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Le comte Lanza vous salue bien
22 avril 2022

OLIVIER PAIN, UN COMMUNARD CHEZ LE MAHDI PARTIE 3

 

 

OLIVIER PAIN,  UN COMMUNARD CHEZ LE MAHDI

PARTIE 3

 

 

 

 

 


 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ] 

 

 

 

L’ABANDON DU SOUDAN

 

La prise de Khartoum (26 janvier 1885) sonne l’échec de la campagne de secours.

 

En Grande-Bretagne, la mort de Gordon (qui finit par être confirmée) déclenche une vague de chagrin mêlé de colère envers le gouvernement, jugé responsable du retard de l’expédition de secours. Gladstone atteint des sommets d’impopularité : ainsi, on modifie son surnom flatteur, GOM, Great Old Man, le grand vieil homme, en MOG, Murderer of Gordon, meurtrier de Gordon.

Le gouvernement Gladstone pour ne pas perdre la face, donne l’ordre à Lord Wolseley de reprendre Khartoum, mais en fait les troupes de Wolseley se replient vers le nord.

Une armée britannique (avec des forces indiennes) partie de Souakim dans l’intention  de rejoindre les forces de Wolseley est durement accrochée par les mahdistes d’Osman Digna à la bataille de Tofrek (mars 1885). Les mahdistes sont repoussés et subissent de lourdes pertes. 

Un incident impliquant la Russie à la frontière des Indes permet au gouvernement Gladstone de retirer l’essentiel des troupes sans perdre la face. Puis en juin 1885, le gouvernement Gladstone cède la place au gouvernement conservateur de Lord Salisbury qui décide l’évacuation de ce qui reste des troupes britanniques  au Soudan (à l’exception de Souakim), ce qui entraine aussi le départ des dernières garnisons égyptiennes au nord du Soudan :   la frontière est fixé à la 2ème cataracte à Ouadi Halfa. Le Soudan entier est abandonné aux Mahdistes. Mais le Mahdi lui-même meurt (de maladie) en juin 1885, son second et disciple favori Abdullahi* lui succède en tant que Khalifa (sans prendre le titre religieux de Mahdi).

                                                                                                          * Selon les transcriptions :  'Abdullahi, Abdallahi ibn Muhammad, Abdulah ibn Muhammad al-Taaichi,

 

A la bataille de Toski, en août 1889, les forces mahdistes qui tentaient de remonter vers l’Egypte sont battues par les forces anglo-égyptiennes*. Le Soudan mahdiste ne représente plus une menace véritable mais le pays reste fermé aux étrangers.

                                                                                   * A noter que des troupes soudanaises combattent dans l’armée égyptienne.

 

 

800px-The_Mahdist_State,_1881-98,_modern_Sudan

 L'Etat mahdiste lors de sa plus grande expansion (en 1891), avec les frontières du Soudan indépendant vers 2010 (avant la séparation avec le Soudan du Sud)..

Wikipedia, art. Guerre des Mahdistes, Mahdist war.

 

 

 

 

POURSUITE DE LA CAMPAGNE ANTI-ANGLAISE DE ROCHEFORT

 

 

Dans cette suite d’événements, la disparition d’Olivier Pain n’est qu’une péripétie très secondaire, mais elle suscite en France une agitation politique dont le promoteur principal est Henri Rochefort, « boosté » par les « révélations » de Getzl Sélikovitch, ancien interprète de l’armée britannique au Soudan (voir partie 2).

 

Il y a chez Rochefort un fort sentiment antibritannique, d’ailleurs partagé par de nombreux milieux en France.

L ’Angleterre apparait comme le principal concurrent de la France dans la course à la prééminence en Europe depuis très longtemps. C’est, plus encore que l’Allemagne, « l’ennemi héréditaire ».

De plus, l’Angleterre, avec sa monarchie et le poids encore important de son aristocratie, agace les républicains français. Enfin, chez Rochefort, le sentiment « anti-anglais » résulte aussi de son attitude de solidarité avec les peuples opprimés par les Anglais, par exemple les Irlandais (voir partie 1).

 

En août  1885, Rochefort organise deux grands meetings (dont l’un au Cirque d’hiver) pour réclamer des comptes sur la disparition d’Olivier Pain ; il dénonce à la fois les Britanniques, qui l’auraient assassiné,  et le gouvernement  français de Charles de Freycinet, qui reste inactif.

