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Le comte Lanza vous salue bien
27 mai 2022

OLIVIER PAIN, UN COMMUNARD CHEZ LE MAHDI PARTIE 5

 

 

 

 

OLIVIER PAIN,  UN COMMUNARD CHEZ LE MAHDI

PARTIE 5

 

 

 

 

[ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ] 

 

 

 

 

 

 

SLATIN PUBLIE SES SOUVENIRS

 

 

 

Rudolf Slatin se mit presque aussitôt à rédiger ses souvenirs, en allemand. Le livre fut traduit par le major Wingate en anglais sous le titre Fire and Sword in the Sudan (Fer et feu au Soudan) ; il parut en 1896 (avec une dédicace à la reine Victoria) et fut un best-seller international, tandis que l’édition française paraissait en 1898 à Paris et au Caire (avec une dédicace au khédive d’Egypte Abbas Hilmi).

L’avant-propos est signé par le père Ohrawalder : « Lorsque j’eus embrassé au Caire, Slatin Pacha, mon cher ami et mon fidèle compagnon pendant les jours affreux de misère commune, enfin libre et heureux après de longues années, et que la première joie causée par notre réunion fut passée, on m’invita (…) à faire précéder son livre de quelques mots (…) »

Ohrwalder signale d’ailleurs que sur certains faits, on pourra trouver des divergences entre son livre et celui de Slatin : «  … si dans les faits racontés par moi, des erreurs se sont glissées, il est bien évident que celui qui a pris ses informations à la source même [Slatin], mérite la préférence sur celui qui recevait ses nouvelles de deuxième et même de troisième main. »

On pourrait penser que la parution du livre de Slatin, qui apportait la réponse « définitive » aux interrogations sut la mort d’Olivier Pain, aurait été commenté de ce point de vue en France, mais je n’ai pu  retrouver sur internet  aucune mention à cet égard dans la grande presse.

On trouve un article substantiel dans la  Bibliothèque universelle et revue suisse - Page 128 books.google.fr › books

en 1896, rendant compte de la parution en allemand du livre de Slatin. L’article mentionne, en note :  « M. Henri Rochefort raconte dans ses mémoires (voir Le Jour du 27 mai dernier) les versions contradictoires qui parvinrent en France au sujet d’Olivier Pain. Nous n’avons encore à cette heure aucune preuve évidente de la réalité de sa mort, conclut le directeur de L’ Intransigeant. Et il ajoute : Malgré moi je m’attends toujours à le voir revenir du camp du Mahdi. Le témoignage de Slatin est malheureusement formel : il n’ est plus possible de conserver aucun doute sur la fatale issue de l’expédition d’ Olivier Pain ».

Dans Les  Etudes religieuses, philosophiques, historiques et littéraires, 1896, on lit : « Les épisodes de toute nature abondent dans le livre de Slatin : ceux de l’Italien Cuzzi, de l’Allemand Neufeld*, payant par une captivité qui dure encore la singulière idée de venir régler leurs affaires ou se livrer au commerce en pleine insurrection mahdiste. Mais l’aventure la plus étrange est sans contredit celle d’Olivier Pain arrivant au camp du mahdi pour lui offrir l’appui de la France contre l’Angleterre et mourant là-bas de fatigues et de privations. »

                                                                                             * Charles Neufeld publia par la suite un livre de souvenirs, Prisonnier du khalife, Douze ans de captivité à Omdurman (1887-1899).

 

 

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 Rudolf Slatin en tenue de derviche, peint  par Heinrich von Angeli, 1895.

Slatin devint célèbre après son évasion. Il fut invité à dîner par la reine Victoria en août 1895 - elle jugea qu'il était « a charming, modest little man » et elle remarqua à quel point son visage était marqué par les épreuves. La reine souhaita avoir un portrait de Slatin; la commande fut passée au peintre autrichien Heinrich von Angeli, très apprécié de la reine, qui fit le portrait alors que Slatin se reposait dans sa famille en Autriche.

Royal Collections Trust

https://www.rct.uk/collection/405919/rudolf-von-slatin-pacha-1857-1932

 

 

 

ROCHEFORT  REVIENT SUR LE PASSÉ

 

 

En 1896, Rochefort publie le volume 4 de ses souvenirs Aventures de ma vie. Il n’est pas étonnant qu’il ne mentionne pas Slatin à ce moment dans ce qu’il dit de l’affaire Olivier Pain (tout en étant très discret sur le tintamarre à l’époque des « révélations » de Sélikovitch) :

« A quelque temps de là, un Autrichien [sic], M. Sélikovitch, me demandait une entrevue et nous racontait qu'il revenait de la Haute-Egypte où il tenait d'un chef de bachi-bouzoucks le récit de l'exécution d'Olivier Pain, fusillé sur l'ordre du colonel Kitchener comme agent du mahdi.

Celui que les bachi-bouzoucks ont fusillé est-il Olivier Pain? Jamais nous n'avons été exactement fixés sur ce point. D'autres voyageurs prétendent que parti déjà malade pour le Soudan, il n'a pu supporter la traversée du désert, et que, tombé en route, il ne s'est plus relevé.

Le fait est que nous ne le revîmes pas et que nous n'avons encore à cette heure aucune preuve évidente de la réalité de sa mort. Si bien qu'il y a peu de. temps je fus saisi d'une vive émotion en voyant passer sur le boulevard quelqu'un qui lui ressemblait à tel point que je ne pus m'empêcher de me dire :

Mais c'est Olivier Pain !

Et que, malgré moi, je m'attends toujours à le voir revenir du camp du mahdi, comme je l'ai déjà vu revenir des bords du Volga [sic] au moment où nous désespérions tous de sa vie. »

 

(Rochefort, Aventures de ma vie, tome 4, disponible sur Gallica

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k83328j/f16.vertical# )

 

 

Mais Rochefort ne cite pas plus Slatin quand il republie ses souvenirs dans L’Intransigeant au début des années 1900, alors que la victoire d’Omdurman sur les derviches et la guerre des Boers ont remis en évidence le rôle de Kitchener, devenu un grand chef militaire. Il modifie seulement ainsi sa rédaction : « … l'exécution d'Olivier Pain, fusillé sur l’ordre du colonel Kitchener (celui qui fut depuis le « boucher d’Omdurman » et aussi des Boers) … » (voir ci-dessous pour cette désignation).

 

 

 

AVENTURES D’EMIN PACHA

 

 

La curiosité du public (occidental) pour la situation au Soudan était ravivée par des épisodes comme l’évasion des captifs européens, suivie par la publication de leurs souvenirs.

Elle avait aussi été renforcée par l’expédition, financée par des hommes d’affaires britanniques et dirigée par le célèbre Stanley, qui se donna pour but de retrouver Emin pacha : ce dernier, de son vrai nom Schnitzer, était un médecin allemand (converti à l’islam) qui servait dans l’administration égyptienne du Soudan comme gouverneur de la province équatoriale*.

                                                                                       * On a vu (partie 4), que Schnitzer et Slatin, visitant le Soudan, avaient résolu de se présenter ensemble à Gordon, à l’époque gouverneur de la province équatoriale, pour obtenir un poste dans l’administration, à la fin des années 1870, mais seul Schnitzer avait fait la démarche à ce moment.

 

On était sans nouvelles de lui depuis plusieurs années. Avait-il succombé devant les Mahdistes ?

L'expédition partit de l'Etat indépendant du Congo (possession personnelle du roi des Belges Léopold II, avec qui Stanley était en quelque sorte, sous contrat). Après des difficultés éprouvantes, elle parvint à retrouver Emin en 1888, près du Lac Albert. En fait Emin et sa garnison avaient assez bien résisté : lui et ses hommes étaient en meilleure condition que l'expédition de secours !

Après être restés (curieusement) un an sur place, car Emin ne voulait pas partir, lui et Stanley finirent par rejoindre la côte orientale de l’Afrique où ils furent accueillis en avril 1889 par un poste allemand nouvellement installé – là, Emin trouva le moyen d’avoir un accident lors d’une soirée arrosée (il tomba d’une fenêtre !)*

                                                                                                                 * Stanley publia ensuite le récit de son expédition de secours In the darkest Africa (traduit en français sous le titre Dans les ténèbres de l'Afrique) qui influença peut-être Joseph Conrad pour son livre Heart of Darkness (Au cœur des ténèbres). Mais l’univers de ces récits est bien l’Afrique équatoriale et non le Soudan des mahdistes.

.

Emin, quasiment aveugle, décida de repartir en Afrique équatoriale, cette fois au service d’une compagnie allemande. Il devait trouver la mort dans cette dernière aventure. *

                                                                                                * Selon l’art. Wikipédia le concernant, Emin, accompagné par le Dr Stuhlmann et le père Schynse, se dirigea vers les lacs intérieurs. Il fut assassiné à Kinena (à l’époque État indépendant du Congo), par les soldats arabo-swahilis des marchands arabes d'esclaves de la région de Kibonge, probablement le 28 octobre 1892. Sa tête fut envoyée à Kibonge ; son corps, ainsi que ceux de ses compagnons, ne fut jamais retrouvé.

