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Le comte Lanza vous salue bien
17 février 2013

BOSWELL, CASANOVA, ELLIOT ET QUELQUES AUTRES PREMIERE PARTIE

BOSWELL, CASANOVA, ELLIOT  ET QUELQUES AUTRES

PREMIERE PARTIE

 

 




Un jeune gentleman écossais fait un saut au milieu de la vie

 




James Boswell, fut, comme on sait, un des ardents défenseurs de la cause des Corse au 18ème siècle, d’abord dans leur lutte contre la République de Gênes puis contre l’annexion par la France.
Boswell, fils d’un aristocrate et magistrat écossais, avait rencontré Pascal Paoli en Corse en 1765, lors d’une étape imprévue de son « Grand tour », ce voyage habituel en Europe continentale des jeunes britanniques fortunés, qui était l’aboutissement de leur formation intellectuelle (beaucoup en profitaient pour visiter autant ou plus les mauvais lieux que les monuments de l’Antiquité et de la Renaissance).

Comme le rappelle l’écrivain voyageur américain Paul Theroux dans un court récit de voyage
paru en 1978 dans l’Atlantic Monthly,  A circuit of Corsica, qu’ on peut trouver à cet emplacement : http://www.theatlantic.com/past/docs/issues/78nov/corsica.htm (ce récit donne une intéressante image de la Corse vers la fin des années 1970, à comparer avec celle donnée vers 1994 par le même auteur dans les Colonnes d’Hercule, récit de voyage autour de la Méditerranée), Boswell écrivit : « I had got upon a rock in Corsica and jumped into the middle of life » (je suis monté sur un rocher en Corse, et de là, j’ai sauté au milieu de la vie).
A son retour en Grande-Bretagne, Boswell publia son Account of Corsica, qui devait rendre très populaire la figure de Paoli et la cause corse.

Boswell apparut déguisé en « chef de rebelles corses » lors du jubilé shakespearien de Stratford-upon-Avon. Que la lutte des Corses pour leur liberté se teinte de l’attrait de l’exotisme ne gâchait rien, au contraire. Il fit tout son possible pour aider les Corses, levant des fonds pour acheter des canons et essayant (inutilement) de convaincre les dirigeants britanniques d’entrer en guerre contre la France au moment de l’annexion de la Corse : « We cannot be so foolish to go to war because Mr. Boswell has been to Corsica » déclara Lord Holland (« nous ne sommes pas assez fous pour partir en guerre tout simplement parce que M. Boswell a été en Corse »).

Lorsque Paoli s’exila en Angleterre après Ponte Novu (1769), il y retrouva Boswell, qui se partageait entre l’Ecosse et Londres et qui essayait (sans succès) de faire son chemin comme avocat. Boswell lui présenta ses amis, dont le fameux Dr. Johnson (ainsi appelé depuis qu’il avait été nommé, en reconnaissance de son œuvre littéraire, docteur honoris causa de l’université d’Oxford).
Pour le public britannique, Boswell est surtout  le biographe du Dr. Johnson. Son livre, Life of Samuel Johnson, rempli de respect filial pour le « grand homme » qu’était Johnson, est  devenu un classique de la littérature anglaise – il suffit de se rappeler les sarcasmes que déverse sur ce livre qu’il juge obséquieux et surfait, l’écrivain humoristique de la fin du 19ème siècle, Jerome K. Jerome dans Trois hommes dans un bateau.
Samuel Johnson était une sorte de dictateur des lettres britanniques (c’est lui qui plaça définitivement Shakespeare à la place qui est la sienne), personnage tonitruant et caustique, bien qu’il ait souffert toute sa vie d’une sévère maladie neurologique, qui trouvait le réconfort dans une foi religieuse anglicane sincère et qui, politiquement, était  un conservateur ironique et atypique.
Lors de la première rencontre entre Boswell et Johnson, ceux-ci échangèrent les propos suivants, dans le meilleur style du non-sense britannique :
[Boswell:] "Mr. Johnson, I do indeed come from Scotland, but I cannot help it."
[Johnson:] "That, Sir, I find, is what a very great many of your countrymen cannot help."#
« M. Johnson, je suis en effet Ecossais, mais je ne peux pas m’en empêcher » (le Dr Johnson n’aimait pas, semble-t-il, les Ecossais mais il admettait aimablement que cette prévention était gratuite).
Et Johnson de répondre : « C’est une chose, Monsieur, dont tellement de vos compatriotes ne peuvent pas s’empêcher ! ».

 

James_Boswell_of_Auchinleck

Boswell peint par Reynolds (Wikipedia)


Un tableau connu (http://en.wikipedia.org/wiki/The_Club_%28Literary_Club%29) montre une soirée chez le peintre Sir Joshua Reynolds dans les années 1770. Le curseur disponible sur le lien permet d’identifier les personnages : on y voit notamment Johnson, reconnaissable à son embonpoint et à sa perruque à l’ancienne mode, Boswell, Paoli (défini comme « Corsican patriot »), l’écrivain Goldsmith, le fameux acteur Garrick, le député et grand orateur anglo-irlandais Edmund Burke (qui devait être un des plus farouches adversaires de la Révolution française, après avoir défendu les droits des catholiques irlandais contre les protestants, ceux des habitants des Indes spoliés par l’administration coloniale et les insurgés américains – ce qui pour les Français est une volte-face et une chute dans le conservatisme le plus borné et pour les Britanniques, le couronnement presque logique de sa carrière).

