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Le comte Lanza vous salue bien
17 février 2013

BOSWELL, CASANOVA, ELLIOT ET QUELQUES AUTRES, DEUXIEME PARTIE

 

BOSWELL, CASANOVA, ELLIOT  ET QUELQUES AUTRES

 

DEUXIEME PARTIE

 

 

 

Des élus de la Corse sans électeurs

 




Bien loin de la (future) Indonésie et des proverbes chinois,  et quelques années en arrière, l’abbé Andrei refaisait surface après son emprisonnement sous la Terreur. Avec tant d’autres, il avait fait partie de ces suspects ou accusés à titre divers qui étaient sous la menace de la guillotine et qui furent sauvés par le gong de la chute de Robespierre le 9 thermidor an III. Avec d’autres membres de la Convention rescapés (dont certains s’étaient cachés pendant plus d’un an) il fut réintégré dans ses fonctions, le 18 frimaire an III  soit le 8  décembre 1794

Assez curieusement, il semble que son suppléant Arrighi continua à siéger avec lui. On imagine comment Andrei regarda ses collègues qui, pour la plupart, avaient voté les mesures d’exclusion et avalisé les actes de la Terreur et qui maintenant s’excusaient en invoquant la pression que Robespierre et ses amis avaient exercé sur eux et votaient sans rechigner la mise en accusation de certains collègues « terroristes » qui s’étaient trop compromis pour pouvoir retourner leur veste, ou qui parfois soutenaient courageusement leur choix.

Il y a deux images de la Convention : celle, grandiose, de Michelet ou de Victor Hugo (une assemblée d’hommes héroïques qui a eu un duel avec le vieux monde et avec le monde tout court), image  qu’on retrouve chez certains historiens contemporains (souvent communistes ou au moins de gauche), comme Albert Soboul (« A travers les siècles, nous vous embrassons, hommes généreux ») ou Michel Vovelle, celle du monument à la Convention érigé au Panthéon sous la 3ème république et rendant hommage  aux "grands ancêtres", qui prêtent serment à la république avec enthousiasme,  et celle, peu compatible, d’un révolutionnaire du 19ème siècle, mais allemand, Engels, qui parlait des révolutionnaires français des années 1793 comme des « petits-bourgeois pissant de peur dans leur pantalon ».


Lorsque, après la chute de Robespierre, le peintre et conventionnel David fut accusé d’avoir été son ami et complice et fut sommé de s’expliquer à la barre de la Convention, il se mit à tellement transpirer qu’un témoin nota qu’une véritable mare s’était formée sous lui. La perspective de la mort, qu’il devait trouver très supportable quand il s’agissait d’ennemis politiques, avait du le faire maigrir en cinq minutes de plusieurs kilos. Heureusement pour l’art (et le futur tableau du Sacre de Napoléon), il s’en tira avec quelques semaines de prison, comme d’ailleurs à la même époque le jeune Général Bonaparte qui suppliait ses amis conventionnels de le faire innocenter de tout soupçon de sympathie robespierriste et de le tirer de sa prison du fort d’Antibes  (« Tu me connais, Saliceti, tu me connais, Albitte… »).


Albitte et Saliceti n’étaient pas trop pressés, par ces temps agités, de défendre un ami, et même un compatriote pour Saliceti, accusé de robespierrisme. Ils devaient aussi se garder des accusations de robespierrisme. Mais tout s’arrangea rapidement, le nouvel esprit du moment, l'esprit thermidorien,  savait bien faire le partage entre les convaincus et les ambitieux…


Resté par la force des choses du bon côté (son emprisonnement en France l’avait sous doute préservé de suivre le « traître Paoli »), que pensait au fond de son cœur l’abbé Andrei ? Nous ne le saurons sans doute jamais.


