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Le comte Lanza vous salue bien
18 mai 2022

OLIVIER PAIN, UN COMMUNARD CHEZ LE MAHDI PARTIE 4

 

 

 

 

OLIVIER PAIN,  UN COMMUNARD CHEZ LE MAHDI

PARTIE 4

 

 

 

 



 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ] 

 

 

 

 

 

 

LE PÈRE OHRWALDER

 

 

Le père Josef Ohrwalder (1856-1913 ) était un prêtre autrichien* appartenant à la congrégation des  missionnaires comboniens du Cœur de Jésus (appelés simplement pères comboniens). En septembre 1882, les membres de la mission (prêtres et religieuses) établie à Delen (sud du Soudan), dont le chef était le père Bonomi , étaient tombés au pouvoir des Mahdfistes. Il devait s’ensuivre pour le père Ohrwalder et certains de ses compagnons une captivité de près de 10 ans.  

                                                                            * Natif de Bolzen ou Bolzano, à l’époque en Tyrol autrichien, mais aujourd’hui capitale du Sud-Tyrol-Trentin-Haut-Adige, province autonome italienne.

 

Après leur capture, les missionnaires furent sommés de se convertir à l’Islam sous peine d’être exécutés – mais le Mahdi lui-même ordonna de les laisser en paix au moment même où ils allaient être exécutés – néanmoins selon Ohrwalder, il fallut encore d’autres débats pour qu’on décide de les épargner.

Ils vécurent d’abord dans des conditions de dénuement  telles que trois membres de la mission (deux religieuses et un laïc) moururent de maladie et de malnutrition ; puis les quatre survivants furent rejoints par d’autres missionnaires capturés lors de la prise d’El Obeid par le Mahdi. Ils furent selon les moments en liberté surveillée, gagnant leur vie péniblement par un petit artisanat où répartis entre plusieurs maîtres et traités en esclaves chargés de travaux domestiques, parfois dans des conditions très dures (comme le reste des esclaves).  

D’abord captifs à El Obeid, capitale du Kordofan où le Mahdi s’était installé, Bonomi, Ohrwalder et les autres religieux et religieuses, sont transférés à Rahad sur la route de Khartoum, où le Mahdi vient s’installer un moment, avant de donner l’ordre de marcher sur Khartoum afin de commencer le siège de la ville (été 1884). Une population considérable, hommes, femmes et enfants suit cette marche. A  ce moment, les religieuses sont séparées de leurs compagnons : elles marchent dans le convoi du Mahdi, dans des conditions déplorables, tandis que les religieux hommes, depuis Rahad, sont reconduits à El Obeid.

Le père Ohrwalder écrit : « Le Mahdi passa le mois de Ramadan à Rahad, et ce n'est que le 8 août qu'il partit pour Khartoum. Toute la population, comme un essaim d'abeilles, l'accompagnait(…). Les gens entreprenaient avec joie ce long voyage (…) Les chameaux aussi étaient chers et difficiles à se procurer ; mais, malgré tous ces obstacles, le fanatisme était plus prononcé que jamais. (...)  La route allait de Shirkeleh à Shatt, et de là à Duem. Là, on fit halte pendant quelques jours pour recueillir les traînards. Tout travail dans les champs avait été abandonné (…) Le Mahdi arriva à Omdurman le 23 octobre 1884, mais tous les traînards ne l'atteignirent qu'au début de novembre. »

 

Ohrwalder décrit ainsi son nouveau maître, Mahmud, le gouverneur du Kordofan (qui était un des oncles du Mahdi), un personnage  «  excessivement sévère et strict » :  « Il a traité très sévèrement les voleurs qui infestaient maintenant El Obeid et a coupé un certain nombre de mains et de pieds. Il croyait profondément au message divin du Mahdi (…). Les femmes fuyaient toujours son chemin, car il les fouettait impitoyablement ».

 

 p107

Une scène des souvenirs du père Ohrwalder : le Mahdi (à gauche) interroge Ohrwalder sur la religion chrétienne.

 Ten Years' Captivity in the Mahdi's Camp, 1882-1892

https://www.gutenberg.org/files/32875/32875-h/32875-h.htm

 

 

 

 

 

 

ENTRÉE EN SCÈNE D’OLIVIER PAIN

 

 

Telle est la situation quand apparait Olivier Pain. Selon le père Ohrwalder, « Le 15 août 1884, une grande surprise survint à El Obeid. De façon tout à fait inattendue, vers deux heures de l'après-midi, un Européen et trois Arabes montés sur de bons chameaux entrèrent dans la cour ouverte de la Mudirieh [siège du gouvernorat] où Ali Bakhit, les chefs et un certain nombre de Derviches étaient assemblés ».

 L'Européen était un bel homme, blond, le teint bronzé ; son arrivée fait sensation et aussitôt des rumeurs courent sur son compte, il serait un puissant personnage français, peut-être même… le roi de France !

Le père Bonomi est appelé pour traduire (non sans peine) les propos de l’Européen qui déclare être venu de Dongola à El Obeid en treize jours, qu’il avait dû se cacher des Anglais. Il disait s’appeler  Olivier Pain et avoir été  porteur de lettres de Zubeir {Zobeyr] pacha au Mahdi mais qu’il avait dû les détruire par peur qu’elles soient découvertes par les Anglais.

Il déclara « qu'il était venu au nom de la France pour faire soumission de sa nation entre les mains du Mahdi et qu'il était prêt à aider le Mahdi à la fois par des conseils et au besoin par des actes ». Olivier Pain fut fouillé, ses possessions saisies et il fut placé dans une hutte sous la garde d’un derviche.

Selon Ohrwalder, les derviches jugeaient impossible qu’un Européen vienne volontairement rejoindre le mahdi -  c’était contraire à l’idée qu’ils se faisaient des Européens (exactement : de la supériorité européenne dont les derviches avaient conscience, dit Ohrwalder !) - ils ont donc conclu que Pain était un espion envoyé par les Anglais.

Le lendemain on examine les objets amenés par Pain, (passeport, cartes, guides géographiques, dictionnaire arabe-français, Coran en français) que le père Bonomi est chargé d’expliquer aux derviches. Comme Pain se plaint de la mauvaise nourriture on lui explique que « que les vrais adhérents du Mahdi étaient morts aux choses de ce monde ». Questionné sur les raisons de sa venue chez le Mahdi, Pain répond que «  L'ensemble des nations européennes, plus particulièrement la France et à la seule exception de l'Angleterre, a entièrement sympathisé avec le Mahdi. Lorsqu'on lui a demandé si les Senussi [ou Senoussis, une secte musulmane] s'étaient soulevés contre les incroyants en Égypte, il a répondu que les Senussi craignaient les Anglais. » Il donne aussi des indications sur un fort que les Anglais construisaient à Assouan.

Finalement, Pain  fut envoyé sous une forte escorte à Rahad pour être présenté à Mahmud, le gouverneur du Kordofan.

« Mahmud l'a bien reçu, lui a donné un cheval et une esclave (a female slave) et l'a envoyé au Mahdi qui était alors en marche vers Omdurman. Le 28 août, Pain est arrivé à Aigella où l'un de nos frères de la Mission d’El Obeid  logeait » ; ce frère, comprenant le Français, s’entretient avec Pain : « A cette occasion, il semble qu'il ait parlé plus ouvertement », déclarant qu’il était le correspondant d'un journal, qu’il venait voir  le Mahdi et son empire pour faire des  comptes-rendus complets à son journal. Le religieux lui explique alors qu’il s’est mis dans une situation dangereuse et que les derviches ne le laisseront jamais repartir ; mais Pain, répondit que « s'il réussissait dans son entreprise, il serait très largement récompensé » ;   jusqu'ici les derviches ne l'avaient pas mal traité et il était convaincu d’arriver à s’échapper. Il discute avec le frère des difficultés de la future expédition anglaise : « il pensait que Khartoum serait certainement perdue ».

 

 

pain cassell's

 

Olivier Pain, illustration dans The Cassel's History of the war in  the Soudan, par James Grant,  1885-86  (le titre de ce livre anglais utilise la forme Soudan et non Sudan, plus fréquente en anglais). La page dit qu'aucune nouvelle récente n'est parvenue sur le supposé conseiller ou partisan du Mahdi, Olivier Pain, et que le virulent M. Henri Rochefort est heureusement silencieux à son propos depuis un moment ...

https://www.google.fr/books/edition/Cassell_s_History_of_the_War_in_the_Soud/-U0OAAAAQAAJ?hl=fr&gbpv=1&dq=the+cassell%27s+history+of+the+war+in+sudan&printsec=frontcover

 

 

 

 

 

 

PAIN DEVANT LE MAHDI – MORT DE PAIN

 

 

 

Pain rattrapa le Mahdi au village de Busata, où Slatin, Klootz et les autres Européens présents [voir plus loin pour ces personnages], le virent arriver avec étonnement. «  Pain avait imaginé que les immenses services qu'il pourrait rendre au Mahdi  feraient en sorte que ce dernier le reçoive à bras ouverts, mais le pauvre homme s’était tristement trompé » (récit d'Orhwalder).. Le Mahdi le reçut froidement et lui demanda les raisons de sa venue. A la réponse de Pain qu’il lui apportait la « soumission de la nation française » (to lay before you the submission of the French nation ), «  Le Mahdi eut un sourire ironique comme pour dire qu'il ne croyait pas un mot de ce que disait Pain ».

Le Mahdi ordonna à un de ses lieutenants de s’occuper de Pain et de  ne permettre à personne de le voir. Pain suivit donc le convoi du Mahdi en route vers Omdurman. A Shatt, Klootz [voir plus loin] parvint à parler à Pain, mais pour cette désobéissance, Klootz fut immédiatement saisi et enchaîné pendant un moment, puis libéré grâce à Slatin.