Boswell avait une vie privée très dissolue ; son journal intime (retrouvé en 1920 seulement) ne cache pas grand-chose de ses goûts sexuels dans les bordels et ailleurs et son penchant pour la boisson allait s’accentuer avec les années.
Malgré cela, ou à cause de cela, parce qu’il admirait chez les autres, Paoli ou Johnson, une vie vertueuse et tendue vers un noble objectif, à laquelle il voyait bien que sa nature profonde ne lui permettait pas d’atteindre, Boswell pouvait passer pour un idéaliste (au moins dans sa jeunesse), vantant la supériorité des grands hommes, mais aussi des gens simples qu’il avait rencontrés en Corse :
« Je passai d'immenses vallons et de vastes forêts. J'étais plein de santé et de courage, et me sentais très disposé à entrer dans les idées des hommes simples et généreux que je trouvais partout sur mon chemin ». « Je voyais en Paoli mes idées les plus grandes se réaliser, il m'était impossible…d'avoir en le voyant une idée médiocre de la nature humaine » (citations extraites d’une conférence donnée en 1982 par Dorothy Carrington sur Boswell et Paoli, http://www.adecec.net/adecec-net/parutions/paolietboswell2.html).

crumb_boswell_sm

Un épisode du journal de Boswell illustré par Robert Crumb, le grand dessinateur underground américain, créateur de Fritz the Cat

site Wilson's Almanac

 



Une rencontre à Berlin

 




Est-ce pour ces raisons que Boswell, quand il rencontra lors de ses pérégrinations un personnage sophistiqué et beau parleur, le trouva d’emblée insupportable et nul ?
Ce personnage était Giacomo Casanova.
Boswell le rencontra en 1764, dans une auberge renommée, à Berlin. Casanova, désormais aventurier sur le retour, cherchait sans beaucoup de réussite une place stable pour assurer ses vieux jours. Il ne se faisant plus guère d’illusions sur ses possibilités de continuer à mener longtemps sa vie d’aventures.
Casanova était de plus en plus taraudé par le sentiment que sa vie ne menait à rien et par le désir de revoir Venise, ce qui supposait d’obtenir au préalable une sorte d’amnistie du gouvernement vénitien (puisqu’il avait quitté Venise presque vingt ans auparavant en prisonnier fugitif, évadé de la fameuse prison des Plombs, sous la toiture du palais des Doges où une sentence secrète des Inquisiteurs d’Etat l’avait conduit, sans savoir pour combien de temps ni vraiment pourquoi, sauf que son mode de vie le faisait classer parmi les éléments douteux de la société : joueur, séducteur, un peu charlatan, lecteur de livres interdits…).

 

casanova

Casanova (portait présumé)

Site fondation Federico Zeri (photographie de Federico Zeri)


Il n’est pas certain que Boswell ait jamais entendu parler de Casanova avant de le rencontrer, car la célébrité universelle du Vénitien sera une chose posthume, qui prendra forme progressivement après la publication de ses Mémoires. Dans son journal où il évoque cette rencontre, Boswell parle « de l’italien Neuhaus » (traduction allemande de maison neuve, donc de Casanova), mais il ne fait pas de doute que Neuhaus est bien notre homme, dont le passage dans cette auberge et à cette date est établi.

Casanova était loin d’être l’homme un peu irritant et superficiel qu’il paraissait (même si on est aussi, forcément, l’homme qu’on parait), ses Mémoires en témoignent, où il apparaît humain et généreux, même si sa vanité (dont il était conscient) et une forme d’autosatisfaction (après tout compréhensible) peuvent agacer ou faire sourire. « Non erubesco evangelium », disait-il : je ne rougis pas de mon évangile. Pour lui, l’important était de garder toujours la tête haute et de saisir les occasions de bonheur, sans nuire à autrui. Boswell n’a donc pas connu l’homme intime, mais l’acteur qui prenait la pose.

Ce soir-là, dans l’auberge, Casanova, en représentation devant l’assistance, joua au philosophe et déclara qu’un philosophe devait douter de tout (ce qui après tout était la démarche cartésienne), en commençant par douter de sa propre existence.

Ce genre de paradoxe tapait sur les nerfs de Boswell et il jugea que Casanova était « un perfetto cretino » (dans le catalogue de l’exposition tenue à Venise en 1998 pour le bicentenaire de la mort de Casanova, où j’ai trouvé ce récit, les mots sont bien entendu en italien, ce qui leur donne une force pleine de malice. Mais Boswell a certainement écrit en anglais quelque chose comme : « a perfect dumb »).

En fait, ce n’était pas au doute qu’aboutissait la conception du monde du Casanova ; il n’était pas un sceptique ou un nihiliste, mais un homme respectueux, aussi curieux que cela paraisse, de Dieu et de la morale établie (qu’il adaptait juste à ses besoins !).Lors d’une visite à Voltaire, il lui reprocha de démolir la religion qui était une consolation dans la vie des hommes.

.Si Boswell avait su que cet irritant Casanova avait une vie sexuelle qui pouvait se rapprocher de celle que lui, Boswell allait mener (ou avait commencé à mener), du moins par certains côtés, l’aurait-il jugé aussi sévèrement ?

Un des plus éminents « casanovistes », l’américain J. Rives Child, dans sa biographie classique de Casanova, note que si Boswell a parlé de Casanova, Casanova n’a rien dit de Boswell car il n’y avait rien à en dire, c’était un zéro. « On peut difficilement imaginer deux personnages plus incompatibles que Boswell et Casanova, le premier à vingt-quatre ans, d’une fatuité achevée, l’autre, à trente-neuf ans, avec l’assurance d’un homme mûr dont la réputation n’est plus à faire », dit J. Rives Child. Les casanovistes n’aiment généralement pas ceux qui s’en prennent à leur grand homme…
On peut penser plus justement que dans cette auberge de Berlin (leur seule rencontre probablement), Casanova ne remarqua pas particulièrement Boswell parmi ceux qui l’écoutaient.

J. Rives Child rappelle qu’en 1764, Casanova rencontra en Angleterre le Dr Johnson, rencontre dont il ne parle pas dans ses Mémoires, mais dans une œuvre philologique rédigée, comme les Mémoires, à la fin de sa vie, la Lettre à Léonard Snetlage, dont nous reparlerons.
Selon Rives Child, Casanova aurait rencontré Johnson par l’intermédiaire d’un homme de lettres italien fixé à Londres, Martinelli. Rives Child  mentionne qu’il est question, quelques années plus tard, en 1773, d’un dîner  chez Pascal Paoli (en exil à Londres depuis 1769), réunissant  Johnson, Boswell et Martinelli.