 

 

 

LA FIN DE L’ÉTAT MAHDISTE

 

 

Même si l’Etat mahdiste était devenu moins dangereux avec le temps, il restait un Etat fermé, fondé sur le fondamentalisme religieux, dirigé dictatorialement, en état de guerre ouverte ou larvée* avec ses voisins, une sorte d’anomalie géopolitique qui ne pouvait se maintenir indéfiniment selon l’opinion occidentale dominante.

                                                                                                               * Les Mahdistes attaquent l'Ethiopie dès 1885 car celle-ci a accepté que les garnisons égyptiennes soient évacuées par son territoire. Après une série de batailles durant les années suivantes, l'armée éthiopienne est écrasée à Metemma en 1889 où le négus Johannes IV trouve la mort. Mais les Mahdistes ont eux-mêmes eu trop de pertes pour profiter de la victoire.

 

En 1896 (et probablement grâce aux  renseignements précis communiqués par Slatin sur la Mahdiya), le Premier ministre anglais, Lord Salisbury, donnait l’ordre de reprendre le Soudan. Le prétexte était le danger que l’Etat mahdiste faisait courir à l’Egypte, un prétexte jugé cousu de fil blanc par la presse « sérieuse » française comme Le Temps.

Le général Sir Horatio Kitchener*, commandant en chef (sirdar) de l’armée égyptienne (depuis 1892), pénétra au Soudan à  la tête d’une forte armée anglo-égyptienne.

                                                                                    * On se souvient que Sélikovitch avait accusé le major Kitchener, chef du renseignement militaire des troupes anglaises en Egypte, d’avoir fait fusiller Olivier Pain. Depuis cette époque, la carrière de  Kitchener avait fortement progressé. 

 

Il remportait des premières victoires, utilisant au mieux les techniques modernes (un chemin de fer était construit au fur et à mesure de l’avancée de l’armée pour assurer la liaison avec l’arrière). Des canonnières puissamment armées remontèrent le Nil avec toute une flottille d’embarcations de soutien.

Face à cette invasion, comment réagirent les Soudanais ?

Le régime du Calife avait tellement régné par la violence que tous ceux qui avaient des raisons de se plaindre « vont, par esprit de vengeance ou d'opportunité, faciliter l'avance des Anglo-Égyptiens en 1896-98 et précipiter l'effondrement militaire de la Mahdiyya » (Philippe David, Le Soudan et l'État mahdiste sous le Khalifa 'Abdullahi (1885-1899) in Outre-Mers. Revue d'histoire, 1988  , https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1988_num_75_280_2680

 

Dès avant le début de la reconquête, la presse européenne considérait comme établi que la majorité des Soudanais serait favorable à un retour des Egyptiens et les livres de Slatin et Ohrwalder avaient conforté cette opinion.

 

Même les membres de l'élite religieuse, dont les relations avec le pouvoir mahdiste avaient été conflictuelles, « seront parmi les premiers à se réjouir de sa chute » (art. cité). 

Il n’est donc pas étonnant que le régime ait été réduit sur sa fin au soutien (et encore …) de quelques tribus comme les Beggara qui avaient profité de l’Etat mahdiste pour exercer une prééminence (brutale) sur les autres groupes.

«  Est-il excessif de dire que l'État du Khalifa s'écroule plutôt dans l'insouciance ou le désintérêt d'une large fraction des Soudanais eux-mêmes ? » (Philippe David, art. cité).

 

 

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 Le tombeau du Mahdi. Illustration de Fer et feu au Soudan, de Rudolf Slatin.

Le monument, que Slatin trouvait grandiose, fut endommagé  lors des combats autour d'Omdurman en 1898, puis délibérément détruit sur ordre de Kitchener; le corps du Mahdi fut jeté dans le Nil, sa tête coupée (elle aurait été enterrée à Wadi Halfa). Ces actes suscitèrent  de l'émotion y compris au Parlement anglais. Kitchener se justifia par le souci d'éviter que la tombe du Mahdi devienne un lieu de pélerinage des nostalgiques du Mahdisme.

Il semble que, de façon très discrète, Slatin  désapprouva cette destruction.

https://www.gutenberg.org/files/52332/52332-h/52332-h.htm

 

 

 

 

 

OMDURMAN, 2 SEPTEMBRE 1898

 

 

Camel-Corps-by-Frank-Dadd

 Soldats du Camel Corps lors de la marche vers Omdurman des troupes de Kitchener. On voit des soldats britanniques (officiers ou sous-offficiers probablement) et des soldats soudanais appartenant à l'armée égyptienne.

Site British Battles

https://www.britishbattles.com/war-in-egypt-and-sudan/battle-of-omdurman/

 

 

 

 

Le Calife peine à mobiliser la population contre l’envahisseur (qui de plus agit au nom de  l’ancien « possesseur légitime » du Soudan, le khédive d’Egypte).  Pour être sûr que les mobilisés seront présents pour la bataille décisive qui doit se livrer près de la capitale, le Calife fait savoir que tout homme trouvé chez lui au moment où il devrait avoir rejoint son poste sera égorgé.

Un témoin  de l’époque, le cheikh Babakar Badri, écrit dans ses souvenirs (rédigés vers 1944) : « si la nouvelle de cette lettre n'avait pas circulé un peu partout, beaucoup de gens se seraient esquivés pour rentrer chez eux à la faveur de l'obscurité » (cité par Philippe David, art. cité).

 

Le 2 septembre 1898, Kitchener parvenait près de Omdurman*. Ses forces de 25 à  26 000 Anglais, Egyptiens et Soudanais affrontent environ 50 000 derviches : ceux-ci, déjà pilonnés par l’artillerie et les canonnières, ne peuvent se rapprocher à moins de 500 mètres des lignes anglo-égyptiennes avant d’être fauchés par les tirs des fusils et des mitrailleuses Maxim.

Mais Kitchener a eu tort de croire que la bataille était finie après avoir repoussé l’assaut des Mahdistes. Alors qu’il se met en marche vers Omdurman, le brigade soudanaise de MacDonald  qui ferme la marche, est attaquée de deux côtés à la fois par des forces mahdistes ; la brigade soudanaise exécute alors un demi-tour sur place « comme à la parade » pour faire face aux assaillants qu’elle repousse – elle est ensuite secourue par une autre  division.

A la fin de la matinée, les derviches sont en fuite. Les Anglo-Egyptiens ont moins de 50 tués et 300 blessés et les derviches 12 000 tués et 13 000 blessés (chiffres sur l’art. Battle of Omdurman, Wikipedia en anglais)

Apparemment les blessés furent laissés sans soins et beaucoup s’ajoutent aux morts de la journée, quand ils ne sont pas achevés par les soldats égyptiens et soudanais de l'armée de Kitchener..

                                                                                               * La bataille a eu lieu à Kerreri, à 11 kilomètres (6,8 mi) au nord d'Omdurman.

 

Les pertes britanniques étaient surtout imputables à la charge  d’un régiment de lanciers (dont faisait partie le jeune Winston Churchill, à la fois militaire et correspondant de presse) qui croyant refouler une troupe de derviches peu importante,  tomba sur une force considérable masquée par le terrain – les lanciers s’en sortirent au prix de pertes sensibles; on ne manqua pas de comparer cette charge (historiquement la dernière de la cavalerie britannique) à la charge de la brigade légère lors de la bataille de Balaklava (pendant la guerre de Crimée).

Il serait probablement faux de croire que tous les combattants d’Omdurman dans le camp des derviches étaient des fanatiques, partisans du combat jusqu’à la mort : dans ses souvenirs, rédigés bien après, le cheikh Babakar Badri,  qui a déjà été évoqué plus haut, dit qu’avec ses amis, ils avaient convenu de quitter le champ de bataille dès qu’ils le pourraient – lorsque deux d’entre eux furent blessés, 10 hommes (5 par blessé !), dont le narrateur,  prirent le prétexte de les évacuer pour se défiler sans trop de problème loin des combats… (Philippe David, art. cité).

 

En apprenant la victoire d'Omdurman, la reine Victoria écrivit dans son journal : enfin, il est vengé. Le « il  » désignant, bien sûr, Charles Gordon, dont la mort,  tué par les Mahdistes lors de la prise de Khartoum en 1885, avait provoqué une sorte de traumatisme en Grande-Bretagne.

 

Le lendemain de l’entrée à Khartoum de Kitchener, un service funèbre était célébré en mémoire de Gordon en présence de l’armée.

Kitchener fit aussi détruire le mausolée du Mahdi et fit jeter au Nil ses restes. Cet acte, et le fait de ne pas avoir secouru les blessés ennemis (dans une lettre à sa mère, Churchill écrivit que Kitchener était responsable du massacre), furent critiqués. Même la reine Victoria, pourtant admiratrice de Kitchener, émit des réserves sur son comportement. Mais il était le héros du jour : il fut créé baron Kitchener of Khartoum et chevalier du Bain, début des honneurs qu’il devait amasser par la suite.

Kitchener fut obligé de se justifier dans la presse sur la question des blessés. Au Parlement, des députés refusèrent de voter la récompense financière proposée en sa faveur par le gouvernement,  mais la très grande majorité vota pour.  *

                                                                                                                            * Les députés irlandais votèrent contre, ainsi qu'une partie des libéraux. Voir le débat https://api.parliament.uk/historic-hansard/commons/1899/jun/05/supply).

