIEU TRADITIONNEL À LA MAFIA

 

 

L’auteur, grand journaliste au Monde, est convaincu depuis un moment que la grande délinquance en Corse est organisée de telle façon que le terme de mafia* correspond bien à sa réalité, ce qui est parfois contesté.

                                                                                            * « Avec une majuscule, quand on désigne l'organisation criminelle sicilienne. Un « parrain » de la Mafia..

Avec une minuscule pour désigner une organisation criminelle du même type, ou, dans un sens atténué, un groupe occulte aux agissements plus ou moins malhonnêtes. » (Larousse en ligne)

 

« Selon certains, le crime organisé corse n'est pas une mafia. Selon d'autres, en revanche, le crime organisé corse présente la plupart des caractéristiques d'une mafia, notamment en raison de ses liens étroits avec les institutions et les sphères politico-économiques. Bien sûr, son organisation horizontale fait qu'elle n'a rien à voir avec le modèle sicilien, mais elle présente cependant des ressemblances notables avec les systèmes mafieux de la région napolitaine ou de certains Pays de l'Est. » (Wikipédia, article Crime organisé en Corse).

 

L’appellation de mafia est applicable lorsque les réseaux criminels ont pénétré des secteurs importants de la société (économique, politique, voire institutionnel) en utilisant soit l’intérêt, soit la crainte (ou les deux), autant pour étendre leurs activités que pour se protéger d'éventuelles poursuites.

Néanmoins la mafia corse n’est pas intégrée dans une seule organisation mais composée de plusieurs  bandes, parfois issues de l’éclatement de la  même bande, qui peuvent se partager « pacifiquement » le territoire ou une fraction de celui-ci ou bien être engagées dans des confrontations violentes, notamment lorsqu’un groupe ambitieux de jeunes truands décide de s’imposer à la place de truands « qui ont fait leur temps ».

Selon J. Follorou : « Le milieu existait déjà avant, mais la mafia en Corse naît véritablement avec la Brise de Mer et Jean-Jé Colonna. » (donc dans les années 80).

Il poursuit : « Auparavant, les voyous, évidemment, existaient déjà et faisaient leurs affaires. Ils cohabitaient avec les mondes politique et économique, chacun menait son chemin de son côté. Quarante ans plus tard, la pègre fait pression, comme donneur d'ordre, sur ces sphères, voire certains décideurs peuvent être tentés de s'appuyer sur elle pour faire prospérer leurs affaires. (…) Cette gangrène, ce parasitage, ont eu des conséquences très graves sur la Corse. »

(Interview de J. Follorou par Corse-Matin, 29 juin 2022) https://www.corsematin.com/articles/interview-jacques-follorou-journaliste-au-monde-lemprise-mafieuse-en-corse-est-un-cas-decole-126924

 

 

 

DÉFAILLANCE DE L’ÉTAT

 

 

Selon Follorou, l’expansion durant les dernières décennies de la mafia corse est en grande partie imputable à la défaillance de l’Etat français : « L'aveuglement de l'État, seulement soucieux de lutter contre les atteintes aux symboles de son autorité perpétrées par les indépendantistes, a laissé des voyous prendre en otage une population et soustraire un bout du territoire à la République » .

L’Etat non seulement n’a pas combattu énergiquement la pègre,  mais s’est servi d’elle  contre les nationalistes : «  les autorités publiques, administratives et judiciaires ont, dans le passé, sans doute trop joué aux apprentis sorciers avec la pègre, pensant qu'elle pouvait les aider à combattre le nationalisme corse » (les citations sont extraites du livre Mafia corse, Une île sous influence, sauf précision contraire).

 

 

 

LA BRISE DE MER ET LE PETIT BAR

 

 

Dans un premier temps, la bande (ou gang) de la Brise de mer (un établissement de Bastia où les truands avaient leurs habitudes) a d’abord exercé la prééminence sur le milieu corse (surtout en Haute-Corse) à partir des années 80. Puis à partir des années 2000, c’est la bande du Petit bar (un établissement d’Ajaccio) qui exerce la prééminence (notamment en Corse du Sud), profitant de l’éclatement de la bande de la Brise de mer dont les membres survivants s’entretuent dans des règlements de compte, surtout à partir de la mort (accidentelle ?) de Jean-Gé Colonna qui avait la réputation d’être l’arbitre du milieu corse*.

                                                                              * « Son décès va entraîner un déséquilibre important dans le milieu corse ; à partir de 2006 les règlements de compte vont crescendo notamment après des meurtres commis au sein de la bande bastiaise de la Brise de Mer et le passage d'un de ses membres vers le Petit Bar ajaccien. Dès lors vont se conjuguer les règlements de compte relevant du seul pays ajaccien et ceux impliquant les factions rivales de la puissante Brise de Mer » (Wikipédia, art. Jean-Jérôme Colonna).

 

La bande du Petit bar, selon Follorou, est peu infiltrée par la police contrairement aux usages qui ont été en vigueur pour d’autres groupes ; « Il faut dire qu'à l'époque, dans les années 1980-1990, et même 2000, l'État luttait avant tout contre les nationalistes, sans trop se soucier de la mafia insulaire. Enfin, qu'il s'agisse de Jean-Jé [Colonna] ou de la Brise de mer, tous savaient. entretenir des liens parallèles avec  les institutions, services de police ou de renseignement, un jeu trouble destiné à mieux connaître l'ennemi. Ceux du Petit Bar ont, eux, toujours refusé ces contacts informels. ».  

Ce n’est que grâce à des micros-espions et des écoutes téléphoniques que les policiers ont découvert « la richesse, les investissements immobiliers haut de gamme, les montages et flux financiers complexes transitant par l’étranger » de la bande du Petit Bar...

 

 JSTTRGWF2RAQVD5OXIDP6ZIH74

Scène de crime sur le parking de l'aéroport de Bastia-Poretta en décembre 2017.

Photo AFP/Pascal Pochard-Casabianca

Le Parisien , article du 2 septembre 2022.

https://www.leparisien.fr/faits-divers/double-assassinat-a-laeroport-de-bastia-histoire-dune-vendetta-corse-02-09-2022-GP5ZIBUAJJEYBE6XAHW5DSRB6U.php

 

 

 

LES TRUANDS S’IMPLANTENT DANS L’ÉCONOMIE ET  CONTRÔLENT LES DÉCIDEURS POLITIQUES

 

 

Les gangs suivent un schéma d’évolution qui les amène à délaisser (relativement) les activités criminelles stricto sensu (braquages, trafic de drogue, prostitution …) pour investir les secteurs de l’économie classique :  « Il y a eu un enrichissement massif grâce à des campagnes de braquages au début des années 80 puis du blanchiment : d'abord classique, les boîtes de nuit et les restaurants, celui-ci est ensuite devenu plus sophistiqué en s'orientant notamment vers les marchés publics. » (interview de J. Follorou à Corse-Matin, 29 juin 2022, https://www.corsematin.com/articles/interview-jacques-follorou-journaliste-au-monde-lemprise-mafieuse-en-corse-est-un-cas-decole-126924).