L’abbé Andrei, ami de Casanova et conventionnel malchanceux

 



Puisque nous avons rencontré Casanova, suivons-le maintenant. Il va nous faire rencontrer d’autres personnages liés à l’histoire de la Corse.
Lorsque Casanova croisa la route de Boswell, il revenait d’Angleterre. C’est à Londres qu’il prit conscience qu’il n’était plus l’homme qu’il avait été en devenant le jouet d’une très jeune fille, superbe et retorse, Miss Charpillon, d’origine française, qui dûment chapitrée par sa mère, faillit le mener à la dépression et à la déchéance et dont il n’obtint rien.
A Londres il avait rencontré le soi-disant comte Frédéric, un personnage qui se prétendait le fils du roi Théodore, l’éphémère roi de Corse (c’était peut-être son neveu), qui fricotait avec l’ancien jésuite Lavalette, l’homme qui avait provoqué la chute de la compagnie de Jésus par des spéculations financières qui servirent de prétexte à la suppression de l’ordre d’abord en France et puis dans tous les pays catholiques. L’aventurier international Ange Goudar n’était pas loin non plus, prêt à signaler les bons tuyaux. Casanova, en tout cas c’est ce qu’il nous dit, resta sur ses gardes dans ses contacts avec cette faune d’aventuriers avec qui il ne voulait pas être confondu.

Puis après avoir voyagé en Allemagne, en Pologne, en Russie et en Espagne, il revint en Italie. Le désir de revenir à Venise était devenu son obsession. En Italie, il rencontra deux personnes, parmi bien d’autres,  qui ont fait l’objet vers 1960 d’un article d’un autre « casanoviste », un médecin niçois (au patronyme qui évoque un peu l’Amérique ?), le Dr. Francis L. Mars, Deux amis corses de Casanova : Rivarola et Andrei.


C’est l’abbé Antoine Andrei qui nous intéressera.


Natif de Moïta, il a pu faire de bonnes études à Venise (ce qui ne pouvait que le rapprocher de Casanova) qui ont été payées par le baron Giovanni Berlandis, un ami de son père (on avait des relations dans la famille Andrei) : le baron était ambassadeur de la République de Venise auprès de la cour de Piémont-Sardaigne à Turin. En échange, l’abbé Andrei fut précepteur des enfants du baron Berlandis, et c’est de passage à Turin que Casanova le rencontra et se lia avec lui, célébrant son goût pour la liberté et la littérature.

Lorsque Casanova quitta Turin pour se rendre à Livourne, l'abbé Andréi lui remit une lettre de recommandation pour le comte Rivarola, consul de Piémont-Sardaigne à Livourne, homme d'esprit  et ami de Pascal Paoli, comme le note Casanova dans ses mémoires.

Casanova précise que l’abbé  Andrei vit maintenant en Angleterre où il peut jouir de toute la liberté possible.


Or, quand Casanova rédigeait ses mémoires,  dans le courant des années 1790, mais pouvait-il le savoir, la vie de l’abbé avait pris un tout autre cours.
L’abbé avait en effet couru un peu le monde. On le trouve à Bruxelles, puis il arrive à Londres dans la suite son protecteur Berlandis, qui a été nommé ambassadeur de Venise en Grande-Bretagne, Là, il devint le secrétaire de Pascal Paoli,exilé à Londres depuis 1769.

L'abbé s'occupait de travaux littéraires, de traductions. En 1789 il accepte la place de "poète italien" du théâtre de Monsieur (frère du roi) à Paris, tout en restant lié avec Paoli.

Est-il rentré en Corse avec Pascal Paoli en 1790 en tant que secrétaire et ami ? Peut-être resta-t-il à Paris dans un premier temps. On sait qu'il fut chargé en 1791 d'un rapport sur l'état de la Corse par l'assemblée législative (bien que non député), avec un autre commissaire, Monestier, à la suite des troubles survenus à Bastia.

Paoli le persuada ensuite de se présenter aux élections pour la Convention et usa de son influence pour le faire élire le 18 septembre 1792 comme l'un des six députés de la Corse à la nouvelle assemblée..


A Paris, Andrei tomba en plein dans l’ambiance violente des événements révolutionnaires, redoublée par la guerre avec plusieurs puissances européennes dont le nombre allait encore grossir dans les mois suivants.

Il participa au procès de Louis XVI, et vota pour l'emprisonnement du roi, ce qui était se classer parmi les modérés. Lors de ses interventions pour expliquer son vote, il fut hué par les tribunes remplies de partisans de la condamnation à mort. Les députés étaient loin de délibérer dans la sérénité et beaucoup ont dû voter la mort par un simple réflexe de prudence. Il est, paraît-il, un des rares conventionnels à avoir signé lisiblement sa position.


Le 2 juin 1793, alors qu’en Corse se déroulaient depuis quelque temps les événements qui allaient mener à la sécession de l’île sous la conduite de Paoli, la Convention, où la lutte entre girondins et jacobins était arrivée à son paroxysme, fut cernée par les gardes nationaux parisiens et les sans-culottes, leurs canons prêts à tirer. A l’intérieur, les jacobins en profitaient pour faire avaliser par une majorité tremblante l’exclusion et l’arrestation de 29 députés girondins. 75 députés (ou plus ?) protestèrent ensuite contre cette arrestation. Lorsque s’ouvrit le procès des Girondins, en octobre 1793, les 75 protestataires furent à leur tour arrêtés.

Andrei fut-il arrêté dès le 2 juin 1793 (ce qu'indique sa notice du site de l’Assemblée nationale) ou plus tard, parmi les protestataires ?  

Sur le décret du 3 octobre 1793 qui traduit devant le tribunal révolutionnaire une trentaine de députés, et comporte ensuite une centaine de noms de protestataires, Andrei, désigné comme "Andrei, de la Corse" figure dans la première liste :

 

 

Décret qui traduit plusieurs membres de la Convention devant le tribunal révolutionnaire, et qui en met d'autres en arrestation.

 Du 3 Octobre 1793.