Rochefort affirme vouloir porter plainte contre les militaires britanniques mis en cause à commencer par Lord Wolseley.

Il va jusqu’à menacer de violences physiques l’ambassadeur et les diplomates anglais en poste à Paris.

 

Un organisme de médiation internationale est saisi de l’affaire Olivier Pain,  mais aboutit à une conclusion mitigée : la relation du père Bonomi lui parait digne de confiance – seul l’avis de recherche émis par les Britanniques (signé du capitaine Wilson) est moralement contestable dans son principe (puisque Pain était recherché mort ou vif ce qui s’assimilait à  une autorisation de le tuer pour tous les « irréguliers » et chasseurs de primes) – mais  il n’a pas été possible de retrouver ce document  (le journaliste anglais qui l’a publié s’est plus ou moins rétracté) ; selon l’organisme d’arbitrage, cet avis, s’il a bien été émis,  n’a servi à rien, car Pain était déjà mort à cette date (International arbitration and peace association monthly journal

books.google.fr › books).

 

Pour autant, la modération du gouvernement français empêche l’affaire de dégénérer en incident diplomatique avec le Royaume-Uni, dont les conséquences auraient pu être graves.

 

 

 

« CRIME DE LÈSE-NATION ET DE LÈSE-HUMANITÉ »

 

 

Un certain Charles (?) Berger publie, probablement en septembre 1885, une courte brochure intitulée La vérité sur Olivier Pain : son rôle au Soudan et son assassinat, par un ex-rédacteur au "Bosphore égyptien".

Le texte est loin de correspondre au titre car le récit embrouillé de Ch. Berger n’apporte aucune lumière véritable sur la disparition d’Olivier Pain. L’auteur se demande pourquoi les Anglais ont émis en mars 1885 un avis de recherche au nom d’Olivier Pain si celui-ci était déjà mort. La réponse évidente que les Anglais ignoraient que Pain était déjà mort à cette date est écartée par Ch. Berger, car selon lui, si Pain était mort avant mars 1885, ils en auraient forcément été informés (comment, par qui ?). Il estime curieusement que la vérité doit se trouver à mi-chemin (!) entre les deux thèses contraires, celle du père Bonomi pour qui Pain est mort de maladie et celle de Sélikovitch pour qui il a été assassiné par les Anglais – il observe que la date de la mort de Pain peut être fixée entre la mi-avril et la mi- juin 1885, ce qui selon lui, est compatible avec les récits de Bonomi et de Sélikovitch, en oubliant au passage que le père Bonomi a parlé d’une mort survenue en novembre 1884 ! 

Ch. Berger rappelle que selon les témoignages recueillis jusque là, rien n’établit qu’Olivier Pain s’était mis au service du Mahdi : « D'autre part Kitchener déclare, d'après le témoignage du gouverneur de Berber, un moment prisonnier du Madhi [sic], que ce dernier a repoussé toutes les offres de notre compatriote [Pain], disant qu'il ne voulait rien accepter d'un infidèle. C'est nettement établir que Pain n'était pas un agent de leurs ennemis {les ennemis des Anglais]; que, par conséquent, les autorités anglaises, en mettant sa tête à prix, ou en le condamnant à mort, — ce qui revient au même, — ont commis un acte de cruauté et de sauvagerie inutile.

J'ajouterai plus : il est inepte et lâche de la part de ces officiers de s'être vengés de tant de revers si sottement subis, sur un de nos nationaux qui n'y était pour rien. Et dût-on ne rien attendre du cabinet timoré qui nous gouverne, il nous semble hautement urgent pour la presse de protester unanimement contre ce crime inutile de lèse-nation et de lèse-humanité ».