On arrive alors à une situation dans laquelle la mafia devient acteur économique : « Il y a une prédation organisée et systématique des richesses de l'île par le biais du racket, de la mainmise sur des marchés publics dans le BTP, les déchets, ou du foncier pour construire ici un centre commercial et là un grand magasin. » (interview à Corse-Matin, 29 juin 2022).

Il est évident qu’en accédant aux secteurs « légaux » de l’économie, le banditisme recherche toujours le maximum de profit – donc, les marchés publics qui échoient à des entreprises liées plus ou moins directement au banditisme ne sont sans doute pas les plus économiques (ou les plus efficaces) pour la collectivité. 

L'entrée des truands dans le monde de l'économie supopose dans la plupart des cas la faculté d'influencer ou de contrôler les décideurs politiques ou socio-économiques (chambres de commerce) en charge des commandes publiques ou pouvant intervenir dans l'obtention de celles-ci. Ce contrôle s'exerce à divers niveaux de responsabillté  (mairies, communautés de communes, agences d'aménagement).

Dans les années récentes, avant l'arrivée au pouvoir des nationalistes, les représentants locaux des partis comme les radicaux de gauche ou le RPR, qui ont exercé la présidence dans les conseils départementaux (ex-généraux, supprimés depuis et fusionnés dans l'Assemblée de Corse) ou celle de l'exécutif territorial, ont été accusés de collusion avec le banditisme.

Surtout, la mafia s’engage dans l’économie classique en conservant ses habitudes qui incluent, le cas échéant, l’action violente pour protéger ses intérêts (écarter les concurrents, forcer l’accord des pouvoirs publics concernés par exemple pour obtenir un marché). Follorou dit : « la présence en arrière-plan des truands est de plus en plus prise comme quelque chose d'acquis dans l'attribution des marchés. 

Plus ceux-ci sont lucratifs, plus la pression est importante. Et quand ses intérêts sont en jeu ou en danger, le grand banditisme réagit par la violence et va jusqu'à l'assassinat » (interview de Follorou à Corse-Matin, 29 juin 2022).

Ainsi « un changement dans l'attribution des marchés des enrobés* des routes par le conseil général de Haute-Corse » ou la question du « traitement des déchets en Plaine orientale » ont pu (en tous cas, c’est une hypothèse)  être à l’origine de plusieurs assassinats récents.

                                                                                           * « Un enrobé (ou enrobé bitumineux ou béton bitumineux) est un mélange de graviers, de sable et de liant hydrocarboné type bitume (le goudron de houille n'étant plus utilisé en France depuis les années 1960) appliqué en une ou plusieurs couches pour constituer la chaussée des routes, la piste des aéroports et d'autres zones de circulation » (Wikipédia).

 

 lg_fcb4d591e4373f8bf9dea39b0b007ebb

Scène de crime à Ajaccio en 2010. Photo de Michel Luccioni

 Article de Corse-Matin du 18 février 2018, relatif à l'ouverture du procès des présumés coupables : «  ... le Petit Bar sur le banc des accusés ».

https://www.corsematin.com

 

 

 

 

ET LES NATIONALISTES ?

 

 

Follorou évoque l’attitude des nationalistes  corses – sans se prononcer très précisément : « On pouvait espérer beaucoup d'une nouvelle gouvernance politique de l'île, entre les mains des nationalistes et des autonomistes depuis 2015.

Privilégiant le combat institutionnel et semblant goûter la méthode incantatoire, le patron politique et économique de l'île, Gilles Simeoni, a tergiversé pendant toutes ces années entre prise de parole contre la violence organisée et statu quo, lié, peut-être, à des jeux politiques locaux ».

Mais l’auteur s’avance parfois un peu plus : « Les collectifs [de lutte contre la mafia*] soulignent même que l'arrivée au pouvoir des nationalistes et autonomistes a fait sauter les derniers garde-fous qui empêchaient les voyous de s'emparer de l'île, de ses marchés publics, ceux des routes ou des déchets. »

                                                                                   * Il existe deux collectifs, Maffia nò, a vità iè (la Mafia, non, la vie, oui) et Cullittivu Anti maffia Massimu Susini,du nom d’un militant nationaliste assassiné en 2019L’opinion prêtée par Follorou aux collectifs sur la responsabilité (indirecte) des nationalistes dans l’avancée des réseaux mafieux est sans doute à nuancer : le collectif Massimu Susini est plutôt proche des nationalistes (de gauche) du mouvement Core in fronte (auquel appartenait la victime). Le collectif Maffia nò, a vità iè, créé  aussi en 2019, est plus apolitique et compte parmi ses fondateurs des personnalités de la société civile corse (Jean-François Bernardini  du groupe I Muvrini, les écrivains Marc Biancarelli et Jérôme Ferrari, le compositeur et interprète Jean-Paul Poletti, directeur du Chœur de Sartène, Léo Battesti, ancien militant nationaliste et ancien président de la fédération corse d’échecs).

 

Toutefois il est à peine besoin d’indiquer que les autonomistes et nationalistes au pouvoir dans la collectivité de Corse n’ont aucune compétence en matière de police et de justice – il ne leur appartient donc pas d’exercer une action de répression de la criminalité, qui reste l’apanage de l’Etat. Follorou le reconnait, parlant du président de la collectivité de Corse, Gilles Simeoni :  « A-t-il les moyens de s’opposer à cette pression souterraine, clandestine ? » (interview de J. Follorou par RMC/BFMTV, 1er juin 2022  https://rmc.bfmtv.com/actualites/police-justice/la-corse-sous-influence-de-la-mafia-il-y-a-un-deni-de-l-etat-selon-jacques-follorou_AV-202206010251.html

Enfin, dans les dernières pages de son livre, il évoque les « passerelles » entre nationalisme et banditisme, qui ont « été mises à profit pour brouiller les pistes et multiplier les moyens d’extorquer l’économie corse » - mais l’auteur n’a décrit de façon précise aucune collusion particulière entre le nationalisme et le banditisme, sinon quelques trajectoires individuelles, des truands qui, comme beaucoup de jeunes en Corse, sont passés par le nationalisme clandestin ou dont le père appartient à la mouvance nationaliste.

Mais à la différence de ce qui a pu exister autrefois avec les partis exerçant le pouvoir en Corse, Follorou ne mentionne aucune collusion des truands avec le natrionalisme « institutionnel » qui est aux commandes en Corse depuis 2015.

 

 

 

UN TERRAIN FAVORABLE À L’ÉMERGENCE DES MAFIAS ?

 

 

Selon les magistrats, la justice n’a pas les moyens de combattre efficacement le système mafieux corse. Selon un rapport de la JIRS (juridiction interrégionale spécialisée en matière de crime organisé), en 2020, cité par Follorou, « l'interpénétration du banditisme, de l'économie et de la politique » lui complique la tâche. Enfin, l'omerta, l'insularité et un maillage social très serré « rendent très difficile le recueil de témoignages [...], quels que soient les individus – élus et fonctionnaires y compris ceux des forces de l’ordre ».