La Convention nationale, après avoir entendu, son comité de sûreté générale, sur les délits imputés à plusieurs de ses membres, décrète ce qui suit :

Art. I. La Convention nationale accuse, comme étant prévenus de conspiration contre l'unité et l'indivisibilité de la République, contre la liberté et la sûreté du peuple français, les députés dénommés ci-après :

Brissot.
Vergniaud.
Gensonné.
Duperret.
Carra.
Brulart, ci-devant marquis de Sillery.
Caritat, ci-devant marquis de Condorcet.
Fauchet, évêque du département du Calvados.
Doulcet, ci-devant marquis de Pontécoulant.
Boyer-Fonfrède.
Ducos, député de la Gironde.
Gamon.
Mollevaut.
Gardien.
Dufriche-Valazé.
Vallée.
Duprat.
Mainvielle.
Delahaye.
Bonnet, de la Haute-Loire.
Lacaze, de la Gironde.
Mazuyer.
Savary.
Lehardy.
Hardy.
Boileau, de l'Yonne.
Rouyer.
Antiboul.
Lasource.
Lesterpt-Beauvais.
Isnard
Duchastel.
Duval, de la Seine Inférieure.
Devérité.
Bresson.
Noel.
Coustard.
Andrei, de la Corse.
Grangeneuve.
Vigée.
Philippe Égalité, ci-devant duc d'Orléans.

 

II. Les dénommés dans l'article ci-dessus seront traduits devant le tribunal révolutionnaire, pour y être jugés conformément à la loi.

III. Il n'est rien changé, par les dispositions du présent décret, à celui du 28 juillet dernier, qui a déclaré traîtres à la Patrie, Buzot, Barbaroux, Gorsas, Lanjuinais, Salle, Louvet, Bergoing, Pétion, Guadet, Chasset, Chambon, Lidon, Valady, Fermont, Kervelegan, Henri Larivière, Rabaut-Saint-Etienne, Lesage, de l'Eure, Cussy et Meillant.

IV. Ceux des signataires des protestations des 6 et 19 juin dernier, qui ne sont pas renvoyés au tribunal révolutionnaire, seront mis en état d'arrestation dans une maison d'arrêt, et les scellés apposés sur leurs papiers. Il sera fait, à leur égard, un rapport particulier par le comité de sûreté générale.

suit une liste d'une centaine de députés à la Convention nationale, signataires des protestations des 6 et 19 juin dernier, "compris dans l'article IV ci-dessus" .

 

 

 

(collection Baudouin des décrets des assemblées http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/contextualize.pl?p.40.baudouin0314.31906 )

 

 

 Le même jour, la Convention prit un décret "qui ordonne le prompt jugement de la veuve Capet au tribunal révolutionnaire."

 

Andrei attendit son sort en prison ou en résidence surveillée - et fut finalement sauvé par le 9 thermidor qui marqua la chute de Robespierre et du régime de la Terreur.

 

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Page du décret du 3 octobre 1793, collection Baudouin

http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/extras/baudouinpageturn.pl?baudouin_42_body0097.jpg

https://collection-baudouin.univ-paris1.fr/

 

 


Son suppléant à la Convention, Jean-Marie Arrighi, fut admis à  prendre séance à sa place, le 1er ventôse an II. (soit le 19 février 1794). Se trouvait-il déjà depuis longtemps sur le continent, ou bien faisait-il partie de ces Corses qui avaient quitté l’île au moment de la sécession des paolistes ? En février 1794, les paolistes étaient quasiment maîtres de toute la Corse et avaient reçu le renfort des britanniques pour s’emparer des trois places-fortes qui résistaient encore, avec leur garnison française.


Quoi qu’il en soit, lors de la séance du 18 vendémiaire an III (9 octobre 1794), après la chute de Robespierre, Arrighi prononça, selon le site internet de l’Assemblée nationale (dictionnaire des députés), un long discours en faveur des patriotes corses réfugiés « sur le continent de la République » et demanda « s'il ne serait pas expédient, pour faciliter de plus en plus la propagation de la langue française dans le département de la Corse et pour resserrer ainsi les liens qui l'unissent à la République, de disperser, dans les différentes écoles et établissements d'instruction publique, les enfants de ces patriotes âgés de moins de 18 ans, les autres devant être aux frontières » (aux frontières, c’est-à-dire aux armées). On voit que le citoyen Arrighi voulait se monter un patriote français irréprochable. Il fit valoir que les « vrais patriotes » en fuite, pour échapper à la tyrannie du « traître Paoli » et des Anglais, ne devaient pas être confondus avec les contre-révolutionnaires pris sur des bâtiments portant le pavillon paoliste. C’était bien la moindre des choses, mais son discours tendrait à montrer que pour les Français, tous les Corses étaient des traîtres...

La Convention suivit l'avis de Arrighi et prit le décret suivant :

 

Décret qui charge le comité de salut public de présenter de nouveau la rédaction du décret du 4 fructidor, qui a été égaré et qui fixoit des secours pour les patriotes Corses réfugiés.

 Du 16 vendémiaire an III (7 octobre 1794)

 

La Convention nationale décrète ce qui suit :

Art. I. Le comité de salut public lui présentera de nouveau, et dans le plus bref délai, la rédaction du décret du 4 fructidor, qui a été égarée, et qui ordonnoit qu'il seroit accordé à chaque patriote réfugié Corse, venant de Calvi, Saint-Florent, Bastia, de l'intérieur de l'isle, ou qui pourroit arriver dans la suite, une somme journalière et égale, jusqu'à ce que le département de Corse soit rendu à la France, et d'en fixer la somme.

II. Les comités de salut public et d'instruction publique examineront s'il ne seroit pas expédient de disperser dans les différens établissemens d'instruction publique les enfans des patriotes réfugiés Corses, au-dessous de 18 ans, pour propager plus facilement l'usage de la langue française dans le département

III. Le comité de salut public examinera si l'arrêté portant peine de mort contre tous les individus corses pris sous pavillon paoliste, corse ou anglois, peut être modifié de manière que les vrais patriotes qui s'y embarqueroient uniquement pour fuir la tyrannie du traître Paoli, ou des Anglois, ne puissent être confondus avec les contre-révolutionnaires.

