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Le comte Lanza vous salue bien
17 janvier 2023

LES BRONZES DU BÉNIN : COLONIALISME, REPENTANCE ET RESTITUTION PARTIE 1

 

 

LES BRONZES DU BÉNIN : COLONIALISME, REPENTANCE ET RESTITUTION

 

PARTIE 1

 

 

 

[ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ] 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis quelques années, il est fortement question de rapatrier dans leur pays d’origine les objets d’art saisis par les colonisateurs européens qui se trouvent actuellement soit dans des musées, soit dans des collections privées en Occident*.

                                                                                               * Dans le cas de l’Afrique, seuls des pays européens ont participé à la colonisation, mais les demandes de restitution peuvent concerner les objets qui sont arrivés aux Etats-Unis par suite de ventes. De plus, les Etats-Unis et le Japon ont aussi participé à des campagnes coloniales dans leur sphère d’influence.

 

Parmi ces objets d’art (qui dans leur civilisation d’origine, étaient souvent des objets de culte ou des « regalia » - symboles du pouvoir des monarques locaux* -  ou encore des éléments du décor des palais des rois), se trouvent les objets connus sous le nom générique de « bronzes du Bénin ».

                                                                                                        * C’est pourquoi on utilise souvent le terme « artefact » (objet fabriqué par l’homme, anglicisme) plutôt qu’objet d’art, pour tenir compte de la vocation originelle des objets.

 

Initialement pillés ou volés (selon les termes généralement utilisés dans la presse actuelle) par une force expéditionnaire britannique en 1897, ces objets ont fini par se retrouver dans des pays comme l’Allemagne ou les Etats-Unis, mais un grand nombre se trouve toujours en Grande-Bretagne.

Dans plusieurs pays, leur restitution a commencé. Elle semble presque aller de soi, tant il est admis que les objets pillés par les Européens doivent être restitués à leurs légitimes propriétaires.

Dans les articles de presse, il ne fait aucun doute que la présence des objets concernés dans les pays occidentaux (ou « du Nord ») est le résultat de vols et de pillages : « Bronzes du Bénin : l'Allemagne restitue des objets pillés au Nigeria », BBC, 20 décembre 2022. « Volés pendant l'ère coloniale, les bronzes du Bénin comptent parmi les œuvres de l'art africain les plus réputées » (Le Figaro, septembre 2022) « Pillage. Bronzes du Bénin : Hambourg rappelé à son passé colonial. La ville portuaire allemande restitue au Nigeria ce vendredi trois statues de l’ancien royaume du Bénin pillées par les colons britanniques » (Libération, décembre 2022).

On pourrait multiplier sans peine les citations, qui sont généralement accompagnées de considérations moralisatrices.

Tout est-il vraiment si simple ?

 

 

LE ROYAUME DU BÉNIN

 

 

Pour comprendre l’enchainement de circonstances qui explique la présence dans des musées et collections occidentales d’un très grand nombre d’objets originaires du Bénin, il faut remonter à la fin du 19ème siècle.

L’Afrique de cette époque était déjà largement colonisée par les diverses puissances européennes. La colonisation s’était accélérée depuis la conférence de Berlin (1884-5) donnant lieu à ce qu’on a appelé en anglais the scramble for Africa (la ruée sur l’Afrique). Pourtant des territoires indépendants existaient encore à la fin du 19ème siècle

L’un de ces territoires était le royaume du Bénin (ou de Bénin), qui avait été fondé au 12-13ème siècle et qui avait occupé  un espace fluctuant en Afrique de l’Ouest, à l’ouest du fleuve Niger*. A la fin du 19ème siècle ce royaume était assez  réduit par rapport à l’extension qu’il avait eue dans les siècles antérieurs.

                                                                                            * On parle aussi d’empire pour le Bénin, plus spécialement à l’époque de sa plus grande expansion.

 

Aujourd’hui, l’ancien royaume de Bénin, tel qu’il existait à la fin du 19ème siècle, forme l'Etat d’Edo, un des Etats fédérés du Nigéria, avec Benin city comme capitale.*

                                                                                              * On signale que le royaume du Bénin est sans rapport (sinon éloigné) avec la république du Bénin, nom adopté dans les années 70 par le Dahomey, ancienne colonie française,  après son indépendance, sans doute pour rappeler qu’une partie du territoire de l’ancien Dahomey avait fait partie du grand empire de Bénin. A l’époque de la conquête coloniale française, le nom Bénin fut aussi utilisé pour ce territoire.

 

 

carte

 

 

Carte de l'ancien royaume de Bénin avec la carte de l'actuel Etat d'Edo. Cette carte pourrait correspondre au Bénin dans la première moitié du 19ème siècle (?).

Carte extraite de l'article Benin bronze: 'Looted' Nigerian sculpture returned by universityBBC, octobre 2021

https://www.bbc.com/news/uk-scotland-north-east-orkney-shetland-59063449

 

 

 

 

Les cartes disponibles du royaume du Bénin (il s’agit de reconstitutions par des  historiens) diffèrent entre elles. Celle reproduite ci-dessous montre un royaume bien plus restreint que la carte de l’Encyclopedia universalis (que nous n’avons pu reproduire) ; l’explication est probablement qu’elles ne prennent pas en compte la même période.

De plus le royaume de Bénin était fortement décentralisé (si on peut employer ce mot) et son extension n’était pas la même si on tenait compte ou non de territoires plus ou moins autonomes ou qui avaient fait sécession.

La population du royaume était principalement constituée par l’ethnie Edo. La capitale du royaume fut appelée par les Anglais Benin city (sans accent), nom qui est toujours en vigueur (et qu’on utilisera ici).* A la fin du 19ème siècle, la population était couramment appelée (notamment par les Britanniques) Bini, plus qu’Edo**.

                                                                                                 * Selon Wikipédia : Benin est la prononciation portugaise du mot itsekiri Ubinu, qui signifie « capitale, siège de la royauté » et qui désignait la capitale (plus tard appellée Benin City par les Britanniques). Le nom Ubinu vient lui-même du mot yoruba Oba, qui signifie « gouverneur » [Itsekiri, ethnie du delta du Niger, Yoruba, vaste groupe ethnique de la rive droite du Niger, réparti sur plusieurs pays actuels dont principalement le Nigéria].

                                                                                                ** On utilisera ici le mot Bini – et non Béninois, qui s’applique aux habitants de l’actuelle république du Bénin. Il existe un usage selon lequel les noms de peuples en Afrique sont invariables : par ex. les Yoruba.

 

 

GRANDEUR ET DÉCADENCE

 

On considère que l’apogée du royaume du Bénin se place au 16ème siècle, où il fit notamment en rapports commerciaux avec les Portugais. L’importance de sa participation à la traite des esclaves vers l’Amérique  a été discutée (voir plus loin) : on a probablement conclu à tort que c’est grâce aux revenus générés par le commerce des esclaves avec les trafiquants européens que le royaume a pu atteindre son maximum de puissance. Au 16ème siècle (et peut-être encore au 17 ème siècles), les dirigeants du Bénin se faisaient payer les biens qu’ils vendaient aux Européens, dont les esclaves, au moyen d’anneaux en forme de fer à cheval en cuivre, laiton ou bronze, les manillas (ou manilles), peut-être produites localement au début, mais ensuite fabriquées en Europe pour les échanges avec les Africains.

 

 

Benin,_portoghese,_XVI-XVII_sec

Plaque du Bénin représentant un guerrier portugais (16ème siècle). On voit sur le décor les fameuses manillas.

Wikipedia (english), art. Benin bronzes.

 

 

 

 

Mais dans la seconde moitié du 19ème siècle, le royaume était amputé de provinces devenues indépendantes en fait (notamment les provinces littorales, qui étaient ensuite passées sous protectorat britannique) ; son économie était chancelante, son pouvoir s’exerçait essentiellement sur la capitale et les régions avoisinantes. Pour les observateurs, le royaume du Bénin était en décadence.

 

 

L’OBA DU BÉNIN ET LES BLANCS

 

 

Depuis 1885, le delta du Niger était un protectorat britannique sous les noms successifs de Oil rivers protectorate (en raison de la production principale, l’huile de palme) puis Niger Coast protectorate (1893).

En outre, l’intérieur du bassin du Niger relevait d’une compagnie commerciale britannique dotée d’une charte (chartered company), la Royal Niger company ; anciennement  National African Company, elle avait modifié son nom quand elle avait accédé au statut de compagnie à charte en 1885. La charte (accordée par la souveraine, la reine Victoria – en fait par le gouvernement britannique) lui donnait des prérogatives de puissance publique, dont celle de lever des taxes et d’avoir une force armée, de signer des traités, et lui garantissait de façon générale le soutien du gouvernement. Elle était dirigée par Sir George Goldie, aventurier de tempérament, anticonformiste philosophiquement (il était athée et matérialiste), convaincu que le commerce et la technique apportaient la civilisation et le progrès.

Dans les années 1887-1894, les autorités britanniques avaient déjà mis fin aux petits royaumes semi-occidentalisés du roi Jaja d'Opobo et du chef Nana Olomu, au motif qu'ils entravaient la liberté du commerce en cherchant à se constituer comme des intermédiaires exclusifs (il est vrai que Nana avait attaqué des villages qui prétendaient commercer directement avec les Britanniques, sans passer par lui). Jaja et Nana avaient été expédiés en exil (Jaja, sur la route de son exil aux Antilles, eut ainsi l'honneur d'être présenté à la reine Victoria).

Les ambitions commerciales de Goldie et des autres sociétés étaient maintenant contrariées par l'oba (ou roi) du Bénin, qui exerçait son autorité et son influence sur une grande partie du bassin inférieur de la rivière Bénin

A ce moment, l’oba était Ovonramwen (ou Overami) Nogbaisi, né vers 1857, mort en 1914, qui régna de 1888 à 1897.

 

L’oba du Bénin était décrit comme un roi “divin”, représentant des dieux et demi-dieu lui-même. Supposé détenir un pouvoir magique destructeur, il était lié par une série d’interdits, Il ne pouvait sortir de son palais que deux fois par an pour des cérémonies. Les observateurs occidentaux de l’époque estimaient que l’oba, théoriquement tout-puissant, était en fait un instrument aux mains des prêtres féticheurs et des chefs (d’après  J. D. Graham, The Slave Trade, Depopulation and Human Sacrifice in Benin History, Cahiers d'Études africaines,1965).                 

L’oba avait interdit de commercer avec les Blancs. Toutefois, en 1892, les  autorités du Oil rivers protectorate avaient signé avec l’oba Ovonramwen Nogbaisi, un traité qui garantissait la liberté du commerce (et même, selon les Britanniques, plaçait le Bénin sous protectorat).

Mais il s’avéra que l’oba ne respectait pas le traité et même, selon les autorités, punissait de mort ceux qui commerçaient avec les Blancs. C’était peut-être vrai ; dans tous les cas l’oba avait voulu imposer des taxes aux intermédiaires (africains) qui achetaient les fruits du palmiste (d’où on tire l’huile de palme) et sur le refus de ceux-ci de payer les taxes, avait interdit le commerce. On peut observer que si l’oba entravait le commerce, la compagnie de Goldie avait elle-même cherché à obtenir un monopole commercial sur l’intérieur du Niger avant de se résigner à accepter la présence d’autres compagnies britanniques ou d'autres pays européens.

 

 

MAUVAISE RÉPUTATION

 

 

Par trois fois, les autorités du protectorat avaient tenté de parvenir à un accord avec l’oba sur ce qu’ils estimaient être une violation du traité, mais sans résultat, au point d’envisager une action militaire contre l’oba, projet que le Foreign office à Londres avait désapprouvé dans l’immédiat.