Mais Follorou souligne aussi la prudence des mafieux corses : jamais ils n’ont assassiné un policier ou un magistrat, sachant bien qu’un acte semblable signerait une véritable déclaration de guerre avec l’Etat.

La mainmise du milieu corse sur la société corse est expliquée par Follorou au travers de notations historiques : « Faute d'intérêt de l'État central, la population corse a pris pour habitude, au cours des siècles derniers, de survivre grâce à une solidarité familiale et locale.

Les individus se construisaient et évoluaient à l'abri d'un fonctionnement clanique et d'entraide.

A charge pour le chef de clan de redistribuer la richesse, l'emploi, etc. contre l'allégeance et le vote dans les urnes. »

Lorsque la Corse, région traditionnellement pauvre, a pu bénéficier de transferts financiers de l’Etat au moment de la décentralisation, le milieu corse, jusque-là exerçant des activités sur le continent, est revenu en Corse : « La mafia est née en Corse avec la décentralisation, la Brise de mer et Jean-Jé Colonna. C'est au moment même où la richesse était enfin redistribuée vers l'île, au début des années 1980, que les voyous corses qui tenaient le haut du pavé à Marseille ou à Paris ont décidé de rentrer au pays et de s'y installer. Le crime organisé insulaire a su revêtir les habits de ces chefs de clans, pourvoyeurs de richesses et d'emplois. Sauf qu'ils faisaient plier les volontés au moyen de la menace, de l'argent sale et, au besoin, de leurs armes. Ils ont peu à peu gangrené le tissu social, fait élire des maires, des chefs de collectivités et prélevé leur part sur la richesse publique ou privée. »

 

 

LIQUIDATION DES VALEURS TRADITIONNELLES CORSES

 

 

En effet,  pour Follorou, le milieu corse n’est pas la continuation – sinon superficiellement – du vieux clanisme et des anciennes solidarités, mais leur liquidation : « Contrairement à une image rassurante, communément admise y compris par certains au sein des forces de l'ordre, les parrains mafieux ne contribuent pas à réguler la violence d'une société. Les groupes criminels comme ceux de la Brise de mer ou de Jean-Jé Colonna ont, en réalité, sapé en silence l'organisation sociale qui structurait la Corse jusqu'alors. Ils ont participé à la destruction du lien social et familial qui maintenait une certaine cohésion collective et pérennisait  des repères identitaires, précipitant l'île vers le repli sur soi et l’individualisme. Aidés par la disparition du clanisme traditionnel et l’émergence du nationalisme, en tant que force clandestine et politique, qui a occupé tous les esprits pendant plus de vingt ans, les voyous ont fini par prendre le pouvoir ». « ..  le mafieux corse a su utiliser à son avantage un fort sentiment identitaire insulaire pour tenir la justice à distance. Il a su se fondre, voire s'abriter, derrière cette spécificité corse, qui conserve encore des traces de règles ancestrales de solidarité vis-à-vis de l’extérieur. »

Mais le monde des délinquants reprend quand même quelques traits de la société corse traditionnelle : « il en est chez les truands comme au sein des clans politiques et des nationalistes, l’avenir appartient aux héritiers du sang », surtout en Corse-du-Sud, ancienne Terre des Seigneurs : la transmission du pouvoir au  fils ou à défaut au neveu, est conforme aux traditions de la  « culture féodale », selon Follorou.

 

 

INVERSION DES VALEURS

 

 

« Pour s'enraciner, la mafia corse a su jouer de la structuration de la société corse », où « l'inversement des valeurs n'est pas une vue de l'esprit. Les homicides sont considérés, ici, comme une composante de la vie ».

Le mode vie du mafieux est l’objet d’une fascination qui va de pair avec le goût de la consommation et du paraître. Follorou cite les propos d’un membre d’une bande  : « C'est l'attirance pour l'adrénaline, le paraître. Pour moi, c'était la reconnaissance sociale, le sentiment de puissance, la crainte inspirée. La Corse, c'est le supermarché du milieu. Ils se servent. Les concessions automobiles vous prêtent des voitures sans payer, les agences immobilières vous donnent les clés de villas de luxe en location, c'est pareil pour les bateaux ».

Dès lors, le milieu jouit d’une forme de reconnaissance sociale qui touche de larges secteurs de la société : les uns rêvent de faire leur chemin dans cette voie, les autres considèrent  les voyous comme de nouveaux  notables : «  Le voyou, autrefois marginalisé, n'est pas banni de la société, il en est un acteur à part entière et est vu comme une figure positive. Être salué par un gros voyou, boulevard Paoli [à Bastia] ou cours Napoléon [à Ajaccio], c'est pour certains un signe de reconnaissance sociale. »

« On voit des jeunes, y compris issus de milieux très favorisés, se tourner vers le banditisme, certains l'ont payé de leur vie. Le fait qu'une partie de la jeunesse veuille lui faire allégeance est un signe inquiétant. » (interview à Corse-Matin, 29 juin 2022)

Follorou évoque la personnalité de certains membres du milieu corse à travers des écoutes policières faisant état des conversations de deux détenus à la prison des Baumettes – ceux-ci discutent des moyens de régler un différend avec une bande rivale. Le plus âgé vante un livre qui suggère des solutions – le plus jeune croit qu’il fait allusion à « L'Art de la guerre de Sun Tzu, ou Le Prince de Machiavel, les deux sont géniaux, surtout Le Prince, très cynique et plus compliqué, que j'ai dû lire quatre ou cinq fois et Sun Tzu, trois ou quatre fois » - mais selon Follorou, son interlocuteur plus âgé pense sans doute [ ?] à De la guerre de Clausewitz, preuve selon lui (on peut trouver cette idée un peu excessive) que les figures du banditisme se voient comme des substituts à l’Etat légal…

 

 

 

UNE SOCIÉTÉ DE MENACE DIFFUSE

 

 

 

Mais cette société où le voyou (évidemment au sens de membre d’un gang puissant) tient le haut du pavé est aussi une société dysfonctionnelle, toujours sous la menace du recours à la violence : « Chacun, de près ou de loin, mesure son emprise sur le commerce, le foncier, les marchés publics, les élections et toute activité générant des bénéfices. ». Le banditisme agit en coulisse, se réservant d’agir au grand jour lorsqu’il le faut ; son pouvoir s’exerce au moyen d’une  menace diffuse sur les individus :  « Au quotidien, dans cette société de proximité où tout le monde se connaît et se croise, il n'y a pas d'affrontements. Le crime organisé agit comme un pouvoir totalitaire. Sa violence s'exprime en direct mais aussi, en grande partie, par la dissuasion ».