 

Collection Baudouin des lois et décrets des assemblées révolutionnaires

http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getobject.pl?p.52:121.baudouin0314

 

Les discours des révolutionnaires étaient peu de choses auprès de la réalité et de l'ambiance même de la France et surtout de Paris sous la Terreur (au moment où Arrighi prononça son discours, on était pourtant déjà sorti de la Terreur), une ambiance qu'a bien rendue Delécluze, le jeune élève du peintre David, dont le mentor était pourtant un grand partisan de la Terreur : " Chaque soir nous étions saisis par l'angoisse de recommencer une nouvelle journée sans que personne puisse tenter un effort pour mettre fin à cet abominable régime".

 

 



I swear to maintain the liberty of the Corsican nation

 



A ce moment-là, les Corses, épargnés par les événements qui se déroulaient en France, avaient l’occasion d’entendre d’autres discours, assez différents dans leur vision du monde, car l’histoire avait marché et la Corse était devenue une monarchie constitutionnelle liée à la Grande-Bretagne.

Depuis le printemps de 1793, Paoli et ses partisans avaient mis la Corse en état d'insurrection contre la France révolutionnaire, d'abord larvée puis ouverte, et demandé l'aide des Anglais pour chasser les dernières garnisons françaises et établir un régime indépendant.


Entre le 15 et le 19 juin 1794, à Corte/Corti, les députés de la Consulta, présidée par Pascal Paoli, avaient voté (à l’unanimité, comme on pouvait s’y attendre) la rupture formelle de tout lien avec la France et les articles de la Constitution du nouveau Royaume de Corse (un nom qui n’étonnait personne puisque, à l’époque du gouvernement de Paoli, de 1755 à 1769, le nom officiel de la Corse était Regno di Corsica, une appellation qui en fait remontait à une décision du Pape en 1297).

Ce Royaume de Corse ou Regno di Corsica nouvelle manière, fondé en 1794, avait bien un roi, en commun avec la Grande-Bretagne, Sa Majesté George III de Hanovre-Brunswick.

Ce jour-là, le représentant extraordinaire du Roi George III,  Sir Gilbert Elliot, baronnet écossais et membre du Parlement britannique, prêta serment au nom du Roi :
« In his majesty’s name, I swear to maintain the liberty of the Corsican nation, according to the constitution and to the Laws » (au nom de sa majesté, je jure de maintenir la liberté de la Nation corse, selon la Constitution et les lois – le texte anglais original, dont l’orthographe est conservée, se trouve dans l’Annual register pour 1794 qui peut être lu à cet emplacement : http://books.google.fr/books?id=cfAxAQAAMAAJ&pg=RA1-PA109&lpg=RA1-PA109&dq=sir+gilbert+elliot+corsi#v=onepage&q&f=false

 
Il est très probable que le serment, reproduit en anglais pour les lecteurs britanniques, fut prêté en italien. On le trouve en version italienne dans le Processo verbale dell'assemblea generale  di Corsica, imprimé à Corte  (http://www.modern-constitutions.de ); on peut consulter la version italienne sur un site universitaire qui reproduit les constitutions de la fin du 18ème siècle et du début du 19ème siècle.

Puis les députés prêtaient à leur tour, en leur nom propre et au nom de la Nation corse, serment de fidélité au Roi et de maintenir la constitution et les lois de la Corse.
Enfin,  dans un discours qui suivit le serment, également reproduit à l’Annual register, Sir Gilbert se félicita en termes cordiaux de ce beau jour qui représentait un « happy end » (les mots sont dans son discours mais le sens hollywoodien de l’expression était encore à venir) pour les relations d’amitié déjà longues entre la Corse et la Grande-Bretagne :

« Gentlemen,
In availing myself, for the first time, in the midst of the Corsican nation, of the privilege of calling you brothers and fellow-citizens, a reflection which will naturally occur to every one, excites in me the most heart-felt satisfaction ; …our two nations have for a long period, been distinguished by a reciprocal and remarkable esteem…
To-day our hands are joined, but our hearts have long been united and our motto should be Amici e non di ventura » …etc

(Messieurs,
Alors que j’ai le privilège, pour la première fois, au milieu de la Nation corse [de ses représentants] de vous appeler des frères et des compatriotes, une réflexion qui viendra naturellement à l’esprit de chacun, suscite en moi une satisfaction du plus profond du cœur…nos deux nations, depuis longtemps, se sont distinguées par une estime remarquable et réciproque…
Aujourd’hui, nos mains se rejoignent, mais nos cœurs sont unis depuis longtemps et notre devise devrait être : Amici et non di ventura…).
 
La devise citée à la fin du passage devait effectivement être adoptée comme devise officielle du Royaume. Tirée de la Divine comédie de Dante (une référence qui dénotait de la part de Sir Gilbert une bonne culture) elle signifie « Amis, mais non pas amis de rencontre » ; on pourrait traduire « Amis de cœur », ce qui serait bien dans la note de la belle phrase de Sir Gilbert sur les mains et les cœurs. La suite des événements devait démentir cette noble devise.

Il y avait curieusement dans le discours de Sir Gilbert beaucoup de notions qui étaient aussi à la mode en France révolutionnaire: la Nation (corse et non française), la fraternité, la concitoyenneté (brothers and fellow-citizens). Mais ces notions prenaient sans doute, dans la bouche d'un gentleman affable, un sens bien différent du sens qu'elles avaient dans la France de Marat et de Robespierre, .

Selon un historien français de la fin du 19ème siècle, Maurice Jollivet (Les Anglais dans la Méditerranée, 1896), Sir Gilbert ne prononça pas son discours en anglais : qui l’aurait compris, sauf sans doute Paoli ?  Il le prononça en français.
Mais on imagine bien Sir Gilbert, qui devait avoir des notions d'italien, s'adressant aux députés corses en commençant  son discours par « Signori » qu'on peut  traduire par  « Gentlemen ».