C'était l'époque où son collègue provençal Isnard (accusé avec les Girondins, il avait pu se cacher et avait vécu clandestinement pendant la Terreur) réintégré dans la Convention et nommé représentant en mission dans le Midi, s'adressait depuis le balcon de son hôtel à Aix (à moins que ce soit de l'Hôtel de Ville ?) aux manifestants antijacobins effrayés par les nouvelles qu'à Toulon, les Jacobins avaient ressaisi le pouvoir (ils devaient être défaits par une armée venue de Marseille et les meneurs guillotinés) et lançait un véritable appel à la vengeance et au meurtre, invitant les familles des victimes de la Terreur à rechercher partout les assassins de leurs parents et à les tuer avec toutes les armes qu’ils trouveraient, fusil, sabre ou bâton : « et si vous n’avez pas de bâton, déterrez les ossements de vos malheureux père, mère, fils, fille, frère ou sœur et assommez-les avec les ossements ! »

Cet appel était superflu, surtout dans le midi, où les anciens terroristes et les républicains « avancés » tombaient, selon un témoin, « comme des mouches », tandis que les autorités locales étaient complices ou débordées. Ce désordre où chaque camp était tout à tour persécuteur et persécuté ne cessa vraiment qu’au coup d’état du 18 brumaire, inaugurant le régime d'ordre de Napoléon Bonaparte, autre Corse qui devait prendre des positions de plus en plus hostiles aux Jacobins.

Andrei fut de nouveau « élu » ou plutôt nommé au Conseil des Cinq-Cents sous le Directoire, où il retrouva Arrighi, son ancien suppléant. Jusqu’en octobre 1796, ils furent seulement les représentants d’une Corse sur le papier, avec d’autres députés, puisque la Corse réelle échappait à la République.

Ne pouvant être élus par la population, on trouva des expédients pour les nommer députés. Il est probable qu’ils furent compris dans le « décret des deux-tiers » qui prévoyait que deux tiers des Cinq-Cents seraient nommés parmi les anciens conventionnels.
 
Il ne semble pas avoir fait parler de lui (selon le site de l’assemblée nationale, il siégeait « à droite »).
Que dut penser Andrei, s’il en a eu connaissance, de l’exécution comme rebelles  des sept marins corses pris par la marine du Directoire, à l’époque du royaume anglo-corse ?  

Andrei dut voter les propositions des députés modérés, (sinon crypto-royalistes, qualifiés par leurs ennemis néo-jacobins de « réacteurs », partisans de la réaction) comme celle de l’aixois Portalis  (qui fut ensuite l’un des rédacteurs du code civil et ministre des Cultes de Napoléon), qui tendait à permettre le retour des Toulonnais qui avaient quitté Toulon sur les navires britanniques en décembre 1793, à la veille de la reprise de la ville par les troupes de la Convention (échappant ainsi aux fusillades et exécutions sommaires qui suivirent la reprise de la ville, pour les plus chanceux, car dans le désordre de l’évacuation, un bateau chargé de fugitifs coula dans le port touché par les tirs d'artillerie des républicains - l'artillerie étant placée sous les ordres de Bonaparte); une partie d'entre eux avait d’ailleurs été débarquée en Corse « paoliste » où ils vécurent quelque temps, formant une de colonie de réfugiés.


Il semble qu’ils y étaient encore en 1796, à la fin du royaume anglo-corse, les britanniques se plaignant de leur peu d’empressement à s’engager dans les milices qu’ils constituaient contre un éventuel débarquement français.

 
Andrei, retiré de la vie politique après la fin du Directoire, mourut à l’âge respectable (surtout pour l’époque) de 82 ans, en 1815 à Moïta, où il était né, incarnant ainsi une sorte de fidélité au pays natal après une vie où les tribulations n’avaient pas manqué.
Son collègue Arrighi, natif de Corte/Corti, vécut jusqu’à 91 ans et mourut en 1842 à Paris (autre sorte de symbole pour un homme si soucieux de son appartenance à la patrie française) où il résidait sans pour autant cesser de participer aux affaires de la Corse (selon la notice de Wikipedia, il aurait été nommé aux Cent-Jours membre de la junte administrative de la Corse et encore élu député du département en 1839 (Wikipedia parle du département du Liamone par erreur puisque, en 1839, la bi-départementalisation n’existait plus depuis le sénatus-consulte du 19 avril 1811), mais il aurait renoncé à son mandat en raison de son âge.

 



 Le  monde vu de Dux (Royaume de Bohème)

 




Tous ces personnages paraissent partager la destinée commune : après une existence plus ou moins agitée, ils disparaissent et ne laissent, au mieux, qu’un nom connu de quelques historiens. Ce qu’ils ont fait ou pensé se réduit à quelques lignes d’une notice biographique. Dans des rares cas, la mort du personnage est un passage obligé à son immortalité.  Elle n’est pas une fin, mais un début et c’est avec plaisir et reconnaissance que les générations successives pensent à ces rares immortels.