 « Les mafieux corses sont devenus des personnages quasi publics. Ils pèsent lourdement sur la société. Ils l'étouffent. Ils n'apparaissent au premier rang qu'en cas d'urgence ou de problème à régler. Autrement, ils préfèrent agir par le biais d'intermédiaires. Mais pour que la peur fonctionne, il faut que la communauté sache qu’ils sont « derrière ». Ils se doivent donc d’être visibles ». Follorou peut conclure : « A la différence des membres d’un réseau criminel classique, le mafieux ne vit pas au ban de la société, il la vampirise. »

 

 

 

DEPUIS QUE LA CORSE EXISTE

 

 

Dans Le Journal de la Corse on trouve, sous la signature  GXC*, un compte-rendu assez citrique du livre de Follorou, même si des mérites lui sont reconnus :« Un livre qui laisse sur sa faim même s’il est important de le lire pour prendre la mesure du danger qui pèse sur notre île »

                                                                                                                                  * Probablement Gabriel-Xavier Culioli.

 

L’auteur du compte-rendu estime que « la spécificité corse n’est abordée ni dans son histoire ni dans ses racines sociologiques », alors qu’elle explique l’importance du crime organisé dans l’île. L’auteur est dubitatif sur le terme mafia (sans le rejeter expressément) ;  il préfère évoquer une « nébuleuse de bandes ».

Selon cet article, Follorou « occulte totalement les oppositions des services de police qui ont joué un si grand rôle dans la guerre des gangs ». «… le grand défaut de l’ouvrage est de donner l’impression que cette mafiosisation est un phénomène nouveau », alors que le « phénomène mafieux existe depuis que la Corse est Corse comme il existe dans le Mezzogiorno italien ».

 « La vérité est que la société corse, dans son inachèvement, dans ses hésitations, ses échecs, dans son extériorité au pouvoir central, est à la fois la cause et la conséquence du développement de la dérive mafieuse. Encore que le concept de dérive soit inexact, car il présuppose qu’à un moment de son histoire la Corse n’était pas divisée en partis,  en familles, en régions qui s’imposaient les uns aux autres au moyen de rapports de force souvent sanglants ».  En effet, « la société corse peine à adopter sincèrement les règles démocratiques et se bâtit autour des rapports de force cités plus haut qui ont pour moteur la violence. »


L’auteur du compte-rendu souligne que certains épisodes de la guerre des gangs sont passés sous silence (comment la bande du Petit bar a « conquis » Ajaccio).  Il s’étonne que Follorou ait eu accès à des résultats d’écoutes ou d’enquêtes (normalement couverts par le secret de l’instruction) qui ne semblent pas avoir débouché sur des décisions judiciaires : « On a parfois l’impression que Follorou sert d’exutoire à des policiers et à des magistrats frustrés*. »

(Mafia corse, une île sous influence, article de GXC, Journal de la Corse, 17 juin 2022

https://www.journaldelacorse.corsica/articles/1648/mafia-corse-une-ile-sous-influence).

                                                                                                    * Follorou, dans des notes de bas de page, précise à plusieurs reprises, pour être en règle avec la présomption d’innocence  : « Néanmoins, tous les éléments rapportés dans cette affaire étant toujours à l'instruction à la date de parution de ce livre, l’ensemble des personnes citées doivent être considérées  comme présumées innocentes des faits qui leur sont reprochés », ou encore « aucune suite judiciaire n’ayant été donnée, MM. X et Y doivent être considérés comme innocents des soupçons portés à leur encontre », ou « l’intéressé ayant fait appel, il doit être considéré comme présumé innocent ».

 

 

FÉODAUX, MAFIEUX, MÊMES MÉTHODES, MÊME DOMINATION ?

 

 

On peut maintenant revenir à notre sujet de première partie, la Corse des aristocrates, des familles féodales et se demander si, en dépit des apparences, il n’existe pas des points communs avec la Corse des mafieux.

Nous ne cherchons pas à provoquer un effet de paradoxe en posant une équivalence mafia = féodalité ou féodalité = mafia (justifier positivement ces équivalences demanderait beaucoup de peine et serait une perte de temps), mais seulement à mettre en évidence des comportements similaires et peut-être des constantes de la société corse.

Si on essaie de faire un portrait psychologique des familles féodales corses, d’après des témoins de l’époque où celles-ci sont encore en possession de leur pouvoir complet (même disputé par Gênes) au 14 ème et au 15 ème siècles, on peut se demander si la description ne vaudrait pas pour les modernes mafieux :

En 1332, le pape Jean XXII s’adresse aux « comtes, maquis barons et autres nobles de l’ile de Corse » en les priant « de ne plus perpétrer d’homicides  ni de réfléchir en permanence aux moyens d’en perpétrer », mais « d’agir envers vos vassaux et vos sujets non pas comme des tyrans mais avec humanité » (cité par P-M. Arrighi, O. Jehasse, Histoire de la Corse et des Corses, 2008).

 

Plus d’un siècle après, vers 1470, au moment où le duc de Milan prend (pour peu ce temps) en charge la Corse, comme conséquence d’ailleurs de la soumission de Gênes au duc de Milan, l’envoyé du duc en Corse, Ivani, note :  « … il y a trois catégories de Corses : les aristocrates que l’on appelle communément les Cinarchesi, les caporaux* et la masse du peuple. Les deux premiers ont à peu près le même genre de vie. Ils aiment à monter à cheval, s’exercer à la pratique des armes, ourdir des révoltes entre eux et contre le gouvernement et la puissance publique, multiplier les ruines et les rapines, se laisser aller à tous les plaisirs du corps, rejetant presque tout ce qu’ils sentent s’apparenter à l’humanité et à la vraie noblesse » (cité par A.-M. Graziani, La corse génoise, 1996).

                                                                                                 * Caporali : il s’agit des notables ruraux qui ont dirigé la révolte populaire contre la féodalité dans la Corse du nord (Cap corse exclu) et qui ont de ce fait acquis la prééminence dans leurs communautés. Pour les Cinarchesi, familles seigneuriales du sud de l’île, voir première partie.

 

 

 743px-Italia_nova_-_Galleria_delle_carte_geografiche_-_Musei_vaticani_-_Roma_(ph_Luca_Giarelli)

Italia nova - carte de l'Italie, de la Sardaigne et de la Corse (fresque). Galleria delle carte geografiche - Musei vaticani - Roma (photo  Luca Giarelli).

Wikimedia commons

 

 

 

1611-1615 : LA  RÉVOLTE DES TROIS PIEVI CONTRE LES SEIGNEURS

 

 

La puissance des féodaux est ensuite réduite à peu de chose par la république de Gênes ou par l’Office de Saint-Georges (banque génoise qui exerce la souveraineté par délégation) : « les petits nobliaux corses […] n’ont conservé leurs titres que par le bon vouloir des autorités génoises » (Graziani), avec quelques prérogatives judiciaires et fiscales dont ils ont tendance à abuser.