Sir Gilbert, comme Paoli et le gouvernement britannique, considéraient que l'union entre la Corse et la Grande-Bretagne  n’abolissait pas l’individualité juridique de la Corse.

Le représentant britannique, qui espérait être nommé vice-roi (on a dit que Paoli avait aussi espéré recevoir ce titre)  eut d'abord des relations cordiales avec Paoli, mais ce ne devait pas durer. 
.

C’est l’occasion de revenir sur James Boswell.

Le cours des années n’avait pas été tendre pour lui. Sa vie privée débridée, ses habitudes d’alcoolisme, avaient ruiné sa santé, sa carrière d’avocat n’était qu’un souvenir. Son mariage fut malheureux par sa faute, et quand sa femme mourut en 1789, il jura de réformer sa vie pour obtenir qu’elle lui pardonne dans l’au-delà.
Les hommes qu’il admirait étaient morts, comme Johnson, ou avaient quitté l’Angleterre comme Paoli. C’est portant dans ce temps de chagrin (1791) qu’il écrivit le livre qui devait le faire passer à la postérité, cette Life of Samuel Johnson où un peu du prestige du grand homme rejaillit sur le biographe. Et sans Boswell, Johnson serait-il devenu cette icône de l’Angleterre du 18ème siècle, à la fois autoritaire, railleur et tellement humain jusque dans son amour des animaux ?


Probablement aigri, Boswell, qui avait soutenu à ses débuts le mouvement de lutte contre l’esclavage, qui devenait très important dans l’Angleterre de la fin du 18ème siècle et traversait tous les partis et tous les milieux, finit par s’en moquer. Les principaux dirigeants du mouvement, des hommes rigoureux qui appartenaient aux églises protestantes dites non-conformistes, n’avaient sans doute rien pour lui plaire (on les appelait « les Saints de Clapham » du nom du quartier où était installé leur siège) ce qui explique peut-être sa volte-face. Il se passionna aussi pour l’authenticité shakespearienne de deux pièces de théâtre, qui fut réfutée définitivement après sa mort (aujourd’hui on ne les lit sans doute plus : elles ont raté leur passage à l’immortalité qui s’est joué sur le seul nom de leur auteur).

Quant à la Révolution française, entrée dans sa phase dure et extrémiste, il la condamnait vigoureusement, comme la presque totalité des Britanniques, une très grande partie de l'Europe et même un certain nombre d'Américains dont Washington.

Quand arrivèrent de Corse les nouvelles que l’île avait demandé l’appui de la Grande-Bretagne, puis voulait s’unir à elle institutionnellement, Boswell dut ressentir comme l’appel de ses jeunes années. Il alla voir des membres du gouvernement et sollicita d’être nommé vice-roi. On dut l’éconduire poliment : non seulement il n’avait pas de compétences politiques, mais sa vie dissolue et sa santé visiblement altérée (il souffrait de maladie vénérienne) ne plaidaient pas pour lui. C’était en 1794. Un an après il était mort (19 mai 1795) sans avoir revu Paoli.

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Boswell et sa famille, 1786. Visiblement pas une famille heureuse...

Tableau de Henry Singleton, National Galleries of Scotland (site Madame Picwick art blog)

 

 




Gun salute for His Excellency General Pasquale Paoli

 





Pendant ce temps, le Royaume anglo-corse, comme les historiens devaient l’appeler (mais pour les contemporains c’était tout simplement le Royaume de Corse, Regno di Corsica ou Kingdom of Corsica – et pour les Français le département rebelle de la Corse ou les deux départements rebelles du Golo et du Liamone, car la Convention avait découpé en deux un territoire qu’elle ne contrôlait plus) allait vers sa fin, qui ne serait pas « happy », sans être vraiment catastrophique.

Malgré sa bonne volonté et son intelligence, et un indéniable amour de la Corse (« l’Ecosse avec un beau climat » disait-il, et pour un Ecossais c’était un vrai compliment) Sir Gilbert Elliot, nommé vice-roi, s’était laissé gagner par une sorte de paranoïa et en particulier s’était convaincu que Paoli sapait son autorité.

Un peu isolé, ayant du mal à se faire respecter par les militaires britanniques qui refusaient d’obéir à un civil, Sir Gilbert préférait s’appuyer sur le président du Conseil d’Etat du Royaume, Carlo-Andrea Pozzo di Borgo celui-ci, ancien député de la Corse à l’Assemblée législative de la France révolutionnaire, s’était vite mué de révolutionnaire très modéré en contre-révolutionnaire et, revenu en Corse en 1792, avait secondé Paoli et l’avait poussé à la rupture avec la France, mais il était maintenant brouillé avec lui.
Bien longtemps après, Pozzo du Borgo, qui avait définitivement choisi le camp antifrançais et avait fini par devenir  un conseiller du Tsar de Russie et l’infatigable ennemi de Napoléon, était devenu ambassadeur de Russie dans la France de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Un jour il reçut la visite d’Alfred de Vigny, qui voulait écrire un livre sur les Corses, un sujet qui était devenu « grand public » grâce à la carrière de Napoléon.
Vigny demanda à Pozzo : Les Corses sont-ils Français ou Italiens ? (évidemment il ne voulait pas dire du point de vue juridique et officiel, mais du point de vue culturel, de l’âme comme on disait à l’époque). Pozzo répondit (qui s’en étonnera ?) : Ni l’un ni l’autre, ils sont Corses.

Mais en 1795, Pozzo ne se doutait pas de la carrière qu’il ferait au service de la Russie et croyait peut-être à la longévité du Royaume anglo-corse.

Quant à Elliot, il  finit par obtenir que Paoli soit rappelé en Angleterre en octobre 1795.

- Monsieur, dit Paoli à Sir Gilbert, venu l’accompagner au bateau, tandis que retentissaient les coups de canon protocolaires saluant son départ (le Gun salute cher aux Britanniques) je vous laisse la Corse. Tâchez d’en prendre soin.