De plus, le royaume de Bénin avait mauvaise réputation. Il pratiquait l’esclavage sur son territoire alors que l’interdiction de l’esclavage en Afrique était placée par les puissances européennes depuis la conférence de Berlin (1884-85) au premier rang de leurs priorités – en fait c’était aussi (pas seulement) un prétexte idéal pour justifier l’intervention européenne.*

                                                                                                     * Est-il besoin de rappeler que la traite des esclaves avait été abolie dès le début du 19ème siècle par la Grande-Bretagne (les contrevenants étaient poursuivis et condamnés à de lourdes peines) ; la Grande-Bretagne avait imposé l’abolition aux autres pays européens au Congrès de Vienne, puis l’esclavage lui-même avait été aboli dans les possessions européennes (notamment les possessions britanniques en 1834, les possessions françaises en 1848, etc).

 

Enfin le Bénin avait la réputation de pratiquer les sacrifices humains.

En 1862 , le célèbre Richard Burton* visita Benin City avec l'espoir (déçu) de convaincre l'oba de mettre fin aux sacrifices humains; il décrivit l’endroit comme un lieu de barbarie gratuite qui pue la mort (« gratuitous barbarity which stinks of death ») et vit les cadavres crucifiés dans les arbres des sacrifices et partout des crânes et des corps dans divers états de décomposition.

                                                                                                 * Richard Burton (Sir, 1821-1890), explorateur, officier et diplomate, polyglotte, écrivain, de tempérament anticonformiste; considéré comme le premier Occidental à avoir réussi à entrer clandestinement à La Mecque ; il participa avec Speke  à l’expédition qui aboutit à la découverte du lac Tanganyika, puis se disputa avec Speke sur la question des sources du Nil. Il donna (entre autres productions littéraires) une traduction non expurgée des Mille et une nuits et une édition du Kamasoutra.

 

D’ailleurs le traité signé avec l’oba prévoyait sans entrer dans les détails de favoriser l’avancée de la civilisation*

                                                                                                * On peut préciser que la charte de la Royal Niger company prévoyait à la fois de respecter les coutumes des Africains mais aussi de lutter contre l’esclavage et les sacrifices humains. La devise de la compagnie figurant sur son drapeau, était les mots latins Ars, Pax, Jus qu’on peut traduire par savoir-faire (ou technique, plus que « art » au sens « beaux-arts »), paix et droit.

 

Dans l’esprit de nombre d’officiels britanniques, le royaume de l’oba était un obstacle à la civilisation (et au commerce qu’on ne distinguait pas de la civilisation).

 

 

UN VICE-CONSUL TROP ENTREPRENANT 

 

Les événements se précipitèrent avec l’arrivée d’un jeune vice-consul-général et « commissioner »* qui remplaçait le consul-général en titre parti en congé en Angleterre. Ce jeune vice-consul James Robert Phillips, juriste de formation, après avoir rencontré les représentants de la Royal Niger company, les commerçants et chefs africains voisins des territoires de l’oba, estimait que le moment était venu de mettre fin au règne de l’oba.

                                                                                    * Le titulaire était consul-général pour les territoires qui n’étaient pas sous protectorat et commissaire pour le protectorat.

 

Dans une lettre au Foreign office de novembre 1896, il demandait la permission de se rendre à Benin city en février prochain, de déposer l’oba et le remplacer par un conseil local (a native council) afin “d’ouvrir le pays”. Il supposait que la population serait heureuse d’être débarrassée de son roi et ne redoutait pas une forte opposition.

Il ajoutait qu‘une force de 250 personnes serait suffisante pour cette expédition.

Etrangement, sans attendre la réponse de Londres, Phillips monta une expédition comprenant (avec lui) 9 Blancs (dont des officiers, des administrateurs du Protectorat et des représentants de maisons de commerce), quelques agents africains du Protectorat et des traducteurs, plus un guide (environ 6 personnes) et 240 porteurs africains.*

                                                                                        * Le capitaine Alan Boisragon, commandant de la force du Niger Coast Protectorate, fut  l’un des deux survivants de l'expédition sur les 9 Blancs. Il publia à Londres son témoignage The Benin massacre, dans le cours de l’année 1897. Boisragon parle de 240 porteurs des groupes Jakri (Jekri) et Kroo. On ne voit pas bien d’où sort l’indication de l’article Wikipédia consacré à James Robert Phillips disant que selon Boisragon,  le nombre total de participants était proche de 500 ?

 

La question de savoir si l’expédition était armée a été débattue.  Est-ce que l’expédition avait pour but de mettre fin au règne de l’oba comme Phillips l’avait indiqué dans sa lettre au Foreign office, ou bien s’agissait-il de faire une dernière négociation, ce qui pourrait expliquer qu’il n’ait pas attendu la réponse de Londres ?     

Si l'expédition avait une visée offensive, il est évident qu'elle aurait dû comporter un armement complet, ce qui n’était pas le cas d’après ce qu’on sait. De plus, une telle hypothèse suppose que l'effectif présenté comme des porteurs était en fait constitué de soldats - mais alors ceux-ci auraient dû aussi servir de porteurs, ce qui ne correspondait pas aux pratiques de l'époque. Voir plus loin sur ce sujet.

Le capitaine Boiragon a déclaré que le but de l'expédition était de persuader le roi de laisser venir librement des hommes blancs à Benin city : l'action des officiels britanniques aurait alors permis de mettre fin graduellement  aux "horribles coutumes" des Bini (les sacrifices humains), car, pour espérer les supprimer d'un seul coup, il aurait fallu une expédition fortement armée. Un autre but était de demander que le commerce soit ouvert. Phillips et les autres participants pensaient qu'il existait une probabilité que leur expédition soit empêchée d'aller plus loin à partir de son entrée en territoire bini -  cet acte justifierait cette fois, avec l'aval de Londres, l'envoi d'une expédition offensive. Mais, selon Boisragon, jamais Philips et les autres n'avaient anticipé que l'expédition serait brusquement  attaquée en cours de route, après avoir reçu des assurances de bon accueil.                                     

La réponse du Foreign office au courrier de Phillips arriva en janvier 1897: toute action offensive (qui n’était pas exclue) devait être remise à une autre année. Mais Phillips ne reçut jamais cette réponse.

 

 

« THE ILL-FATED EXPEDITION » (LA MALHEUREUSE EXPÉDITION*)

                                                               * Littéralement, ill-fated signifie qui a un mauvais destin.

 

A la fin décembre 1896, l’expédition fit route vers le royaume de l’oba, d’abord par voie fluviale puis par voie de terre. Phillips avait envoyé un message à l’oba pour annoncer sa visite. L’oba fit répondre qu’il était présentement occupé par une suite de cérémonies religieuses (Igue) et qu’il verrait Phillips dans un ou deux mois.

Phillips était décidé à continuer sa route. Il pensait peut-être que durant la cérémonie religieuse il y aurait des sacrifices humains que sa présence pouvait empêcher ?* Il envoya à l'oba un message pour indiquer qu'il maintenait sa demande d'audience, pour des raisons de disponibilité. Selon Boisragon, il envoya un ou des présents à l'oba. 

                                                                                                * L’article Wikipédia affirme qu’il n’y avait pas de sacrifices humains aux cérémonies appelées Igue (ce que Phillips pouvait ignorer). Or, ces cérémonies (qui existent toujours) semblent bien avoir comporté à l’époque des sacrifices humains : voir l’article de D. A. Orobator & V. O. Aiguobarueghian, Regaining the lost heritage, Benin university,  2020 https://ichekejournal.com/wp-content/uploads/2021/06/2.-Regaining-the-Lost-Heritage-A-Critique-of-the-Revival-of-Igue-Festival-in-Benin-Nigeria.pdf

 

Finalement, l’oba lui envoya un message selon lequel il consentait à voir Phillips dans peu de jours, mais à condition de venir avec un seul accompagnateur, un chef itsekiri. Phillips ne tint pas compte des avis de prudence des informateurs africains qu’il rencontra, notamment des plus proches voisins du territoire bini. 

A son entrée en territoire bini, Phillips et ses partenaires furent accueillis amicalement par des chefs et des prêtres, bien que certaines circonstances auraient dû les rendre méfiants, au témoignage de Boisragon. 

En effet, les conseillers de l’oba se persuadèrent que les intentions de l’expédition anglaise étaient hostiles (d'autant qu'ils connaissaient forcément les prédédents cas où les Britanniques avaient forcé des rois comme  Jaja et Nana à céder leurs territoires aux colonisateurs) et (pour autant qu'on sache) décidèrent de passer à l'action malgré les réticences de l'oba. Le 4 janvier 1897, l’expédition fut brusquement attaquée sur la route de Gwatto (ou Gwato) à Benin city.  Boiragon raconte qu'après les premiers tirs des assaillants, il courut pour essayer de chercher son revolver dans les bagages, tandis que « le pauvre vieux Phillips, pour une raison connue de lui seul, criait : Pas de revolvers, gentlemen ! ». L'instant d'après, Phillips était mort et la  plupart des membres de l'expédition furent massacrés dans l'espace de quelques minutes. 

On peut penser que quelques uns des porteurs et peut-être trois ou quatre Blancs furent faits prisonniers et massacrés ensuite (voir plus loin).

 Seuls deux Blancs (Boiragon et Locke) parvinrent à s’échapper, plus ou moins sérieusement blessés, et un nombre réduit de porteurs noirs*.

                                                                                      * Selon Boisragon, seuls 15 Kroo (des travailleurs fixés dans le delta du Niger mais venus d’ailleurs) et environ 40 Jakri parvinrent à s’échapper.

 

En l’espace d’une semaine, la nouvelle de ce qu’on appela « le massacre du Bénin » parvint à Londres, qui décida d’organiser une expédition punitive. Ainsi que le déclara le consul-général Moor (le supérieur de Phillips), il fallait montrer aux rois africains et aux juju men (prêtres et sorciers) « that white men cannot be killed with impunity, and that human sacrifices, with the oppression of the weak and poor, must cease » (qu’on ne pouvait pas tuer impunément des hommes blancs et que les sacrifices humains, ainsi que l’oppression des pauvres et des faibles, devait cesser)*.

                                                                   * Ces phrases datent d'après l'organisation de l'expédition punitive, à laquelle Moor, revenu d'Angleterre en urgence, participa.

 

La nouvelle du massacre se répandit évidemment dans le monde occidental, suscitant l'émotion. Ainsi le New York Times du 22 janvier 1897 titre : « Le massacre près de Benin [city]. Détails du meurtre de l'expédition britannique. Les membres étaient sans armes (unarmed) dans un pays sauvage, ils ont été pris dans une embuscade et tués sans pitié (without mercy).»

 

 beninmassacre00bois_0014

Carte de la région de la rivière Benin. La façon la plus simple d'arriiver à Benin city était de remonter la rivière Bénin, puis un creek jusqu'à Gwato, puis de continuer par voie terrestre. La carte indique le lieu du massacre à  Egoru, sur la route de Gwato à Benin city (en haut, pointillés et indication : scene of masacre). La capitale du Bénin est désignée comme Ubini (entre parenthèses Benin city).

Carte dans le livre de A. Boisragon, The Benin massacre, 1897.

 

 

benin massacre

 L'attaque de l'expédition Phillips le 4 janvier 1897.

Les membres de l'expédition, désarmés, essaient de se frayer un chemin sous les tirs de leurs agresseurs embusqués dans la forêt.