Comme on voit, Ch. Berger termine sa brochure sur le même ton antibritannique que les partisans de Rochefort – avec un raisonnement assez spécieux : si Pain avait fait des offres de service au Mahdi et que celui-ci les avait repoussées, est-ce que cela devait le rendre moins suspect aux yeux des Anglais - d’autant que le témoignage du gouverneur de Berber ne devait pas être connu lors de l’avis de recherche (si celui-ci a bien été émis) ? *

                                                                  * La brochure de Berger reproduit l’avis de recherche du capitaine Wilson, en traduction française. Des recherches, notamment dans la presse anglaise, devraient permettre de retrouver le témoignage du gouverneur (égyptien) de Berber. Ce dernier est  Hussein pacha Khalifa; captif et rallié en apparence au Mahdi, il parvint à s’enfuir sous couvert d’une mission confiée par le Mahdi. Interrogé à Alexandrie en juillet 1885, il déclare ne rien savoir sur Olivier Pain (?), cf. un article (non signé) de son interlocuteur français dans les Annales de l’Extrême-Orient et de l’Afrique, 1885. https://www.google.fr/books/edition/Annales_de_l_Extr%C3%AAme_Orient_et_de_l_Afr/9hlAAQAAMAAJ?hl=fr&gbpv=1&dq=hussein+pacha+khalifa+berber&pg=RA1-PA42&printsec=frontcover

 

 

Pendant ce temps, le père Bonomi livrait de nouvelles impressions au journal L’Arena de Vérone (il était originaire de cette province) ; il déclarait que Pain avait été bien reçu par le Mahdi mais que ce dernier ne lui avait confié aucune mission particulière, contrairement à ce qu’on avait affirmé. Il confirmait que Pain était mort, probablement de maladie, après avoir chuté de son chameau (sans indiquer de date).

Le père Bonomi savait que les Français [du moins certains] voulaient qu’on croie que Pain avait été assassiné, et que beaucoup de personnes l’avaient pressé de dire qu’il avait vu Pain assassiné ( ?) « mais comme vous le pensez bien, j’ai décliné cet honneur ». Il ajoutait qu’un certain Berti (aux identités multiples) était au Soudan pour enquêter sur la mort de Pain – a priori pour prouver la thèse de l’assassinat (récit reproduit par le Newcastle Morning Herald du 20 octobre 1885, sous le titre The Olivier Pain agitation).

https://trove.nla.gov.au/newspaper/article/139054124"text)

 

 

 pain mort désert

 La mort d'Olivier Pain (?), dessin publié dans le Harper's Weekly, numéro 1472 du 7 mars 1885. Dans l'édition présente sur internet, l'article correspondant n'est malheureusement pas trouvable (pages omises). Selon le site de vente e-Bay, la gravure (d'après un dessin de F.D. Millet) représente le corps de Pain (?) gisant dans le sable tandis que ses compagnons de voyage (?) se partagent ses quelques possessions. La légende dit : Au Soudan - Seulement un correspondant (de presse). Olivier Pain est habillé en tenue européenne, son casque colonial a roulé près de lui. Le dessin ne prend pas nettement parti entre la thèse de l'assassinat et celle de la mort par maladie - or, curieusement, le décès de Pain n'a (vraiment) été connu que par le message de Lord Wolseley en juin 1885. C'est pourquoi il serait très intéressant de lire l'article du Harper's Weekly correspondant au dessin paru en mars 1885.  

Harper's Weekly - Google Books

 

 

 

 

SÉLIKOVITCH QUITTE LA SCÈNE

 

 

Selon l’introduction de Paul Fenton aux Mémoires de Sélikovitch, « L’identité juive de Sélikovitch n’échappe pas aux antisémites et donne lieu à une mini-Affaire Dreyfus avant la lettre ».

Notamment, Edouard Drumont, le chef de file de l’antisémitisme, fait un sort à l’affaire Pain dans son livre La France juive. Il voit en Sélikovitch un agitateur (peut-être à la solde de l’Allemagne afin de brouiller la France et l’Angleterre, mais ce n’est pas dit clairement) :  «  Comment est mort Olivier Pain ? Nul n’en sait rien. Ses amis le regrettent, mais le public ne s’en occupe pas …  Le Juif Goëdschel Selikowitch entre alors en scène (…) il a vu fusiller Olivier Pain, il l’affirme sur l’honneur, il déclare que cet attentat ne peut rester impuni.

On le croit, on organise des meetings d’indignation, on outrage grossièrement l’Angleterre… »

 

« Le scandale dans lequel Sélikovitch s’était laissé instrumentaliser prenait une ampleur vertigineuse dont les multiples rebondissements entre Paris, Londres et le Caire, seraient trop longs à relater » (Paul Fenton). Il est assez drôle de constater qu’à cette époque, Rochefort soutenait  Sélikovitch (qui apportait de l’eau à son moulin), alors que lors de l’affaire Dreyfus, il fut un antisémite virulent.