​​« À Shatt Pain a commencé à souffrir de dysenterie et de fièvre. Le Mahdi a permis à Slatin de lui rendre visite ; Slatin en voyant l’état misérable de Pain a supplié le Mahdi de lui donner un peu d'argent pour acheter de la meilleure nourriture pour Pain. Mais l’état de Pain s’aggrava et il continua difficilement la marche  vers Om Sadik. A cet endroit, il supplia qu’on lui donne des médicaments et déclara qu’il ne pouvait plus avancer. On lui donna du beurre fondu selon la coutume au Soudan, puis Pain fut placé sur un chameau ; mais il avait à peine fait quelques pas, qu'il fut pris d'un évanouissement et tomba. Alors qu'il gisait inconscient sur le sol, ses gardes ont cru qu'il était mort ; ils  creusèrent une tombe grossière, dans laquelle fut déposé le pauvre Pain, le recouvrirent de sable, puis se dépêchèrent. Il est fort possible que le malheureux n’était pas mort à ce moment.  Ils marquèrent sa tombe en plantant son bâton dans le sable et en y attachant ses sandales. Cet événement s'est produit le 15 novembre 1884 ».*

                                                                                            * Extraits du livre du père Ohrwalder, Ten Years' Captivity in Mahdi's Camp, 1882-1892, traduction anglaise de l’original en allemand par le major Wingate, 1892

 

Le père Ohrwalder signale ensuite que début septembre, Lupton Bey, ancien  Mudir (gouverneur) du Bahr el Ghazal, arriva à El Obeid, son arrivée fut un ajout bienvenu à notre petit cercle (d’Européens en quasi captivité) ; « Je n'ai pas de mots pour lui exprimer notre gratitude pour sa générosité invariable envers nous » [voir plus loin pour Lupton].

 

 

 

QUE PENSER DU TÉMOIGNAGE D’OHRWALDER ?

 

 

Que nous apprend le récit d’Ohrwalder ? Finalement, il n’a été témoin (au mieux) que de l’arrivée de Pain à El Obeid – et encore c’est le père Bonomi qui interrogea Pain à la demande des Mahdistes. Son récit est donc très proche de celui du père Bonomi (voir partie 2).  A partir du départ de Pain pour rejoindre Rahad, le père Ohrwalder n’est plus témoin visuel et rapporte ce qu’il a appris depuis.

On remarquera qu’il ne parle pas explicitement de la déclaration de Pain selon laquelle il s’était converti à l’Islam (qui figurait dans la relation de Bonomi) – mais il rapporte que Pain a déclaré apporter au Mahdi la soumission de la France (ce qui suppose une conversion collective).

La chronologie du père Ohrwalder est-elle fiable ? On n’a pas les moyens d’en discuter efficacement. Notons toutefois que selon Ohrwalder, Pain mourut le 15 novembre 1884 (comment peut-il être si précis ?) alors qu’il faisait route pour Omdurman avec la cohue qui suivait le Mahdi. Mais il a dit que le Mahdi était arrivé à Omdurman (sa destination pour diriger le siège de Khartoum) le 24 octobre et les derniers traînards le rejoignirent début novembre – il faut donc admettre que Pain, mort sur la route vers le 15 novembre,  était encore plus en retard par rapport à ces derniers traînards, d’autant qu’à un moment de sa route, il avait bien rejoint le Mahdi, à qui il avait été présenté…* On y reviendra.

                                                                                                 * « Pain rattrapa le Mahdi au village de Busata.  Diverses étaient les suppositions des gens du campement quant à ses intentions. Slatin, Klootz et les autres Européens étaient particulièrement perplexes (….) Il fut présenté au Mahdi qui le salua froidement.»

 

Notons aussi que selon les premières déclarations du Père Bonomi (du moins telles que les rapportait Lord Wolseley), les missionnaires, sans nouvelles de Pain depuis son départ d’El Obeid, aurait appris sa mort par une lettre de Lupton bey.

Ohrwalder nous apprend que le Britannique Franck Lupton, ancien gouverneur pour l’Egypte du Bahr el Gazal, qui par suite de la défection de ses troupes, avait dû se rendre au Mahdi, était arrivé à El Obeid en avril 1884. Lupton était accompagné de sa femme, une Noire et de sa fille, une enfant. Il avait un régime de semi-liberté.

Supportant très mal la vie de captivité (pourtant libre de ses mouvements), Lupton avait attiré le mécontentement du gouverneur Mahmud qui l’avait envoyé (sous bonne garde)  rejoindre  le Mahdi quand celui-ci (après une étape assez longue à Rahad) s’était mis en route pour diriger le siège de Khartoum. A Omdurman, que le Mahdi avait fait occuper et où il avait fixé son camp, Lupton suspect de vouloir s’enfuir, avait été enchaîné pendant une longue période : « Pendant cette période de captivité, Lupton a subi de terribles souffrances, que je ne saurais décrire » (Ohrwalder).

Mais aussi bien dans les récits de Bonomi puis d’Ohrwalder, Lupton ne joue pas de rôle en ce qui concerne Pain. On en reparlera.

 

 

 

CAPTIVITÉ ET ÉVASION DU PÈRE OHRWALDER

 

 

 p181

Illustration du livre du père Ohrwalder. Ohrwalder regarde  Bonomi s'éloigner après leur séparation, le premier reste et le second s'évade avec son guide. La légende de l'illustration dit "Many a time did I turn around to look back, until Bonomi disappeared from view in the wood." (bien des fois je me suis retourné jusqu'à ce que Bonomi disparaisse de ma vue en entrant dans un bois).

https://www.gutenberg.org/files/32875/32875-h/32875-h.htm

 

 

 

 

En juin 1885, plusieurs mois après la prise de Khartoum, le père Bonomi peut s’échapper ; son évasion a été préparée par Mgr Sogaro, le chef des missions du Soudan, et un autre Italien, M. Santoni, qui est directeur des postes à Dongola (ville encore sous contrôle égyptien) : ils lui envoient un homme de confiance qui sera son guide. Par malchance, Mgr Sogaro, mal informé, n’a prévu que l’évasion de Bonomi qu’il croit être le seul missionnaire captif à El Obeid, alors qu’ils sont plusieurs*. Après avoir réfléchi qu’une évasion de groupe est impossible sans attirer l’attention des derviches, Bonomi et Ohrwalder se séparent avec l’émotion qu’on conçoit.  Bonomi arrivera sain et sauf à Dongola où les Anglo-Egyptiens, d’ailleurs en voie d’évacuation de la ville, le reçoivent

                                                                         * C’est ce que dit le père Ohrwalder. Voir plus loin le témoignage de l’officier anglais Turner qui donne une version un peu différente.

 

Ohrwalder doit donc rester captif des derviches de longues années encore : il vit alors à Omdurman, devenue capitale de la Mahdiya*, dont il peut observer l’organisation et l’évolution sous le successeur du Mahdi, le calife Abdullah ou Abdullahi.

                                                                           * Mahdiya, Mahdiyah, Mahdiyya : l’Etat mahdiste.

 

En 1890, sans grand espoir, il remet une lettre pour Mgr Sogaro à un messager, Ahmed Hassan. A  l’automne 1891,  une des religieuses captives, la sœur Concetta Corsi, meurt du typhus ; elle est enterrée dans le désert par le petit groupe des chrétiens. Ohrwalder est près du désespoir quand un  soir d’octobre 1891, il est stupéfait de voir réapparaître Hassan qui lui dit simplement : Je suis là. Est-ce que vous venez ?

Pendant l’année écoulée, l’évasion des prisonniers a été préparée par Mgr Sogaro et Ahmed Hassan, en lien avec les autorités anglo-égyptiennes et notamment le major Wingate.

Le père Ohrwalder ne souhaite pas partir seul, ce qui oblige à prendre de nouvelles dispositions.. Finalement, le 29 novembre 1891.Ohrwalder, les sœurs Catterina Chincarini  et Elisabetta Venturini, une jeune fille noire, Adila, qui était née à la mission catholique, leur guide Ahmed Hassan et deux amis de ce dernier, quittèrent Omdurman de nuit, le plus discrètement qu’ils pouvaient, avec quatre chameaux.

 Après un voyage épuisant d’une dizaine de jours,  ils arrivaient hors de portée des derviches, à Murat, premier poste égyptien au-delà du désert, puis à Korosko au bord du Nil, où chaque fois un accueil cordial les attendait ; enfin, « Le 15 décembre au soir, nous montâmes à bord d'un vapeur qui nous descendit confortablement jusqu'à Assiout. Là, nous avons été accueillis par M. Santoni et le frère Sayer, mandatés par la Mission du Caire pour monter à bord et nous accueillir. D'Assiout, nous avons pris le train pour Le Caire, où nous sommes arrivés sains et saufs le 21 décembre 1891. »

 

 

 

p435

L'évasion du père Ohrwalder et des religieuses. Un soldat mahdiste vient d'apparaître sur leur chemin. Ohrwalder, prêt à tout, sort son couteau. Mais les guides  convaincront le soldat qu'ils sont des voyageurs inoffensifs. Illustration de Ten Years' Captivity in Mahdi's Camp, 1882-1892

https://www.gutenberg.org/files/32875/32875-h/32875-h.htm

 

 

 

 

 

Les lecteurs  purent connaître ce récit  lors de la publication des souvenirs du père Ohrwalder, dès 1892, dans une édition anglaise Ten Years' Captivity in the Mahdi's Camp, 1882-1892, traduit par le major Wingate d’après le texte allemand du Père Ohrwalder.

Le livre  ne semble pas avoir été traduit en français ( ?)  - mais dès sa parution en Angleterre,  Georges Valbert (pseudonyme de l’académicien Victor Cherbuliez, voir partie 3) publia une chronique à son sujet – sans mentionner pourtant les indications que le livre contenait sur l’affaire Pain. Celle-ci était-elle oubliée ?

Cherbuliez/Valbert apprécie l’aspect d’aventure vécue du récit d’Ohrwalder et sympathise avec le narrateur, qui fut « successivement le prisonnier de ce mystérieux personnage, qui souriait toujours [le Mahdi] , et de son successeur le khalife Abdullah, qui ne sourit que dans ses heures perdues ». Mais il trouve contestable quelques aspects du texte, qui s’alignent sur les positions de la politique britannique. Il attribue ces passages au traducteur et adaptateur du texte original, le major Wingate : « Cette fois, il n’y a plus de doute ; ce n’est pas un missionnaire tyrolien, c’est un major anglais qui a écrit ces lignes. Il s’était promis d’être discret, il a été maladroit, il s’est trahi ».

Au demeurant, Valbert remarque que la Grande-Bretagne maintient son occupation de l’Egypte en la justifiant par la nécessité de protéger l’Egypte contre la menace mahdiste : or, rien dans le livre d’Ohrwalder ne démontre, bien au contraire, que l’Etat mahdiste soit toujours une menace, dans la mesure où le successeur du Mahdi doit affronter une multitude de problèmes  qui ne lui laissent certainement pas le temps de rêver à envahir ses voisins … (on peut discuter ce raisonnement).

Valbert note que la très grande majorité des Soudanais est maintenant désillusionnée sur le régime mahdiste : «  ils sont dégoûtés pour longtemps des prophètes puritains, qui préparent l’avènement du Seigneur en faisant prendre chaque année à la terre un bain de sang ».