Tel est le cas pour Giacomo Casanova.

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Casanova comme on se le représente, dessin d'Auguste Leroux

Site All.posters.com

 


Casanova n’avait plus, au début des années 1770, qu’un seul désir, revoir Venise. Arrivé à la phase descendante de sa vie, il  explique qu’il n’aspirait plus qu’à faire à l’envers le chemin qu’il avait parcouru jusque là et que la nostalgie du pays natal était capable de le tuer. Aussi, après avoir attendu à la porte de la Vénétie, à Trieste, pendant deux ans, s’efforçant d’obtenir son retour en grâce en rendant des services à la diplomatie vénitienne, il obtint enfin l’autorisation de rentrer chez lui et le jour de son retour à Venise fut, dit-il, le plus beau de sa vie.


C’est là aussi que s’arrêtent ses mémoires, en 1774 (il n’y raconte même pas son retour à Venise à proprement parler) sans qu’on sache s’il avait décidé d’arrêter là son récit ou si la mort l’a empêché de poursuivre le cours de ses aventures, car, mort en 1798, il lui restait beaucoup à raconter.

Casanova ne savait pas se tenir tranquille : à Venise, il vivota 10 ans environ, allant même pour survivre, jusqu’à accepter d’être un espion du gouvernement, comme l’homme qui l’avait dénoncé et envoyé sous les Plombs trente ans auparavant. Mais les rapports de Casanova, qui ne dénonçaient réellement personne et se contentaient de diatribes banales et savoureuses, venant de lui, contre l’immoralité ambiante, ne satisfaisaient pas ses employeurs ; ceux-ci, finalement pas méchants, continuaient à le payer. Poussé par son caractère ombrageux, il se querella avec des aristocrates et publia un pamphlet contre eux. Une erreur à ne pas faire à Venise ; il dut de nouveau quitter sa ville, cette fois bien trop âgé pour jouer les aventuriers et augurant mal de l’avenir.


Le hasard mit sur son chemin un richissime aristocrate, le comte Waldstein, qui l’invita à devenir son  bibliothécaire au château de Dux en Bohème (Royaume à l’indépendance théorique, relevant des Habsbourgs d’Autriche). C’est là qu’il commença à écrire, à partir de 1789 (date symbolique mais pas pour Casanova !) ses  Mémoires, dans la grisaille paisible de sa bibliothèque, une vie qui aurait pu être plus agréable s’il ne s’était pas disputé avec quelques subalternes !


Il les écrivit en français, langue choisie parce que, à l’époque de Casanova, c’était la langue internationale et que bien parler français faisait chic ce qui n’était pas pour lui déplaire. Les goûts changeaient d’ailleurs et bien des hommes, pré-romantiques italiens ou allemands, s’insurgeaient maintenant contre cette domination du français, mais Casanova était d’une autre génération.
Il aimait aussi parler vénitien, et avait traduit en vénitien l’Odyssée d’Homère. Mais aurait-il écrit ses Mémoires dans une langue si peu parlée en dehors de son petit pays ? Le gouvernement vénitien, d’ailleurs, restait assez fidèle à la langue locale utilisée de préférence à l’italien, dans beaucoup des actes publics, pour marquer son indépendance.

Casanova n’était pas isolé, écrivait beaucoup et jusqu’au bout à des correspondants fidèles ; il fit la connaissance de nouveaux amis, comme le prince de Ligne, belge d’avant la création de la Belgique et neveu du comte Waldstein, qui lut les Mémoires au fur et à mesure de leur composition et fit de lui ce beau portrait :


« Au milieu des plus grands désordres de la jeunesse la plus orageuse et de la carrière des aventures, quelquefois un peu équivoques, il a montré de l’honneur, de la délicatesse et du courage. Il est fier, parce qu’il n’est rien et qu’il n’a rien. Rentier, ou financier, ou grand seigneur, il aurait été peut-être facile à vivre ; mais qu’on ne le contrarie point, surtout que l’on ne rie point, mais qu’on le lise ou qu’on l’écoute ; car son amour-propre est toujours sous les armes ; (…) un rien vous en fera un ennemi : sa prodigieuse imagination, la vivacité de son pays, ses voyages, tous les métiers qu’il a faits, sa fermeté dans l’absence de tous les biens moraux et physiques, en font un homme rare, précieux à rencontrer, digne même de considération et de beaucoup d’amitié de la part du très petit nombre de personnes qui trouvent grâce devant lui ».