Journal The Graphic du 20 mars 1897  - la légende supérieure précise : Le massacre du Bénin, d'après les documents fournis par Mr. Locke, un des survivants.

Site Prints and Ephemera https://www.printsandephemera.com/ourshop/prod_7400071-The-Benin-Massacre-1897.html

 

 

 

 

L’EXPÉDITION PUNITIVE

 

 

Dès le 9 février 1897, une force expéditionnaire formée d’environ 1200 hommes (Royal Marines, marins des équipages et troupes africaines du protectorat de la Niger Coast), accompagnée de nombreux porteurs,  pénétra dans le royaume de Bénin sous le commandement du  contre-amiral Sir Harry Rawson (chef de la station de la Royal navy du Cap de Bonne Espérance).

Après 10 jours de marche en combattant, l’expédition punitive, divisée en trois colonnes, parvint à Benin City. L’une des colonnes sur son chemin, avait retrouvé le lieu du massacre de l’expédition Phillips, avec des corps décapités.

Le 18 février l’expédition prit possession de Benin city,

Selon les rapports officiels, 8 membres de l’expédition punitive furent tués dans les combats (3 noirs et 5 blancs) plus quelques décès du fait du climat (des blancs seuls) ou par accident (rapport du contre-amiral Rawson), mais aucune estimation du nombre de victimes parmi les combattants du Bénin et la population civile n’existe – néanmoins on indique généralement qu’elles furent élevées (?).

Les bâtiments de Benin city furent pillés et notamment les plaques ornementales et les statues en métal (bronze ou laiton), les objets en ivoire. Beaucoup de bâtiments furent brûlés soit intentionnellement soit lors d’un incendie qui s’étendit à toute la ville le 21 février – même si on a dit que l’incendie était accidentel.

 

 

the-fight-at-ologbo_orig

 Un combat de l'expédition punitive. Une mitrailleuse en action. Peu probable que sous les tirs, l'officier se soit tenu tranquillement debout, alors que ses hommes sont couchés ...

Site The Benin expeditionbeninexpedition120yearson.weebly.com

 

 

Looted_objects_from_the_Benin_Punative_Raid,_1897

Soldats britanniques après la prise de Benin city, posant avec des objets saisis dans la ville.

 Wikipédia.

 

 

L’oba qui avait quitté Benin city avant la prise de la ville, se rendit quelques mois après avec son entourage. Dans l'immédiat, l'officier britannique qui reçut sa soumission lui signifia qu'il était déposé.

Le médecin militaire Roth qui a laissé un récit de ces événements, décrit le roi comme un bel homme d'une considérable intelligence (fine man of considerable intelligence) et note qu'il était accompagné par 20 de ses femmes, avec de beaux visages et des chignons magnifiquement arrangés, bien différentes des femmes Bini qu'il avait vu jusque là ...

Un tribunal présidé ou du moins supervisé par le consul général Moor, assisté d'officiers britanniques, se réunit quelque temps après pour juger les responsables du massacre; il était formé par les membres du nouveau conseil indigène (native council) et par 60 chefs du Bénin. Ce tribunal était supposé juger selon les règles indigènes et non selon les règles des Blancs, comme le déclara Moor, mais on a dit (ensuite) qu’il ne respectait pas les droits de la défense et qu’il était tout autant irrégulier selon les règles occidentales que selon les règles du Bénin.*

                                                                                            * Mais est-ce que les règles indigènes prévoyaient, par exemple, des avocats ?

 

Moor précisa que le tribunal n’avait pas pour but de juger ceux qui avaient combattu contre l’expédition punitive, car il était juste de combattre pour son pays, mais seulement les responsables du massacre de la mission pacifique de Phillips. Il ajouta qu'il comprenait les craintes des conseillers de l'oba en apprenant l'arrivée de Phillips, mais que rien ne justifiait le massacre d'une troupe désarmée.

Après quelques jours de débats (palaver, palabres), six chefs furent jugés coupables :  l'un était en fuite, un autre était mort durant le procès probablement en raison de l’émotion. Un autre se suicida avant son exécution. Deux furent exécutés. enfin l'un fut grâcié car trop jeune.*

                                                                                                                                                              * On trouve un compte-rendu du procès sur le site The Benin expedition https://beninexpedition120yearson.weebly.com/about.html . Ce site nigérian a été conçu en 2017 pour le 120ème anniversaire de l'expédition. Il comprend de nombreux documents et textes. Son point de vue est très défavorable aux Britanniques. Le compte-rendu du procès figurant sur le site est extrait du livre The Great Benin de H. L. Roth, 1903. 

 

Bien que les Britanniques aient principalement mis l’accent sur la mort des « chefs blancs », le procès jugea les suspects pour le meurtre des hommes blancs et des porteurs des groupes ethniques Jekri et Kroo (ou Kru), en se référant généralement à la « troupe de Phillips » (Phillips' party).

                                                                                                                      * « ... the court found that Obaiuwana, Olgobosheri, Obadesagbo, Usu, Obahawaie, and Ugiagbe were all guilty of the murder of Phillips' party on the Gwato road on the 4th January, 1897».

 

L’oba lui-même ne fut pas inquiété, car les dépositions montraient qu'il n'était pour rien dans le massacre de l’expédition Phillips*. Toutefois Moor indiqua que son pouvoir devait être réduit et que l'autorité qui lui serait laissée dépendait de son comportement ultérieur.

                                                                                                          * Graham (art. cité) écrit que le peu d’autorité de l’oba par rapport à son entourage fut mis en évidence à son procès où il apparut clairement qu’il avait essayé d’empêcher le massacre de la colonne Phillips, mais son intervention avait été ignorée par ses puissants chefs.

 

 

DÉPOSITION ET EXIL DE L'OBA

 

 

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L’oba Ovonramwen, sur le yacht Ivy de la Royal Niger company, pendant le voyage vers Calabar, son lieu d'exil. Il est  gardé par des soldats du Niger Coast Protectorate. Selon le site Revealing History, la photo (© The Whitworth Art Gallery, The University of Manchester) aurait été prise par un photographe africain, J. A. Green, qui avait un studio à Calabar. http://revealinghistories.org.uk/colonialism-and-the-expansion-of-empires/objects/ovonramwen-oba-of-benin.html

Photo reproduite à partir de l'article The man who returned his grandfather’s looted art, BBC, 2015

https://www.bbc.com/news/magazine-31605284

 

 

 

L’intention première du consul-général Moor avait été d’emmener l’oba « en voyage » pendant environ un an, avec quelques chefs, sans oublier les épouses des uns et des autres, afin de montrer aux dignitaires du Bénin comment certains territoires sous protectorat britannique étaient administrés. Au lieu de répondre à cette proposition, l’oba essaya de s’évader (avant de se rendre volontairement) ; dès lors Moor prit la décision de de le bannir définitivement , confirmant ainsi sa déposition -  quant à savoir si c’était le but recherché dès le début par les Britanniques, chacun en jugera.

L'oba, récalcitrant, dut être maîtrisé pour être embarqué sur le yacht de la Royal Niger company qui devait l'emmener à son lieu d'exil, Calabar, au sud-est du Protectorat. A cette exception, selon le récit du procès du roi et de ses conséquences, « le roi a toujours été traité avec toute la courtoisie requise ». Le site The Benin expedition qui cite cette appréciation, ironise sur la courtoisie des Britanniques - pourtant la formule démontre au moins que les Britanniques ne considéraient pas l'oba comme un simple barbare mais comme un souverain à qui on doit des égards*.

                                                                                           *  Le récit indique que sur le yacht, « Sa Majesté prit tout ce qu'elle vit  très philosophiquement, bien que, comme ses prédéceseurs, elle ne soit jamais sortie des murs de sa ville depuis son avènement ». Le récit du procès et de ses conséquences se trouve en appendice du livre de H. L. Roth, The Great Benin, 1903; Roth précise qu'il a utilisé comme source les lettres de son frère qui se trouvait sur place comme médecin militaire et qui a rapporté le verbatim du procès. Mais il serait étonnant qu'il n'existe pas également un rapport officiel de Moor. 

 

L'oba fut rejoint par deux de ses 80 femmes qu'il avait choisies pour l'accompagner (les autres étant ramenées à leur famille par les Britanniques) et une petite suite.

L’ancien royaume du Bénin fut incorporé dans le protectorat du Niger Coast.

Le chef Ologbosere (ou Ologbosheri ou Ologbose), peut-être le principal auteur du massacre de l’expédition Phillips, condamnépar contumace, avait pu fuir Benin City et résistait dans la forêt. Il finit par être capturé deux ans après (livré par les villageois qui supportaient les représailles des Anglais contre ceux qui donnaient asile au fugitif) et fut exécuté après un procès encore présidé par Moor*.

                                                                                  * Moor, qui n’avait « obtenu » que deux exécutions après le premier procès, avait menacé les chefs : 7 « chefs blancs » avaient été tués, il demandait la vie de 7 chefs du Bénin, le compte n’y était pas. Mais il se tiendrait quitte si on lui amenait Ologbosere. C’était probablement une manière de faire pression sans plus, car on  n’évoque aucune suite à cette menace, bien qu’ Ologbosere ait résisté pendant deux ans encore.

 

 

D’UN SIÈCLE À L’AUTRE : RENVERSEMENT DE L’OPINION

 

Dans l’opinion britannique (et probablement européenne) de la fin du 19ème siècle, les choses étaient claires : les Bini (ou leurs dirigeants qui avaient entrainé la population) étaient responsables du massacre d’émissaires britanniques désarmés et avaient été justement punis.

Depuis l’opinion s’est largement inversée. On insiste sur les intentions hostiles de l’expédition Phillips, sur les pertes subies par les Bini lors de l’expédition punitive, sur l’incendie de Benin City, on minimise ou passe sous silence le caractère de violence de la société bini à l’époque. Enfin, le pillage (si le mot convient bien) des richesses du Bénin, considéré à l’époque comme un événement secondaire et une conséquence logique de l’expédition punitive, a ressurgi récemment comme un sujet important qui pose (parmi d’autres cas similaires) la question de la restitution aux populations anciennement colonisées des biens spoliés durant la colonisation.

 

Il faut donc revenir sur certains points. Nous ne douterons pas que l’expédition punitive de 1897 ait été l’occasion d’en finir avec le pouvoir de l’oba (ou plutôt du système constitué autour de l’oba) – mais pour les Britanniques, le massacre de l’expédition Phillips constituait la preuve que le régime du Bénin, violent et non fiable, devait disparaître. Cette position peut se justifier si l’expédition Phillips était désarmée. Dans les textes (journalistiques ou d’historiens) récents sur l’affaire, il est souvent de règle de mettre en doute le caractère pacifique de l’expédition Phillips.

 

 

L’EXPÉDITION PHILLIPS : PACIFIQUE OU PAS ?

 

 

Un article de la BBC The man who returned his grandfather’s looted art, février 2015, écrit : « It is unclear who, if anyone, ordered the killings and there are indications that the mission was not as peaceful as the British press described it. »  (on n’est pas certain de qui a ordonné de tuer [les membres de l’expédition Phillips], si quelqu’un l’a fait, et il y a des indications selon lesquelles la mission n’était pas aussi pacifique que la presse britannique [de l’époque] l’a dit).