Au début du 17 ème siècle, seules subsistent au sud de la Corse trois seigneuries, celle d’Istria, celle d’Ornano et celle de Bozzi. Les seigneurs ont perdu le droit de résider dans des châteaux et Gênes les oblige à résider dans les villages où se trouvent leurs vassaux. L’augmentation du nombre des seigneurs (du fait des  successions et du partage des fiefs entre co-seigneurs) entraîne des affrontements entre eux et les conduisent à pressurer leurs vassaux, avec des méthodes souvent violentes.

« Pour ces hommes seul importe désormais le patrimoine. C’est à cette aune que se mesurent la position de chacun dans la société corse moderne » (Graziani). Les seigneurs vont donc essayer de faire produire le maximum de rendement aux droits qu’ils détiennent encore sur leurs vassaux, notamment le droit de lever l’impôt direct, la taille (ou taglia).

Leurs pratiques vont déboucher au début du 17ème siècle sur la révolte de leurs vassaux dans les trois pievi* (circonscriptions) de Cauro, Ornano et Talavo, avec comme épicentre de la révolte le gros village de Bastelica. A partir de 1611, les vassaux (paysans) refusent de payer la taille aux seigneurs, du fait que ceux-ci, qui ne sont plus installés dans des châteaux, ne jouent plus leur rôle de protection du territoire qui justifiait le versement de l’impôt **. Les vassaux souhaitent être rattachés directement à la république de Gênes pour le paiement de l’impôt.

                                                                                                * Pieve, au pluriel pievi. On peut aussi « traduire » en français : piève, pièves.

                                                                                               ** Lors des attaques des villages corses par les pirates barbaresques (d’ Afrique du nord), les seigneurs participent évidemment à la défense mais comme n’importe quels citoyens, sinon qu’ils sont probablement dotés de meilleures armes.

 

 

 

À L’ORIGINE DE LA RÉVOLTE, LA FISCALITÉ SEIGNEURIALE

 

 

En effet, les tailles sont plus élevées pour les vassaux des seigneurs que chez les habitants qui dépendent directement de Gênes : elles sont 5 fois supérieurs pour les vassaux d’Istria aux tailles payées par leurs voisins (dans un même village certains sont vassaux des seigneurs et d’autres non). Les habitants, influencés par des Corses qui ont vécu à l’extérieur, « refusent de se soumettre à une autorité qui prélève un impôt sans offrir aucun avantage » (P.-M. Arrighi, O.Jehasse, ouv. cité).

Le commissaire génois Agostino di Marco lors de la révolte des pievi de 1611 décrit les feudataires (seigneurs titulaires d’un fief) comme des gens prêts aux rapines les plus minables  : « vêtus de blanc* pour la plupart d’entre eux, qui volent à chaque vassal le vêtement qu’ils désirent lorsque celui-ci vient chez eux sous le prétexte de taglie [tailles] ».Selon P-M. Arrighi et O. Jehasse (Histoire de la Corse et des Corse), les seigneurs vivent à peine mieux que les autres habitants – mais leur niveau de vie, même modeste, est procuré par les prélèvements forcés effectués sur les paysans.

                                                                                * Notation curieuse : les vêtements blancs étaient sans doute moins coûteux que les vêtements teints. La notation indique donc la « pauvreté » des féodaux, qui ici s’emparent même des vêtements de leurs vassaux ! Mais la pauvreté (relative) n’exclut pas la prédation.

 

Pour le représentant des populations des trois pievi, les seigneurs sont « des loups vêtus de la laine des brebis ».

L’évêque d’Ajaccio, Giulio Giustiniani, prend la défense des paysans et décrit ainsi les féodaux :  ce sont des loups, « dans tout autre Etat, ils seraient pendus ». De nombreux prêtres assistent aux réunions des vassaux et encouragent plus ou moins clairement la rébellion.

 

 

lot

Mgr Giulio Giustiniani (1543 ? -1616), évêque d'Ajaccio, fut le défenseur des paysans contre les seigneurs du Sud de la Corse.

Portrait dans l'ouvrage de Carlo Fabrizio.Giustiniani, Vita di Monsignor Giulio Giustiniani, vescovo di Ajaccio, publié à Rome en 1667.

Site de vente aux enchères De Baecque.

https://www.debaecque.fr/lot/104750/12748040

 

 

 

Chaque camp porte ses réclamations devant l’autorité génoise, qui finit par rendre en 1613 un avis favorable aux seigneurs, tout en apportant un ajustement au montant de la taille. Mais les vassaux maintiennent leur refus de payer la taille. Les seigneurs d’Istria, menacés, se réfugient à Ajaccio. Il semble pourtant qu’en 1614 l’autorité génoise donne partiellement satisfaction aux vassaux d’Istria (il est probable que les Génois traitent séparément chaque conflit dans les trois seigneuries concernées) -  mais l’accord ne sera peut-être mis pratiquement en vigueur qu’après ? Cet accord  explique peut-être que les violences qui vont culminer en 1615 épargnent les d’Istria.

 

 

 

APOGÉE DE LA VIOLENCE

 

 

En 1615, les seigneurs décident (avec leurs hommes de main) de se faire payer par la force les sommes dues depuis plusieurs années. Leur tentative met le feu aux poudres : la révolte prend l’aspect d’une jaquerie qui culmine en août 1615, où plusieurs membres de la famille seigneuriale des Bozzi sont massacrés, dont au moins une femme enceinte.

Le pouvoir génois doit intervenir ; une force de 2000 soldats est dirigée sur les pievi révoltées -  les villageois qui ont participé aux troubles prennent le maquis. Les autorités parviennent à capturer quelques dizaines d’individus dont plusieurs sont condamnés à mort ou aux galères. Mais ne parvenant pas à s’emparer des autres, le pouvoir génois a recours à une amnistie déguisée : les fugitifs reçoivent licence de s’embarquer pour la « Terre-ferme » (la côte ligure) – c’était une solution assez commune à l’époque génoise, les délinquants corses étaient embarqués pour le continent et les délinquants génois pour la Corse, et le plus curieux, car il fallait bien leur donner des moyens d’existence de peur qu’ils se livrent au brigandage, c’est qu’on leur offrait souvent de s’engager dans les forces de l’ordre…

Pendant ce temps l’évêque Giustiniani est mis en cause par le gouverneur génois comme ayant favorisé les troubles ; il est sommé de venir s’expliquer à Rome.  Epuisé et ébranlé par sa mise en cause,  il meurt en arrivant à Livourne en 1616.  Cinq ans après son corps est rapatrié en Corse où ses obsèques à Ajaccio prennent une allure triomphale, la population le considérant comme un saint.

Il est probable que l’agitation dure encore jusqu’en 1617 de façon atténuée.