Sa chronique est parsemée de formules souriantes, qui font penser à Anatole France (qui de son côté appréciait Victor Cherbulliez), ainsi quand il évoque le risque d’être découvert de la petite caravane des fuyards en sortant d’Omdurman :

: « On avait dû passer près d’un puits autour duquel étaient rassemblées des négresses esclaves. Heureusement elles ne s’avisèrent de rien, tant elles étaient occupées à causer et à rire. Il n’est pas de lieu si triste en ce monde, fût-ce Omdurman, où l’on ne trouve des femmes qui rient, fussent-elles esclaves, et c’est ce qui explique que partout la vie soit possible. »

 

 frontispiece

 Le père Ohrwalder, les soeurs Chincarini et Venturini et la jeune esclave (the slave girl) Adila, photographiés en sécurité au Caire après leur évasion; photographie reproduite sur la page de garde du livre de Ohrwalder.

https://www.gutenberg.org/files/32875/32875-h/32875-h.htm

 

 

 

 

 

DES NOUVELLES D’OLIVIER PAIN, PAR LES RELIGIEUX ÉCHAPPÉS DU SOUDAN

 

 21751998164

Le père Ohrwalder et les soeurs Chincarini et Venturini en couverture de L'Illustrazione italiana, numéro du 10 janvier 1892.

 Site Mare Magnum.

https://www.maremagnum.com/stampe/i-missionari-cattolici-salvati-dalla-prigionia-dei-mahdisti/130130547

 

 

 

Avant même la publication des souvenirs d’Ohrwalder, des revues géographiques avaient fait état de son évasion – et mentionné le destin d’Olivier Pain.

Ainsi L'Afrique explorée et civilisée, journal mensuel, reprend en 1892 le récit d’un correspondant du Journal des Débats, qui on suppose a pu s’ entretenir avec les évadés. Le journal raconte à ses lecteurs que les sœurs furent contraintes de se marier pour la forme et furent forcées de vivre comme des musulmanes. La revue précise : «  Après la prise de Khartoum au commencement de 1885, tous les prisonniers blancs, dont Olivier Pain faisait partie, furent transférés à Omdurman, ville située en face de Khartoum sur la rive gauche du Nil. Olivier Pain fit le trajet monté sur le même chameau que la soeur Élisabeth Venturini. Déjà atteint d’une fièvre pernicieuse qui lui laissait peu de chance de salut, le voyage ne fit qu’empirer son état et bientôt exténué de souffrances, il tomba de son chameau. Les mahdistes le voyant agoniser, l’enterrèrent dans le sable avant qu’il eût rendu le dernier soupir. »

 

De son côté,  la revue Les Nouvelles géographiques,  rend compte d’une interview des évadés donnée à un correspondant du Daily Graphic au Caire en janvier 1892 ; selon cette interview :

« Des deux soeurs italiennes qui se sont enfuies avec le P. Ohrwalder, l’une eut le nez fendu, l’autre subit le supplice du fouet. Pour s’affranchir de ces odieuses violences, elles se résignèrent à une feinte de conversion ; on leur imposa en outre l’obligation d’épouser deux de leurs compagnons de captivité, deux Grecs dont la sympathie et la délicatesse firent de cette cérémonie comme de la première [la conversion] une vaine formalité. »

 

Entre autres renseignements, la revue écrit : « Deux au moins parmi ceux qui furent les compagnons de captivité du P. Ohrwalder, méritent d être mentionnés ici. L’un est l’explorateur allemand Charles Neufeld, l’autre qui ne partagea que peu de temps leur captivité, est notre malheureux compatriote Olivier Pain, dont la mort mystérieuse souleva en Europe d’assez violents débats. D’après le récit des évadés, Olivier Pain était déjà entre les mains des soldats du Mahdi quand ils y tombèrent eux-mêmes. Conduit avec les autres prisonniers de Khartoum à Omdourman, il faisait le voyage sur le même chameau que l’une des soeurs italiennes. Déjà malade au départ, il aurait d’ après le témoignage de cette dernière, expiré en route, et même assure-t-elle, il n’ était pas encore tout à fait mort quand il fut enseveli par les soldats [du Mahdi]». L’article signale le mécontentement général au Soudan contre le pouvoir mahdiste, du moins d’après l’opinion du père Ohrwalder.

On peut donc voir que ces récits contiennent des témoignages  sur la mort d’Olivier Pain par au moins un témoin visuel, la Élisabeth Venturini, qui aurait voyagé sur le même chameau qu’Olivier Pain peu avant sa mort.

Maus certaines indications paraissent contradictoires avec les autres récits : il est ainsi indiqué qu’après la prise de Khartoum (le 26 janvier 1885),tous les captifs blancs, dont Pain,  furent regroupés à Omdurman : or, cette indication ne correspond pas à la date que le père Ohrwalder devait donner dans son livre pour la mort de Pain, soit le 15 novembre 1884, lors de la marche de l’armée du Mahdi vers Omdurman, en vue d’assiéger Khartoum.


De même la précision que Pain était déjà aux mains des Mahdistes quand les missionnaires y tombèrent eux-mêmes est complètement erronée : on sait que Pain est arrivé en Egypte  vers avril 1884 et n’a pas rejoint la zone mahdiste avant au moins quelques mois – or les missionnaires sont tombés aux mains du Mahdi en septembre 1882 pour ceux de la mission de Delen ou en janvier 1883 pour ceux de la mission d’El Obeid.

Ces erreurs sont-elles imputables aux religieuses (Ohrwalder quant à lui, n’a jamais prétendu avoir été témoin direct de la mort de Pain), qui ne pouvaient se remémorer précisément tous les événements de leur captivité (qui avait duré 10 ans), ou à leurs interviewers, rapportant mal leurs déclarations ?  On peut aussi souligner que les religieuses avaient été un moment séparées des religieux et n’avaient donc pas vécu la même chose (elles n’avaient pas vu arriver Olivier Pain à El Obeid par exemple, à la différence de Bonomi et d’Ohrwalder).

On remarque que dans les articles cités, il est dit que Pain, malade, peu avant de mourir, fut hissé sur le même chameau qu’une religieuse italienne prisonnière des Mahdistes, sœur Elisabetta Venturini. Ohrwalder n’en dit rien dans son récit, mais de toutes façons, il n’était pas présent au moment de la mort de Pain. Comme on l’a vu, cette religieuse fut l’une des personnes qui purent s’enfuir avec le père Ohrwalder en novembre 1891. La soeur Elisabetta Ventutini revint au Soudan après la fin du régime mahdiste*. Elle a laissé un témoignage inédit (I miei dieci anni di prigionia sotto le tende del Mahdi, mes 10 ans comme prisonnière sous les tentes du Mahdi. Ce récit se trouve dans les archives de son ordre. Y parle-t-elle d’Olivier Pain ?      

                                                                                           * Sœur Elisabeta Venturini était née dans la province de Vérone en 1857 ;  elle mourut en 1937 à Khartoum. Elle est enterrée à Omdurman, près de la tombe du père Ohrwalder.

 

Enfin, le journal The Tablet, dès le 26 décembre 1891, faisait état de l’évasion des missionnaires sous le titre The missionary refugees from the Soudan. Il précisait que les missionnaires avaient vu, à un endroit nommé Esaa, à deux jours de voyage au sud de Khartoum, la tombe d’Olivier Pain, « un journaliste français qui s’était perdu (?) dans le Soudan en essayant de rejoindre le camp du Mahdi. Fait prisonnier, il était tombé de son chameau  en raison de la fatigue provoquée par une sévère maladie et avait été enterré dans le désert sous quelques pouces de sable » - or, il est peu probable que les missionnaires ont « vu » cette tombe lors de leur fuite qui consistait d’ailleurs à remonter vers le nord – – mais plutôt que, lors de déplacements antérieurs, ils avaient (peut-être) pu voir l’emplacement de la tombe de Pain, selon la tradition qui se transmettait.

 

 

 

 LE PÈRE BONOMI,  À RETARDEMENT

 

 

A peu près à la même époque où parurent ces articles, une revue britannique, The National and English Review, publiait le témoignage d’un officiel anglais (probablement un officier), Alfred E. Turner, sous le titre The Epistles of the Mahdi (les épîtres du Mahdi).

Turner, après avoir évoqué la récente évasion du P. Ohrwalder et des deux religieuses,  revenait sur l’évasion déjà ancienne du père Bonomi en 1885. A Dongola, où se trouvait l’arrière-garde de l’armée anglaise qui évacuait le Soudan, les Britanniques (dont Turner) avaient organisé l’évasion du père Bonomi,  avec l’aide du  directeur de la poste, M. Santoni qui présenta à Turner un guide capable de mener à bien l’opération ; les organisateurs savaient pertinemment qu’il y avait plusieurs  missionnaires captifs à El Obeid, mais s’il n’était possible d’en faire évader qu’un seul, ce devait être le chef de la mission, Bonomi. Du fait de  l’évacuation par les Anglais de Dongola, il n’a été possible de secourir qu’un seul prisonnier. Turner relate qu’après son évasion, Bonomi, parvenu à Dongola, avait longuement rapporté à Turner et au général Brackenbury, les principaux événements de sa détention. Bonomi relata ainsi l’arrivée d’Olivier Pain à El Obeid en août 1884. Il avait vu le passeport de ce dernier qui mentionnait « Olivier Pain. Profession : Homme de lettres ». Selon Bonomi, Pain, bien que ne parlant que quelques mots d’arabe, persistait à utiliser cette langue quand des Européens lui adressaient la parole.

 Il avait l’habitude de passer devant les prisonniers chrétiens sans les saluer ou leur parler (He used to pass the Christian prisoners without saluting or speaking to them). Après avoir passé 10 jours à El Obeid, il rejoignit le Mahdi à Rahad et ensuite l’accompagna vers Omdurman où il mourut peu après (accompanying him to Om Durman where he died shortly afterwards).

Le récit (reproduit ici tardivement) du père Bonomi n’est pas fondamentalement différent de son récit paru en 1885 (cf. partie 2). Bonomi insiste sur le comportement « déplaisant » de Pain à l’égard des captifs européens (ou chrétiens) mais c’est évidemment conforme à l’image que Pain avait voulu donner aux Mahdistes : celle d’un homme qui est venu rejoindre les Mahdistes par idéal (politique ou religieux ?) et non celle d’un journaliste en reportage – son attitude se trouve ainsi assez éloignée des intentions que Pain avait affichées (mais c’était au Caire) de travailler à la libération des captifs.