                       .

 

Les opposants au colonialisme (et les anti-Britanniques) firent depuis à Kitchener une réputation de brutalité que son comportement pendant la guerre des Boers allait conforter.

Si à Omdurman, les Britanniques apportèrent peu d’assistance aux ennemis blessés (dire pas du tout serait sans doute faux), le traitement des prisonniers fut plus  humain : après Omdurman, « Les Derviches qui se rendent encore sont désarmés. On les envoie simplement vers le nord en leur conseillant de se consacrer immédiatement à l'agriculture. *» (Marc David, art. cité).

                                                                                                         * Déjà les prisonniers faits à la bataille de Toski (tentative d’invasion de l’Egypte arrêtée par les Anglo-Egyptiens en 1889) semblent avoir été relativement bien traités et renvoyés chez eux après une détention assez courte (à en croire le récit du même personnage cité pour la bataille d’Omdurman, art. de Philippe David).

 

 

Le Calife Abdullahi  s’était enfui et il lui restait encore quelques fidèles. Il fut vaincu et tué l’année suivante à la bataille d’'Umm Diwaykarat (novembre 1899), remportée par Reginald Wingate (les Mahdistes eurent environ 1000 tués, les Anglo-Egyptiens trois).

L’Etat mahdiste était détruit. Le dernier chef important, Osman Digma, fut arrêté en 1900 et libéré en 1908. Le Soudan devint en 1899 un condominium anglo-égyptien  dont Kitchener fut le premier gouverneur-général.

 

 

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 Service funèbre en mémoire de Gordon, devant les ruines de la résidence du gouverneur à Khartoum, le 4 septembre 1898.  Les drapeaux anglais et égyptien ont été hissés sur le toit de la résidence qui est en bordure du Nil. A droite on voit une des canonnières de la flottille de Kitchener. Au centre, Kitchener. Lorsque l'un des chapelains évoqua Gordon, qui avait tellement aimé ce pays, il parait que Kitchener et plusieurs de ses officiers ne purent s'empêcher de pleurer. 

Site British Battles

https://www.britishbattles.com/war-in-egypt-and-sudan/battle-of-omdurman/

 

 

 

 

 

CARRIÈRE ULTÉRIEURE DE KITCHENER, SLATIN ET WINGATE – LE PÈRE OHRWALDER REVIENT À OMDURMAN

 

 

 

Kitchener fut appelé à d’autres fonctions : la guerre des Boers avait éclaté et les Britanniques avaient subi des revers. Kitchener et un autre vétéran (plus âgé) des guerres coloniales, Lord Roberts, arrivèrent en Afrique du Sud – ils parvinrent à battre les Boers mais avec difficultés. Kitchener organisa notamment les « camps de concentration » (c’est la première utilisation de l’expression)  où la population civile boer fut parquée pour l’isoler des combattants qui se ravitaillaient chez les civils La mortalité dans ces camps fut désastreuse en raison des conditions sanitaires ; ce n’était sans doute pas le but de Kitchener mais il en supporta la responsabilité morale, de même que son nom fut mêlé à certaines affaires de crimes de guerre. Cela n’empêcha qu’il fut nommé vicomte, puis une fois la guerre des Boers finie, commandant en chef de l’armée des Indes.

Kitchener ne faisait pas l’unanimité  comme on l’a vu – Kipling, peu suspect d’anti-impérialisme, disait qu’il était dégoûté par son « arrogance de boucher ». Churchill, qui avait servi sous ses ordres au Soudan, déclara à sa mère qu’il était très commun  (!) et le qualifia de fripouille lors d’un entretien avec Wilfrid Scaven Blunt, le conservateur anti-impérialiste, en 1909 (à cette date Churchill était déjà ministre). Mais pour le grand public, c’était le héros colonial par excellence.

 

Kitchener revint en Egypte comme Agent général britannique (quasiment gouverneur) et fut nommé comte. Lorsque la guerre 1914 éclata, il fut nommé ministre de la guerre. Il mourut en 1916 dans le torpillage de son navire alors qu’il se rendait en Russie pour des discussions

Reginald Wingate, l’officier du service de renseignements, qui avait aidé Ohrwalder et Slatin à s’enfuir, et qui avait traduit leurs ouvrages et celui de Neufeld, devint major-général, gouverneur-général du Soudan et Sirdar de l’armée égyptienne après Kitchener, il fut nommé baronnet et fut haut-commissaire en Egypte jusqu’en 1919 ; sa carrière fut un écho affaibli de la carrière prestigieuse de Kitchener. Il mourut très âgé en 1953.

Rudolf Slatin, après son évasion, reprit du service dans l’armée britannique. Il fut nommé pacha par le khédive, reçut de hautes distinctions britanniques (notamment chevalier du Bain) lui donnant droit au prédicat de Sir, fut anobli par l’empereur d’Autriche. Après la défaite des Mahdistes, il fut inspecteur-général du Soudan anglo-égyptien dont son camarade Wingate était gouverneur-général. Lorsque la guerre de 14 éclata, Slatin, qui avait conservé la nationalité autrichienne, quitta le service britannique. Pendant la guerre il s’occupa des activités de la Croix-Rouge et participa aux tentatives de paix séparée de l’Autriche. Il mourut en Autriche en 1932, peu de mois après avoir été reçu par le roi et la reine d’Angleterre. En 1926, il s’était rendu pour la dernière fois au Soudan. 

 

Enfin, bien loin de ces grandeurs d’établissement, le père Ohrwalder revint au Soudan après la fin du Mahdisme  et reprit son activité de missionnaire (mais en la limitant sans doute à des services à la population car les autorités britanniques, souhaitant se concilier les musulmans, ont interdit toute  action de prosélytisme). Il meurt en 1913 à Omdurman où il avait longtemps vécu en captivité.

 

 

 

OLIVIER PAIN, ANTICOLONIALISTE OU NATIONALISTE CHAUVIN ?

 

 

 

Le récit de Slatin permet de mieux apprécier les raisons de la venue d’Olivier Pain au Soudan : il s’agit pour Pain de proposer (sans être mandaté pour cela d’ailleurs) une alliance entre la France et les Mahdistes (et bien entendu, sans le dire, de tirer les bénéfices en termes de renommée, de cette réussite, s’il y parvient). La raison qu’il donne à Slatin est que  « notre devoir » [de Français] est de « de contrecarrer les visées de la politique anglaise ». L’alliance qu’il offre au Mahdi n’est pas celle d’une France « idéale » qui serait révolutionnaire et anticolonialiste, mais de la France réelle, représentée par ses gouvernements légaux, eux-mêmes colonialistes, de Freycinet ou de Jules Ferry. Si le Mahdi accepte, Pain pense que le gouvernement français ne refusera pas l’alliance qu’on lui amènera sur un plateau – d’ailleurs, selon Pain : «  On connaît cependant mes plans et on semble les favoriser », le « On »  désignant sans doute aucun des membres des  hautes sphères politiques françaises.

On voit à quel point on est loin du récit d’Olivier Pain, le révolutionnaire  volant au secours des insurgés anticolonialistes (cf par exemple la notice Wikipédia). . Sa démarche était surtout inspirée par un fort sentiment anti-anglais, résultat du patriotisme chauvin tellement répandu à la fin du 19ème siècle, qui fut aussi le moteur de la campagne anti-anglaise de Rochefort, convaincu plus ou moins de bonne foi que les Anglais avaient fait fusiller Pain.

 

 

 

OLIVIER PAIN, PRÉCURSEUR DE LA MISSION MARCHAND ?

 

 

Environ 10 ans après la tentative avortée de Pain, une autre personnalité présentait aux autorités française la perspective d’une alliance « de revers » avec les Mahdistes.

C’était le capitaine, puis commandant Marchand, qui dans un rapport de septembre 1895 au ministère des colonies, écrivait que la France devait accéder à la vallée du Nil de façon à ce qu’au jour du « partage définitif », elle puisse répondre à l’Angleterre que « nous aussi », nous  avons dans ces zones des intérêts et des  amis. Dans ce but, une « politique amicale » nous est imposée vis-à-vis des Mahdistes au nom de la « mission de la France en Afrique », parce que nos rivaux (les Anglais) ont adopté à l’égard des Mahdistes une politique hostile (historiquement, ce sont plutôt les Mahdistes qui ont pris l’initiative d’une confrontation armée…)*.

                                                                                                            * On peut aussi citer parmi les tentatives de rapprochement entre la France et les Mahdistes, l'initiative du gouverneur français d'Obock (sur la Mer rouge) qui essaye de lier contact avec eux et leur envoie même un drapeau (français, on suppose), mais son approche est rebutée. 

 

Le projet de Marchand est soutenu par diverses personnalités (le ministre des Affaires étrangères Gabriel Hanotaux, Paul Doumer, le président de la République Félix Faure...) et divers comités et lobbys colonialistes : les crédits de la mission Marchand sont votés par le Parlement en 1896, par une majorité de 482 voix contre 22 – même Jean Jaurès vote pour au motif que ce n’est pas un vote politique mais un vote national. La mission a pour but de parvenir sur le Nil blanc à Fachoda pour faire valoir les « titres indiscutables » de la France sur la zone (Jacques Weber, Le siècle d’Albion, l’Empire britannique au 19ème siècle, 2011.