Gênes s’efforce de pacifier les relations entre les seigneurs et la population : des traités de paix sont signés entre les seigneurs set les communautés d’habitants. La République rachète aussi la seigneurie d’Ornano et les droits subsistants des Bozzi. Le pouvoir des seigneurs, là où il existe encore (chez les d’Istria), est réduit (mais non aboli) : « Seul subsiste jusqu’au XViiième siècle le fief d’Istria où fonctionne un régime féodal atténué par l’ingérence du suzerain [Gênes] En 1614 les vassaux d’Istria ont obtenu de substituer une taxe en numéraire à la redevance sur les récoltes ; les corvées ont été supprimées, les aides [taxes dues au seigneur dans des cas précis] limitées ; les seigneurs ont perdu le droit de juger directement : à Olmeto, un lieutenant nommé par eux rend la justice en leur nom pour tout le fief , avec possibilité d’appel aux instances de la République ». Le fief d’Istria fonctionne sous le contrôle tatillon de l’administration génoise qui, en cas de conflit, donne fréquemment raison aux vassaux.

(Histoire de la Corse, sous la dir. de Paul Arrighi,et Antoine Olivesi, éd. 1990, chapitre La Paix génoise de F. Ettori)

 

 

DES SEIGNEURS PROCHES DES MAFIEUX SELON R. COLONNA D’ISTRIA

 

 

On peut observer qu’à cette époque, le régime seigneurial corse est devenu (s’il ne l’a pas toujours été) essentiellement parasitaire : les seigneurs exigent des paiements qui n’ont plus de contrepartie – sauf peut-être l’administration de la justice, mais même celle-ci est sujette à caution car – on peut le supposer -  rendue de façon à apporter des avantages aux seigneurs (perception des amendes, remises de peine ou sentences favorables contre paiement) ou peu objective (sentences défavorables pour ceux qui ne sont pas bien vus des seigneurs).

Si on revient au livre de Robert Colonna d’Istria, Une famille corse (voir première partie), la description du caractère parasitaire du régime seigneurial apparait clairement. La pratique des seigneurs (dont évidemment les d’Istria) s’apparente fréquemment (sinon généralement) à de l’extorsion.

Ainsi, R. Colonna d’Istria explique que la taille (l’impôt direct), fixée par le régime génois  à 20 soldi par « feu » (par foyer fiscal)* est payée au seigneur dans les fiefs,  partie en argent, partie en nature (sous forme de  bacini** de blé) Mais ce mode de paiement  donne d'abord lieu à des trafics sur la  taille du bacinu qui est plus forte dans les fiefs qu’ailleurs.

                                                                       * Puis la taille sera majorée par Gênes d’encore 20 soldi « à titre provisoire » – en fait permanent.

                                                                       ** Le bacinu est une unité de mesure utilisée notamment pour les céréales, équivalent à environ 10 kgs (Graziani, La Corse génoise) ou selon d’autres sources, de 7 à 10 kgs.

 

De plus, le prix du bacinu de blé ayant fortement enchéri, le paiement équivaut dans les fiefs (notamment d’Istria) à 134 soldi contre 20 soldi payés ailleurs par ceux qui relèvent directement du pouvoir génois. R. Colonna d’Istria parle ainsi d’une charge alourdie « jusqu’aux limites de l’insupportable » grâce à divers tours de passe-passe.*

                                                                                 * Pour les pauvres, la période est catastrophique, pour les « rois du prélèvement » (dont les seigneurs, mais pas eux seulement), au contraire, c’est une période bénie, souligne A.-M. Graziani, dans La Corse génoise.     

 

Il existe selon R. Colonna d’Istria, une « autre pratique « fiscale » contestée, l'accatto, taxe prélevée par le seigneur en échange d'une protection ; en langage contemporain on pourrait traduire ce mot par « racket ». 

L’auteur indique avec ironie que « les gens sont enchantés de faire des cadeaux aux puissants, pour s'en faire bien voir et obtenir leur protection », mais que « La différence entre le don spontané et l'exaction pure et simple, est mince. »

« Tout était prétexte à réclamer l'accatto, ou à « suggérer fortement » aux vassaux de faire un don de cet ordre » pour des motifs plus ou moins valables. D’ailleurs le pouvoir génois prendra des mesures contre le versement de l'accatto.

R. Colonna d’Istria fait le lien spontanément avec des pratiques mafieuses : « La Mafia, les gangsters organisés, au XXe siècle, n'ont rien inventé ».

Enfin, légalement, les seigneurs prennent des intérêts de retard en cas de versement incomplet – ce que R. Colonna d’Isria compare aux frais et agios des banques actuelles en soulignant que « les pauvres ont toujours tort d’être pauvres ».

 

 

MAIS FINALEMENT, DES SEIGNEURS MAL JUGÉS PAR LA POSTÉRITÉ : TOUT LE MONDE SE PLAINT TOUJOURS DU POUVOIR…

 

 

Dès lors on peut être surpris, après une description aussi peu flatteuse des pratiques seigneuriales – et notamment dans le fief d’Istria où le montant de la taille semble avoir battu des records – que l’auteur essaie ensuite de « noyer le poisson » en indiquant que le pouvoir entraîne toujours des dérives (« il est dans la nature des choses que ceux exercent le pouvoir aient tendance à le faire à leur avantage »), que de toutes façons les administrés trouvent toujours à critiquer ...

Que la justice parfaite n’existe pas (et qu’aucun reproche n’a jamais été adressé à la justice seigneuriale des d’Istria !).

Que les citoyens, dans nos sociétés contemporaines, préfèrent relever d’une administration anonyme mais finalement plus coûteuse, que de l’administration personnifiée par des gens qu’on connait et dont on voit les défauts (au passage, on se souvient que les Corses assujettis directement à Gênes payaient moins de taille que ceux relevant de seigneuries, ce qui contredit quelque peu l’assertion de l’auteur sur le caractère finalement indolore (relativement) de la fiscalité seigneuriale – par ailleurs qualifiée par lui, et  contradictoirement, d’insupportable).

Enfin, il écrit que tout régime a ses avantages et ses inconvénients et que l’intérêt d’un régime politique est après tout, d’offrir un cadre connu et rassurant (même s’il exige des paiements sans contrepartie, apparemment !).

Dans l’épisode des révoltes de 1611-1615, l’auteur signale l’action du clergé hostile aux seigneuries et parait reprendre à son compte les reproches adressés par le pouvoir génois à l’évêque Giustiniani d’avoir encouragé les révoltés. Le « lanceur d’alerte », en termes actuels, serait donc responsable des troubles et non les agissements des seigneurs ...

Fidélité familiale, incontestablement, chez l’auteur, mais contradiction, car après avoir décrit ses ancêtres (et les autres seigneurs) comme des quasi-mafieux, il les exonère finalement de tout reproche trop grave au motif qu’on a toujours quelque chose à reprocher au pouvoir, quel qu’il soit !

On peut aussi relever la remarque de l‘auteur que dans les grandes familles, les débuts sont souvent répréhensibles : « Ce qui relève d'une problématique très ordinaire, celle des fondateurs : les débuts sont parfois chaotiques. Il y a souvent un notaire guère scrupuleux, un homme d'affaires culotté, un coup d'État, de la violence, en somme un mauvais moment à passer. Le tout, après cela, est de pouvoir durer assez longtemps pour le faire oublier ».