The National and English Review, The National and English Review, - Volume 20 – 1892-93- Page 779 books.google.fr › books

 

Enfin, on peut signaler le compte-rendu élogieux du livre du père Ohrwalder dans une revue genevoise de géographie en 1894,  qui mentionne l’épisode concernant Olivier Pain avec des formules dénuées de sympathie pour ce dernier : « … Olivier Pain, ce communard déséquilibré qui venait déclarer au Mahdi que la France entière lui faisait sa soumission ; en réalité il désirait voir de près pour le compte d'un grand journal ce qui se passait dans la Mahdia. Mais accueilli très froidement par le Mahdi, gardé à vue, forcé de voyager alors qu'il était déjà presque mourant de la dysenterie, il tomba de son chameau, et les Arabes le voyant sans connaissance, l'ensevelirent peut-être vivant dans le sable; son bâton surmonté de ses sandales marqua seul la place où il reposait » (Charles Bourrit, Les dix années de captivité du missionnaire Ohrwalder au Soudan, in  Le Globe, Revue genevoise de géographie, 1894

https://www.persee.fr/doc/globe_0398-3412_1894_num_33_1_1913

 

 

 

 

LE DERNIER TÉMOIN : RUDOLF SLATIN

 

 

 

 

 

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Rudolf Slatin en tenue de derviche (photographie forcément postérieure à son évasion, en 1895).

https://alchetron.com/Rudolf-Carl-von-Slatin#rudolf-carl-von-slatin-a75e3ca6-a692-4117-9ac7-4738fba3ddc-resize-750.jpg

 

 

 

Rudolf Slatin (1857-1932) appartenait à une famille autrichienne, d’origine juive et convertie au catholicisme. Désirant voir le monde, il avait commencé à travailler chez un libraire au Caire, puis il visita le Soudan. Séduit par le pays et les opportunités qu’il offrait, il décida, avec Schnitzer, un médecin allemand (qui devait ensuite devenir célèbre sous le nom d’Emin pacha), de se présenter à Gordon, qui était à ce moment gouverneur de la province équatoriale du Soudan.  Mais malade et devant accomplir son service militaire en Autriche, Slatin quitta le Soudan. Toutefois son ami Schnitzer, qui fut recruté par Gordon, n’oublia pas de parler pour Slatin, et Gordon, devenu entretemps gouverneur-général,  écrivit à celui-ci pour lui proposer un poste – dès que Slatin eut terminé son service militaire, il rejoignit le Soudan en janvier 1879  et fit rapidement carrière dans l’administration du Soudan égyptien.

En 1882 il était nommé gouverneur du Darfour (à 25 ans) où il devait affronter des tribus rebelles – comme au même moment l’insurrection mahdiste prenait de l’ampleur, les rebelles du Darfour faisaient alors leur soumission au Mahdi. La situation de Slatin devint intenable ; ses officiers souhaitaient se rendre au Mahdi et Slatin accepta la reddition (décembre 1883), moyennant des garanties pour sa vie et celle de ses subordonnés*

                                                                           * « Je considérais comme mon devoir de me rendre, parce qu’il ne me semblait pas juste de sacrifier plus longtemps des vies humaines pour une cause qui en était maintenant arrivée à un point tel que le succès restait totalement impossible. » 

 

Slatin, qui a déjà déclaré s’être converti à l’islam pour donner confiance à ses soldats, fait allégeance au Mahdi. Il est alors relativement bien traité (on lui donne des serviteurs), libre de ses mouvements, mais néanmoins reste sous étroite surveillance, résidant d’abord à El Obeid puis à Rahad avec le camp du Mahdi. Il reçoit un nouveau nom, Abd el Kadir. Lorsque l’armée du Mahdi se met en route pour assiéger Khartoum, Slatin est obligé de suivre :

« Presque tous les habitants du pays étaient, par fanatisme et cupidité, enchantés d’obéir à l’appel du Mahdi; ce qui provoqua une véritable migration de peuples, telle que le Soudan n’en avait jamais vu.

Nous quittâmes Rahat [Rahad] le 22 août. » (les citations sont extraites du livre e souvenirs de Slatin, Fire and Sword in the Sudan, paru en 1896, traduit en français en 1898 sous le titre Fer et Feu au Soudan).

Le disciple favori du Mahdi, et son principal chef militaire, le Calife (Khalifa) Abdullahi* fait de Slatin un de ses gardes du corps (moulazem*).

                                                                              * Selon les transcriptions : Abdullah Ibn-Mohammed Al-Khalifa, Abdullah al-Khalifa,  Abdullahi al-Khalifa, ou encore Abdallah, Abdallahi, dit aussi Abdallahi Muhammad al-Ta'aish ou Al -Taashi du fait qu’il appartenait à la fraction Taasha de la tribu Baggara (en anglais, Ta'aisha Baqqara tribe). Il y avait des autres chefs ayant le titre de Calife dans l’armée du Mahdi mais Abdullahi semble avoir eu la prééminence. Il sera le successeur du Mahdi.

 

Slatin raconte : « Avant que nous eûmes atteint Sherkela, un bruit étrange circula dans notre colonne; on racontait qu’un étranger européen et chrétien était arrivé à El Obeïd et était maintenant en route pour venir à la rencontre du Mahdi. Quelques-uns prétendaient savoir que c’était le chef des Français lui-même; d’autres disaient que c’était un parent de la reine d’Angleterre. (…)  j’étais extrêmement impatient de savoir qui avait osé s’aventurer ici dans les circonstances actuelles.

Un soir, le calife me fit appeler et me fit part qu’un Français était arrivé à El Obeïd et qu’il avait donné l’ordre de l’amener ici. »

« Ce Français est-il de ta race ou bien y a-t-il dans ton pays, comme chez nous au Soudan, des tribus différentes? » me demanda le calife qui n’avait en ce temps-là aucune notion de l’Europe et de ses habitants ». C’est ainsi qu’Oliver Pain fait son apparition dans le récit de Slatin.

 

 

 

OLIVIER PAIN AU CAMP DU MAHDI, SELON LE RÉCIT DE SLATIN

 

 

Lorsque l’étranger arrive à Sherkela, la Calife fait appeler Slatin pour pouvoir s’entretenir avec lui :  « C’était un jeune homme élancé, d’environ trente ans, de force moyenne, le visage fortement brûlé du soleil, il portait des moustaches et de légers favoris blonds; il était vêtu de la gioubbe et du turban; il salua avec un « salam aleikum » le calife qui, sans se lever de son angareb*, l’invita à s’asseoir. »

                                                                                                 * Bois de lit arabe, bas, garni de lanières de cuir

 

Le Calife lui demande pourquoi il est venu ici ; l’étranger s’exprimant mal en arabe, le Calife lui demande de parler avec Slatin qui traduira.

 « Mon nom est Olivier Pain, me répondit alors l’étranger dans sa langue maternelle, et je suis Français. Déjà, depuis ma première jeunesse, je m’intéressai au Soudan et j’avais des sympathies pour ces populations; je ne suis pas le seul, car tout mon pays éprouve ce sentiment. Mais il y a sur notre continent des nations avec lesquelles nous vivons en inimitié. L’une de celles-ci est la nation anglaise (…) Je suis venu pour vous offrir mon alliance et celle de ma nation.»

«Quelle alliance?» demanda le calife, auquel j’avais traduit mot à mot le discours d’Olivier Pain.

« Moi-même je ne puis vous aider que de mes conseils, ajouta Olivier Pain, mais ma nation serait prête à gagner votre amitié, à vous soutenir aussi par des actes et à vous livrer de l’argent et des armes.»

Le Calife lui demande s’il est mahométan : « Oui, je suis depuis

longtemps un fervent de cette religion, à laquelle j’ai adhéré publiquement à El Obeïd.»

Slatin, une fois le Calife sorti, conseille à Pain d’être prudent « et de se donner comme poussé à venir ici plutôt par l’amour de la religion que par des visées politiques ».

Un autre participant à l’entretien, Hussein Pacha Khalifa*, exprime son peu d’estime pour les « politiques européens » qui considèrent par exemple comme un pêché d’avoir des esclaves noirs.

Slatin a la formule pour apaiser les disputes : « Malêche (cela ne fait rien, phrase destinée à tranquilliser et continuellement employée), dis-je à Hussein Pacha, celui qui vit longtemps voit beaucoup.»

 

                                                                                                   * Ancien gouverneur de Berber et Dongola pour le gouvernement égyptien, également sheikh des Ababdeh, une tribu.plutôt favorable au gouvernement du Caire  Fait prisonnier et rallié en apparence au Mahdi. Parvient à s’enfuir sous couvert d’une mission confiée par le Mahdi. Interrogé à Alexandrie en juillet 1885, déclare ne rien savoir sur Olivier Pain (?), cf. un article (non signé) de son interlocuteur dans les Annales de l’Extrême-Orient et de l’Afrique, 1885, dont on reparlera :  https://www.google.fr/books/edition/Annales_de_l_Extr%C3%AAme_Orient_et_de_l_Afr/9hlAAQAAMAAJ?hl=fr&gbpv=1&dq=hussein+pacha+khalifa+berber&pg=RA1-PA42&printsec=frontcover.

 

 

 

« TON PEUPLE EST UN PEUPLE D’INFIDÈLES… « 

 

 

 

Pain est amené au lieu où le Mahdi va procéder à la prière de midi : « une immense foule s’était rassemblée exprimant les avis les plus absurdes sur le nouveau venu ». Le Mahdi apparait, ayant soigné sa tenue : « Il semblait flatté qu’un homme fût venu de si loin pour le voir et lui offrir son concours ».

Le Mahdi ordonne à Pain d’expliquer les motifs de sa venue. Avec Slatin comme traducteur, « Olivier Pain recommença la même histoire qu’il avait racontée déjà au calife ». Puis le Mahdi déclare à haute voix : « J’ai entendu et compris tes intentions; je ne me fonde pas sur le soutien des hommes, mais je n’ai confiance qu’en Dieu et en son Prophète; ton peuple est un peuple d’infidèles et jamais je ne m’allierai avec lui; mais je punirai et j’anéantirai mes ennemis avec l’aide de Dieu, de mes Ansar et des troupes d’anges que m’enverra le Prophète.»

Les cris poussées par des milliers de poitrines annoncèrent la satisfaction générale causée par les paroles du maître. Lorsque le calme se fut rétabli, le Mahdi se tourna vers Olivier Pain:

«Tu affirmes aimer notre religion, la seule et la vraie; es-tu mahométan?»