Le prince de Ligne ajoute aussi des notations souriantes : Casanova sait tout, sauf ce qu’il prétend justement savoir ! Et il a toujours en tête les « petites filles » (ne croyons pas pour autant que Casanova faisait les sorties d’écoles) mais, malheureusement pour lui, il ne les a plus que là !
.
Casanova faisait aussi quelques voyages, et en 1787 on le trouve à Prague, où il aurait donné de judicieux conseils à Mozart et son librettiste, le vénitien Da Ponte, pour l’écriture de Don Giovanni. On se demande même si certaines scènes n’ont pas été écrites ou réécrites par lui. Magnifique rencontre que celle de ces hommes autour d’un mythe déjà illustré par Tirso de Molina, Molière et d’autres et que Mozart allait porter à son sommet !

Il se passionnait pour des problèmes mathématiques réputés insolubles et en amateur éclairé, publia des « solutions » à ces problèmes.

Lorsque éclata la Révolution française, Casanova était quand même très loin des événements. Mais ce qu’il apprenait et comprenait de la Révolution française lui paraissait odieux et ridicule. Non qu’il admirait beaucoup l’Ancien régime français (pour lui, le principal responsable de la Révolution était Louis XVI, monarque incapable) mais il détestait les faiseurs de systèmes surtout lorsqu’ils se mettaient à couper les têtes. Il plaint le pauvre peuple français, que ses nouveaux maîtres, parlant à sa place, envoient se battre contre toute l’Europe. « Dieu me tienne éloigné de ce pays qu’il a frappé de sa malédiction ! ».


Il écrit une lettre à Robespierre pour lui dire tout le mal qu’il pense de lui. Apparemment on n’a pas retrouvé cette lettre, qui devait valoir la lecture. Si réellement Robespierre l’a reçue, il est peu probable que le nom de l’expéditeur lui ait dit quelque chose : Casanova ne serait universellement connu qu'après la publication posthume de ses mémoires et la diffusion de celles-ci aux 19ème et 20ème siècle.  Mais pour nous Casanova écrivant à Robespierre, c’est un peu le choc des cultures ou même des civilisations.


Casanova, finalement, devait partager le pessimisme conservateur du Dr. Johnson, l’ami de Boswell : « De tous les maux qui assaillent les hommes, il en est bien peu qu’il soit au pouvoir des rois et des puissants de guérir ». Faire table rase du passé, provoquer des malheurs innombrables pour aboutir à une existence pas meilleure sinon pire, voilà ce que Casanova retenait de la Révolution.


Il en voyait les conséquences arriver même jusqu’à Dux, si tranquille d’habitude : il voit passer les troupes russes en route vers l’ouest.


Il s’inquiète pour son pays, cette République de Venise millénaire et bien peu capable de se défendre (par prudence, elle n’avait pas déclaré la guerre à la France mais n’en pensait pas moins).
A ses correspondants restés à Venise, Casanova, pourtant exilé forcé, exprime ses inquiétudes pour sa patrie qu’il aime toujours. Il a appris que untel et untel, des hommes sages, membres des conseils de décision de la République, sont morts. Sur qui pourra-t-on compter maintenant ? Et dans ce courrier, il écrit avec émotion : « Dio conservi la Repubblica ! ».Ce n’est évidemment pas de la République française qu’il parle !




Le pays de Casanova disparaît de la carte

 





Et voilà qu’au moment où les choses paraissent se calmer, où les plus excités des révolutionnaires français ont quitté la scène et même la vie, où on se félicite au Directoire que la République de Venise nomme ambassadeur à Paris un de ses nobles les plus distingués, gage de l’estime que la Sérénissime a pour la République française (celle-ci devient fréquentable !), la guerre qui continue en Italie entre la France et l’Autriche (les Piémontais, alliés de l’Autriche, sont vite hors-jeu) menée par un général corse dont tout le monde commence à parler, se rapproche dangereusement de Venise. Le général Bonaparte, enrobant les flatteries et les menaces, veut entraîner Venise dans son camp contre l’Autriche.