Mais en l’occurrence, qu’il s’agisse des débuts ou de la fin du régime seigneurial, il semble bien que les comportements répréhensibles ont été une constante, depuis les homicides signalés par le pape, les rapines signalées par l’envoyé du duc de Milan ou les prélèvements sans contrepartie réelle des derniers seigneurs.

 

 

DES « PREUX CHEVALIERS » SPÉCIALISTES DE LA PRÉDATION

 

 

On peut donc sourire quand l’auteur écrit à propos de sa famille : « Parviendra-ton jamais, au temps du capitalisme triomphant, à oublier nos rêves de preux chevaliers ? », et qu’en même temps, il décrit dans les derniers temps de l’existence des seigneuries, les pratiques des virtuoses de l’accatto, des spécialistes des bacini à « mesure pleine » et autres « tours de passe-passe ».

Assurément, la comparaison avec le système mafieux achoppe (au moins) sur un point : les revenus que les mafieux tirent de leur emprise sur la société civile leur permettent – en bonne logique – de vivre largement et d’engranger même des revenus considérables (cf. le livre de Follorou)* – alors que la pression fiscale des seigneurs leur permettait de vivoter – mais cette considération ne met pas en cause le caractère parasitaire de leurs prélèvements dans une société de la rareté.

                                                                                          * Follorou parle d’ « afflux d’argent », de truands qui dépensent sans compter, mènent la belle vie, s’étonnent même d’obtenir des bénéfices aussi fructueux : « c’est comme un tsunami ! ».

 

R. Colonna d’Istria parait persuadé que les historiens font un « mauvais procès » aux seigneurs corses – comme s’il s’agissait d’opposer une idéologie à une autre et notamment l’idéologie victorieuse (républicaine, démocratique) à l’idéologie vaincue (aristocratique). Sa tendance est donc de présenter les pratiques seigneuriales dans ce qu’elles avaient de pernicieux, comme une « dérive », un aspect accessoire d’une réalité bien plus favorable. Mais l’histoire n’a pas pour objet (quoique …) de distribuer des bons points mais de décrire le passé tel qu’il a été. On sait bien que « tous les régimes ont des défauts », mais ce n’est pas une raison pour minimiser les défauts (réels) d’un régime au profit de ses qualités (surtout si elles sont largement imaginaires).

 

 

 

FAIS-TOI HONNEUR

 

 

Selon R. Colonna d’ Istria, lorsqu’un jeune Corse, autrefois, quittait le nid familial pour vivre sa vie, notamment sur « le continent », le souhait que sa famille  lui exprimait, au moment du départ, était  « Fais-toi honneur ».

Pour l’auteur, ce souhait n’est plus d’actualité et si on souhaite quelque chose aujourd’hui à celui qui part, c’est « enrichis-toi le plus possible, le plus vite possible».

L’auteur parle (après d’autres) de l’honneur comme du dieu des sociétés méditerranéennes* et en particulier de la Corse –  mais il considère que ce dieu n’est quasiment plus honoré de nos jours.

                                                                                             * Pas que des sociétés méditerranéennes. On peut rappeler que les signataires de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis de 1776 écrivent, à la fin de celle-ci :  « pleins d'une ferme confiance dans la protection de la divine Providence, nous engageons mutuellement au soutien de cette Déclaration, nos vies, nos fortunes et notre bien le plus sacré, l'honneur. » En revanche on a fait observer que le mot « honneur » est absent de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen française de 1789 (et – sauf erreur - de n’importe quel autre texte de la tradition républicaine française). Evidemment, les conceptions ou manifestations de l’honneur peuvent considérablement varier selon les civilisations et les périodes historiques.

 

Mais nous pensons qu’il se fait une conception restrictive de l’honneur, dans laquelle l’honneur s’opposerait à la richesse. Il nous semble que lorsqu’on souhaitait à quelqu’un de « se faire honneur », l’idée de richesse était incluse dans ce souhait. Se faire honneur, c’était réussir, devenir quelqu’un et donc, au moins en partie, accéder à l’aisance sinon à la richesse. Cette réussite devait rejaillir sur le restant de la famille, en accroître le prestige et la considération : il est probable que le souhait prenait souvent la forme : «  fais-nous honneur ».

Car l’honneur sans la richesse, c’est pain sans beurre ou sans confiture.

Mettons à part les réussites qui sont  le résultat de concours de circonstances exceptionnels : il n’est pas donné à tout le monde de devenir  Elon Musk ou Bill Gates. Mais réussir dans la vie – devenir par exemple un avocat ou un chirurgien réputé, est inséparable de l’accès à une forme de prospérité matérielle qui a toujours été le souhait sous-jacent des Corses (et de beaucoup d’autres !). 

Inutile de dire que ce souhait est bien des fois resté lettre morte. Mais opposer la société où on souhaitait « fais-toi honneur » et la société où on souhaite de s’enrichir ne semble pas fondé. Il n’y a jamais eu d’opposition véritable entre ces valeurs, l’opposition est seulement dans l’expression plus crue, plus directe, du désir d’enrichissement, dans notre société, qui n’a plus recours au masque de l’honneur.

Bien entendu, l’honneur dans la conception qu’en avaient les sociétés anciennes, s’il n’excluait pas la richesse (bien au contraire), ne se réduisait pas à celle-ci. Il comportait la notion de fierté ou d’orgueil, dans une dimension essentiellement collective, familiale comme on l’a vu, mais qui pouvait aussi s'étendre  à une population entière (à la « race » comme on disait volontiers). En ce sens, faire honneur, c’était apporter à une population des motifs de fierté.

 

 

 

BONAPARTE NOUS A FAIT DU MAL, MAIS IL NOUS A FAIT HONNEUR

 

 

Ainsi, dans ses Voyages en Corse, à l'Ile d'Elbe, et en Sardaigne, 1837, l’écrivain et voyageur Valéry* mentionne qu’il a rencontré pendant son séjour en Corse, près de la plage de Girolata (tandis que brûlent les feux de maquis allumés par les paysans), un « bandit » qui avait pris le maquis à la suite d’une affaire de vendetta ; cet homme « ne manquait point d’impartialité dans ses jugements ; il avait cela de commun avec ses autres compatriotes. Notre entretien étant tombé sur Napoléon, je m’étonnais du peu d’améliorations qu’il avait opérées en Corse (…), du despotisme de Morand**, de la suspension du jury, de ce que dans le testament de Napoléon où se trouvent tant de dispositions diverses et quelques-unes si futiles, il n’ y avait ni un souvenir ni une obole pour son indigente patrie.  B. me dit ce mot que je trouve très beau : Bonaparte ne nous a fait que du mal, mais il nous a fait honneur ».