«Certainement, répondit Olivier, et il prononça à haute voix la profession de foi musulmane: «La ilaha ill Allah, ou Mohammed rasoul Allah». Alors le Mahdi lui tendit sa main à baiser sans toutefois exiger de lui le serment de fidélité. »

Puis Olivier Pain est confié à Slatin, qui l’invite à parler à cœur ouvert dès qu’ils sont seuls : « Bien que votre mission n’ait absolument pas mes sympathies, je vous assure cependant, en vous serrant la main, que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour prévenir toute atteinte à votre sécurité personnelle. «

Pain  lui répond :  « J’ai en vous une confiance absolue, (…) je connais votre nom qui a été souvent prononcé devant moi, depuis que je suis en Afrique; je suis heureux que le sort m’ait conduit auprès de vous. » Il raconte à Slatin, prisonnier depuis deux ans, les événements survenus depuis sa captivité.

Il déclare qu’il est  collaborateur de « L’Indépendance » * (un journal) et collègue de Rochefort « que vous connaissez aussi certainement », et que « notre devoir » [de Français] est, « là où faire se peut, de contrecarrer les visées de la politique anglaise. Je ne suis pas venu ici comme plénipotentiaire de la France, mais plutôt pour mon propre compte. On connaît cependant mes plans et on semble les favoriser. »  Il raconte qu’il est parvenu  chez le Mahdi en surmontant les obstacles suscités par les Anglais.*

                                                                                     * Curieuse précision : Pain avait été envoyé au Soudan par Le Figaro (et peut-être aussi Le Temps ?) – certainement pas par un journal de ce nom, qui de plus, semble n’avoir pas existé. Pain a-t-il cité L’Intransigeant et Slatin, peu au courant de l’existence de ce journal, a pu comprendre L’Indépendant ou L’Indépendance ? Mais pourquoi Pain aurait-il cité le journal de Rochefort pour lequel il ne travaillait plus ?

                                                                                      ** Pain donne la précision suivante : « j’ai réussi à trouver des Arabes de la tribu des Eregat qui m’ont secrètement amené d’Esneh par Kab à El Obeïd, en suivant la route qui mène à l’ouest de Dongola. »

 

Il se félicite de la réception amicale du Mahdi : «Si ma proposition n’est pas acceptée immédiatement, j’espère cependant que le Mahdi sera disposé à entrer en relations amicales avec la France, ce qui me suffirait momentanément. Je suis venu ici de mon propre mouvement et dans les meilleures intentions. C’est pourquoi je suis presque certain que le Mahdi ne m’empêchera pas de m’en retourner. » Slatin lui répond qu’il n’a sans doute rien à craindre physiquement – quant à être libre de s’en aller, c’est une autre affaire.

 

 

EN MARCHE VERS KHARTOUM – « YOUSSOUF » EST MORT

 

 

Pendant la marche de l’armée du Mahdi (accompagnée par des dizaines de milliers de non-combattants) Slatin rend chaque jour visite à Pain, isolé, confié un certain Zeki et à qui toute communication avec d’autres personnes (hors Slatin) est interdite, par un geste de méfiance des chefs derviches : « Ces quelques jours avaient suffi pour le faire renoncer complètement à l’exécution de ses plans: il ne songeait plus maintenant qu’à sa femme et à ses enfants*. » Pain s’enfonce dans la dépression et de plus il a des accès de fièvre.

« Malgré les doses de quinine qu’il absorbait, sa mauvaise humeur tournant à la mélancolie, nous causa de graves inquiétudes** ».

                                                               * A noter que dans le récit de Slatin, Pain déclare avoir deux enfants. Or il semble qu’il en avait quatre. Erreur de mémoire de Slatin, qui écrit plus de 10 ans après les faits ?

                                                                ** Slatin ne précise pas qui est ce « nous ».

 

Pain déclare à Slatin : «J’ai commis bien des sottises dans ma vie, me dit-il un jour; mais mon voyage en ce pays est la plus grosse de toutes » ; il regrette de ne pas avoir été capturé par les Anglais.

« Un jour, il me pria de demander au Mahdi un secours en argent: les nègres qui le servaient ne cessaient de mendier. » [parce qu’ils n’avaient pas de quoi acheter de la nourriture].L’état de Pain s’aggrave, on craignait le typhus. Le Calife, vexé qu’on se soit adressé directement au Mahdi pour avoir un secours, regarde les choses de loin : « «S’il meurt au milieu de nous, (…) il peut s’estimer heureux, car la bonté et la toute-puissance divine l’ont arraché à sa tribu: d’un infidèle, elles ont fait un fidèle.»

Arrivés à Dourrah el Khadra, le Mahdi célèbre la fête du Baïram, puis continue sa route.

Quelques jours après, Pain de plus en plus faible, ne s’alimente plus. Il déclare à Slatin : « Ma dernière heure est arrivée; je le sais, me dit-il. Laissez-moi vous remercier de votre amabilité et de vos soins.  (…) si jamais vous êtes libre et que vous alliez à Paris, portez à ma femme et à mes enfants les derniers adieux d’un malheureux. » Tandis qu’il prononçait ces mots, deux grosses larmes coulaient le long de ses joues. Je l’encourageai encore et j’assurai qu’il n’avait aucune raison de perdre toute espérance.

Les tambours de guerre qui battaient alors m’obligèrent à le quitter. »

Slatin laisse un de ses domestiques auprès de Pain, et en route, demande au Calife de laisser Pain se reposer quelques jours dans le village le plus proche.

Mais à la tombée de la nuit, le domestique revient voir Slatin :

« Où est Youssouf?* (c’est ainsi qu’on appelait Olivier Pain) » lui demandai-je tout inquiet.

« Mon maître est mort; c’est pourquoi nous nous sommes tant trouvés en retard. »

                                                                                                            *  Olivier Pain aurait donc reçu le nom de Youssouf - a priori pour marquer sa conversion à l'islam ? On se souvient que dans le récit du père Bonomi, Pain avait déclaré aux chefs mahdistes à El Obeid qi'il avait fait profession de foi musulmane au Caire et reçu alors le nom de Hassan...

 

Le domestique explique que « Youssouf, mon maître, était si faible, qu’il ne pouvait plus se tenir à cheval; nous fûmes forcés de nous traîner une partie du chemin, à pied. A plusieurs reprises, il perdit connaissance; puis il me parla en sa langue que nous ne comprenions pas. Nous le mîmes enfin sur un angareb que nous plaçâmes sur la selle d’un chameau; il ne put s’y tenir et tomba. Dès lors, il perdit connaissance, jusqu’au moment où il mourut. Nous l’enveloppâmes dans une ferda (drap en coton) et nous l’enterrâmes. Les esclaves de Zeki ont apporté à leur maître tout ce qu’il possédait. »

Slatin commente : « Pauvre homme! Arriver avec de si hautes visées et finir si tristement! ». Il avertit le Calife de la mort de Pain : « Il est heureux», me répondit-il. (…) . Il m’envoya auprès du Mahdi pour le prévenir. Celui-ci parut prendre à cette nouvelle une part plus grande que le calife et récita même la prière des morts. »

Slatin, Fer et feu au Soudan, https://www.gutenberg.org/files/52332/52332-h/52332-h.htm

 

Ces événements arrivent avant que le Mahdi et son armée soient parvenus aux alentours de Khartoum pour faire le siège. Slatin écrit : « Trois jours s’écoulèrent [après la mort de Pain], nous approchions de Khartoum. ». Le Mahdi demande alors à Slatin d’écrire une lettre pour engager Gordon à se rendre. Slatin s’exécute et remet au Mahdi deux lettre pour Gordon (ainsi qu’un courrier pour le consul autrichien Hansal), le 15 octobre 1884. Cette démarche d’ailleurs lui coûte dans l’immédiat d’être mis aux fers. Suspectant que dans ses messages à Gordon, écrits en français et en allemand, Slatin a écrit autre chose que ce qu’on lui avait ordonné de faire (c’est le cas), le Mahdi le fait enchaîner. Prisonnier, il entend les lamentations des femmes qui ont appris la mort de leurs maris ou parents à la bataille d’Abou Klea, un échec qui détermine le Mahdi à ordonner, sans plus attendre,  l’assaut de Khartoum.                                          

 Le 26 janvier 1885, Khartoum est prise. Des derviches apportent à Slatin, toujours enchaîné, la tête de Gordon pour qu’il l’identifie formellement.

 

 

 

LE RÉCIT DE SLATIN COMPARÉ AUX AUTRES SOURCES

 

 

Le récit de Slatin présente quelques différences avec les autres récits concernant la présence de Pain chez le Mahdi et sa mort, ce qui n’est pas vraiment étonnant : beaucoup de ceux qui se sont exprimés avaient, comme devait le dire Ohrwalder parlant en général, une connaissance de seconde ou troisième main des faits. Tout fait sortant de l’ordinaire finissait par se savoir et était commenté dans le petit milieu des captifs, mais était déformé en passant de bouche en bouche. Les bruits circulaient malgré la distance : qu’on se souvienne que Gordon, pourtant assiégé dans Khartoum, eut vent de l’arrivée d’un Français chez le Mahdi, et s’imagina que ce pouvait être … Ernest Renan.

 

Chez Slatin, il n’est par exemple pas question de la sœur Venturini avec laquelle Pain aurait voyagé sur le même chameau peu avant son malaise final – mais ce détail a pu être inconnu de Slatin, ou il l’a omis. Le père Ohrwalder non plus ne reprenait pas ce détail (on se souvient qu’Ohrwalder se trouvait lors de la mort de Pain à El Obeid et donc n’est pas un témoin de ses derniers moments). Par contre, Ohrwalder a pu connaître les conversations entre Pain et le Mahdi, mais indirectement et notamment par Slatin lui-même, qui fut son compagnon de captivité à partir du moment où Ohrwalder fut aussi transféré à Omdurman, nouvelle capitale des Mahdistes, même si leurs rencontres devaient être discrètes pour ne pas éveiller les soupçons des Mahdistes.

Autre différence (mineure) : Ohrwalder signalait le rôle d’un dénommé Klootz qui avait été enchaîné pour avoir voulu parler à Pain.

Parmi les Européens en semi-captivité, figurait un nommé Gustave Kloss (selon Slatin, ou Klootz selon Ohrwalder) : c’était un Allemand qui avait été le domestique du correspondant de presse O’Donovan, mort dans le désastre de l’armée égyptienne de Hicks pacha (voir partie 1) : la veille de la bataille, Klootz quitta le camp de Hicks et se rendit aux Mahdistes, jugeant que la situation était sans espoir pour les Egyptiens. Depuis ce Kloss/Klootz, converti (au moins en apparence) et appelé maintenant Mustapha, était un serviteur du Calife. Dans le récit de Slatin, Kloss/Klootz est mis aux fers pour avoir manifesté de l’insolence envers le Calife,  en présence de Slatin qui essaya de plaider sa cause. Ohrwalder a pu être informé des mésaventures de Kloss et faire un lien (inexact) avec la présence de Pain*.