Voyant que Venise renâcle et prétend rester neutre, il lui reproche de violer sa neutralité au profit de l’Autriche et en quelques semaines, occupant déjà une grande partie du territoire vénitien de « Terre-Ferme », mettant à profit des incidents parfois fabriqués, il en arrive à un ultimatum : que Venise abolisse ses institutions et se démocratise (et bien sûr devienne l’alliée de la France) ou il usera de la force. Aux négociateurs vénitiens qui viennent le voir, anachroniques dans leurs longues perruques à l’ancienne et leurs robes patriciennes, il jette : « Votre gouvernement est vieux. Je serai un Attila pour Venise ».


Le 12 mai 1797, dans une séance historique, où les aspects comiques ne manquent pas, le Maggior Consiglio, l’assemblée de tous les nobles de Venise, vote la fin des institutions millénaires ; puis les nobles se bousculent pour sortir, jettent leurs grandes robes noires ou rouges pour ne pas être reconnus, tandis qu’une partie de la population, furieuse de voir que ses dirigeants bradent la république, se rassemble au cri traditionnel de « San Marco » et va tout casser chez les nobles ou les bourgeois qui passent pour « jacobins » (des jacobins sans doute bien loin des jacobins français d’il y a quelques années).

C’est ce qui reste de l’armée vénitienne qui, la nuit venue, tire sur ces patriotes auxquels évidemment se sont mêlés des voyous, tandis que les nobles, paradoxalement, supplient les forces françaises d’entrer dans la ville, pour protéger leurs biens !
Le lendemain, les troupes françaises, sans Bonaparte, font leur entrée à Venise, pour protéger les biens et la tranquillité des habitants, selon les déclarations officielles (Marat et Saint-Just étaient bien morts !).

Une municipalité provisoire est formée, à laquelle Bonaparte a l’obligeance de proposer à l’ancien Doge, qui a abdiqué la veille, de participer, ce qu’il refusera.
Pendant quelques mois cette municipalité sous protection française pérore, plante des arbres de la liberté (dont un place Saint-Marc : un arbre en pot ?), se divise en modérés et en radicaux, veut faire des purges et rejouer la Révolution française en parodie, non sans s’apercevoir que Venise est réduite à la ville même. Les territoires de Terre-Ferme ou de Dalmatie et des Iles ioniennes, sont occupés par les Français qui les administrent à leur guise.
Et puis arrive la nouvelle du traité de Campo-Formio signé par Bonaparte, plénipotentiaire, avec l’Autriche, dans la villa de l’ancien Doge de Venise.


Venise, la Dalmatie et l’Istrie sont cédées à l’Autriche, qui reconnaît en contrepartie la République Cisalpine, qui, outre le Milanais et d’autres régions, récupère une partie des anciens territoires vénitiens de Terre-Ferme. Les Français gardent (momentanément) les îles Ioniennes. Le traité, à cheval sur le protocole, précise que S.M. l’empereur (germanique) et roi (de Bohème et de Hongrie) usera avec la République Cisalpine du même cérémonial qu’il avait accoutumé d’user avec la ci-devant République de Venise.
Une caricature du moment montre Bonaparte et l’empereur autrichien quittant l’auberge sans payer la note. Qui va payer ? demande l’aubergiste, et les deux compères montrent Pantalon, le Vénitien typique : « C’est lui ! ».

Les Français reviendront à Venise, puisque la ville fut intégrée une dizaine d’années après dans  le Royaume italien de Napoléon. L’empereur des Français et roi d’Italie, accompagné de Joséphine, visitera Venise en 1809, reçu fastueusement.

Joséphine était déjà venue en 1797, à l’époque de la municipalité provisoire sous protection française, reçue avec tous les égards dus à l’épouse du général en chef. Un des membres de la municipalité, le signor Armani (ça ne s’invente pas) accompagnant Madame Bonaparte en gondole, lui chanta même l’air à la mode à ce moment, La biondinetta va en gondola, selon certains  (ou Marietta monta en gondola - c’est peut-être la même chanson).
 .