Dan Hicks, professeur d’archéologie contemporaine et conservateur au Pitt Rivers Museum (Oxford) fait partie des auteurs qui se situent dans la mouvance « décoloniale »  Dans son livre The brutish museums (les musées brutaux, jeu de mot avec british), 2020,  Hicks déclare que les musées occidentaux « sont l’expressions d’une vision militariste de la suprématie blanche, en exposant des objets pillés dans des circonstances d’une atroce violence ».  Dans son livre, consacré aux circonstances et aux conséquences de l’expédition punitive de 1897, il expose que les justifications données à l’époque par les Britanniques étaient mensongères. Ainsi il rapporte que les membres de l’expédition Phillips étaient peut-être (possibly) armés, qu’il y avait eu probablement un combat soutenu entre la colonne Phillips et ses attaquants – donc qu’on avait affaire à un « prétendu massacre » (supposed)*

                                                                                                               * Dans une interview, Dan Hicks est encore plus direct et fait exploser l’exigence d’objectivité et d’exactitude attendues d’un historien (voir partie 2).

 

Toutefois l’un des deux survivants blancs, la capitaine Boisragon, écrit : «  nous ne portions pas nos revolvers » qui étaient enfermés dans les bagages. Au demeurant seuls les Blancs (9 personnes) disposaient de revolvers – les auraient-ils eu sur eux, il est peu probable que cela aurait constitué une force suffisante pour menacer le royaume de Bénin dans sa capitale même. Lors du procès des chefs suspectés du massacre, les témoins ont déclaré que les chefs bini avaient reconnu qu’ils savaient avant l’attaque que les Blancs étaient désarmés.

On cite aussi la phrase de Boisragon comme preuve d’une certaine duplicité : « Another order was to the effect that officers might carry revolvers, but must not show them, for fear of frightening the natives » (un autre ordre [de Phillips] était que les officiers devaient porter un revolver mais ne pas le montrer de peur d’effrayer les indigènes). Mais cette phrase ne démontre pas que l’expédition, dans son ensemble, était armée. Il en résulta d’ailleurs que lors de l’attaque, les armes (limitées aux officiers y compris sans doute les administrateurs et agents commerciaux ? -  donc aux neufs Blancs au maximum) étaient dans les bagages,  selon Boisragon. En outre, il indique que Phillips avait pris avec lui les fifres et tambours de la force du protectorat  en vue d’un « show » (devant l’oba probablement) ; puis après avoir réfléchi « qu’en raison de leurs uniformes, ils pourraient faire penser aux Bini que nous amenions des soldats », Phillips décida de les renvoyer (heureusement pour eux, dit Boisragon) – de toutes façons, munis de leur seul sabre faisant partie de leur tenue de musiciens, qu’auraient-ils pu faire contre des hommes (les guerriers bini) armés de fusils ? (Boisragon, The Benin massacre, 1897).

Lors du procès des chefs, des témoins déclarèrent  que les membres de la colonne « n'avaient ni fusils ni sabres. Les seuls coutelas dont disposaient les porteurs avaient été attachés et mis dans la chaloupe » (sans doute celle qui stationnait dans l'attente du retour de l'expédition ?)

Un témoin déclara qu’il avait dit aux chefs que les Blancs venaient, sans armes (« he told them that the white men were coming, but unarmed »). Selon les témoins, le roi avait donné l’ordre de ne pas tuer les hommes blancs, qui ne venaient pas pour la guerre, mais son ordre (porté par le témoin) arriva trop tard.

Il est aussi (parfois) indiqué que Philips avait fait parvenir son stick (en fait, celui de Boisragon) au roi – ce qui est considéré par certains comme une preuve d’arrogance coloniale ; or, selon les sources (Roth, The Great Benin, 1903),  apporter au roi son bâton de commandement était un usage établi,  pour signifier qu’on venait en paix. Selon un témoin du procès des chefs, le messager tendit le stick au roi avec le message que «  the white men were not coming with war » (que les hommes blancs ne venaient pas avec la guerre).

 

Enfin on peut signaler qu'un ouvrage récent d'un historien, Michael Lobban (de la London School of Economics and Political Science), confirme le récit de l'expédition Phillips tel qu'il a été donné depuis le début (Michael Lobban, Imperial Incarceration, Detention without Trial in the Making of British Colonial Africa, chapitre 6 - Removing Rulers in the Niger Delta, 1887–1897, Cambridge University Press, 2021, en ligne) https://www.cambridge.org/core/books/imperial-incarceration/removing-rulers-in-the-niger-delta-18871897/A98E79E85212C0EB9C06C961C4E9BA12 .

                                                                                                         

 

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Les deux survivants Blancs de l'expédition Phillips : le capitaine Boisragon  et Mr. Locke. 

Photographie dans le livre de Boisragon, The Benin massacre, 1897.

 

 

 

« COY TO THE POINT OF MISLEADING » (ÉVASIF AU POINT D’ENDUIRE EN ERREUR)

 

Si on revient au livre de Hicks, celui-ci raconte en citant le livre de l’ historien Robert Home, City of blood revisited: A new look at the Benin expedition of 1897, 1982, (ou plutôt en prétendant le citer) que quelques membres blancs de la colonne Phillips survécurent au massacre, furent emmenés comme otages à Benin city et qu’ils moururent  « peut-être avant ou pendant l’attaque britannique » (est-ce une façon de laisser entendre qu’ils ont pu être victimes de tirs fratricides ?). Or, il apparait que le livre de Home cite exactement un Africain qui a témoigné qu’après le massacre de la colonne Phillips, il avait vu quatre blancs assis [à Benin City] dans l’enceinte des sacrifices de l’oba et le jour suivant, il vit leurs têtes déposées en rond avec un baillon dans la bouche.  Il apparait donc que Hicks a délibérément omis de citer un récit qui ne va pas dans le sens d'une brutalité rapportée aux seuls Britanniques.

Ce point est rapporté dans un article  de Nigel Beggar rendant compte du livre de Hicks. L'auteur de l'article considère que Hicks, en citant inexactement sa source,  est « coy to the point of misleading » (« évasif au point d’enduire en erreur) ( Nigel Beggar, Whites and wrongs, The Critic, 2021 https://thecritic.co.uk/whites-and-wrongs/, article repris dans History Reclaimed, https://historyreclaimed.co.uk/dan-hicks-the-brutish-museums-the-benin-bronzes-cultural-violence-and-cultural-restitution/ )

 

Mais il existe des contradictions (au moins apparentes) dans les différents récits. Selon le compte-rendu du contre-amiral Rawson : « Nous avons appris de quelques esclaves libérés qu’aucun prisonnier blanc n’avait été amené à Benin city, mais tous les effets de la malheureuse (ill-fated) expédition [de Phillips] furent retrouvés dans le palais du roi »*

                                                                                         * Les extrairs du compte-rendu de Rawson sont donnés d'après le site https://beninexpedition120yearson.weebly.com/about.html

 

Dans le compte-rendu du procès du roi, on lit : « Un membre de la malheureuse expédition qui n’avait pas été tué immédiatement fut amené à Benin city et ensuite à Egoru, où les « boys » du chef Ochudi l’ont tué » (le contexte indique qu’il s’agit d’un Blanc).

On verra plus loin le témoignage d’un officier sur les corps de Blancs retrouvés dans un enclos sacrificiel. De son côté, Boiragon raconte : « Le 19 février [après l'entrée de l'expédition punitive à Benin city], trois des porteurs Jakri de la malheureuse expédition sortirent de la brousse terriblement mutilés. Ils rapportèrent que lorsque nos troupes approchaient de la ville, tous les autres porteurs de l’expédition qui avaient été amenés vivants furent immédiatement tués, mais qu’aucun homme blanc n’avait été amené ici  [à Benin city]. Ils avaient tous été tués dans le massacre »*. Toutefois Boisragon rapporte ceci d’après ce qu’il a appris, lui-même n’ayant pas participé à l’expédition punitive  malgré son désir de vengeance, son état de santé était trop mauvais, physiquement et nerveusement.

                                                                                                      * Boisragon ajoute qu’un des « boys » de l’expédition Phillips fut retrouvé vivant dans un puits de sacrifice où il avait été jeté pêle-mêle avec d’autres victimes.

 

La question de la survie momentanée de quelques Blancs après l’embuscade du 4 janvier reste  ouverte. Mais en ce cas, il apparait que les prisonniers auraient été ensuite massacrés, hypothèse qui manifestement ne convient pas à ceux qui ont décidé que tous les torts devaient être du côté du colonisateur.

 

 

COMMENT SE DÉBARRASSER DE CE QUI FÂCHE 

 

 

Plus généralement, sur tous les points évoqués plus haut, il est toujours possible de dire que les témoins cités ne sont pas fiables, par exemple comme le fait le site nigérian The Benin expedition, que les témoins du procès voulaient charger les chefs suspectés du massacre (car ils étaient au service d’autres chefs soucieux de se débarrasser de rivaux), que le capitaine Boisragon a pu mentir sur le fait que l’expédition n’était pas armée… Mais il semble plus simple, pour ceux qui veulent présenter toute l’affaire au désavantage des Britanniques, d’ignorer complètement les témoignages qui ne vont pas dans le sens souhaité.

 

 

LES SACRIFICES HUMAINS : LES TÉMOINS

 

 

Pour les Britanniques des années 1890 (et sans doute la plus grande partie des Occidentaux) l’usage de sacrifices humains était d’une part, une caractéristique du royaume du Bénin, d’autre part, justifiait complètement l’intervention britannique destinée, au-delà de la « punition » du massacre de la colonne Phillips, à mettre fin à un régime inhumain et barbare. Pour reprendre le titre du roman de Conrad, dans ces royaumes encore indépendants d’Afrique, on était « au cœur des ténèbres ».

Les témoins appartenant à l’expédition punitive ont été prolixes sur les sacrifices humains.

On peut citer l’un des médecins militaires de l’expédition punitive : 

« Pour donner une idée du nombre de crucifixions et de sacrifices observés dans cette « Cité du Sang », il sera peut-être nécessaire d'entrer dans quelques détails macabres. Face à l'entrée principale de la Maison du Roi, il y avait un grand arbre sacrificiel sur lequel deux corps étaient crucifiés, et dispersés dans toutes les directions autour de sa base, étaient déposés nombre de sacrifiés, décapités et éventrés, à divers stades de décomposition, parmi lesquels se trouvaient les restes décapités de trois Européens qui avaient manifestement été bâillonnés et les mains liées derrière le dos avant l'exécution. . . Poursuivant mon chemin vers le sud, je suis tombé sur la grande plaine menant à Gwato, et là j'ai été témoin de l'un des plus visions horribles qu'il est possible à l'esprit humain de concevoir, c'est-à-dire cent soixante-seize sacrifiés, décapités et mutilés, éparpillés dans toutes les directions, outre un nombre incalculable de squelettes - vraiment, un spectacle des plus horribles et qu'on ne peut pas oublier facilement. » (témoignage du Dr. Allman, paru dans la revue médicale The Lancet en juillet 1897, repris dans le livre de  H. L. Roth, Great Benin Its Customs, Art and Horrors, 1903; pour la citation : Michael Rowlands, The Good and Bad Death: Ritual Killing and Historical Transformation in a West African KingdomPaideuma: Mitteilungen zur Kulturkunde, 1993, Frobenius Institute Stable, Goethe universität, Francfort) https://www.jstor.org/stable/40341667

Le Commander R. H. Bacon dans son livre Benin, City of Blood (Bénin, cité du sang, paru dès 1897) raconte : « Le souvenir le plus durable du Bénin dans mon esprit est l’odeur. L’œil peut s’habituer, jusqu’à un certain point, aux crucifixions, aux sacrifices humains à et toutes les horreurs, mais la constitution de l’homme blanc ne peut pas s’habituer à l’odeur (…) Le sang était partout répandu sur les bronzes, sur l’ivoire et même sur les murs et racontait l’histoire de cette affreuse cité mieux qu’un récit écrit aurait pu le faire. Et cela avait duré durant des siècles, ce n’était pas le caprice d’un seul roi ou l’apogée d’un règne sanglant, mais la religion (si on peut employer ce mot !) d’une race (…). » 

Le journal tenu par un chirurgien de l'expédition punitive, le Dr Roth, note :  « Comme nous approchions de la capitale du Bénin, nous passâmes à côté de plusieurs sacrifices humains : des femmes esclaves vivantes, bâillonnées et attachées le dos au sol, la paroi abdominale coupée en forme de croix et les intestins pendant au-dehors. Ces pauvres femmes étaient destinées à mourir ainsi au soleil. Des hommes esclaves, les mains liées dans le dos et les pieds ligotés, également bâillonnés, étaient étendus. Alors que nous approchions de la ville, des êtres humains sacrifiés gisaient sur le chemin et dans la brousse - même dans l'enceinte réservée au roi, leur vue et leur puanteur étaient affreuses. Des corps morts et mutilés  partout – par Dieu ! Puissé-je ne plus jamais revoir de tels spectacles ! » (témoignage dans le livre de son frère H. L. Roth précité, citation dans l'article Wikipédia en anglais, Benin Expedition of 1897). Le Dr. Roth a vu aussi des corps sans tête, en position assise, les mains attachées aux chevilles. II précise que de nombreux soldats parmi les plus jeunes, étaient malades en voyant les restes des sacrifices. 