                                                                                                           * De son vrai nom Antoine Claude Pasquin, conservateur de musée, auteur de récits de voyages et d’ouvrages sur l’art ; son nom d’écrivain est sans lien avec la famille d’origine corse Valéry (qui a donné notamment un armateur qui fut titré comte au 19ème siècle), à laquelle appartenait l’écrivain Paul Valéry. Critique envers Napoléon, Valéry-Pasquin est en revanche très élogieux pour Pascal Paoli : « J’aime à m’étendre, à revenir sur Paoli, sur ce caractère digne de Plutarque, mélange heureux de vertus antiques et d’idées nouvelles. Malgré la renommée de Napoléon, Paoli est resté le héros national, l’ homme de la Corse. Napoléon n’est que l’homme du monde. »

                                                                                                          ** Le général Morand, nommé administrateur supérieur de la Corse par Napoléon entre 1802 et 1811, cumulant les pouvoirs civils et militaires, est resté célèbre par sa politique de répression féroce et presque paranoïaque (exécutions sommaires, emprisonnements, destructions d’habitations) qui culmine dans l’arrestation de toute la population masculine du village d’Isolaccio di Fiumorbo (1808) suivie de l’exécution de quelques uns d’entre eux et l’envoi dans des prisons en Provence d’environ 160 autres qui mourront en détention dans les mois ou années suivantes : aucun ne reviendra en Corse. Le nom de Morand est resté en exécration en Corse.

 

 s-l1600

Carte ancienne italienne, Italie centrale, Sardaigne et Corse, 1914.

Vente e-Bay

 

 

 

 

CONCLUSION

 

DÉBATS, ASSASSINATS, UNE ROUTINE CORSE

 

 

La Corse, à elle seule, peut-elle lutter contre l’emprise mafieuse ? On lisait récemment dans la presse locale qu’un débat consacré au système mafieux devait être organisé à l’Assemblée de Corse en novembre 2022* (sur la demande d’un élu nationaliste de gauche de Core in fronte). Que peut-il sortir de concret de ce débat, sinon un énième constat ?

                                                                                                        * Système mafieux en Corse: une session dédiée mi-novembre à l'Assemblée, Corse-Matin, 27 octobre 2022 https://www.corsematin.com/articles/systeme-mafieux-en-corse-une-session-dediee-mi-novembre-a-lassemblee-132823

 

Au même moment, on apprenait un nouvel assassinat – la victime avait  déjà échappé à une tentative d’assassinat en 2018 – selon les enquêteurs, cette tentative aurait été en lien avec un double meurtre en 2017 à l’ l’aéroport de Bastia-Poretta, dans le cadre de règlements de comptes entre  deux factions rivales issues de la bande de la Brise de mer.

Ces assassinats ne sont que la partie émergée de l’iceberg : soit conséquence inévitable  des luttes d’influence  entre mafieux, soit violence ciblée à l’égard d’acteurs de la société civile pour rappeler ce qu’il en coûte de ne pas se plier aux règles du système mafieux ou de ne pas respecter ses engagements.

 

 Scène de crime à Vescovato en octobre 2022.

Photo Raphael Poletti. Corse-Matin, article du 26 octobre 2022.

https://www.corsematin.com

 

 

 

 

UNE SOCIÉTÉ COMPLICE OU RÉSIGNÉE ?

 

 

Follorou parle d’inversion (ou inversement) des valeurs pour la séduction qui s’exerce sur une partie de l’opinion (notamment de la jeunesse) corse pour le mode de vie des mafieux : « Le mafieux est souvent présenté comme «  un acteur à part entière » de la société, il «  est vu comme une figure positive » (https://www.corsematin.com/articles/interview-jacques-follorou-journaliste-au-monde-lemprise-mafieuse-en-corse-est-un-cas-decole-126924).

La société corse serait donc – en partie – complice du mal qui la ronge – ou du moins, faute d’autre solution, s’y adapte.  Ce constat semble justifier les imprécations des continentaux qui voient dans le grand banditisme, le clanisme, le nationalisme, sans trop distinguer entre eux, des phénomènes convergents qui autorisent à dénigrer la Corse comme une exception nuisible, comme si dans la capitale française même, sous les yeux des autorités dépassées, trafics et violences ne s’étalaient pas au grand jour, ou comme si la mafia marocaine ne faisait pas trembler la Belgique ou les Pays-Bas d’une façon bien plus terrifiante que l’action de la mafia corse*

                                                                                   * Drogue : comment la Mocro Maffia sème la terreur aux Pays-Bas et en Belgique, France TV info, 30 octobre 2022, https://www.francetvinfo.fr/societe/drogue/drogue-comment-la-mocro-maffia-seme-la-terreur-aux-pays-bas-et-en-belgique_5448925.html

 

 

 

UNE CONTINUITÉ HISTORIQUE ?

 

 

Entre la Corse des féodaux et celle des malfrats, il existe des points communs comme on l’a vu. Historiquement, les féodaux, que ce soit à leur époque de quasi-souveraineté ou par la suite, lorsqu’ils n’avaient plus qu’un pouvoir résiduel toléré par Gênes, ont pu agir par persuasion ou par force pour détourner à leur profit une part des richesses produites sur le territoire qu’ils contrôlaient. Comme chez les féodaux, le pouvoir des chefs de bande est souvent fondé sur la succession dans la même famille.

Est-ce exagéré de dire que la féodalité corse peut être comparée à ce que Follorou appelle la «  prédation organisée et systématique des richesses de l'île » par les  mafieux ?

Certes, la différence avec le système mafieux était que la féodalité représentait le pouvoir « légal » auto-proclamé ou autorisé par le souverain, et que le prélèvement sur les richesses était  - théoriquement – la contrepartie de services rendus à la communauté, une justification de moins en moins vraie dans le temps.

Il n’est pas jusqu’à l’honneur qui ne puisse pas être mobilisé au service des mafieux (après tout, en Sicile, un des surnoms des mafieux est uomo (pluriel : uomini) d’onore, homme d’honneur) : acquérir puissance, richesse et reconnaissance sociale (encore qu'un peu réticente) par des moyens délictueux, pour beaucoup, c'est « se faire honneur ».

 

Pourtant nous avons trop le sens des différences historiques pour considérer comme des phénomènes similaires  la féodalité corse et l’emprise de la mafia (ou du crime organisé) sur la Corse, ou de  les considérer sans restriction dans un rapport de continuité, comme  une caractéristique de civilisation (une sorte d’invariant comme disent les historiens)*, d’autant que la féodalité a existé partout en Europe (mais en Corse, faute de présenter l’aspect culturel et moral qu’elle avait généralement ailleurs, l’aspect de « prédation » du système féodal a été moins masqué, plus brutal, à notre sens).

                                                                                                         * C’est une idée similaire qu’exprime l’article de compte-rendu du livre de Follorou dans Le Journal de la Corse,  que nous citons plus haut.

 

En dépit de ces réserves, il nous a semblé utile d’attirer l’attention sur les comparaisons, mêmes limitées, qu’on peut faire entre deux périodes aussi éloignées de l’histoire de notre île.

 

 

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
Publicité
Archives
Publicité