La nouvelle vie de Casanova commence



On imagine que Casanova a du suivre avec angoisse les événements qui concernaient sa chère patrie. Il a du enrager de voir tomber sous la protection, ou plutôt la domination française, l’état vénitien, dont on pouvait se demander s’il existait encore, réduit à une municipalité dont le peu de pouvoir s’exerçait sur les six quartiers traditionnels de la ville. Mais au traité de Campo-Formio, il était clair que la République et l’état vénitien avaient cessé d’exister.

Casanova, tout à son hostilité à la République française, même directoriale, se félicitait de voir que son pays avait échappé à ces maudits Français et se trouvait sous la protection des Autrichiens, après tout des gens raisonnables ! Il était devenu « filoabsburgico » comme on disait (partisan des Habsbourgs) ainsi que beaucoup de Vénitiens, du moins à ce moment.  Pour l’existence de Venise comme état, on verrait ensuite, quand les choses seraient stabilisées, devait-il se dire.

En 1797, il adressa une longue lettre (en fait un court essai) à un universitaire allemand qui avait publié (en français) un dictionnaire des néologismes introduits par la France révolutionnaire (ce professeur fut le grand-oncle de Friedrich Engels !). Cet essai fut publié sous le titre À Léonard Snetlage, docteur en droit de l'Université de Gottingue, Jacques Casanova, docteur en droit de l'Université de Padoue.


Casanova ridiculise les nouveautés linguistiques introduites par le discours des révolutionnaires français, comme les « jours sans-culottides » à répartir au cours de l’année pour compléter les mois révolutionnaires.


A Snetlage, qui se dit admirateur de la Révolution, Casanova oppose son scepticisme : il raconte avoir rencontré un  prêtre français émigré qui lui a dit que tout ce qui s’était passé en France depuis le début de la Révolution était mauvais parce que nouveau, alors que la vérité est ancienne. Casanova n’adopte pas cette façon de voir, admissible seulement, à la rigueur en matière religieuse. Pour lui, la Révolution n’est pas mauvaise parce que nouvelle, mais parce que mauvaise. C’est ce qu’il s’efforce de démontrer à son correspondant tout en admettant qu’il n’y arrivera pas. Il sait que chacun restera sur ses positions.

Casanova pouvait pourtant reconnaître quelques points positifs dans la nouvelle société qui apparaissait : ayant appris que le fils d’un cuisinier français qu’il avait connu, avait été nommé ambassadeur par le Directoire, il écrit (dans les Mémoires) que malgré son peu de sympathie pour le régime du Directoire,  il ne peut qu’être d’accord avec l’ouverture des postes en dehors de tout préjugé de caste (dont il avait personnellement souffert, lui le fils d’une actrice et d’un vénitien des classes moyennes tombé dans la pauvreté,  en s’efforçant de surmonter le préjugé nobiliaire par ses talents variés, non sans se donner le titre peu convaincant de chevalier de Seingalt).

En attendant, Casanova se préparait à revenir à Venise, puisqu’au moins les changements récents faisaient que le gouvernement aristocratique, qu’il avait été obligé de fuir en 1784, n’existait plus.
Il se faisait une joie de revoir Venise, même si c’était pour un simple séjour et s’il ne comptait pas, sauf opportunité particulière, quitter sa vie finalement tranquille de Dux.
A 73 ans, on l’imagine préparant ses bagages, ses autorisations et humant déjà l’air des lagunes. De Dux, dans le Royaume de Bohème, à Venise, il n’aurait pas beaucoup l’occasion de quitter les terres des Habsbourgs…
Mais il ne devait pas réaliser cette image pour la postérité, Casanova mourant chez lui, dans sa ville…

On aimerait bien croire qu’il est mort, le 4 juin 1798, tout d’un coup, en pleine lumière, peut-être alors qu’il s’apprêtait à sortir, par un beau matin ensoleillé, voir des jeunes servantes qui venaient d’arriver, des « petites filles » (comprenons des jeunes filles ), ou voir simplement ce qu’il y avait à voir, et que devant sa glace, il ajustait son tricorne, un peu de travers sur l’œil.
Mais non, il eut le temps de s’aliter, de faire des mots de la fin : « J’ai vécu en philosophe, je meurs en chrétien » (et c’était vrai, sauf qu’il avait été l’un et l’autre en même temps, un peu plus l’un que l’autre sans doute, et toujours à sa manière).
Il laissait à son neveu de Dresde des milliers de pages de manuscrits, que celui-ci vendit à l’éditeur Brockhaus de Leipzig.
C’était notamment le manuscrit des Mémoires de ma vie.