Marchand, parti de Brazzaville, après avoir traversé au prix de grandes difficultés le Haut-Congo et l’Oubangui, puis le Bahr El Ghazal, arrive à Fachoda à l’été 1898 et se heurte aux Mahdistes (bataille de Fachoda, août 1898) : si ceux-ci ne sont pas plus virulents, c’est qu’au même moment, Kitchener et ses troupes s’apprêtent à affronter le gros des forces mahdistes à Omdurman.

Environ 15 jours après la bataille d’Omdurman, Marchand qui s’est installé dans le fortin de Fachoda qu’il a remis en état, voit arriver Kitchener à la tête de quelques milliers d’hommes. Kitchener proteste au nom de la Sublime Porte (la vieille appellation diplomatique de l’Empire ottoman) et de son Altesse le khédive contre l’occupation française, car Fachoda appartient bien au Soudan égyptien. Les Anglais, théoriquement, ne font que représenter les intérêts du khédive et même, pourquoi pas, du suzerain de plus en plus théorique de celui-ci, le sultan de Turquie. Marchand, en nette infériorité numérique, déclare qu’il est prêt à résister jusqu’à la mort. Oh, il ne s’agit pas d’en arriver là, répond Kitchener qui manifeste une grande courtoisie et parle français avec Marchand.

Le gouvernement anglais se montre intransigeant sur l’évacuation par les Français de  Fachoda. Finalement, comme on sait, le gouvernement français fait parvenir à Marchand l’ordre d’évacuer Fachoda, Les nationalistes en France poussent les hauts cris et parlent d’humiliation. Les journaux modérés comme Le Temps remarquent que la France n’a pas d’intérêt économique dans le Haut-Nil (et donc que l’incident ne mérite pas de déboucher sur un conflit).

« Malgré la ferveur nationaliste, les deux gouvernements ont toujours gardé une relative sérénité et des rapports cordiaux face à cette crise » (Wikipédia, article Crise de Fachoda). 

 

Si on considère ces faits, Olivier Pain semble avoir été, non le précurseur des révolutionnaires anticolonialistes et des « porteurs de valise »* du 20 ème siècle, mais du commandant Marchand. Une différence doit être notée : à l’époque du commandant Marchand, l’impérialisme est devenu un aspect évident du nationalisme, tandis que pour Pain, le moteur principal de son action parait avoir été (en pleine paix !) de susciter des ennuis à l’Angleterre et donc, des casus belli, plus que d’étendre les territoires soumis à la France.

                                                                                 * Nom donné en France aux réseaux, notamment composés d’intellectuels, qui aidèrent le FLN pendant la guerre d’Algérie.

 

 

 

LES MAHDISTES, LIBÉRATEURS OU OPPRESSEURS ?

 

 

On peut situer la sympathie affichée par Olivier Pain pour les Mahdistes dans le cadre du proverbe connu : les ennemis de nos ennemis sont nos amis. Dès lors il est indifférent que les nouveaux amis soient particulièrement irréprochables. Peut-être l’est-il un peu plus dans le contexte  d’une sympathie envers des opprimés luttant pour leur liberté, ce qui correspond au regard qu’on peut avoir aujourd’hui sur l’épisode mahdiste.

 

Car si les Mahdistes ont lutté pour libérer le Soudan des envahisseurs étrangers (au premier rang desquels, non pas les Britanniques, mais les « Turcs »  - sous cette appellation étaient aussi rangés les Egyptiens « blancs »*), ce combat est inséparable d’une vision religieuse fondamentaliste qui persécute tous ceux qui refusent de s’y rallier ; l’ennemi principal n’est pas tant l’Européen que le musulman « infidèle », celui qui refuse la vision fondamentaliste et puritaine de l’islam prônée par le Mahdi – ou seulement refuse de croire à la mission divine de ce dernier. Plus tard, après la mort du Mahdi, le pouvoir de son successeur deviendra, sous un habillage religieux à peu près inchangé, un pouvoir personnel qui cherche à durer pour la satisfaction du groupe dirigeant**.

                                                                         * Pour Marc David, art. cité, le principal adversaire pour les Mahdistes était le « colonialisme Turco-Egyptien »

                                                                      ** La mort prématurée du Mahdi, sans avoir réalisé les grandes actions qu’il avait prédites (prendre la Mecque, Jérusalem etc), entraina la perte de crédibilité de la doctrine mahdiste du point de vue religieux.

 

Si le Mahdisme apparait, d’un point de vue, comme une insurrection contre des envahisseurs, d’un autre point de vue, il apparait comme une oppression exercée contre des populations qui ne se rangent pas spontanément du côté du Mahdi ou qui ont toujours été opprimées par les musulmans soudanais (par exemple les tribus noires animistes du Sud). En ce cas, le Mahdisme est aussi la perpétuation d’une oppression sur des populations plus faibles.

 

Le régime mahdiste (aussi bien sous le Mahdi que sous son successeur) régna par la violence : « Un jour ou l'autre, la répression frappe toutes les provinces proches ou éloignées de l'État mahdiste. (….) Dans le Sud païen et négro-africain, les Ansar [les combattants mahdistes] massacrent sans grands risques des populations innocentes, à peu près incapables de se défendre ». (Philippe David, art. cité)

 

 

 

« L’EXTERMINATION AVAIT ÉTÉ GÉNÉRALE »

 

 

Il est probable qu’aujourd’hui le mouvement mahdiste est crédité d’une certaine popularité puisqu’on l’assimile à l’anticolonialisme – et que même ses excès peuvent trouver des excuses chez certains (et même des approbations chez une minorité). On a déjà abordé (partie 2), les violences exercées lors de la prise de Khartoum, dont les victimes furent aussi bien des Européens et des Levantins que des musulmans.

On peut citer ici le témoignage supplémentaire de Hussein pacha Khalifa, un ancien gouverneur de l’administration égyptienne rallié en apparence au Mahdi (voir partie 4), qui entra avec celui-ci dans Khartoum (selon ses dires), deux mois après la prise de la ville : 

« Le Madhi et son état-major n’entrèrent à Khartoum que soixante jours après la prise de la ville et le massacre des habitants. En y pénétrant, remarque Hussein Khalifa, une odeur de cadavres nous prit à la gorge et ne nous abandonna plus. L’extermination avait été générale. Les corps des victimes gisaient sans sépulture et infectaient l’air, en l’absence des chiens pour les dévorer et en atténuer les miasmes fétides. Les Baggara [une des tribus les plus dévouées au Mahdisme] ne font pas plus quartier aux chiens qu’aux chrétiens. Les chrétiens sont des chiens et les chiens sont des chrétiens, tel est le dicton populaire parmi eux. Mais dans leur acharnement, ils ne firent aucune distinction entre les vrais croyants et les infidèles. Les ulémas [de Khartoum] furent impitoyablement tués et le mufti lui-même, réfugié dans une mosquée et invoquant le chériat [sic] ou la loi musulmane, reçut la mort d’un coup de sabre. »

(extrait des Annales de l’Extrême-Orient et de l’Afrique, 1885

https://www.google.fr/books/edition/Annales_de_l_Extr%C3%AAme_Orient_et_de_l_Afr/9hlAAQAAMAAJ?hl=fr&gbpv=1&dq=hussein+pacha+khalifa+berber&pg=RA1-PA42&printsec=frontcover)

 

             

 

 

« SCÈNES D’HORREUR » (PÈRE BONOMI)

 

 

Les violences exercées par le pouvoir mahdiste contre des Soudanais apparaissent dans le récit du père Bonomi : les montagnards de Daïer « ayant refusé de suivre le faux prophète dans ses expéditions, l’irascible Mahdi déclara qu’ il les châtierait sévèrement afin d’ôter aux autres toute velléité de résistance ». Toutefois il ne « ne put triompher de ces valeureux montagnards. Il tourna sa colère contre les malheureux trop confiants qui s’étaient rendus à sa discrétion ».