Sous le royaume anglo-corse, il n’y eut que deux exécutions capitales, celles de soldats britanniques qui avaient commis des vols au détriment de Corses et furent exécutés en application des peines prévues par  la justice militaire britannique, non sans protestation des officiers supérieurs qui reprochèrent à Sir Gilbert une sentence « politique » pour faire plaisir aux Corses (mais ce n’était certainement pas Sir Gilbert qui avait compétence pour prononcer ce genre de condamnations – sans doute lui reprochait-on de n’avoir pas usé de son droit de grâce ?).
Si les Corses passèrent au travers de la Terreur grâce au royaume anglo-corse, on peut quand même signaler que sept marins corses, pris par la marine française sur un bateau battant pavillon corse, furent exécutés à Toulon comme rebelles. On était pourtant sous le Directoire, plus modéré que le régime de la Terreur.

Les marins français de deux bateaux de guerre pris par la Royal Navy au large de la Corse recevaient, eux, un meilleur traitement que les infortunés marins corses (il est vrai que ces derniers étaient des « rebelles » ou des traîtres à la République) : Sir Gilbert Elliot se faisait présenter les officiers français et il écrivit à un corrspondant que  « sauf l’un qui avait l’air assez honnête homme, mais sans plus, les autres avaient vraiment des têtes de brigands ou de bourreaux comme on n’en voit qu’en France » (du moins en France révolutionnaire). 

Cela n'empêcha pas Sir Gilbert et son épouse Lady Elliot de les inviter à dîner et chacun mit de côté ses préjugés pour l'occasion.

Les prisonniers furent assez bien traités et à la fin du royaume anglo-corse, tous les marins français furent  libérés sous promesse de ne plus reprendre du service  contre l'Angleterre dans la présente campagne.

A la même époque, Frederic North, dont on reparlera, secrétaire d’Etat du royaume anglo-corse, visitait les « Etats barbaresques » d’Afrique du Nord, qui pratiquaient ou du moins couvraient la piraterie, afin d’obtenir que les bateaux battant pavillon corse soient compris dans la garantie de non-agression que la Grande-Bretagne avait conclue avec ces Etats (moyennant un versement annuel) ; mais, comme il était prévisible, les Etats barbaresques exigeaient un versement complémentaire (une sorte d’extension de garantie payante) ce qui faisait que les négociations traînaient en longueur. Les Etats barbaresques appréciaient d’ailleurs modérément le drapeau corse, y voyant clairement une tête de sarrasin coupée, ce qui ne semblait pas très amical à leurs yeux…

Après des troubles principalement fiscaux (les Corses renâclaient à payer des impôts et n’en payaient d’ailleurs plus depuis le début des événements révolutionnaires) et le renversement d’alliances de l’Espagne bourbonienne, qui devenait l’alliée paradoxale de la République française (mais celle-ci n’était plus la république de Robespierre mais celle du Directoire qui s’efforçait de garder un équilibre précaire entre modérés, néo-jacobins et crypto-royalistes), le gouvernement britannique, inquiet, de plus, de la campagne victorieuse menée en Italie par Bonaparte, donnait l’ordre d’évacuer la Corse.
Sir Gilbert protestait (« la Corse n’a jamais été aussi tranquille ») mais mettait l’ordre à exécution en octobre 1796, pendant que les Français réoccupaient l’île sans combats. Ce n’est qu’arrivé sur l’île d’Elbe (choisie comme lieu de repli)  que Sir Gilbert reçut le contrordre d’évacuation du gouvernement de Londres.

Sir Gilbert n’était pas un homme rancunier semble-t-il. Il déclara : « Au moment de quitter la Corse, je ne peux pas m’empêcher d’aimer les Corses malgré toutes les avanies qu’ils m’ont faites et de leur souhaiter bonne chance ». Il décida d’intégrer dans son blason la tête de More. Vous pouvez taper sur un moteur de recherche les mots Earl  Minto (nom qui devait devenir celui de Sir Gilbert, une fois titré comte (earl) Minto, quelques années après) et sélectionner « images » et vous verrez, entre divers représentants moustachus de la famille vers 1900, plusieurs reproductions du blason des Minto, avec la tête de More. Si vous tapez Minto tout court, vous trouverez aussi, mais avec une foule d’improbables images de mangas dont un personnage doit se nommer Minto (à prononcer avec l’accent japonais)!
 

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Blason de la famille des comtes Minto, tel que modifié par Gilbert Elliot, premier comte Minto.

La "testa mora" figure en chef du blason comme hommage à la Corse.

wikipedia.

 




De Java aux Iles Ioniennes : Lord Minto et Lord Guilford

 

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Gilbert Elliot, premier comte Minto,par W. Joseph Edwards.

Le portrait date de la période où Lord Minto était Gouverneur général du Bengale

site National Portrait Gallery,



En 1795, Sir Gilbert avait vu arriver en Corse, pour l’assister en tant que Secrétaire d’Etat (sorte de ministre à tout faire), un jeune homme remarquable (il avait déjà été député aux Communes, ce qui n’était pas vraiment étonnant, car son père avait été Premier ministre) et plein de connaissances, ce qui était plus rare pour un fils de famille : Frederic North, qui parlait ou devait finir par parler six ou sept langues mortes ou vivantes, dont bien sûr l’italien et le romaïque (grec moderne).
Certes nommer un britannique pour le deuxième poste de l’Etat corse ne manifestait pas une grande confiance envers les Corses, mais après tout, l’Etat n’avait qu’un an d’âge.
Ce jeune homme devait devenir, des années après, ayant hérité du nom et du titre de Lord Guilford, un de ces « islomanes », de ces hommes qui ne peuvent vivre heureux que dans une île, si possible méditerranéenne, dont parle Lawrence Durrell dans Vénus et la mer. Peut-être sa vocation d’islomane s’éveilla-t-elle en Corse ?