 

imagessollers

Phlippe Sollers, grand admirateur de Casanova, photographié devant la plaque funéraire de Casanova (en allemand : Jakob Casanova, Venedig 1725, Dux 1798), apposée à l'extérieur de l'église Santa Barbara de Dux (aujourd'hui Duchkov en République tchéque)

philippesollers.net

 



L’existence posthume de Casanova commençait, ou mieux son immortalité.
Enterré à Dux, on n’a pas retrouvé sa tombe, ce qui finalement est un petit mystère de plus pour les casanovistes.

Car non seulement un immense public, qui souvent n’a pas lu les Mémoires, connaît Casanova et associe son image à Venise, mais depuis la publication des Mémoires, se sont levées des générations de chercheurs de tous pays. Comme il y a les verniens (spécialistes de Jules Verne) et les holmesiens (spécialistes de Sherlock Holmes) il y les casanovistes qui explorent tous les aspects de l’homme, de l’œuvre et de son temps.

Et Casanova est à la fois auteur et personnage, écrivain et héros d’aventures. Tirez au hasard dans un chapeau un sujet et vous pouvez l’associer à Casanova : Casanova et la franc-maçonnerie, Casanova et le cinéma, C. et la bande dessinée, C. et la science-fiction (il a écrit l’Icosaméron, ou Histoire d’Edouard et d’Elisabeth qui passèrent quatre-vingt-un ans chez les Mégamicres, habitants aborigènes du protocosme dans l’intérieur de notre globe) … Le sujet est inépuisable pour les amateurs. Elevé au rang de mythe, Casanova, l’homme qui aimait vraiment les femmes, est opposé à Don Juan, l’homme qui n’aime que séduire et abandonner.

Les casanovistes ont une publication spécialement consacrée à leur personnage, l'Intermédiaire des Casanovistes : études et informations casanoviennes, Rome puis Genève, dirigé par  Helmut Watzlawick et  Furio Luccichenti, qui a succédé depuis 1984 aux Casanova Gleanings : revue internationale d'études casanoviennes et dix-huitièmistes.
 

 

 



Tuti insieme co un solo cuor
Tuti insieme na sola Nasion

 



Casanova, on l’a vu, avait beau être l’image même du voyageur cosmopolite, il aimait Venise, à la fois en tant que pays natal et en tant que patrie politique, même s’il avait eu à subir les décisions injustes de ses dirigeants.

Il ne considérait certainement pas ceux qui sont nés quelque part (et qui y tiennent) comme des imbéciles. Il aurait peut-être été d’accord avec Malaparte pour dire, en remplaçant Prato par Venise : « Je suis né à Prato, et si je n’étais pas né à Prato, je préférerais encore ne pas être né ! ».

Les touristes, en parcourant la ville de Venise par millions, ont peut-être l’idée d’un parc à thèmes sans population propre : il y le « personnel du parc » italien (commerçants, restaurateurs, gondoliers, fonctionnaires) et quelques milliers de particuliers aisés, italiens ou venus du monde entier pour résider, le plus souvent à temps partiel, dans ces lieux prestigieux et pour les plus riches, transformer les palais en fondations et en lieux d’expositions. L’idée qu’il a pu exister ou qu’il existerait encore un peuple vénitien (ou vénète) vient rarement à l’esprit.


Dans les vaporetti, les touristes les plus curieux remarquent peut-être des publicités écrites dans un drôle d’italien qui n’a pas franchement l’air italien, avec plein de lettres X et des caractères spéciaux, des L barrés. C’est du vénitien.
 
Remarquant qu’il y a très peu d’enfants à Venise, un journaliste a dit drôlement que les enfants de Venise sont à Mestre. C’est que, mis à part un vieux noyau populaire dans quelques quartiers, les Vénitiens ne sont plus à Venise, chassés par les prix de l’immobilier.


Ils sont sur la Terre-Ferme, en Vénétie (Veneto), où ils ont rejoint les habitants de Vicence, de Padoue, de Vérone, de Belluno, qui développent depuis quelques années un fort sentiment national vénète, où la mémoire de Venise est associée à l’identité propre à chaque micro-province. L’ancienne Terre-Ferme annexe à son tour Venise dans sa fierté nationale alors qu’autrefois, ces régions étaient avant tout sujettes de la République.