Ceux-ci furent parqués  comme des troupeaux entre des buissons d épines, exposés au soleil et aux intempéries, avec pour toute nourriture une poignée de grains crus et une écuelle d’eau. « Des enfants décharnés et livides se traînaient près de leur mère, défaillante elle-même d’inanition Chaque matin les gardiens forçaient les prisonniers les plus robustes à porter en dehors de l’enceinte les cadavres et les mourants qui parfois étaient leurs amis ou leurs propres parents. A la seule pensée des scènes d’horreur dont je fus le témoin pendant trois mois, le sang me bout dans les veines et l’émotion m’ étouffe. »

 

De son côté, Slatin décrit la violence des Mahdistes contre leurs ennemis, réduits à l’esclavage : « Abou Anga, par exemple, forçait ceux qu’il capturait en Abyssinie, la plupart venant de la tribu chrétienne des Amhara, de parcourir le long chemin jusqu’à Omm Derman, pendant lequel ils avaient à souffrir de la faim et des coups de fouet; notez que ces esclaves étaient des femmes et des enfants, les hommes ayant été passés au fil de l’épée! (…)  Combien mouraient en route! et le reste, des centaines encore, parvenait au but du voyage, mais dans quel état ! »

« Après la défaite des Shillouk, Zeki Tamel parqua, le terme n’est point trop fort, des milliers de femmes et d’enfants dans des barques et les envoya à Omm Derman. (…)  On leur distribuait, en quantité insuffisante, du blé cru. La ville étant pleine de ces Shillouk, qui donc aurait voulu acheter ceux qui étaient malades ?  (…)  Ils ne tardèrent pas à succomber; des corps couvraient le rivage du fleuve; on les jeta simplement dans le Nil (…). » 

 « Les esclaves envoyés du Darfour eurent surtout à souffrir. (…) Sans pitié, on les força à marcher nuit et jour pour atteindre le Kordofan. Et la colonne ne comportait presque que des femmes et des jeunes filles! Lorsqu’une d’entre elles tombait épuisée, on employait les moyens les plus affreux pour la forcer à continuer la route. S’ils ne suffisaient pas, on coupait les oreilles de la pauvre créature, les gardiens du convoi s’en emparaient et fournissaient en les montrant la preuve qu’elle était morte et qu’ils ne l’avaient pas vendue en sous-main.

(…)

Aujourd’hui, de tels envois d’esclaves ont cessé, les pays d’où ils venaient étant dépeuplés ou se défendant avec succès contre leurs oppresseurs. »

 

Les Mahdistes apparaissent non comme des libérateurs mais comme les oppresseurs soit d’une grande partie de la population soudanaise, soit de populations voisines. Le modèle de société vertueuse prôné par le Mahdi était un leurre : « L’égalité, la fraternité, tant prêchées; ces mots avec lesquels on leurrait les masses, ne furent que de belles promesses. Comme auparavant il y eut et il y a des riches et des pauvres, des puissants et des faibles, des maîtres et des esclaves. » (Slatin) 

 

 

 

BOUCHERIE

 

 

i493

 Le châtiment des Batahin ordonné par le Calife Abdullahi.

 Illustration extraite de Fer et feu au Soudan, de Rudolf Slatin.

https://www.gutenberg.org/files/52332/52332-h/52332-h.htm

 

 

Slatin et Ohrwalder décrivent la punition des Batahin, une tribu qui avait refusé d’obéir aux ordres du Calife successeur du Mahdi. Les soldats du Calife capturent tous les hommes de la tribu qui n’ont pas le temps de s’enfuir. Ohrwalder écrit :  « La plupart d'entre eux sont morts de faim et de mauvais traitements », mais 69 sont publiquement exécutés.  18 sont pendus par groupes de trois sur 6 potences : « les dix-huit ensemble se balançaient bientôt dans les airs, tandis que les masses assemblées poussaient des cris d'exultation ». « Les impressions que toutes ces scènes affreuses ont laissées dans mon esprit ne pourront jamais être effacées. Mais si le sort des dix-huit était cruel, le sort des cinquante et un restant était encore pire ». 24 sont décapités en route vers le champ de parade où se dirige le Calife avec sa cavalerie et la foule des spectateurs.

«  … il n'en restait plus que vingt-sept, et arrivé sur place, il [le Calife] envoya chercher les bouchers pour leur couper les mains et les pieds ; bientôt il y eut un tas de ces membres ensanglantés, tandis que les corps des pauvres Batahin se tordaient sur le sol, des gouttes d'angoisse coulant de leurs fronts ; pourtant ils n'ont pas poussé un cri ; la plupart d'entre eux sont morts en très peu de temps. Même les cœurs les plus durs étaient touchés en voyant ce terrible spectacle, mais personne n'osait le montrer - en fait, tout le monde essayait de se forcer à rire ou à dire une raillerie, car le Khalifa  se délectait de scènes d'effusion de sang inutile et de cruauté ».

Ohrwalder ajoute que les Batahin s’étaient fait remarquer lors de la prise de Khartoum par leur cruauté. Les survivants de la tribu, pardonnés par le Calife, furent exterminés lors de la bataille de Toski lors de la tentative ratée d’invasion de l’Egypte en 1889 : « C'est ainsi que la vengeance de Dieu les a rattrapés pour leurs indicibles cruautés lors du massacre de Khartoum. On dit que le Khalifa s'est repenti de son massacre gratuit de cette tribu. »

De son côté Slatin écrit : « Le calife, satisfait de son œuvre, rentra chez lui. En route, il envoya en arrière un moulazem avec l’ordre de donner la liberté aux femmes des suppliciés. Il aurait aussi bien pu les vendre comme esclaves; mais il voulait sans doute faire quelque chose de bien, terminer cette horrible journée par un acte de grâce et de générosité. »

Certes, Slatin et Ohrwalder étaient des captifs des Mahdistes et on ne s’attend pas à ce que leur description soit favorable (même s’ils ont pu avoir des relations quasiment cordiales avec certains Mahdistes). Si Pain avait survécu, quel récit aurait-il donné de la Mahdiya ?

 

 

 

L’ESCLAVAGE AU SOUDAN

 

 

Le mahdisme n’est pas responsable de l’esclavagisme au Soudan, mais il rétablit le caractère légal de l’esclavage, que les Egyptiens avaient au moins sur le papier, voulu abolir.

 En principe, la loi musulmane interdisait de réduire des musulmans en esclavage, mais cette règle était loin d’être toujours respectée, notamment en ce qui concernait les prisonniers de guerre ou appartenant à des tribus rebelles : « Le contexte du jihâd qui domine le Soudan occidental et central au 19siècle est (…) marqué par l’asservissement de musulmans par d’autres musulmans »  (Matthieu Fintz, Diaspora africaine, esclavage et IslamÉgypte/Monde arabe, 2006 http://journals.openedition.org/ema/1725)

En ce qui concerne les prisonniers de guerre du jihâd, les théoriciens musulmans s'exprimaient ainsi : « L’imam [i.e. le leader musulman dirigeant le jihâd] devrait prendre en considération le sort des prisonniers adultes mâles, et prendre celle d’entre les options suivantes qu’il considère la plus salutaire : les mettre à mort, les libérer sans pénalité, demander une rançon pour eux, demander la taxe de capitation (jizya), ou les mettre en esclavage » (texte du 14 ème siècle, cité par Matthieu Fintz)..

La situation politique du Soudan au 19ème siècle explique que des musulmans arabes soient soumis à l’esclavage; quant à la mise en esclavage de populations noires, mêmes converties à l’islam, elle est traditionnelle : « en dépit du critère religieux restrictif sur l’approvisionnement en esclaves, celui-ci était souvent ignoré au profit d’autres facteurs comme l’ethnicité, l’ascendance ou la couleur de peau utilisée pour discriminer qui était libre et qui pouvait être asservi ».

« La question de la mise en esclavage de musulmans noirs et, par là, la reconnaissance, implicite ou explicite, de critères ethniques ou raciaux à l’esclavage n’a cessé d’être posée sous l’effet des vagues d’islamisation dans le Bilâd al-Sûdân* », accréditant « parfois l’idée que le critère décisif pouvait, dans certains contextes, reposer sur la couleur de la peau » (art. cité).

                                                                     * Les mots Bilâd al-Sûdân ou balad as-sūdaan signifient littéralement « pays (balad) des Noirs ». Ils ont donné au pays son nom, Le Soudan est un territoire de rencontre entre population arabe et africaine.

 

Les esclaves masculins peuvent être employés dans les armées comme des mercenaires forcés.

Le père Ohrwalder décrit la condition des esclaves domestiques : «  Le sort d'un esclave est en effet misérable. Il est considéré comme un animal créé, comme disent les Soudanais, pour faciliter la vie des musulmans ; il doit faire tout le travail acharné, à la fois dans le ménage et sur le terrain. (…) Les femmes esclaves transportent de l'eau et moulent le maïs, en retour elles sont continuellement blâmées et maudites ; toute désobéissance ou malhonnêteté est punie par la flagellation, ou leurs corps sont entaillés avec des rasoirs, du sel étant frotté sur les plaies, et, de peur qu'elles n’oublient, leurs coupures à moitié cicatrisées sont souvent ouvertes à nouveau et à nouveau frottées de sel.

Dans le traitement de leurs esclaves, les femmes sont plus cruelles que les hommes, surtout si la jalousie est la cause de leur colère. Malheur à l’ esclave qui montre de l'amour pour son maître ! Elle souffre une espèce de torture qu'il me serait impossible de décrire ici (…)

Les esclaves sous le régime mahdiste ont tellement de manières différentes de se venger de leurs maîtres qu'ils ne manquent jamais de saisir une opportunité lorsqu'elle se présente. (…) Il est permis de donner aux esclaves hommes et femmes des papiers qui les rendent libres, mais la coutume n'est jamais pratiquée. (…)

Omdurman est plein d'esclaves ; même dans les maisons les plus pauvres on trouvera au moins une femme esclave. Le travail acharné et les mauvais traitements les font vieillir très rapidement. »

 

 

LE BILAN DU RÉGIME MAHDISTE

 

 

 

On peut considérer le régime mahdiste comme une résistance à la colonisation – en laissant de côté son aspect religieux (pourtant primordial et qui probablement fut plus imposé qu’accepté par un grand nombre de Soudanais. Cette résistance était considérée comme légitime, on l’a vu, par des hommes comme Gordon ou Gladstone – au moins dans la mesure où la colonisation en question était, avant tout, celle de l’Egypte, loin d’être un modèle. Pourtant, il est probable qu’à la fin du régime mahdiste, la plus grande partie de la population préférait sans doute revenir sous le régime égyptien, que continuer à subir le régime mahdiste. En effet le bilan de ce dernier parait catastrophique :

« Épidémies, famines, guerres et massacres cumulés auraient abouti à l'extermination de presque sept millions de Soudanais en quinze ans à peine ! »  soit le tiers de la population (Marc David, art. cité).