                                                                             * Slatin raconte seulement à un moment que lui-même, Kloss et Pain s’apprêtaient à dîner ensemble quand on vint prévenir Pain  que désormais il ne devait plus rester avec Slatin mais qu’il était confié au nommé Zeki.

 

Cette même anecdote de Kloss/Klotz mis aux fers pour avoir voulu parler à Pain, se trouvait aussi dans le récit rapporté par la presse dès 1886, de Dimitri Zigada, commerçant grec évadé (voir partie 3). Zigada avait déclaré qu’un Autrichien nommé Mustar avait  été mis aux fers pour avoir essayé de parler à Pain : on peut faire le rapprochement avec le récit d’Ohrwalder (Mustar doit s’identifier à Mustafa, alias Klootz, et la confusion entre Autrichien et Allemand est très explicable).

 

Le récit de Zigada, un de ceux qui avaient mentionné le plus tôt le décès par maladie de Pain (il aurait même aidé à l’enterrer), comportait aussi une anecdote qu’on ne retrouve pas chez Slatin : Zigada lui-même, Pain et Slatin, auraient envoyé secrètement une lettre à Gordon assiégé, formée de caractères découpés dans un journal. Ce récit semble une pure invention : Pain n’avait certainement aucune intention (ni même la possibilité matérielle) de se « griller » auprès des Mahdistes en participant à une telle initiative. Si l’anecdote était au moins en partie exacte, pourquoi Slatin (qui parle brièvement de Zigada) n’en aurait-il pas parlé ? Il est probable que Zigada, qui avait réussi à s’enfuir et à regagner l’Egypte, essayait de bien se faire voir des Anglo-Egyptiens.

 

 

 

UN AUTRE CAPTIF DU MAHDI, LUPTON BEY

 

 

Autre point de contradiction : selon, non pas le récit du père Bonomi lui-même, mais ce qui avait été rapporté par les autorités britanniques, le père Bonomi, captif à El Obeid, avait été informé en novembre 1884 de la mort de Pain par un autre captif du Mahdi, Lupton bey.*

                                                                                * Déclaration à la Chambre des Communes du secrétaire d’Etat à la guerre, répondant à Mr. O’Kelly, le 20 juillet 1885 : « le 9 courant, en réponse à une question, j’ai déclaré que Lord Wolesley avait télégraphié le 27 juin pour dire que Luigi Bonomi, un prêtre échappé du Kordofan, avait reçu en novembre dernier une lettre de Lupton bey disant qu’Olivier Pain était mort ».

 

Or, comme on l’a déjà dit à propos du récit d’Ohrwalder, dans le récit de Slatin, Lupton* ne joue aucun rôle par rapport à Pain. Lupton (venant d’El Obeid) semble avoir rejoint la caravane du Mahdi à peu près au moment où elle arrivait en vue de Khartoum. Il avait été aussitôt mis aux fers, presque en même temps que Slatin, qui écrit : « j’appris que Lupton bey avait été mis aux fers le jour de son arrivée, car l’on craignait qu’il ne se joignit à Gordon Pacha [en s’enfuyant pour rejoindre Khartoum] ». Après la prise de Khartoum (26 janvier 1885), Slatin est transféré dans la prison commune où on lui met des chaines encore plus pesantes. Il y retrouve Lupton, aussi enchaîné.

                                                                                * Franck Lupton bey était un Anglais qui servait dans l’administration égyptienne du Soudan comme gouverneur du Bahr El Ghazal (province méridionale). Abandonné par ses troupes, il fut obligé de se rendre au Mahdi. Il déclara être depuis longtemps converti à l’islam. Traité avec une alternance de sévérité et d’indulgence, Lupton, dépressif et malade, mourut durant sa captivité en 1888. Slatin vint le visiter le jour de sa mort.

 

Il est donc improbable que Lupton ait pu être témoin direct de la mort de Pain. A-t-il néanmoins pu, en novembre 1884, aviser Bonomi, resté à El Obeid, , des nouvelles récentes du camp du Mahdi, dont la mort de Pain – juste avant d’être mis aux fers ?*

                                                                                 * La possibilité pour les captifs, surtout ceux qui étaient en semi-liberté, (dans le textes anglais on parle de captives at large) d’échanger des messages est attestée à diverses reprises dans leurs souvenirs, mais les communications entre captifs résidant dans des localités éloignées devaient être rares…

 

 

 

LUPTON ET SLATIN GRÂCIÉS

 

 

Après quelques mois, le Calife visite la prison et accorde sa grâce à Slatin et Lupton – cela se passe quelque temps avant la mort du Mahdi en juin 1885. Le Calife emmène les deux « grâciés » prêter à nouveau le serment de fidélité devant le  Mahdi, que Slatin trouve très changé, devenu très gros. Pour flatter le Mahdi – c’est une question de survie – Slatin dit qu’on ne doit pas seulement aimer le Mahdi, mais l’aimer plus que soi-même, une formule que le Mahdi répète avec satisfaction.

Slatin redevient alors serviteur du Calife dans des conditions assez dures (obligé par exemple de suivre à pieds nus son maître à  cheval, de passer ses journées jusque très tard en faction devant sa tente etc)*. Comme il a été privé de ses biens lors de sa détention**, on lui octroie en dédommagement «  la succession du pauvre Olivier Pain (…) Elle se composait d’une vieille gioubbe [robe des derviches], d’un manteau arabe déchiré et d’un Coran en français. Les autres biens, me fit dire Fadhlelmola, avaient été perdus durant les événements. »

                                                                                    * Le Calife lui dit : « Dès ce moment, je te considère comme membre de ma famille. Je veillerai à ce que tu ne manques de rien. (…) Quand je sortirai, tu m’accompagneras; si je suis monté, tu iras à pied à mes côtés, jusqu’à ce que je juge le moment venu de te donner une bête de selle ». Slatin comprend que le Calife veut le tenir continuellement sous sa surveillance et aussi tirer vanité d’avoir comme serviteur un ancien dignitaire du régime égyptien.

                                                                                    ** Slatin dit que pendant qu’il était emprisonné, Abou Anga, un chef derviche «  prit avec lui mes esclaves des deux sexes ainsi que tout mon avoir. Quoique mes domestiques n’eussent pas la permission de venir me voir, Atroun paraissait parfois, à la hâte, m’apportant un morceau de pain ». On peut voir que Slatin jouissait d’un certain « standing » du temps de sa semi-liberté. Il put récupérer ensuite plusieurs serviteurs.

 

 

 

LE TÉMOIGNAGE DE HUSSEIN PACHA KHALIFA

 

 

Selon Slatin, lors de l’arrivée d’Olivier Pain  au camp du Mahdi, il fut d’abord interrogé par le Calife Abdullahi, Slatin faisant le traducteur, en présence de l’ancien gouverneur de Berber pour le gouvernement égyptien, maintenant rallié au Mahdi (en apparence) Hussein pacha Khalifa.

Or, ce dernier parvint à s’enfuir, sous couvert d’une mission confiée par le Mahdi (bien peu méfiant en l’occurrence) et à gagner l’Egypte.

Un article (non signé) dans les Annales de l’Extrême-Orient et de l’Afrique, 1885, rend compte d’une entrevue avec Hussein pacha, à Alexandrie : le « 13 juillet 1885 jour du Baïram, j’eus l’heureuse chance de me rencontrer chez une grande notabilité du monde politique égyptien avec Hussein Pacha Khalifa ».

Ce dernier explique qu’après s'être rendu au Mahdi, ce dernier lui accorda son pardon, après une quarantaine de jours de pénitence qui associait l’enseignement religieux  et les passages à tabac par ses gardiens. Il raconte ce qu’il a vu de l’entourage du Mahdi : celui-ci  n’a confiance que dans « les Bédouins de la tribu des Baggara et de celle des Hamra » qui constituent l’essentiel de ses troupes. Le Mahdi « est accompagné partout par deux Européens costumés en derviches. L’un des Européens est Slaten Bey [Slatin], un Autrichien. Hussein Khalifa n’a pas pu nous dire le nom de l’autre, mais ce ne peut être Olivier Pain sur lequel notre informateur n’a rien pu nous apprendre, ce qui prouve que le journaliste français n’a jamais joué le rôle important qu’on lui attribue. S’il vit, il est perdu au milieu de la masse des derviches. S’il est mort ou en fuite, sa disparition n’ a pas été remarquée dans l’entourage du Mahdi. Les prêtres de la mission autrichienne d’Obeïd auraient tous embrassé la foi musulmane et les soeurs figurent parmi les cent cinquante femmes du Salomon soudanien ».

On peut trouver curieux que Hussein pacha ne puisse rien dire sur Pain, alors que selon Slatin; il avait assisté à à l’interrogatoire du « Français », mené par le Calife et la visite d'un Européen chez le Mahdi  était une chose suffisamment rare pour qu'aucune confusion ne soit possible. (Pain semble bien avoir été le seul Européen à parvenir jusqu'au Mahdi de son propre gré). 

C’est d’autant plus curieux que dans la brochure de Ch. Berger La vérité sur Olivier Pain : son rôle au Soudan et son assassinat (septembre 1885) dont a parlé (parties 2 et 3) on peut lire que « Kitchener [l’officier anglais qu’on accusait d’avoir fait exécuter Olivier Pain] déclare, d'après le témoignage du gouverneur de Berber, un moment prisonnier du Madhi [sic], que ce dernier a repoussé toutes les offres de notre compatriote [Pain], disant qu'il ne voulait rien accepter d'un infidèle. ». Il serait intéressant de retrouver les déclarations faites ultérieurement par Hussein pacha Khalifa. Avait-il retrouvé la mémoire ? Ou bien, en juillet 1885, à peine arrivé à Alexandrie (sans s’arrêter au Caire dit le narrateur des Annales de l’Extrême-Orient et de l’Afrique), attendait-il prudemment d’être « débriefé » par les Britanniques ? Ou bien 

Bien entendu, tout n’est à prendre au pied de la lettre dans le récit d’Hussein pacha ; par exemple il ne semble pas que les religieuses prisonnières aient jamais été obligées de devenir les concubines du Mahdi (qui d’ailleurs ne choisissait que les plus jolies filles*), et on sait que les religieux chrétiens hommes ne furent pas contraints à la conversion, malgré des intimidations allant jusqu’à la menace de mort …

                                                                         * Ohrwalder signale chez les chefs mahdistes une fascination pour les jeunes filles à la peau claire, Européennes ou Egyptiennes « blanches » :  ils sont prêts à toutes les violences pour s’en procurer, dit gravement l’ecclésiastique.