 Un officier, Robert Walker, dans son journal,  écrit : « La ville est le spectacle le plus horrible que j'aie jamais vu, Tout l’espace est jonché de crânes et de cadavres à divers stades de décomposition, dont beaucoup sont de nouveaux sacrifices humains. À l'extérieur du palais du roi se trouvaient deux arbres de crucifixion, un pour les hommes et l'autre pour les femmes, avec les victimes sur et autour d'eux. Nous nous sommes approchés de la ville à travers la brousse, nous avons trouvé des corps d'esclaves nouvellement sacrifiés et placés en travers du chemin pour porter chance aux Bini. » Le capitaine Walker supposait que les sacrifices avaient été faits dans le but de se concilier les dieux pour résister à l’attaque de l’armée anglaise.

 Or ce journal a été retrouvé dans les archives du capitaine Walker et n’était pas destiné à la publication. Le petit-fils du capitaine, interrogé par la BBC en 2015, raconte qu’il y avait aussi une photographie des cadavres des sacrifiés, prise par son grand-père (The man who returned his grandfather’s looted art, février 2015, BBC https://www.bbc.com/news/magazine-31605284

 

De même, le simple soldat (private) de l’infanterie légère de marine Albert Lucy, dans son journal, certainement pas destiné à la publication non plus, écrit : « Lors de nos derniers jours de marche vers Benin City, nous sommes passés devant des spectacles horribles : une femme avec son estomac ouvert et ses intestins au-dehors, attachée à une chèvre vivante – c’était une offrande à leurs idoles. (…) en allant chercher de l’eau nous passâmes devant l’arbre des crucifixions avec des corps mis à sécher et à pourrir au soleil. Les maisons de juju tout le long de la rue avec des corps de Noirs gisant à l’extérieur, des hommes qui avaient été tués rapidement en offrande à leurs dieux [par] ces pauvres sauvages ignorants  » ; « l’odeur du sang et des cadavres était quelque chose d’affreux » (les objets du soldat Lucy ont été mis en vente en 2014 par la firme Bonhams qui croit utile de préciser que Lucy s’exprime « d’un point de vue emphatiquement colonial » (an emphatically Colonial perspective; 2014 https://www.bonhams.com/auctions/21827/lot/160/?category=list

 

                                                                                                     * Le lot en vente est ainsi décrit :  A small archive, comprising a manuscript logbook including an account of "The March to Benin and its Capture", and other material relating to the military career of Private Albert C. Lucy, of the Marine Light Infantry, including campaign medals, photographs, etc. (small quantity) Sold for £ 2,750 (US$ 3,263). Le même lot (?) passa ensuite en vente chez Sotheby's (2017); https://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2017/bonham-so-l17415/lot.44.html

 

Des journalistes de Reuters et de The Illustrated London News présents peu après la prise de Benin city racontèrent que la ville puait le sang. Ils racontent qu’à l’intérieur du palais royal abandonné, il y avait des corps nombreux : selon eux, l’Oba, paniqué, dans le but de se prémunir contre la défaite qui le menaçait, avait ordonné des sacrifices humains en masse.

 

 

ESCAMOTER LA QUESTION

 

 

L’évidence est parfois dure à supporter. Aussi les auteurs récents s’ingénient à minimiser l’importance des sacrifices humains. Cette tendance s’exprime de deux façons, qui se mêlent d’ailleurs : la sous-estimation de la pratique des sacrifices humains dans la culture du Bénin sur le longue durée et le cas des sacrifices au moment de l’expédition punitive  britannique.

Ainsi dans un récit de la BBC, « Expédition au royaume du Bénin : l'attaque brutale qui, il y a 125 ans, a changé la notion en Europe que les Africains étaient des "sauvages". février 2022 », on rappelle que la perception du Bénin avait changé dans le temps : « « Au fil du temps, les rapports élogieux des visiteurs portugais et hollandais des 15e et 16e siècles ont été remplacés par le récit d'un État barbare, violent, païen et absolutiste dont le peuple devait être sauvé et civilisé sous la domination coloniale ou complètement anéanti. » On peut se demander si l’expression « complètement anéanti » n’est pas une pure et simple invention de l’auteur de l’article pour rendre encore plus odieux la point de vue colonial. Au passage, sans discuter plus avant son raccourci historique, on peut observer qu’il n’y a rien d’ étonnant à ce qu’une population ou sa culture – et la perception qu’on en a de l’extérieur è connaissent des changements sur plusieurs siècles.*

                                                                                                                  * Au début du XVIe siècle, Léon l’Africain avait déclaré que les Bini sont une nation grossière et brutale (cité par Graham). L’article de Graham évoque, certes pour en contester la fiabilité, les « rumeurs à glacer le sang rapportées par Dapper, Barbot et Beauvais » sur des « sacrifices humains de masse » au Bénin. Or le Hollandais Dapper publia son livre en 1686, Barbot en 1732, Beauvais en 1801.  La mauvaise réputation du Bénin ne semble pas dater seulement de l’ère du colonialisme européen de la seconde moitié du 19 ème siècle. Notons aussi que les commentaires appréciateurs des Portugais et Hollandais sur la bonne organisation du Bénin avaient toutes les chances d’émaner de trafiquants d’esclaves…

 

L’article de la BBC continue :

« Lorsque les membres de l'expédition sont entrés dans la ville [en 1897], ils ont constaté qu'elle méritait bien le nom de "ville du sang", rapporte le New York Times. "De nombreuses victimes des Ju Ju, ou prêtres fétichistes, ont été retrouvées crucifiées (...). Les maisons et les enceintes des Ju Ju empestaient le sang de ceux qui avaient été récemment décapités lors de cérémonies religieuses."

Tout concordait avec la perception que l'on avait depuis un certain temps du royaume du Bénin.

Mais lorsque le butin est arrivé en Europe, quelque chose ne collait pas. »

Ce qui ne collait pas c’est que les oeuvres d’art ramenées du Bénin émanaient d’une civilisation avancée, qui avait le sens de la beauté,  et non pas d’un peuple barbare*. Cette présentation semble récuser en doute ce qui vient d’être écrit sur les sacrifices humains (et dont la  responsabilité est laissée aux journalistes occidentaux de l’époque),  laissant ainsi comprendre que le peuple du Bénin a été «  victime » des préjugés des Blancs et que les accusations n’étaient pas fondées.  

                                                                                                              * Ce raisonnement est spécieux car d’une part, il est possible que coexistent dans une même civilisation des aspects cruels et une esthétique raffinée, et d’autre part, il est exagéré de dire que les oeuvres du Bénin ont immédiatement été reconnues comme des oeuvres d’art en Europe. Elles furent plutôt considérées comme des objets ethnologiques.

 

Selon le compte-rendu du livre de Dan Hicks The brutish museums par Nigel Beggar, déjà cité, “l’indulgence de Hicks est évidente dans son traitement  des sacrifices humains au Bénin, auxquels il ne prête quasiment aucune attention. Dans une occasion il admet avec nonchalance que cela a pu arriver mais seulement pour couper court, de façon à pouvoir se focaliser sur les atrocités britanniques.”*

                                                                                 * Beggar signale aussi l'insistance de Hicks à démontrer que l'expédition punitive fut concertée avec le dirigeant de la Royal Niger company, George Goldie, ce qui démontrerait les motivations capitalistes de celle-ci - alors que semble-t-il, Goldie fut plutôt court-circuité; on ne peut que signaler ce point au passage. 

 

Dans les articles récents sur le sujet, le thème des sacrifices humains est souvent présenté non pas comme une réalité mais, plus ou moins ouvertement, comme une sorte de prétexte mis en avant, à l’époque des faits, par les impérialistes, de façon  à justifier l’intervention (la comparaison est parfois explicite avec d’autres opérations occidentales dans l’histoire, qui ont utilisé des prétextes pour agir).

 

 

LES SACRIFICES HUMAINS AU BÉNIN DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

 

On peut ausssi minimiser la pratique des sacrifices humains, sans la nier, aussi bien à l’époque de l’intervention britannique que dans la longue durée : “Selon  Robin Law, le cas des sacrifices humains est extrêment sensible et peut donner lieu à des biais d’interprétation. Il suggère que leur pratique au Bénin a été exagérée par les Britanniques en vue d’établir une justification pour leur intervention (Wikipédia, areticle The Benin punitive expedition).*

                                                                                           * A rebours on peut noter que dans son article critique dur le livre de Dan Hicks, Nigel Beggar mentionne aussi Robin Law selon qui les sacrifices humains au Bénin ont connu un accroissement substantiel d’échelle entre 1830 et les années 1880...

 

On se réfère à un article déjà ancien de l’historien J. D. Graham, The Slave Trade, Depopulation and Human Sacrifice in Benin History, Cahiers d'Études africaines,1965, https://www.persee.fr/doc/cea_0008-0055_1965_num_5_18_3035

Selon Graham, « Il ne fait aucun doute que les sacrifices humains faisaient partie intégrante de la religion d'État du Bénin depuis les tout premiers jours ».  Il admet que les razzias d’esclaves ont d’abord été pratiquées par les Bini pour les sacrifices humains avant d’être « détournées » vers la satisfaction de la demande en esclaves des trafiquants occidentaux aux 16ème et 17ème siècle ».

Mais pour lui, les récits (de voyageurs européens) de sacrifices humains oint été exagérées et sont sujets à interprétation - ils étaient limités* et probablement ceux qu’on a considérés comme sacrifiés étaient des criminels exécutés.

                                                   * « ... les voyageurs (…) qui ont fourni les comptes-rendus les plus fiables (…)  n'ont pas considéré les sacrifices humains du Bénin comme excessifs ».

 

Il remarque (de façon intéressante ) que les pratiques de sacrifices humains ne peuvent être jugées selon l'échelle occidentale des valeurs ( ! ). Mais ces sacrifices « limités »  correspondent plutôt à la période antérieure à la confrontation avec le colonialisme britannique : « Ironiquement, les sacrifices de masse ont été partiellement occasionnés par les appréhensions des Bini au sujet des projets britanniques destinés à faire cesser les sacrifices humains », écrit clairement Graham.