 

Dans un ouvrage de synthèse récent, on lit : « Le Khalifa Abdullahi tint à maintenir proches du régime les tribus nomades, transformant ces razzieurs occasionnels en groupes armés puissants, ethniquement homogènes, au service du pouvoir. Il va également poursuivre le jihad initié par le Mahdi en tentant d’étendre l’influence du régime en Éthiopie et vers l’Égypte, ainsi qu’au Darfour où les troupes mahdistes vont réprimer une tentative des Fours visant à réinstaurer leur sultanat. »

Cet ouvrage donne le bilan suivant  du régime :

« La ville de Khartoum est en ruines et la population du Soudan a fortement diminué, à la suite des famines liées aux importants déplacements de population*, aux guerres incessantes, à la sécheresse persistante et aux ravages des sauterelles : estimée à environ 8,5 millions d’habitants avant 1885, la population ne serait plus que 3 millions en 1903 (selon des estimations anglaises à prendre avec prudence). »

(Histoire et civilisation du Soudan, de la préhistoire à nos jours, direction Olivier Cabon, chapitre La période mahdiste 1885-1898, par Bernard François, 2017

https://books.openedition.org/africae/2897#bodyftn4

                                                                                                          * [déplacements fréquemment ordonnés par le Calife, dans un but de surveillance ou de punition des populations].

 

 

La diminution de la population qui était liée directement aux conflits  n’était pas imputable, dans la durée,  à la guerre des Anglo-Egyptiens contre les Mahdistes : entre 1885 et 1896, il n’y eut aucune tentative anglo-égyptienne contre le régime mahdiste (mais une tentative d’invasion mahdiste de l’Egypte fut stoppée). La part prépondérante des victimes des guerres et massacres est probablement imputable à la mise au pas de tribus rebelles ou aux tentatives d’invasion  des Mahdistes  contre leurs voisins ;  l’état de guerre incessant et la désorganisation administrative étant aussi à l’origine (ou aggravant l’effet) des difficultés alimentaires ou sanitaires.

 

On doit ici signaler que chaque fois qu’il est question de colonisation,  il est devenu usuel de réagir par un réflexe de Pavlov qui attribue toutes les qualités aux colonisés et tous les défauts aux colonisateurs (ou aux Européens, plus largement). L’histoire n’a rien à gagner à ces puériles simplifications : les actions des protagonistes doivent être décrites telles qu’elles ont eu lieu et les responsabilités définies sans idées préconçues. Si le mahdisme (essentiellement un mouvement religieux messianique) fut aussi une réaction à l’occupation étrangère du Soudan (d'ailleurs plus égyptienne que proprement européenne), cela n’exonère en rien les Mahdistes de leurs propres torts et responsabilités.

 

Finalement, après Omdurman, ce n’est pas le régime égyptien qui fut rétabli au Soudan, mais un régime nouveau, l’administration britannique (voir annexe) avec ses qualités et ses défauts.

 

 

 

RETOUR À OLIVIER PAIN : UN PEU DE COMPLOTISME

 

 

La publication du livre de Slatin parait apporter le point final aux interrogations sur le destin d’Olivier Pain. Pourtant on continue parfois à parler d’incertitude sur le sort d’O. Pain, comme le Dictionnaire Maitron, qui d’entrée de jeu, annonce les dates de la vie de Pain : « Né le 16 avril 1845 à Troyes (Aube), mort le 18 avril 1885 au Soudan », pour terminer plus prudemment :« En 1884, il [Pain] représentait le Temps et le Figaro, dans la campagne anglaise du Soudan et mourut dans des conditions mal connues : victime de la fièvre ? fusillé le 18 avril 1885 par les Anglais qui auraient mis sa tête à prix ? ». Le livre de Slatin n’est pas cité dans les sources de l’article, faute probablement de le connaître…

On peut ici s’amuser à penser que les sources disponibles  (émanant de captifs du Mahdi) qui toutes confirment la mort de Pain par maladie, ont pu être coordonnées par les Anglais pour se disculper du soupçon d’avoir fait fusiller Pain alors que celui-ci revenait en Egypte après son séjour dans le camp de Mahdi (selon la version de Sélikovitch - voir partie 2 et 3).

Après tout, les missionnaires (Bonomi, Ohrwalder) avaient été libérés grâce à l’action de Mgr Sogaro, mais celui-ci aurait obtenu peu de résultats sans l’aide précieuse des Anglais. Les prêtres pouvaient peut-être renvoyer l’ascenseur.  Quant à Slatin, il était déjà pro-Anglais et il fut libéré grâce à Wingate – ce dernier de plus s’impliqua dans la parution et la traduction des souvenirs des captifs.

Mais ce n’est qu’une simple hypothèse qu’aucune preuve ne vient étayer, outre qu’elle suppose que des prêtres catholiques auraient accepté de mentir.

On peut conclure avec Paul Fenton qui parle de Slatin comme ayant apporté le témoignage « Le plus plausible » sur la mort de Pain ; Slatin « connut les derniers jours de Pain, captif dans le camp du Mahdi et affirma qu’il était mort de maladie près de Tura al-Hadra*, alors qu’il faisait route vers Khartoum avec l’armée mahdiste. Voir son Fire and Sword in the Sudan » ( Paul B. Fenton, introduction au livre de Getzel Sélikovitch,  Mémoires d’un aventurier juif, Du Shtetl de Lituanie au Soudan du Mahdi, 2021, note)**

                                                                                * Le traducteur français du livre de Slatin (Bettex, professeur à Montreux) parle de Dourrah el Khadra, de même (par exemple) qu’il transcrit Omdurman par Omm Derman, suivant sans doute l’usage français de l’époque. On rappelle que pour Ohrwalder, la mort de Pain survient à proximité de Om Sadik.

                                                                              ** A noter que Paul Fenton semble faire une erreur lorsqu’il indique que le livre de Slatin parut en 1892 et mentionne que l’édition anglaise  Fire and Sword in the Sudan, a paru en 1896 « quatre ans après l’original allemand ». En fait il semble que les éditions allemande et anglaise (cette dernière dans la traduction de Wingate) ont paru simultanément en 1896 ; en 1892 Slatin ne pouvait évidemment rien faire paraître puisqu’il était captif des Mahdistes jusqu’en 1895. Par contre c’est le livre d’Ohrwalder qui a paru en 1892.

 

Du point de vue de la cohérence interne, les propos que Slatin prête à Olivier Pain, qui passe de la forfanterie initiale au découragement et à la désillusion, en même temps que son état de santé se dégrade, sont parfaitement vraisemblables et rendent un son authentique.

On peut enfin rappeler les récits recueillis par des journalistes, de la sœur Venturini, qui aurait voyagé sur le même chameau que Pain lors de sa mort (ou peu avant ?), ou de Dimitri Zigada, commerçant grec évadé, qui  prétendait avoir été témoin de cette mort (voir partie 3 ).

 

 

 

 

CONCLUSION

 

 

 

Dans l’histoire du Soudan à l’époque mahdiste, Olivier Pain n’est qu’un personnage secondaire ; son aventure prend parfois l’aspect d’une enquête policière (comment et quand est-il mort ?) mais elle est surtout un prétexte pour décrire un drame bien plus vaste*.

                                                                                   *  Compte-tenu de notre point de départ (l'histoire d'Olivier Pain) nous avons surtout évoqué les événements du Soudan du point de vue de l'opinion française, sans nous astreindre à retracer précisément la perception et les répercussions de ces événements dans l'opinion et la classe politique anglaise, concernée au premier chef - de même que l'opinion dirigeante égyptienne - ce qui aurait été un tout autre travail. 

 

Les péripéties des guerres mahdistes et de l’aventure d’Olivier Pain ne sont pas oubliées et sans être un sujet très fréquenté, se retrouvent dans des publications récentes.

En 2018, un auteur suisse Eugène Barilier, publie un roman Dans Khartoum assiégée. Parmi les personnages principaux, on trouve bien entendu Gordon, militaire pacifiste, et aussi un personnage de fiction, l’ancien Communard Darrel, présent à Khartoum, qui lui, approuve le Mahdi. L’auteur écrit : « … j’ai pris pour modèles à la fois Paschal Grousset, ancien communard, connaisseur de l’Afrique, auteur de romans à la Jules Verne et… traducteur de Gordon, et Olivier Pain, autre ancien communard qui, lui, a carrément rejoint les troupes du Mahdi avant d’y mourir misérablement, de maladie et d’épuisement. Ainsi, je savais que je n’« exagérais » pas en mettant face à face un ex-communard et Gordon ! »

L’auteur compare l’islamisme du Mahdi et celui de Daesch

http://www.etienne-barilier.name/Ouvrages%20%28postfaces%20laudationes%20textes%20divers%29.html

En 2021, Paul Fenton publie les souvenirs de  Getzel Sélikovitch,  Mémoires d’un aventurier juif, Du Shtetl de Lituanie au Soudan du Mahdi.