 

Certaines des indications données par Hussein recoupent le récit fait plus tard par Slatin : le Mahdi, une fois arrivé dans les environs de Khartoum pour diriger le siège, accusa Slaten Bey [sic] de concerter une évasion après avoir fait passer des messages à Gordon et  Handel [en fait, Hansal, consul autrichien à Khartoum, tué lors le prise de la ville]. Le Mahdi fit  jeter aux fers Slatin ainsi que l’autre Européen sus-mentionné. « Huit jours après, ils rentraient en grâce tous les deux et reprenaient leurs fonctions de cour [sic]. »

L’autre Européen « jeté aux fers » pourrait être Kloss/Klotz, enchaîné à peu près en même temps que Slatin  (mais pour d’autres raisons) – ou bien Lupton ? Mais on ne voit pas que Lupton ait fait partie de l’entourage du Mahdi. A vrai dire, Slatin non plus, il faisait partie, selon ce qu’il dit, de l’entourage du Calife Abdullahi, et non du Mahdi, même s’il lui arrivait de rencontrer ce dernier. De plus selon ce que dit Slatin, sa période de disgrâce, détenu et enchaîné, dura plusieurs mois et non huit jours comme le dit Hussein.

On peut donc voir que le récit de ce dernier *  présente des points communs et des divergences avec ce que dira Slatin, 10 ans après, dans son livre Fire and Sword in the Sudan et on ne s’étonnera pas des déformations courantes dans des circonstances semblables où les protagonistes, en captivité ou semi-captivité,  avaient une information partielle des faits et ne se rencontraient - lorsqu'ils le pouvaient -  qu'épisodiquement et sous surveillance.

                                                                                                                         * Pour ce récit, cf. https://www.google.fr/books/edition/Annales_de_l_Extr%C3%AAme_Orient_et_de_l_Afr/9hlAAQAAMAAJ?hl=fr&gbpv=1&dq=hussein+pacha+khalifa+berber&pg=RA1-PA42&printsec=frontcover.

 

 

SINCÉRITÉ DE SLATIN ?

 

 

Slatin a-t-il voulu, dans le récit de ses aventures, rendre les conditions de sa captivité plus pénibles pour éviter le soupçon d’avoir été un traître qui avait pris le parti des Mahdistes ? Il ne semble pas qu’on ait jamais mis en cause sa bonne foi. Tout en accordant pleine confiance à son récit, un auteur écrit à propos des relations entre le Calife et Slatin :

« Faut-il vraiment attribuer à la mansuétude la déroutante attitude qu'il [le Calife] adopte vis-à-vis de Slatin, dont il fait tour à tour son interprète, son aide de camp, son chien couchant et son prisonnier d'élite ? »

Philippe David, Le Soudan et l'État mahdiste sous le Khalifa 'Abdullahi (1885-1899), Outre-Mers. Revue d'histoire 1988

https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1988_num_75_280_2680

 

Slatin écrit à propos du Calife : « Chaque jour, je voyais des exemples de son humeur capricieuse; il n’avait aucun égard pour ses moulazeimie qu’il faisait, à la moindre faute, enfermer, mettre aux fers et battre. La privation des biens était la suite habituelle de ces faits. Il était habitué à obéir à son premier mouvement, ne réfléchissant pas longtemps, et attachait une importance énorme à toujours montrer qu’il était le maître ».

 

 

 

 

FIXER LA DATE DE LA MORT DE PAIN …

 

 

Enfin, une dernière difficulté, pas la moindre, doit être évoquée. Le père Ohrwalder fixe la mort de Pain, très précisément, au 15 novembre 1884 (mais on rappelle qu’il résidait à El Obeid, à 400 kilomètres des environs de Khartoum et Pain serait mort à environ trois jours de marche d’Omdurman et de Khartoum). Il indique que l’armée du Mahdi, renforcée de toute la population des environs, quitta Rahad pour Khartoum le 8 août 1884 et arriva à Omdurman en face de Khartoum le 23 octobre 1884. Le Mahdi y établit son camp et s’empare du fortin d’Omdurman, qui était encore en possession des soldats de Gordon. Ohrwalder précise que les nombreux trainards n’arriveront que début novembre à Omdurman.  

Or, pour Slatin, les troupes du Mahdi ont quitté Rahat [Rahad] le 22 août ; Pain rejoint la caravane (ou plutôt le camp volant) du Mahdi à Sherkela (Ohrwalder disait à Busata, Dimitri Zigada, à Egella).  La route continue par Chatt et Douen. Le Mahdi s’arrête deux ou trois jours pour la fête du Baïram à Dourrah el Khadra, où Pain est déjà malade.

Son état s’aggrave peu de  jours après.  Puis la dernière indication de date chez Slatin est le 15 octobre (alors que le Mahdi est arrivé en vue de Khartoum) : ce jour, Slatin est sommé d’écrire une lettre à Gordon pour lui dire de se rendre – or à cette date, Olivier Pain est mort depuis environ trois jours, selon Slatin.

Cela situerait la mort de Pain vers le 10-12 octobre 1884 et non le 15 novembre (date donnée par Ohrwalder). Enfin le récit de Slatin montre Pain voyageant avec la masse des partisans du Mahdi, de sorte que  Slatin (garde du corps du Calife, le bras droit du Mahdi, donc au cœur même de la caravane), vient voir Pain tous les jours et est informé le soir même de la mort de celui-ci par son domestique qu’il avait « prêté » à Pain, ce qui exclut  la possibilité que Pain ait voyagé à part de la caravane selon un rythme plus lent. Il semble donc que Ohrwalder, mal informé, a retardé d’un mois la date réelle de la mort de Pain.

 

 

PERSONNALITÉ ET MOTIVATIONS DE PAIN  SELON SLATIN – ÉVASION DE SLATIN

 

 

 

Le récit de Slatin est le seul qui contienne des renseignements précis sur les motivations de Pain et son évolution dans les quelques semaines qu’il passe chez les Mahdistes. Pain a l’ intention de jouer un rôle politique en favorisant une alliance entre la France et les Mahdistes, dans le cadre de la rivalité franco-britannique (ou mieux, de l’anti-britannisme présent dans certains milieux) – il n’a pas conscience que pour les Mahdistes, tous les Européens sont des infidèles.

En présence du Mahdi, qui repousse son offre, il se rattrape en se proclamant musulman. Ses intentions premières s’évanouissent devant les réponses décevantes pour lui, du Mahdi, devant les difficultés de la vie chez les Mahdistes et surtout les atteintes de la maladie : à la fin, il est complètement désabusé et regrette sa décision de venir au Soudan. On remarque que dans ce qu’il dit à Slatin de ses intentions, alors qu’il a encore quelques illusions, il n’est plus question du rachat des captifs européens qui avait pourtant donné lieu à une levée de fonds organisée par Pain au Caire – ni du but le plus évident pour un journaliste qui est de faire un reportage sur le Mahdi et le territoire qui lui est soumis.

 

Slatin demeure encore plusieurs années  captif des Mahdistes. Son maître Abdullahi*, le Calife, est maintenant devenu, après la mort du Mahdi, le seul maître de l’Etat mahdiste (sous le nom de Calife du Mahdi, Khalifat al-Mahdi) et réprime violemment toute atteinte à son autorité. Slatin cite le jugement d’un Soudanais : « Malgré tout le mal que le Mahdi a fait pendant sa vie, c’était au fond un brave homme; on pouvait lui parler; on pouvait lui demander quelque chose. Mais malheur à qui compte sur la générosité du calife Abdullahi. »

                                                                         * Selon les transcriptions : Abdullah Ibn-Mohammed Al-Khalifa, Abdullah al-Khalifa,  Abdullahi al-Khalifa, ou encore Abdallah, Abdallahi, dit aussi Abdallahi Muhammad al-Ta'aish ou Al -Taashi du fait qu’il appartenait à la fraction Taasha de la tribu Baggara (en anglais, Ta'aisha Baqqara tribe).

 

 

Fin 1894, Slatin reçoit un message co-signé par Ohrwalder (qui s’est évadé à la fin 1891) et Wingate, le chef du renseignement britannique, lui indiquant qu’ils envoient des gens de confiance pour l’aider à fuir. Après quelques faux espoirs, Slatin réussit à s’enfuir en février 1895, sous la conduite de deux guides.

« Enfin! le samedi 16 mars, comme nous descendions des hauteurs, j’aperçus, au lever du soleil, le Nil et, là-bas, sur ses bords ...  Assouan !

Comment décrire les sentiments de joie qui s’emparèrent alors de moi!

Mes souffrances avaient pris fin ! J’étais sauvé de ces mains fanatiques, barbares; mes yeux voyaient pour la première fois, et depuis de si longues années, une ville habitée par des hommes civilisés, dans un royaume administré par son possesseur légalement et justement ! »

 

Accueilli chaleureusement par les officiers anglais et égyptiens, réconforté, habillé de neuf, Slatin s’embarque sur le « steamer postal » qui doit rejoindre Le Caire : « Escorté par tous les officiers, au son de l’hymne autrichien joué par la musique d’un bataillon soudanais [de l’armée égyptienne] qui me fit venir les larmes aux yeux, je montai à bord du steamer, parmi les hourrahs de nombreux touristes de tous les pays rassemblés sur le quai *».

                                                                               * Ce passage est abrégé dans la traduction française si bien que la savoureuse mention de l’hymne autrichien joué par des militaires soudanais disparait.

 

 

 

 

[J’avais espéré terminer ce sujet en 4 parties – mais l’abondance de la documentation et l’intérêt d’intégrer des précisions  au fur et à mesure de mon développement m’obligent à prévoir une partie 5]

 

 

 

 

 

 

ANNEXE

 

LES CAPTIFS EUROPÉENS DU MAHDI ET DE SON SUCCESSEUR

 

 

Il est peut-être utile de regrouper ici quelques indications sur les captifs européens (ou chrétiens levantins) du Mahdi, puis de son successeur Abdullahi, qu’il s’agisse de missionnaires ou d’autres captifs.