 

Finalement, Sélikovitch, désormais sous surveillance, reçut une proposition du ministère français de partir à l’étranger en  attendant  que la situation se calme. « Quarante ans plus tard dans ses Mémoires, Sélikovitch présente cet épisode, qu’il appelle « une tempête dans un verre d’eau », d’une manière, pour le moins, floue » (Paul Fenton), reconnaissant avoir adopté en raison de sa jeunesse un ton trop tranchant. Il accepta l’offre de faire une tournée d’inspection des écoles de l’Alliance Française à Constantinople -ce qui lui fournit l’occasion d‘autres aventures (il aurait aidé à s’enfuir une pensionnaire du sérail du Sultan…).

 

Il est probable que Sélikovitch, dans la polémique relative à Olivier Pain, a surtout vu l’occasion de se venger de ses employeurs anglais qui l’avaient sous-estimé.*

                                                                                         * On peut rapprocher du jugement « bad character »  (personnage déplaisant, et non pas mauvais caractère) porté sur lui par les Anglais, l’opinion, citée par Paul Fenton, de Grébaut, l’ancien professeur de Sélikovtich à l’Ecole des Hautes études : « un type à caractère bizarre avec un comportement orageux ».

 

« …  il est hautement significatif que, dans son récit de voyages Ziyyûrey Massa’ et dans ses notices autobiographiques, il [Sélikovitch] ne souffla mot de toute cette affaire ! » (Paul Fenton).

Au retour de sa mission à Constantinople, Sélikovitch a-t-il été discrètement avisé qu’il était persona non grata en France ou a-t-il voulu prendre un nouveau départ ? Il quitte l’Europe en novembre 1886 et s’installe aux Etats-Unis où il passera le reste de sa vie (il mourra en 1926), travaillant comme journaliste pour des journaux juifs.

Quand on sait que Sélikovitch indiquait par la suite avoir été professeur d’égyptologie à l’université de Philadelphie alors qu’il y avait seulement déposé sa candidature qui ne fut pas acceptée, on peut penser qu’il avait un penchant à l’affabulation.

Paul Fenton note à propos de l’habitude de Sélikovitch « dans ses nombreuses publications  [de] s’attribuer abusivement le titre universitaire de professeur ou d’égyptologue », qu’il s’agissait « plutôt d’une compensation d’une vocation manquée, de la nostalgie de ses ambitions juvéniles frustrées ».

 

 

REGARDS SUR « L’AFFAIRE PAIN »

 

 

Selon l’article de Sarah El-Matary (L’affaire Olivier Pain, dans  Le reportage colonial, de Roudil Roland, Durand Jean-François, Bridet Guillaume, 2016, ouv. cité, voir partie 2 ), dans la seconde moitié de 1885, de nombreux témoignages parviennent qui compliquent encore le récit sur ce qu’est devenu Olivier Pain, mais quasiment toute la presse s’aligne sur l’antibritannisme et demande justice.

La presse érige en patriote OIivier Pain qu’elle avait jusqu’alors dénigré (parce que Communard ?). Selon cet article, l’antibritannisme sert de point de ralliement aux diverses tendances de l’opinion. La figure de Pain devient l’emblème de la lutte pour la suprématie coloniale.

L’auteur conclut : voilà la république sociale et la république coloniale réconciliées par l’aventure.

 

A vrai dire, il faudrait analyser la plupart des grands journaux de l’époque pour apprécier si vraiment la presse dans son ensemble s’est plutôt rangée sur la position de Rochefort, avec plus ou moins de nuance (notamment sur la réalité de l’assassinat de Pain).*

                                                                                * Par exemple, le 2 septembre 1885, L’Intransigeant « épingle » son confrère Le Matin : « Le journal le Matin, qui s’est signalé par son empressement à accueillir dans ses colonnes toutes les notes à l’aide desquelles le gouvernement anglais a tenté de donner le change à l’opinion publique, relativement â l’assassinat d’Olivier Pain. »

 

On peut citer ici un avis modéré qui analyse l’attitude de Rochefort comme dirigée surtout par des préoccupations de politique intérieure :

« Il nous faut maintenant (…)  parler de l’agitation que les intransigeants ont essayé de créer autour du cadavre d’ Olivier Pain. Nous disons cadavre, car il est à peu près certain que notre malheureux confrère est mort, mais de quelle manière est-il mort ? M. Rochefort, qui attendait avec patience que les courses de Deauville fussent finies pour s’emballer lui-même, est venu présider au Cirque d’hiver un meeting où il a conté tout au long l’« assassinat » d’Olivier Pain par les Anglais. Ces derniers de leur côté affirment que Pain est mort de maladie. Qui le saura jamais ? ».