Lord Guilford, après avoir été gouverneur de Ceylan, s’était installé dans les Iles Ioniennes au moment où celles-ci constituaient la République des Etats-Unis des Iles Ioniennes, sous protection britannique : ce pays a bien existé, entre 1814 et 1864 avec son drapeau, sa constitution, son Parlement, jusqu’à son rattachement à la Grèce, l’« enosis » réclamée par les habitants et qui devait semble-t-il, les décevoir puisque, visitant les Iles quelques années après, Gobineau ironisait : « Maintenant que les Ioniens sont Grecs, ils préféreraient être Russes ou Italiens... ».
 
Guilford fut un philhellène excentrique qui se promenait parfois habillé en grec de l’antiquité. Il s’était converti à la religion orthodoxe (lors d'un premier séjour dans les Iles Ioniennes vers 1791-92, semble-t-il, sous le nom de baptême de Demetrios), correspondit avec le poète Solomos (l’auteur de l’Hymne à la liberté qui est aujourd’hui l’hymne national grec et aussi celui de Chypre) et fonda l’université des Iles Ioniennes, son principal titre à la postérité, la première université grecque moderne.
Sa statue est sur l’Esplanade de Corfou, élevée en signe de reconnaissance par la municipalité, et bien sûr en tenue de grec ancien.

Au moment où les Corses subissaient dans les années 1800 le régime oppressif du général Morand, nommé administrateur avec les pleins pouvoirs par leur compatriote Napoléon (comme disait un notable corse de l’époque, « la belle chose que le régime d’exception, on fusille un homme par jour »), et après avoir subi la "francisata" du général Vaubois en 1798 (les Corses ont donné ce nom à la répression violente par les troupes françaises de l'insurrection dite de la Crucetta), ils pouvaient peut-être regretter des hommes comme Elliot ou North qui, s’ils ne prétendaient pas à l'universalisme abstrait, respectaient et même aimaient les cultures qu’ils rencontraient.

Corfou et les Iles Ioniennes à la pittoresque époque britannique (qui a laissé en héritage, entre autres, la pratique du cricket, la consommation de ginger beer et un certain style dans les fanfares qu’on voit notamment défiler lors de la procession bisanuelle en l’honneur de Saint Spiridon) n’étaient pas un univers étranger pour quelques Corses : c’est à Corfou en 1817 que fut licencié le régiment des Royal Corsican Rangers qui faisait partie de l’armée britannique, après, on suppose, une dernière parade sur l’Esplanade. Le rétablissement de la paix européenne (et l’attribution définitive de la Corse à la France des Bourbons restaurés) ne permettait plus à la Grande-Bretagne d’entretenir un régiment formé de « rebelles » anti-bonapartistes corses (auxquels s’ajoutaient d’ailleurs, probablement n majorité avecle temps, des Italiens).

Mais sans doute certains soldats furent-ils incorporés dans d’autres unités britanniques, en garnison dans les îles Ioniennes ou à Malte.

Guilford Statue

La statue de Frederic North, Lord Guilford, à Corfou

site Corfu blues

Pour avoir une image de Sir Gilbert Elliot après sa période corse, le lecteur d’expression française peut avoir recours, curieusement, à un livre de Nigel Barley, intitulé L’anthropologue mène l’enquête (petite bibliothèque Payot). Nigel Barley est un anthropologue britannique attaché au British Museum,  qui a écrit pas mal de récits pleins d’humour. Son domaine de prédilection est l’Indonésie et la Malaisie. Il aime discuter avec les gens, si possible autour d’un verre et même de plusieurs.
Dans L’anthropologue mène l’enquête, il se demande comment les habitants de Malaisie, de Singapour et de l’Indonésie voient un personnage qui a joué un rôle dans leur histoire, Stanford Raffles (plus tard titré Sir Stamford Raffles), surtout connu comme le fondateur de Singapour en 1819 et considéré à Singapour comme une icône : sa statue sur fond de gratte-ciels, représenté en culotte courte et bas de soie, les bras croisés et l’attitude du gentleman à la fois sensible et flegmatique dont tombent amoureuses les héroïnes de Jane Austen, est le symbole de la ville (http://en.wikipedia.org/wiki/Raffles%27_Landing_Site).



Or Raffles, qui fut aussi en Europe le fondateur des études indomalaises et admirait grandement la civilisation de cette partie du monde, avait été, comme agent local de la Compagnie des Indes, la cheville ouvrière de la conquête (provisoire) par la Grande-Bretagne vers 1810-12, de Java et Sumatra (possessions hollandaises à l’époque et donc territoire ennemi puisque la Hollande était  l’alliée de l’empire napoléonien et même devint une partie de cet empire quand Napoléon « démissionna » son frère Louis, roi de Hollande trop peu docile).
Ayant appris que le supérieur de Raffles devait venir à Java en inspection, le secrétaire indonésien (une désignation sans doute anachronique, on ne parlerait d’Indonésie que bien après) de Raffles, Abdullah bin Abdul Kadir, un adolescent qui devait devenir écrivain et être considéré comme le fondateur de la littérature indonésienne moderne, pensait voir un homme très impressionnant. Abdullah respectait énormément Raffles et voyait que Raffles respectait beaucoup son supérieur, le gouverneur général du Bengale, Lord Minto. C’était bien Sir Gilbert, Elliot, devenu Lord Minto.
Quand Lord Minto débarqua, le secrétaire, contrairement à son attente d’un homme imposant et exigeant des égards, vit un homme d’un certain âge, d’allure fragile, vêtu simplement et qui parlait à tout le monde, quel que soit le rang et l’âge (sans doute l’adolescent parle-t-il pour son propre cas) avec gentillesse. Alors, dit le secrétaire, je me remémorai le proverbe chinois : il n’y a que la barrique à demi-vide qui fait du bruit en roulant.
Lord Minto apprécia ce qu’il découvrit de la culture indomalaise. Il écrivit à sa femme : c’est une véritable civilisation, je ne peux pas m’exprimer autrement.
On trouvera dans L’anthropologue mène l’enquête d’autres témoignages montrant l’humanité et l’humour de Lord Minto.





















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Commentaires
O
Très grands hommes qui ont marqué leur époques, de choses bien ainsi de choses moins bien.
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Le comte Lanza vous salue bien
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