 

LES CAPTIFS SELON OHRWALDER ET SLATIN

 

 Extrait d’article paru en 1892  dans L'Afrique explorée et civilisée: journal mensuel,  faisant état de l’évasion du père Ohrwalder et des deux religieuses :

«  Depuis la chute de Khartoum la Mission catholique africaine n’avait jamais perdu de vue la délivrance des prêtres et religieuses retenus par le mahdi. Elle entretenait sur les frontières, au prix de lourds sacrifices, des émissaires chargés de la renseigner sur l’état du Soudan et sur toutes les chances possibles d’enlever quelques-uns des captifs. A diverses reprises, Mgr Sogaro a été assez heureux pour sauver plusieurs de ses missionnaires et il a déjà consacré une soixantaine de mille francs à cette noble cause. (…)

Dans une lettre adressée du Caire au directeur du journal autrichien le Vaterland, le P. Ohrwalder donne les détails suivants : sont encore captifs à Omdurman, Don Paolo Rossignoli, Giuseppe Regnotto, Térésa Grigolini, Slatin Bey, M. Neufeld, 19 Grecs, 8 Syriens et 3 Israélites. Le fils du consul Hansal est mort à Galabat il y a environ trois ans. Ernest, le fils de M. Marno, âgé d’environ douze ans, vit avec sa mère Catherine à Omdurman.»

 

 

Rudolf Slatin, Fire and Sword in the Sudan 1896, citation extraite de la traduction française, 1898 :

Comme les prisonniers chrétiens « vivaient principalement de leur commerce, il leur fut assigné une place près du marché [à Omdurman] où ils avaient bâti leurs propres huttes qui formaient un quartier à part rarement visité par les autres races. Le Père Ohrwalder gagnait péniblement sa vie en tissant, le Père Rossignoli et Beppo, ancien desservant de l’église des missions, avaient ouvert des gargotes, sur le marché. Les sœurs (missionnaires) vécurent avec eux jusqu’à ce qu’elles réussissent à s’échapper. Il y avait aussi Giuseppe Cuzzi, un Italien, ancien employé de la maison A. Marquet à Berber. Cette petite colonie était composée en majeure partie de Grecs, de Syriens chrétiens, de quelques coptes, environ 45 hommes avec leurs femmes, pour la plupart chrétiennes nées dans le pays ou des Egyptiennes; il s’y trouvait aussi quelques juifs. Les Grecs, les juifs et les Syriens ont chacun leur émir qu’ils choisissent; ceux-ci, à leur tour, sont sous les ordres d’un émir reconnu par eux et agréé par le calife. L’émir actuel est un Grec, nommé Nicolas, son nom arabe est Abdullahi.

Tous les membres de cette colonie sont appelés par le peuple: muselmaniun; (descendants des infidèles, surnom des renégats) il leur est formellement défendu de quitter Omm Derman et ils sont tenus de se porter garants les uns des autres. Après la fuite du Père Ohrwalder, une surveillance plus sévère fut exercée sur tous ces malheureux; en conséquence, lorsque le Père Rossignoli s’échappa, Beppo son voisin et sa caution fut jeté en prison où il est encore aujourd’hui. Une place est assignée aux muselmaniun au nord-est de la djami*; ils doivent y paraître chaque jour à la prière; mais, n’étant pas sous un contrôle spécial, ils s’y montrent à tour de rôle, pour que, en cas d’enquête, la colonie soit toujours représentée. Leurs huttes adjacentes les unes aux autres leur permettent de communiquer facilement entre eux, ce qui apporte quelque adoucissement à leur triste sort (…). Leurs enfants sont placés, d’après l’ordre du calife, chez différents foukaha** qui leur enseignent à lire le Coran. »

                                                                * Selon un autre passage du livre de Slatin, Giuseppe Cuzzi « avait été laissé à Berber par A. Marquet, représentant de la maison française Debourg et Cie, pour opérer la liquidation de quelques petites affaires et y avait été fait prisonnier ».

                                                               ** Djami : la grande mosquée, ou mosquée du vendredi

                                                               *** Un faqīh (au pluriel, fuqahā') est un spécialiste de la jurisprudence islamique (fiqh). Le terme peut être compris en français comme juriste ou jurisconsulte(Larousse). Ici Slatin parait indiquer plutôt un enseignant qu’un juriste.

 

 

Slatin précise que Kloss/Klotz, dont il n’avait plus de nouvelles, serait mort dans le désert en essayant de s’enfuir.

 

 

LES MISSIONNAIRES CAPTIFS

 

 

Un livre italien Egitto, paru à Turin en 1897 (dédié à S. A. le khédive d’Egypte Abbas Hilmi) fournit une description de  l’Egypte contemporaine et revient sur les missionnaires prisonniers au Soudan:

« L'œuvre de Sogaro s'oriente surtout vers deux objectifs : la libération des prisonniers et la réorganisation de la Mission.

 Avec des efforts indicibles et d'énormes sacrifices d'argent, aidé par le gouvernement égyptien, la puissance britannique et d'autres puissances qui ont des colonies en Afrique, Monseigneur Sogaro a établi des plans avec un adroit officier supérieur anglais, le colonel Wingate, qui ont permis de libérer les prisonniers suivants : Père Luigi Bonomi en juillet 1885 ; les sœurs Fortunata Quascè et Maria Caprini à la fin de la même année ; un frère convers en 1887; le père Giuseppe Ohrwalder et les sœurs Caterina Chincarini et Elisabetta Venturini en 1892 [exactement extrême fin 1891]; et enfin l'année dernière le dernier prêtre prisonnier, le Père Paolo Rosignoli de Frascati. Un prêtre (le théologien Giovanni Losi), trois religieuses et deux frères convers sont morts en captivité.

Entre-temps, Monseigneur Sogaro, nommé évêque de Trapezopoli en 1885, a aussi fondé une mission avec des écoles à Suakin, une colonie agricole pour la protection des esclaves à Ghesir près du Caire, et une paroisse avec une école à Héluan. »

Manfredo Cagni, Egitto, 1897, https://www.gutenberg.org/files/45948/45948-h/45948-h.htm

 

 

LA VIE SAUVE POUR LES EUROPÉENS – EN PRINCIPE ...

 

Les prisonniers chrétiens furent épargnés par le Calife (le successeur du Mahdi], au moins en ce qui concerne leur vie : « Il est vrai qu'il ne fera jamais mettre à mort aucun de ses prisonniers européens, qu'il craigne à terme des représailles de leurs gouvernements — mais il ignore à peu près tout du monde extérieur — ou qu'il désire conserver indéfiniment des otages (pour d'éventuelles négociations qui, autant qu'on le sache, n'ont jamais été engagées de part ni d'autre...) » (Philippe David, Le Soudan et l'État mahdiste sous le Khalifa 'Abdullahi (1885-1899)  inOutre-Mers. Revue d'histoire, 1988,

https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1988_num_75_280_2680

 

Mais la remarque qui précède vaut pour la période où le régime mahdiste s’est installé durablement, après la prise de Khartoum. Durant la période qui précède, des Européens prisonniers furent exécutés : par exemple, le colonel Stewart et les consuls européens capturés alors qu’ils avaient quitté en bateau Khartoum assiégée ; le Mahdi dans sa lettre informant Gordon de leur mort, précisait qu’ils avaient été exécutés pour avoir refusé de se convertir.

D’autres Européens non-combattants furent tués lors de la prise de Khartoum avant que le Mahdi donne l’ordre d’arrêter le massacre.

 

S’agissant de l’échanger les captifs, Lord Wolseley proposa  au Mahdi, vers mai 1885 ( ?), d’échanger les Européens prisonniers contre des parents du Mahdi capturés par les Anglais. L’offre fut refusée, le Mahdi faisant savoir que tous les Européens étaient devenus musulmans et ne souhaitaient pas revenir chez les chrétiens. Evidemment, les captifs ne furent interrogés (quand ils le furent) que pour la forme.

A propos de cette offre (qui ne concernait pas que les missionnaires), l’avis de Hussein pacha Khalifa (voir plus haut pour ce personnage qui après fait semblant de se rallier au Mahdi, parvint à s’enfuir) :

« A la réception de la lettre de Wolseley demandant la délivrance des missionnaires et des religieuses, le Mahdi communiqua aux premiers ce qui les concernait. Voulez-vous, leur dit-il d’un ton impératif, partir ou rester ? Rester, répondirent-ils humblement, car ils savaient qu’en cas de réponse contraire, rien n’aurait pu les sauver de la mort immédiate. Quant aux religieuses, elles ne furent pas même consultées. »

De même, Slatin rapporte comment lui et Lupton prétendirent vouloir rester – Slatin laisse comprendre qu’exprimer une idée contraire n’aurait pas fait avancer d’un pas leur libération et au contraire aggravé leur situation.

 

 

L’ALLEMAND NEUFELD

 

 

Tous les captifs ne furent pas traités avec (au fil du temps) une relative « mansuétude ». Ainsi l’allemand Neufeld, venu pour des opérations commerciales, fut accusé d’être un espion : s’il ne fut pas exécuté (malgré des simulacres éprouvants) il fut enchainé dans la prison principale d'Omdurman, puis son  sort s’améliora un peu, mais sans être mis en semi-liberté  comme les autres captifs. Slatin écrit :

« :Charles Neufeld passa depuis le milieu de 1887 plusieurs années dans cette prison, exposé aux plus grandes privations et gravement malade. Il fut et est encore soutenu par les Européens qui se trouvent à Omm Derman autant que leurs moyens le leur permettent, (…) Les pieds chargés de doubles anneaux en fer et une lourde chaîne autour du cou, il fut livré comme les autres à la discrétion de ses gardiens. (…)

Après environ trois années de captivité, ses fers furent allégés et avec seulement une chaîne aux pieds, il fut envoyé à Khartoum où il fabrique du salpêtre sous la surveillance d’un certain Woled Hamed Allah. Il se trouva relativement mieux. (…). Les locaux utilisés pour la fabrication du salpêtre se trouvent dans le bâtiment des missions catholiques à Khartoum qui, pour ce motif, a été sauvé jusqu’à présent de la destruction générale. Là, le pauvre Neufeld traîne le soir ses membres fatigués à travers le jardin de la mission pour se reposer au pied d’un palmier, après le dur labeur de la journée. »

 

« On remplirait des volumes en décrivant toutes les monstruosités, qui se sont passées dans les cachots d’Omm Derman et les atrocités commises par le Sejjir* et ses aides. (…) Un jour viendra où la justice fera son œuvre! »

                                                                                         * Le Seijir, l’émir de la prison principale dont Slatin a décrit les conditions catastrophiques de détention.

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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