Ainsi Graham reconnait une augmentation des sacrifices humains vers la fin du 19èmr siècle, paradoxalement causée par les initiatives humanitaires (et commerciales) britanniques dont l’Etat de Bénin voulait se protéger en invoquant l’aide des dieux au moyen des sacrifices.

Dans un article plus récent de Michael Rowlands  The Good and Bad Death: Ritual Killing and Historical Transformation in a West African Kingdom, Paideuma, Mitteilungen zur Kulturkunde, 1993, Frobenius Institute, Goethe universität, Francfort) https://www.jstor.org/stable/40341667 (déjà cité plus haut) l’auteur indique qu’au milieu du 19ème siècle, le témoignages de divers témoins donne l’impression que l’importance et le caractère arbitraire des sacrifices humains avaient augmenté considérablement au Bénin.

Il indique que peu avant la conquête britannique de 1897, l’oba avait assuré à un visiteur (Britannique sans doute), à propos des sacrifices humains, qu’il était malade (sick) à cause de tout ça mais qu’il ne pouvait pas modifier les coutumes de ses ancêtres.

Dans la seconde moitié du 19ème siècle, le sacrifice des femmes devint plus commun (alors que précédemment seuls des hommes et des animaux étaient sacrifiés). Les corps décapités étaient jetés dans la brousse par-dessus les murs de la ville [Benin city] et non plus déposés dans des puits sacrificiels consacrés au père de l’Oba régnant, comme autrefois*. Parallèlement on vit apparaitre l’arbre des crucifixions qui était particulièrement associé à la punition des sorcières (witches) – la lutte contre la sorcellerie (réelle ou supposée) semble avoir été un phénomène nouveau.

                                                                                                          * Les puits sont pourtant mentionnés dans les récits des témoins de l’expédition punitive : des victimes encore en vie y furent retrouvées dont (selon Boisragon), un boy de l’expédition Phillips, ou deux selon le Dr. Allman, qui parle de 17 énormes puits de 12 pieds de diamètre et 40 pieds de hauteur, contenant chacun de 15 à 20 sacrifiés.

 

Rowlands note que dans la période intermédiaire et la dernière période d’existence du royaume indépendant du Bénin, la population dans son ensemble acceptait « la violence et la mort sur une large échelle des infortunés et des faibles », car elle ne se sentait pas responsable, du fait que les sacrifices étaient prescrits par l’oba, les dignitaires et les prêtres du palais,  qui étaient perçus comme d’origine « étrangère » (la dynastie des obas du Bénin provenait des Yoruba et n’appartenait pas à l’ethnie Edo)*

                                                                            *  A rapprocher d'une remarque du médecin militaire Roth, dans le livre de son frère, The Great Benin, 1903) qui définit l'attitude des Bini à l'égard des sacrifices humains  : « L’entier système des massacres était une partie de leur vie quotidienne à laquelle ils étaient complètement habitués, et si quelqu’un devait être blâmé pour cela, c’étaient les prêtres fétichistes et non leur roi. De plus, c’étaient principalement des esclaves qui étaient sacrifiés » (citée par le site nigérian The Benin punitive expedition). Ici, c'est la caste des prêtres qui est jugée responsable et non l'oba. La remarque sur les esclaves est intéressante. Mais il faut tenir compte du fait qu'il s'agit du point de vue d'un Britannique sur l'attitude des Bini.

 

 

Rowlands évoque « le schéma de meurtre aveugle qui marque la décennie qui a précédé immédiatement l’expédition punitive britannique ».

Il considère que « la transformation des rituels royaux et des sacrifices durant le 19ème siècle coïncide avec la fin du commerce des esclaves et le développement des groupes d’intermédiaires commerciaux africains (middlemen) sur la côte, dont les membres accumulent la richesse  et adoptent un mode de vie de style européen. Face à l’érosion de son ancienne hégémonie politique et économique, la hiérarchie traditionnelle du Bénin implose et cherche à se protéger du  « monde blanc » par la fermeture ; elle se  réfugie  dans l’élaboration de la violence rituelle et de la terreur pour garder son contrôle sur la population. »

 

 

LA QUESTION DE L’ESCLAVAGE

 

 

On peut noter ici que la question des sacrifices humains est liée à celle de l’esclavage.

S’agissant de l’importance de l’esclavage dans la civilisation et l’histoire du Bénin, il existe des discussions chez les spécialistes. Les premiers échanges commerciaux du Bénin avec les Européens comprenaient la vente des esclaves.

Graham, dans son article précité, cite par exemple un navigateur portugais, Pereira, qui écrit que le Bénin du début du XVIe siècle est généralement en guerre avec ses voisins et prend beaucoup de captifs que nous achetons à douze ou quinze bracelets en laiton chacun. [ces bracelets sont les fameuses manillas].

En 1522, une esclave au Bénin coûtait 50 manillas et le roi du Portugal a plafonné le prix à 40 manillas par esclave pour arrêter l'inflation (Wikipédia, art. Manillas).

Mais Graham est en désaccord avec le point de vue qui paraissait dominant des historiens à l’époque (1965), citant ainsi l’introduction d’une histoire collective du Bénin : « L'essor du Bénin est étroitement lié à la demande européenne pour les esclaves Les bénéfices du commerce avec les Européens furent pour les souverains et marchands du Bénin une incitation à étendre leur domination, grâce notamment aux armes à feu fournies par les Européens. Mais à la fin du XVIIe siècle, la guerre continuelle détruisait la prospérité et même la structure de l'État (…) même le commerce des esclaves a diminué et les commerçants européens venaient de moins en moins souvent à [Benin city] de sorte que le but des razzias d'esclaves est devenu de plus en plus de fournir des victimes pour les sacrifices humains Finalement, de toute la grandeur du Bénin, ce qui a survécu était la convoitise incontrôlée et autodestructrice de ses dirigeants pour le pouvoir et le butin humain ».

Or Graham veut contredire l’idée d’une décadence continue du Bénin, préférant lui opposer le schéma d’alternances de déclin et de prospérité, une « série de fluctuations et d'ajustements », faisant remarquer que le commerce des esclaves avec les Blancs fut  surtout le fait de régions périphériques du Bénin, empire très décentralisé*, qui payaient  tribut à l’oba (quand celui-ci était puissant !), plus que de l’Etat bini lui-même

                                                                                            * « Il est impossible à l'heure actuelle de déterminer l'étendue de l'empire du Bénin à une période particulière du passé Les frontières s'étendaient et se contractaient continuellement au fur et à mesure que de nouvelles conquêtes étaient faites ou que les vassaux se rebellaient ou étaient reconquis » (Graham).

 

Graham écrit : « Une vue d'ensemble de la période 1486-1897 donne comme conclusion que la traite européenne des esclaves a été rarement, voire jamais, d’une importance considérable pour le Bénin proprement dit. »

Il n’est pas nécessaire ici de discuter longuement du bien-fondé des théories de Graham qui paraissent confirmées par des chercheurs récents. Ainsi il apparait que dès 1516, l’oba a interdit la vente d’esclaves masculins aux Européens (mais était-ce une interdiction définitive ?). Les trafiquants européens ne pouvaient acquérir que des esclaves femmes (âgées de 10 à 20 ans selon un témoignage) au Bénin et donc reportèrent ailleurs leur clientèle (Encyclopedia of Antislavery and Abolition, sous la dir. de Peter P. Hinks, 2007, et l’article A Critique of the Contributions of Old Benin Empire to the Trans-Atlantic Slave Trade parEbiuwa Aisien (Mrs.) et Felix O.U. Oriakhi, Idahosa University, Benin City et Federal University, Otuoke, Nigeria).

Ainsi que l’écrit l’Encyclopedia of Antislavery and Abolition précitée, l’interdiction de la vente des esclaves (mâles) n’était pas le résultat d’une préoccupation humanitaire chez les Bini. Pendant ce temps ils continuaient des razzias chez les populations voisines pour se procurer des esclaves pour leur propre usage*. il arrivait aussi que le Bénin achète des esclaves  aux Européens (pour les revendre à d’autres royaumes africains proches).

                                                                                                             * Un corsaire et négrier français de la fin du 18ème siècle, le capitaine Landolphe, raconte qu’il a rencontré au Bénin un chef possédant 10 000 esclaves et qui pour rien au monde, n’aurait accepté d’en vendre un.

 

En tout état de cause, depuis le début du 19ème siècle, la traite transatlantique était illégale et devait disparaître complètement. Si on parle d’esclaves au Bénin dans la seconde moitié du 19èmle siècle, il s’agissait d’un esclavage interne et non destiné à l’exportation.

          

Aucune indication n’existe (du moins parmi les documents auxquels il est possible d’avoir facilement accès) sur le pourcentage d’esclaves dans la population du Bénin, ni sur leurs conditions d’existence. Il semble toutefois avéré que les esclaves étaient les victimes principales sinon exclusives des sacrifices humains – hormis certains condamnés « de droit commun » (que certains voudraient présenter comme quasiment les seules victimes des sacrifices humains, qui seraient alors de simples exécutions capitales, même faites en hommage aux dieux – sans se poser trop de questions sur le bien-fondé de ces condamnations).

 

 

 MENSONGES COLONIAUX ?

 

 

Les études historiques précitées semblent suffisantes pour apporter un démenti à ceux qui cherchent à ridiculiser les récits horrifiants des membres de l’expédition punitive.

Ainsi le site (nigérian) The Benin punitive expedition, de tonalité assez anti-britannique, écrit, à propos des récits de corps sacrifiés retrouvés les Britanniques et photographiés par eux: « il est avéré qu’il s’agissait des corps de victimes des Britanniques, que leurs parents qui avaient survécu aux actions de bombardements, avaient précipitamment mis dans des puits – ces corps furent sournoisement photographiés par les officiers britanniques comme preuve des sacrifices humains ».

Citant la déclaration d’un officier britannique qui disait avoir vu partout du sang frais, l’auteur du site demande combien de temps il faut au sang pour sécher sachant que les Britanniques entrèrent dans Benin city quand les habitants (dont l’oba et les prêtres, donc les prescripteurs de sacrifices) étaient déjà partis depuis quelques jours.

Citant aussi la description par des officiers d’objets cultuels souillés de sang, il demande si ces objets qui ont été par la suite saisis et vendus, avaient été nettoyés et désinfectés. A propos d’un récit selon lequel le palais de l’oba était rempli de cadavres (de sacrifiés) et de traces sanglantes, l’auteur rappelle que le palais de l’oba fut choisi par le commandant de l’expédition, le contre-amiral Rawson, pour y déposer les blessés des forces britanniques, ce qui n’aurait pu être le cas s’il avait été encombré de cadavres et souillé de sang, pour des raisons évidentes d’hygiène.

L’auteur indique ironiquement (mais peu logiquement d’après son propre raisonnement, si on admet que les habitants avaient fui quelques jours avant l’entrée des Britanniques) que le seul sang frais que les Anglais ont vu à Benin city était celui qu’ils avaient eux-mêmes versé.

L’auteur conclut : « L’allégation de sacrifices humains et la description selon laquelle toute la ville empestait le sang devrait donc être considérée comme une invention honteuse des militaires britanniques pour dissimuler leurs pillage criminel de milliers d’objets d’art et de biens du Bénin » (The claim of human sacrifice and the whole place reeked of blood should therefore be discounted as British soldiers' disgraceful invention to conceal their crimes of looting thousands of Benin artworks and property).  