Selon un sondage de décembre 2011, 50% de la population serait en faveur de l’indépendance du Veneto. En 2013, ce pourcentage passerait même à 56% et le Conseil régional du Veneto a engagé le processus pour organiser un rferendum sur l'indépendance, et a pris contact avec la Commission européenne pour s'assurer de son appui.
C’est sur la Terre-Ferme, bien plus qu’à Venise même, qu’on voit les affiches : « Semo na nasion » et, en anglais pour être compris par tous les visiteurs : « Veneto is not Italy ».
Pour ces gens qui se sentent plus vénètes qu’italiens, le plébiscite de rattachement à l’Italie en 1866, est un « plebiscito truffo ».

 

Veneto_is_not_Italy

Affiche électorale d'un parti nationaliste vénète (élections 2009)

(Wikipedia)

 


Les « venetisti » se partagent entre ceux qui font confiance à la Liga Veneta (composante de la Lega Nord créee par Umberto Bossi - noter la graphie différente) qui dirige depuis 2010 la Regione Veneto, et les très nombreux partis nationalistes, autonomistes ou indépendantistes qui généralement, considèrent les dirigeants de la Liga Veneta (pour lesquels ils ont parfois voté à un moment, ou dont ils ont fait partie comme militants) comme des « traditori del popolo veneto » !


En France, quand on y pense, et c’est rarement, les indépendantistes ou nationalistes vénètes, plus ou moins confondus avec la Ligue du Nord, ont mauvaise réputation. D’abord parce que tout autonomisme ou indépendantisme (du moins quand il concerne des populations européennes) a, par principe, mauvaise réputation en France (ainsi, certains s’étouffent de rage en pensant à l’indépendantisme catalan comme s’il les empêchait de respirer) ; et ensuite, parce que le nationalisme vénète est généralement indifférent au politiquement correct, notamment en ce qui concerne les questions d’immigration.


Mais les nationalistes vénètes n’attendent sans doute pas d’encouragement de la France et se passent très bien de son approbation. La France n’est au centre du monde que pour les Français, pourtant universalistes.

Pour les Vénètes, qui ne prétendent pas être universalistes, le centre du monde (du moins le monde qui les intéresse) c’est la Vénétie, « du beau lac de Garde à la claire lagune, des Alpes radieuses au mythique Pô », comme le dit une chanson célèbre d’un groupe vicentais, les Anonima Magnagatti, qui reprend le slogan : « semo na nasion » et avertit que le lion (de Saint Marc) est en train de se détacher.

Quelle que soit leur tendance, les nationalistes ont adopté un hymne national, désigné par ses premières paroles (Na Bandiera, na Léngoa, na Storia).
(Pour l’écouter ou lire le texte entier :http://www.innonazionaleveneto.net/).

Les paroles, en vénitien avec des mots issus des différents « parlers » (bellunese, trévisan, vicentais, polésan…) ont été adaptées au chœur final de l’oratorio Juditha Triumphans de Vivaldi, composé à la demande du gouvernement vénitien pour célébrer l’échec du siège de Corfou par les Turcs en 1716 :

Tuti insieme co un solo cuor
Tuti insieme na sola Nasion

(tous ensemble avec un seul coeur, tous ensemble une seule nation)

Na nasion, un cor solo, na vóxe
Cei e veci, toxati e tóxe

(une nation, un seul cœur, une voix, jeunes et vieux, garçons et filles : toxati et tóxe, ce sont les jeunes gens et les jeunes filles, mais chaque mot vient d’un dialecte différent du Veneto)

Les paroles disent que le peuple, fils de Saint Marc, qui conserve dans son cœur le lion, ne sera jamais vaincu :

Rento el cor conservémo el Leon
No sarémo mai vinti,

Après avoir chanté l’hymne, certains patriotes poussent même, par trois fois, la vieille acclamation du temps de la Sérénissime : Par Tera, Par Mar, San Marco ! (Sur terre, sur mer, San Marco !).


Le peuple de Casanova n’est pas mort et poursuit son destin. Quelque part, peut-être, Casanova,  soulève son tricorne et répète le vieux cri de guerre avec les gens de son pays.



 

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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