En 2022, un journaliste et chercheur canadien Guillaume Lavallée publie Voyages en Afghani ; dans ce livre, selon sa maison d’éditions (http://memoiredencrier.com/voyages-en-afghani/) il « suit les pérégrinations de Djemal ed-Din al-Afghani, l’un des penseurs les plus énigmatiques du monde arabo-musulman au 19e siècle(…) à travers l’Iran, l’Inde, l’Égypte, la Syrie, la Turquie, l’Afghanistan. Entre le récit de voyage, l’essai et le polar, Voyages en Afghani nous met aux premières loges de la complexe histoire du monde musulman, ses traditions, ses pensées, les débats, les intrigues et les élans de liberté. ». Evidemment le livre mentionne l’aventure d’Olivier Pain dans laquelle Al-Afghani a joué un rôle (voir notre partie 1).

 

Comme on l’a indiqué, il semble erroné de voir dans Olivier Pain le prototype du révolutionnaire anticolonialiste, tiers-mondiste avant la lettre.

L’article de Sarah El Matary (cité en partie 2) concluait que, sur le moment, l’aventure de Pain avait réconcilié la France socialiste et la France coloniale. Mais si Pain fut soutenu par des personnalités qui se présentaient comme socialistes (comme Rochefort, en fait socialiste nationaliste et futur antidreyfusard et compagnon de route de Drumont, de Barrès et Déroulède !), ce n’est pas en tant que socialiste que Pain se présente à Slatin (si on fait confiance à ce dernier), mais comme un activiste du nationalisme français, en quelque sorte un belliciste.

Dans son souhait de concocter une alliance entre la France et les Mahdistes contre l’Angleterre, Olivier Pain préfigure moins les tiers-mondistes du 20 ème siècle  que le commandant Marchand,. Si différence il y a, c'est une différence de moment historique : à l'extrême fin du 19 ème siècle, le nationalisme français se confond plus nettement avec l’impérialisme.

L’aventure d’Olivier Pain permet aussi de porter un regard sur l’Etat mahdiste et le personnage du Mahdi, dont on n’oubliera pas la dimension religieuse ou mieux mystique puisqu’il se dit choisi par Dieu pour une mission qui doit conduire à la fin des temps.

Les comparaisons avec les formes actuelles de fondamentalisme musulman sont possibles, mais on doit aussi situer le Mahdisme dans sa continuité : les amateurs de paradoxe pourront apprécier que le fils du Mahdi ait reçu le titre de chevalier de l’Empire britannique, qu’il ait offert au roi George V l’épée de son père ou qu’il soit pris en photo avec Winston Churchill (voir annexe 2)…

Le mahdisme  a donné lieu au Soudan à une tradition politique qui le situe maintenant dans l’islam modéré. Jusqu’à nos jours, il y a des descendants du Mahdi dans les gouvernements du Soudan, représentant l’option démocratique et libérale (voir annexe 2).

 

 

ANNEXE 1

 

UNE PHOTO EN 1911

 

 

 

copie 2

Cette photo fut prise à Port-Saïd en 1911, lors de l’escale faite par le roi George V et la reine Mary en route vers les Indes où ils devaient être couronnés empereur et impératrice des Indes (la seule fois où un tel couronnement a eu lieu). En passant par l’Egypte, les souverains en profitèrent pour rencontrer les puissances locales et les hauts représentants britanniques.

Sur cette photo, on trouve deux personnages secondaires de l’histoire que nous avons racontée. 

La photographie représente donc, assis :  la reine Mary et l’ancien grand vizir (premier ministre) de Turquie Kiamil pacha (grand vizir à plusieurs reprises, Kiamil était très proche des Anglais – mais la Turquie dirigée maintenant par les « jeunes Turcs » penchait du côté  de l’Allemagne qu’elle allait suivre dans la guerre en 1914).

Debout, de gauche à droite : Sir Reginald Wingate, sirdar (commandant en chef) de l’armée égyptienne et gouverneur-général du Soudan, le prince Mehemet-Ali d'Egypte (frère cadet du khédive), le duc de Teck, frère de la reine Mary, le prince Mehmed Ziaeddine,  fils aîné du Sultan de Turquie Mehmed V, le khédive d’Egypte Abbas II Hilmi, le roi George V, et dominant tout le monde d’une tête, athlétique et arborant ses célèbres moustaches en guidon de vélo, Lord Horatio Kitchener, à ce moment consul général et agent britannique en Egypte - titre modeste en apparence, mais qui, à condition de ménager au minimum les susceptibilités égyptiennes - ce qui n'était pas vraiment le cas de Kitchener -  donnait au titulaire au moins autant de puissance que le titre de gouverneur-général.

Photo de presse. Gallica. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b531126429/f1.item.zoom

Description des personnages d'après Philip Mansel, Splendeur des Sultans, les dynasties musulmanes 1869-1952, éd. française 1990..

 

 

 

 

ANNEXE 2

 

LE DESTIN DU SOUDAN ANGLO-EGYPTIEN ET DE LA MAHDIYYA

 

 

 

Il n’est pas inutile de donner une idée de ce qu’est devenu le Soudan après l’élimination des Mahdistes et sa reprise en mains par les Britanniques.

Dès 1899, Kitchener veille à entretenir de bonnes relations avec les Musulmans (il fait rebâtir les mosquées ruinées de Khartoum, décrète le vendredi jour férié) mais le gouvernement est au début très vigilant – et même brutal* - pour éradiquer ce qui reste  du Mahdisme.  Par contre il favorise l’émergence d’une confrérie opposée au Mahdisme, la Khatmiyya. Wingate, rapidement nommé à la suite de Kitchener, créa un conseil d’oulémas pour donner des avis sur les matières d’intérêt général.

                                                                                      * Par exemple, des prisonniers dont deux fils du Mahdi sont exécutés parce qu’ils préparaient – peut-être – un soulèvement en 1899.

 

Politiquement le Soudan est un condominium anglo-égyptien, mais dont les Egyptiens vont être progressivement évincés en pratique.

Ainsi se trouve réalisée la prévision de Paschal Grousset /Philippe Daryl (voir partie 3) selon laquelle l’’Angleterre cherchait à évincer l’Egypte du Soudan pour prendre sa place – mais il s’agit d’une évolution progressive dictée par le contexte général et assez éloignée des préoccupations mercantiles attribuées généralement à l’Angleterre : les administrateurs britanniques sont adeptes de l’idéologie du White man’s burden (le fardeau de l’homme blanc) exprimée par Kipling*. 

                                                                                     * En 1908, lors de l’inauguration de bâtiments officiels en présence du duc de Connaught, frère du roi Edouard VII, le gouverneur-général Wingate cite le Coran et déclare que le but des Britanniques est de protéger le pauvre et le faible et d’apporter à tous la paix et la justice (Bernard François, Le condominium anglo-égyptien 1899-1955, in Histoire et civilisation du soudan, de la préhistoire à nos jours, sous la direction d’Olivier Cabon, 2017,  https://books.openedition.org/africae/2907)   

 

L’exclusion des Egyptiens a une double raison : d’une part un grand nombre de Soudanais déteste les Egyptiens (ou au moins se méfie d'eux) et les Britanniques en tiennent compte, d’autre part, le rétablissement de l’autorité égyptienne au Soudan est une revendication récurrente du nationalisme égyptien, lequel s’oppose de plus en plus frontalement au « protectorat voilé » exercé par les Britanniques sur l’Egypte.

 

Les Britanniques doivent affronter au Soudan de nombreux soulèvements (limités toutefois et d’origines diverses) réprimés souvent de façon brutale – mais ces soulèvements disparaissent quasiment avec l’adoption, en 1924, de la politique de l’indirect rule qui confie l’administration aux notables locaux, sous la supervision des membres du réputé Sudan Political Service (SPS), recrutés parmi les diplômés d’Oxford ou Cambridge. Ce corps de cadres supérieurs est très réduit : au maximum 125 à 150 personnes gèrent un territoire  équivalent à cinq fois la France*. Le SPS, comparé par une journaliste (de gauche) à un corps de samouraïs dédié au bien-être des populations, se consacre aux questions de santé, d’hygiène, d’éducation, d’irrigation, donnant le modèle du « benevolent colonialism ». Si le SPS appuie l’islam au Nord, il s’efforce au contraire au Sud de protéger les populations chrétiennes et animistes de la domination des Soudanais du nord.

                                                                                           * Les membres du SPS ne sont pas l'équivalent de préfets avec toute une administration coloniale sous leurs ordres. Ce sont bien 150 Blancs, qui administrent le Soudan avec quelques subordonnés indigènes.