A cela on peut répondre que ce qui est appelé palais de l’oba était un vaste quartier ou enceinte (compound) avec d’assez nombreux bâtiments – certains avaient pu être le lieu de sacrifices et d’autres pas, de sorte que les témoignages des officiers britanniques ne sont pas aussi contradictoires que ce qu’on veut dire – même en faisant la part d’exagérations comme le sang frais (si on peut identifier du sang versé il y a peu de jours, est-il étonnant qu’on parle à ce propos de « sang frais » ?). Pour écarter les témoignages précis et multiples des membres de l'expédition punitive sur les sacrifices humains, il faut alors carrément accuser de mensonges ceux qui les ont apportés (y compris dans des journaux personnels qui n'étaient pas faits pour la publication) - mais aussi tous les visiteurs au Bénin dans les décennies précédentes, qui notèrent l'existence des sacrifices humains*. 

                                                                                       * On peut signaler l'existence d'au moins une photographie d'un sacrifié dans un  arbre des sacrifices prise vers 1892 par l'explorateur Cyril Punch, un des rares à visiter le Bénin dans les années précédant immédiatement les événements de 1897 (reproduite dans le livre précité de Roth). 

 

 

 

LA VIOLENCE DE L’EXPÉDITION PUNITIVE

 

 

Dans les relations récentes sur l’expédition punitive de 1897, on met généralement l’accent sur la violence des Britanniques.

En fait, comme le remarque l’article de la BBC The man who returned his , grandfather’s looted art, février 2015, BBC https://www.bbc.com/news/magazine-31605284, on ne dispose pas de précisions sur le nombre de Bini morts durant les combats car il n’y eut pas de décompte officiel (par les Britanniques) mais certains Nigérians en parlent comme du « massacre le plus brutal de l’ère coloniale ».

Le professeur Dan Hicks (professeur d’archéologie et non spécialiste d’histoire coloniale) a décrit l’action des Britanniques durant l’expédition punitive comme un démocide*. Il parle des “massacres des villes et villages et donc de femmes et d’enfants, depuis les airs** dans tout le royaume du Bénin, de la terre brûlée avec des roquettes, le feu et les mines. Au premier rang des crimes de guerre figurait l’ampleur des tueries et des bombardements de cibles civiles”.

                                                                                            * Démocide est un néologisme formé par le politologue américain Rudolph Joseph Rummel (1986) pour désigner les massacres et violences commises sur une population, mais sans entrer dans la catégorie du génocide (massacres de masse commis sur critères nationaux, ethniques ou religieux).

                                                                                             ** Allusion, non à des bombardements aériens, comme on pourrait le croire anachroniquement, mais aux tirs d’obusier et de “rockets”.

 

Dan Hicks évalue le nombre de morts chez les Bini à des dizaines de milliers, entre les combattants et les civils. Mais aucune source ne peut légitimer ce chiffre, donné gratuitement, de même que sa description des tueries commises, en l’absence de témoignages ou de preuves, reste une vue de l’esprit. Il fait remarquer la supériorité en armement des Britanniques qui disposaient de fusils modernes, de mitrailleuses Maxim, de canons de marine, de « rockets » (fusées explosives) – face à des gens mal armés. Mais l’usage de la supériorité en armement est inséparable de tout conflit (après tout, si les Bini avaient autrefois étendu leur royaume, c’est qu’ils étaient armés de fusils achetés aux trafiquants blancs)

Les combattants bini étaient armés de fusils puisque le contre-amiral Rawson note à diverses reprises que ses troupes ont subi des tirs lointains (sans voir l’ennemi) et que ce n’est qu’en arrivant à proximité de Benin city que les troupes britanniques furent attaquées par les Bini à découvert (« pour la première fois nos ennemis furent visibles ») – si les Bini n’avaient disposé que de mauvais fusils (pour ne pas parler d’armes plus primitives) il semble qu’ils n’auraient pas pu tirer d’assez loin sur les Britanniques*

                                                                     * Rawson dit : « the whole march having been harassed by an unseen enemy » (pendant toute la marche [vers Benin city] nous avons été harcelés par un ennemi invisible).

Il apparait que le contre-amiral (et ses officiers) n’eurent pas de scrupule à faire incendier des villages, apparemment désertés*. Ils ne semblent pas s’être préoccupés des blessés ennemis (mais les récits des nombreux officiers seraient à consulter sur ce point).

                                                                     * Par exemple, un officier « trouva la ville désertée et ne vit rien de l’ennemi jusqu’à ce que la moitié de l’endroit ait été brûlé, quand un feu nourri fut dirigé sur lui depuis la forêt voisine ; il fallut presque une heure pour faire taire les tirs ennemis » (compte-rendu de Rawson).

 

Enfin, on impute à Rawson la responsabilité de l’incendie de Benin city le 21 février 1897.  S’agissait-il d’un accident, comme Rawson l’a lui-même dit ? Il est clair qu’il avait ordonné la destruction de certains bâtiments (pour des motifs stratégiques ou symboliques), mais ces destructions limitées semblent à distinguer de l’incendie du 21 février qui prit rapidement une extension incontrôlée.

Rawson écrit dans son compte-rendu : « deux groupes furent envoyés détruire les enceintes de la reine-mère et du chef Ichudi, les arbres de sacrifice et de crucifixion et l’ensemble des maisons de juju (les maisons (ou temples ?) des prêtres fétichistes). A noter que le soldat Lucy écrit dans son journal : « le jour suivant nous allâmes brûler le palais de la reine et nos marins (bluejackets) le palais du roi » (alors que l’incendie du palais du roi serait survenu au moment  où l’ensemble de la ville fut accidentellement incendiée - à moins que Lucy, qui n’a pas participé à cette dernière opération,  confonde le palais du roi et l’enceinte du chef Ichudi ?).

Les Britanniques saisirent des centaines d’objets de décoration ou de culte*, notamment les célèbres « bronzes » du Bénin. Ces objets étaient destinés à être vendus pour payer les frais de l’expédition et accessoirement, être donnés en récompense à certains militaires. Mais il est dit qu’il existait un butin officiel (celui destiné aux usages dont on a parlé) et un butin officieux, prélevé à titre individuel par les soldats et officiers.

                                                                                          * Dan Hicks parle de 10 000 objets alors que les autres auteurs parlent souvent de 3000 objets.

 

 

L'historienne Elspeth Huxley* écrit (en 1954) que le récit de l'expédition du Bénin «  nous rappelle que les Britanniques avaient des motifs pour intervenir en Afrique autres qu'exploiter les indigènes et s'auto-glorifier » ; elle voulait bien entendu évoquer la cruauté de certaines coutumes, confirmée par les témoins de l’expédition punitive

                                                                                      * Elspeth Huxley (1907-1997), journaliste, historienne, productrice à la BBC, auteur de plusieurs livres sur l'Afrique où elle vécut une partie de sa vie. D'abord partisan du maintien de la domination coloniale, elle finit par devenir partisan de l'indépendance des pays africains. Elle était cousine de Aldous Huxley.

 

Evidemment, sur la page Discussion de l'article Wikipédia Benin punitive expedition,  un intervenant (certainement Africain) s'indigne : ce que vous appelez sacrifice humain était soit des exécutions de criminels, soit des sacrifices volontaires pour « monter au ciel », la société béninoise était très douce...

 

 

LE MASSACRE DU BÉNIN A CHANGÉ DE SENS

 

 

Le 27 février1897, considérant l’expédition punitive comme terminée, Rawson et l’essentiel des forces se rembarquaient en laissant derrière eux les troupes du protectorat pour sécuriser le territoire.

La résistance menée par des chefs qui ne s'étaient pas rendus aux Britanniques, notamment Ologbosere, dura plus de deux ans après la prise de Benin city et engendra encore des actions brutales de la part des Britanniques afin de priver les résistants de l'appui de la population : villages détruits, bétail saisi, récoltes détruites, et nécessairement des pertes humaines, mais en quel nombre ? Ces opérations étaient confiées aux forces (africaines) du Niger Coast Protectorate.

                                                                         

En avril 1899, Michael Davitt, député nationaliste irlandais, proche du socialiste Keir Hardie, interroge à la chambre des Communes le secrétaire d’Etat aux colonies sur les agissements incluant l’incendie de villes et villages et la mort (killing) de beaucoup de gens au Bénin ; dans la mesure où de telles mesures ont déjà été exercées en représailles de la mort de M. Phillips et de ses accompagnateurs, est-il nécessaire de les continuer ? Il lui demande s’il est possible de préciser le nombre d’indigènes (natives) tués et de villages brûlés depuis le début de l’opération.

Joseph Chamberlain, le secrétaire d’Etat (ministre) aux colonies (et le représentant le plus éminent de l’impérialisme britannique à la fin du 19 ème siècle), lui répond que les opérations en cours ne sont pas des représailles pour la mort de M. Phillips – il s’agit des opérations d’un détachement de la  force du Niger Coast Protectorate  qui a pour mission d’appréhender deux chefs dont l’un était le principal responsable du massacre de M. Phillips, qui se sont établis à 70 miles de la ville [Benin city] et ont réuni autour d’eux tous les criminels et les gens sans foi ni loi de la région, de sorte  qu’ils perturbent la paix dans le Protectorat. Quant aux indications sur le nombre de victimes, Chamberlain affirme ne disposer d’aucune information.

(Hansard,  https://hansard.parliament.uk/Commons/1899-04-20/debates/96561fc4-bed8-4457-b14e-e7474878412e/BeninExpedition)

 

Ce n'est pas faire preuve de cynisme que de suggérer que les destructions - tant en vies humaines qu'en biens - causées par une troupe sont en proportion (approximative) de son effectif. Quelle était l'effectif de la force du Protectorat déployée au Bénin après l'expédition punitive (le ministre Chamberlain parle d'un détachement de cette force, elle-même sans doute assez réduite) ? Les historiens devraient se poser la question.

                                    

 

Comme on l’a déjà dit, depuis un siècle, l’opinion parait s’être très largement inversée sur l’expédition  punitive de 1897.

L’idée que l’expédition punitive fut un massacre des habitants du Bénin, pourtant non démontrée, est devenue tellement courante que le terme de « massacre du Bénin » semble maintenant s’appliquer aux suites de l’expédition punitive et non comme autrefois au massacre de la colonne Phillips. Un site éducatif britannique propose un sujet de dissertation avec matériel pédagogique : Could you bring Sir Harry Rawson to justice for the Benin massacre? (auriez-vous traduit Sir Harry Rawson en justice pour le massacre du Bénin ?) et commente : cette enquête offre un moyen attrayant  de développer la compréhension des élèves sur les horreurs du massacre du Bénin de 1897.

 

 

L’INTÉGRATION DU BÉNIN DANS LES POSSESSIONS BRITANNIQUES

 

 

A Benin, un conseil de notables exerça le pouvoir à la place de l’oba déposé, sous la supervision des autorités britanniques. Le royaume de Bénin se trouva intégré au protectorat du Niger Coast (sans nouveau traité semble-t-il, le traité de 1892 pouvant être invoqué comme suffisant).

Evidemment, la mise sous tutelle britannique mit un terme aux sacrifices humains. L’esclavage ne fut pas clairement aboli (sans doute pour ménager la population réticente) mais le commerce des esclaves fut interdit.*

                                                                                * Dès avril 1897, le résident britannique au Bénin avait annoncé que les esclaves qui rentreraient à Benin city avant leur maître seraient libres. En mai, la vente des esclaves fut interdite à Benin city.