 

Pendant cette époque, la Mahdiya n’a pas entièrement disparu. Elle se reforme en tant que clan politico-religieux autour du fils (posthume) du Mahdi, Sayyid Abd al-Rahmân al-Mahdî * (1885-1959), considéré comme l’homme le plus riche du Soudan ; assez curieusement, ce dernier se montre plutôt favorable aux Britanniques (du moment que ceux-ci s’opposent aux Egyptiens !).

                                                                                                            * Sayyid  (ou en transcription anglaise, Sayed) est un titre honorifique traditionnellement appliqué aux gens reconnus descendants du prophète de l'Islam, Mahomet. Le mot signifie littéralement « seigneur », « prince » ou « maître », et il est aussi fréquemment donné à des musulmans de haut rang.

 

 

La vie politique du Soudan se partage donc entre deux tendances : « d’un côté, les Ansâr  (ou « néo-Mahdistes ») cherchaient à atteindre l’objectif d’un Soudan indépendant à travers une collaboration pragmatique avec le régime colonial britannique ; de l’autre, les « Unionistes », soutenus par une confrérie soufie (tarîqa) historiquement opposée aux Mahdistes (Khatmiyya) et par les nationalistes égyptiens, défendaient l’idéologie de l’unité de la vallée du Nil préconisant l’union politique de l’Égypte et du Soudan. Loin d’être rigides, ces alliances prenaient fréquemment l’air de mariages de circonstance qui évoluaient au gré de configurations stratégiques locales, régionales et internationales » (Iris Seri-Hersch, Nationalisme, impérialisme et pratiques patrimoniales : le cas de la Mahdiyya dans le Soudan post-mahdiste, in Pratiques du Patrimoine en Égypte et au Soudan, Égypte/Monde arabe, 2009. https://journals.openedition.org/ema/2906?lang=en

 

Sayyid Abd al-Rahmân al-Mahdî « opta pour une prudente coopération avec l’administration britannique qu’il parvint fréquemment à manipuler afin de promouvoir ses propres intérêts » et adopta « la position d’un leader national lorsqu’il assura à ses interlocuteurs britanniques que les « véritables aspirations nationales » de la plupart des Soudanais correspondaient à l’indépendance du Soudan » (art. cité).

Winston Churchill, en 1931, dans sa préface au livre de  Richard A. Bermann The Mahdi of Allah (1932) se réjouit que « les voies de l’Angleterre sont merveilleuses (Wonderful are the ways of England !) : qui aurait pensé que le fils du Mahdi  Abderhhaman Al Mahdi, serait créé chevalier pour services rendus à  l’Empire britannique*, et que le fils du Calife Abdullahi serait  Aide de camp (un poste honorifique) du gouverneur général du Soudan… Dans son style caractéristique Churchill évoque le fils di Mahdi dans sa villa de l’ Avenue Gordon à Khartoum, regardant l’épée qui lui vient de son père et qui avait passée par d’autres possesseurs depuis un croisé teutonique jusqu’aux rois du Darfour avant de devenir celle du Mahdi, « le destructeur et le massacreur, l’ascétique et le Soufi, le douzième imam qui devait venir, qui vint et conquit et qui sagement, s’en alla avant d’être lui-même conquis ».

                                                                                          * Ce qui lui donnait semble-t-il, droit au prédicat de Sir :  Sayyid Sir Abd al-Rahmân al-Mahdî. Le prédicat se place après l'appellation Sayyid (ou Sayed).

                                                                                           ** Probablement la même épée – Churchill ne le dit pas, que lors d’une visite en 1919 au roi George V avec un groupe de notables soudanais pour le féliciter de la victoire dans la Première guerre mondiale, le fils du Mahdi avait offerte au roi. Gorge V avait répondu : j’accepte cette épée et je vous la donne, qu’elle ne serve plus désormais qu’a protéger mon trône et l’Empire… (Iris Seri-Hersch, art. cité)

 

 Personnage important de la vie politique au Soudan jusqu'à la fin de sa vie, Sayyid Abd al-Rahmân al-Mahdî renvcontra les dirigeants britanniques ou d'autres pays, soit au Soudan soit lors de visites à l'étranger; il est photographié avec Winston Churchill et une photo (à vérifier) le montre saluant la reine Elizabeth.

 

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 Photo étonnante : Sayyid Abd al-Rahmân, au centre, aux côtés des missionnaires comboniens  dans l'île d'Aba, lieu où vécut le Mahdi, Noël 1945. Le fils du Mahdi pose auprès des missionnaires appartenant au même ordre que Bonomi, Ohrwalder et d'autres qui furent les captifs du Mahdi, comme pour un symbole de  réconciliation.

Wikipédia, art. Abd al-Rahman al-Mahdi.

 

 

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Sayed Sir Abdel Rahman el Mahdi  (transcription anglaise) au 10 Downing Street, avec Winston Churchill, Premier ministre, octobre 1952. Photo illustrant une conférence donnée en 2015 à la Churchill Society par le petit-fils du Mahdi, Imam Ahmed Abdel Rahman El Mahdi, sur le sujet Churchill et l'islam.

https://winstonchurchill.org/publications/finest-hour/finest-hour-170/churchill-and-islam/

 

 

 

 

Après la seconde guerre mondiale, le parti Umma, fondé par Sayyid Abd al-Rahmân, fut battu aux élections de 1953 par le parti « unioniste » partisan de l’union avec l’Egypte, « Mais il s’agissait plus d’un vote négatif contre la Mahdiyya, la monarchie* et le colonisateur » que d’un vote en faveur de l’union avec l’Egypte (Bernard François, Le condominium anglo-égyptien 1899-1955 in Histoire et civilisation du soudan, de la préhistoire à nos jours, ouvrage cité).

                                                                                          * Il semble que Sayyid Abd al-Rahmân avait envisagé la possibilité de devenir roi du Soudan, de même qu’en Libye le chef de la confrérie des Sénoussis était devenu roi – avec l’appui des Anglais - après la Seconde guerre mondiale.

 

Les Anglais accélérèrent le mouvement vers l’indépendance du Soudan et mirent d’abord en place un régime d’ autonomie. Finalement (après des événements complexes et des violences mettant notamment en évidence l’opposition entre le nord et le sud Soudan - Sayyid Abd al-Rahmân préconisant à ce sujet une solution fédérale qui ne fut pas retenue), tous les partis adoptèrent une position hostile à l’union avec l’Egypte. Cette dernière (passée entretemps sous la direction des officiers progressistes de Nasser) finit par renoncer explicitement à ses prétentions Le Soudan devint indépendant le 1er janvier 1956 et on parla à un moment de Sayyid Abd al-Rahmân pour être président à vie. 

Son petit-fils Sadiq al-Mahdi fut deux fois Premier ministre du Soudan et mourut en 2020 des complications du COVID.

L’histoire récente du Soudan a été  marquée par la guerre civile d’abord larvée puis ouverte entre le Nord musulman et le Sud christianisé (qui aboutit à la partition du pays et à la création de la république du Soudan du Sud en 2011), ainsi que par les dictatures islamistes du général Nyemeri et d’Omar El Bechir.

Dans cette histoire violente, on constate que paradoxalement, le parti Umma néo-mahdiste représenta un islam modéré.

Il est qualifié de parti centriste par la notice Wikipedia en anglais. Le National Umma Party souhaite exclure la religion du domaine politique et exercer une action favorable aux droits de l'homme. Par exemple, en 2012, le parti avait signé une Charte pour une alternative démocratique (Democratic Alternative Charter) avec  d'autres partis d'opposition, demandant à ce que soit instaurée, une fois le régime actuel renversé, une constitution basée sur un État  démocratique, des droits égaux pour les citoyens, la liberté de religion, le respect de la diversité et la mise en place de mesures de sécurité pour empêcher l'ingérence de la religion en politique (sur le parti jusqu'en 2012, cf. https://www.refworld.org/docid/52eba1214.html).

Favorable au fédéralisme, le parti Umma souhaitait aussi avoir des relations fraternelles avec le Soudan du Sud s'il choisissait l'indépendance (ce qui a eu lieu).

Toutefois le parti a connu des divisions aboutissant un moment à la formation de 5 fractions opposées, dont l'une était  en faveur des règles islamiques.

En 2019, le parti Umma a fait partie de la coalition des Forces de liberté et de changement (FFC) qui  a coordonné la révolution soudanaise.

En 2021, Mariam al-Mahdi, arrière-petite-fille du Mahdi et vice-présidente du parti Umma,  ministre des Affaires étrangères du Soudan, annonce la décision du Conseil des ministres de remettre Omar el-Béchir, l'ancien dictateur, à la Cour pénale internationale – mais le gouvernement dont elle fait partie est renversé par un coup d’Etat militaire.

 

 

 

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 La tombe du Mahdi à Khartoum, actuellement. En 1947, à l'initiative de Sayyid Abd al-Rahmân al-Mahdî  (et nécessairement avec l'assentiment des Britanniques), la tombe du Mahdi fut reconstruite. Bien entendu, elle ne contenait plus les restes du Mahdi, dispersés par ordre de Kitchener. Elle intègre quelques restes du monument d'origine. Le monument est toujours le lieu de réunion de la confrérie des Ansars, qui perpétue le souvenir du Mahdisme.

Wikipédia.

 

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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