 

Par la suite, le gouvernement britannique révoqua la charte de la Royal Niger company (contre une indemnité de 865 000£), en reprenant à son compte l’administration des territoires qui avaient relevé de la compagnie, qui devenaient le protectorat du Nigéria du nord, tandis que les territoires du Niger Coast protectorate devenaient le protectorat du Nigéria du sud (au 1er janvier 1900). Puis en 1914 les deux territoires devenaient  la colonie et protectorat du Nigéria*

                                                                                 * L’appellation rendait compte du fait que certains territoires étaient administrés directement et d’autres restaient des protectorats.. 

 

 

L’ESCLAVAGE DISPARAIT – OFFICIELLEMENT …

 

 

Les Britanniques, investis d’une souveraineté qui n’était plus contestée, lancèrent plusieurs proclamations d’abolition de l’esclavage dans les territoires du Nigeria, mais celle-ci fut lente à entrer dans les mœurs (sans doute dans l’ancien royaume du Bénin comme ailleurs). Il a été suggéré que la population locale a résisté aux efforts britanniques pour réprimer la pratique de l’esclavage (la vente d’esclaves était une solution, par exemple pour se débarrasser d’enfants non désirés) ; même ceux qui étaient esclaves ne demandaient pas leur libération « parce qu’ils étaient bien traités »* (compte-rendu  du livre de A.  E. Afigbo, The Abolition of the Slave Trade in Southeastern Nigeria, 1885–1950, 2006, par David Northrup, African Studies Review, septembre 2007,  https://muse.jhu.edu/article/221115/pdf


                                                                                             * Cette description passablement optimiste (émanant d’un historien sans doute nigérian, vaut semble-t-il pour la période britannique ; vaut-elle pour la période antérieure et pour le royaume du Bénin ?

 

Mais la suppression (même imparfaite) de l’esclavage fut en quelque sorte « compensée » par l’institution du travail forcé (comme dans quasiment toutes les colonies européennes d’Afrique), au profit des chefs locaux et de l'administration. A partir des années 30, l’Organisation internationale du travail établit une convention sur l’abolition du travail forcé. Les autorités coloniales du Nigéria mirent la législation locale en accord avec les prescriptions de l’OIT – mais est-il besoin de le dire, le travail forcé ne disparut pas complètement…

 

 

L’ÉVOLUTION DU BÉNIN

 

 

En 1914, l'officier de district britannique rapporta que les Bini ne semblent pas avoir été une nation assoiffée de sang malgré leur domination [sur d’autres ethnies ?] mais au  contraire qu’ils étaient des gens courtois et sympathiques (cité par Graham). Mais cette indication ne conduit pas vraiment à penser que la cruauté reprochée (par les Européens) à la société bini était inexistante, mais plutôt qu’une fois débarrassés de la structure sociale traditionnelle (ou celle-ci rendue inoffensive), les Bini se montraient sous leur meilleur jour. Fallait-il en remercier les Britanniques ?

L’oba Ovonramwen vivait en exil sur la côte est du Nigeria avec deux de ses femmes et une petite suite. Lorsqu’il mourut en 1914, le chef  Obaseki,  l’un des principaux gouvernants de son ancien royaume,  obtint des Britanniques la restauration de l’oba. Le fils d’ Ovonramwen devint donc oba sous le nom de Eweka II. Il rétablit les cérémoniaux monarchiques et reconstruisit le palais royal. Il régna jusqu’à sa mort en 1933 et son fils prit sa succession. La royauté ainsi restaurée n’avait plus de pouvoir souverain, c’était une monarchie symbolique et honorifique, néanmoins respectée par la population et les colonisateurs.

 

 

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L’oba Ovonramwen, ses deux épouses, ses enfants et des serviteurs. Photo prise à Calabar en 1912.

 Wikimedia Commons.

 

 

Vers 1938, les Britanniques restituèrent au nouvel oba Akenzua II la parure en corail qui était le vêtement traditionnel du souverain*

                                                                                                     * Cette restitution semble avoir résulté de l’initiative du fils d’un membre de l’expédition punitive de 1897 qui détenait le vêtement et l’avait mis en dépôt au British Museum.

 

 

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L'oba Akenzua II avec de gauche à droite, le gouverneur-général du Nigéria et Lord Plymouth, sous-secrétaire d'Etat  aux colonies, lors d'une visite officielle de ce dernier, 1938

Smithsonian institutionSmithsonian African art Museum.

https://www.smithsonianmag.com/smithsonian-institution/man-who-reclaimed-photography-nigerian-people-180952721/

 

 

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 L'oba du Bénin  Akenzua II, dans sa tenue traditionnellle, accueille la reine Elizabeth en visite au Nigéria en 1956.

 Akenzua II régna de 1933 à 1976.

Smithsonian institutionSmithsonian African art Museum.

https://www.smithsonianmag.com/smithsonian-institution/man-who-reclaimed-photography-nigerian-people-180952721/

 

 

A la fin des années 30, l’oba du Bénin avait demandé à un de ses chefs, Solomon Osagie Alonge (1911–1994), sans doute déjà passionné de photographie, de devenir photographe de la cour ; celui-ci ouvrit aussi un studio photographique à Benin city. Les photos prises par le chef (personnages isolés, couples, groupes, souvent en tenues occidentales), représentent certainement des privilégiés ou au moins des gens de la classe moyenne au Bénin. Mais telles quelles, elles évoquent une société qui inspire une forme de nostalgie : ainsi un site nigérian qui reproduit ces photos regrette qu’il n’existe pas de machine à remonter le temps pour retrouver cette époque. Cette réflexion laisse penser que le Nigeria n’était pas complètement malheureux sous the British rule (la domination britannique) ou tout au moins certains Nigérians, ce qui ne les empêchait sans doute pas de souhaiter la fin de celle-ci.

Les historiens nigérians utilisent parfois pour décrire cette époque l’expression Pax britannica, (la paix britannique) qui exprime probablement, à part égales, ironie et respect.

 

 

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 Quatre soeurs, photo de S.O. Alonge, vers 1950, Ideal Photo Studio, Benin City, Nigéria.

Smithsonian African art Museum.

https://insider.si.edu/2017/10/first-smithsonians-african-art-museum-opens-exhibition-africa/

 

 

 

 

 

LE NIGÉRIA INDÉPENDANT : UN SURVOL HISTORIQUE

 

 

En octobre 1960, le Nigéria, dont le développement économique avait été grandissant pendant les deux décennies précédentes et doté depuis le milieu des années 50 de l’autonomie interne (internal self-government) avec des assemblées élues et un gouvernement dirigé par des Nigérians,  accéda à l’indépendance sous la forme d’un Etat fédéral : cette solution paraissait la plus adaptée à un pays marqué par une forte disparité culturelle et économique  entre le nord musulman et le sud christianisé et animiste. Les Britanniques pouvaient se faire l’illusion d’avoir tout prévu et placé dès avant l’indépendance les hommes qu’il fallait aux postes clé du nouvel Etat (et sauvegardé leurs intérêts financiers en même temps)*.

                                                                                            * Le Premier ministre Sir Abubakar Tafawa Balewa, en poste depuis 1957, resta Premier ministre à l’indépendance, et la monarque britannique Elizabeth II resta chef d'État nominal (jusqu’en 1963). Le Britannique Sir Christopher Welby-Everard est resté chef d'état-major de l'armée nigériane jusqu'en 1965 (Wikipédia).

 

 

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Le 1er octobre 1960, le Nigéria devient indépendant. Au bal donné en l'honneur de l'indépendance, la princesse Alexandra de Kent, venue présider les cérémonies au nom de sa cousine la reine Elizabeth, danse avec des personnages éminents du nouvel Etat nigérian, ici avec le Chief Justice (plus haut magistrat du pays) Omoba, Sir Adetokunbo Ademola, Chief justice depuis 1958, qui le resta jusqu'en 1972 (Omoba est un titre des monarchies du Nigéria). 

Site Joliba, https://www.facebook.com/JolibaAfrica/photos/a.336481899828141/1945712828905032/?type=3

 

 

Rien ne fut changé au rôle honorifique (et à l’influence politique éventuellement) des anciens monarques comme l’oba du Bénin et ses nombreux homologues, au nord comme au sud du pays

Mais en l’espace de quelques années le pays sombra dans une spirale de violences : des fraudes dans le recensement de la population (important, car il devait permettre le partage des ressources entre les régions fédérées au prorata de la population), provoquèrent des troubles; l'animosité s'accrut entre les populations des régions et entre la majorité et les minorités ethniques dans chaque région. Au début de 1966, le même jour, le Premier ministre fédéral Abubakar Tafawa Balewa et le ministre des finances furent assassinés ainsi que deux Premiers ministres des régions fédérées. Les assassins faisaient partie d’un complot militaire qui installa un général comme président de la République : un de ses premiers actes fut de supprimer la constitution fédérale et de faire du Nigéria un Etat unitaire. Quelques mois après il était assassiné, avec un bon nombre d’officiers, lors d’un nouveau coup d’Etat militaire, et le nouveau président rétablissait la constitution fédérale.  A la suite de ces événements, des milliers de personnes appartenant à l’ethnie igbo (originaire du sud-est) qui étaient venues vivre dans le nord du pays, furent massacrées lors d’émeutes courant 1966. *

                                                                                                * Le nombre des victimes est situé entre 8000 et 30 000 (des chiffres bien plus considérables ont été avancés par les Igbo, jusqu’à 100 000 victimes).1 millions d’Igbo ont fui les régions où ils n’étaient pas en sécurité.

 

Devant la violence qui s’emparait du pays, la région christianisée et prospère du Biafra, peuplée par les Igbo qui avaient été les victimes de massacres dans le nord, faisait sécession en 1967, provoquant une guerre qui allait faire 2 millions de morts et marquer la conscience occidentale. Dans cette guerre, quasiment aucun pays ne se déclara en faveur du Biafra ; l’ancien colonisateur britannique et l’URSS, pour une fois d’accord, soutinrent le gouvernement fédéral qui avait décidé de répondre par la guerre à la déclaration de sécession, et des pilotes d’avion prêtés par l’Egypte de Nasser bombardèrent le Biafra. L’ancien royaume de Bénin fut relativement épargné par la guerre qui se situait hors de ses limites.*

                                                                                          * Tout au plus à un moment les forces sécessionnistes y pénétrèrent et proclamèrent une république indépendante du Bénin qui dura un jour. Le lendemain les forces fédérales reprenaient le contrôle du territoire.

 

La sécession fut vaincue et le gouvernement nigérian marqua au moins une louable intention de réconciliation.

 

 

LE NIGÉRIA ET LE ROYAUME DE L’OBA  AUJOURD’HUI

 

 

L’histoire du Nigéria suivit son cours, avec encore des coups d’Etat militaires et des violences inter-ethniques et inter-religieuses.

Le Nigeria est devenu un géant économique à l’échelle africaine et le pays le plus peuplé du continent (219 millions d’habitants) – mais le pays affronte toujours la violence et les difficultés (islamisme, mafia, corruption, extrême inégalité sociale).

Le Nigéria est aujourd’hui un Etat fédéral constitué de 36 états fédérés (plus un district fédéral pour la capitale) selon la constitution de 1999. Le territoire de l’ancien royaume de Bénin constitue l’Etat d’Edo (qui fut constitué en 1991 à la suite d’une agitation populaire conduite justement par l’oba du Bénin)

L’oba continue d’exercer son rôle moral et honorifique depuis son palais de Benin city, capitale de l’Etat d’Edo. Il est au centre, comme on va le voir, des réclamations pour la restitution des objets enlevés par les Britanniques en 1897 et depuis répartis dans plusieurs collections du monde occidental.

 

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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