Même si les Anglais oint passé Pain par les armes, l’auteur estime qu’« Il faut être juste même avec ses ennemis » : en effet, ses amis ont présenté Pain comme le bras droit du Mahdi ; or, «  Qu’aurions nous fait nous-mêmes, si au Tonkin, nous avions trouvé un rédacteur du Times faisant le coup de feu dans les rangs des Pavillons Noirs [les « pirates » adversaires des Français] ? C’est donc une agitation absolument stérile qu’ont entreprise là les intransigeants et qui est dirigée du reste bien plus contre le gouvernement français que contre les officiers anglais » (G. d’Heylli,  Gazette anecdotique, littéraire, artistique et bibliographique).

Gazette anecdotique, littéraire, artistique et bibliographique publiée par g d heylli.

 

 

 

 

DES ANCIENS COMMUNARDS REGARDENT LES ÉVÉNEMENTS DU SOUDAN

 

 

 

Lorsque la nouvelle de la prise de Khartoum parvient en Europe, au moins un journal français ne déplore pas la victoire de la « barbarie » sur la « civilisation ». Ce journal – confidentiel – est  L'Ami du Peuple, journal « révolutionnaire-maratiste » de Maxime Lisbonne, ancien Communard. Le journal avait repris le titre du journal de Marat pendant la Révolution française.

Le numéro daté du 8 février 1885 évoque la prise de Khartoum par le Mahdi. Selon le récit du journal, Gordon, alors qu'il s'enfuyait de Khartoum, abandonnant lâchement ce qui restait de son armée, aurait été fait prisonnier par Olivier Pain, devenu un proche conseiller du Mahdi. Rien n'est vrai dans ce récit (assaisonné de remarques militantes plus ou moins saugrenues) qui résulte seulement de l'imagination des rédacteurs du journal, il est vrai à l’audience très restreinte. 

 La presse anglaise avait annoncé dès le 5 février la prise de Khartoum par les forces du Mahdi.  Le sort de Gordon (et de façon bien plus marginale, celui d'Olivier Pain) était encore inconnu, mais aucune dépêche de correspondant ne pouvait accréditer le récit fantaisiste du journal de Maxime Lisbonne. On peut conclure qu'il existait chez quelques anciens Communards une attitude se rapprochant des phénomènes mentaux qu'on classe actuellement sous le nom de complotisme, accompagnée de la mise en circulation de fake news.

Un des articles du même numéro s'intitule "Vive le Mahdi" : l'anticolonialisme existait donc bien, chez certains anciens Communards, mêlé à l'antibritannisme. 

Plus tard, Maxime Lisbonne ouvrira un cabaret : des scènes étaient peintes sur les murs, dont l’une représentait l’infortuné Olivier Pain fusillé par les Anglais (on suppose par des soldats en traditionnels habits rouge, d'ailleurs abandonnés au profit du kaki en zone chaude –  même si Sélikovitch avait affirmé que Pain avait été fusillé par deux bachi-bouzouks (mercenaires généralement issus de l’Empire ottoman), en présence de Kitchener).

 

 ami du peuple)

 Journal L'Ami du Peuple, publié par l'ancien Communard Maxime Lisbonne, numéro du 8 février 1885, titrant faussement sur « Gordon prisonnier d'Olivier Pain » au moment de la chute de Khartoum. 

Vente e-Bay.

 

 

 

 

 

PASCHAL GROUSSET, ALIAS PHILIPPE DARYL, ET LA POLITIQUE ANGLAISE AU SOUDAN

 

 

 

 

Paschal Grousset est l’ancien délégué aux relations extérieures de la Commune (il avait plus d’extérieur que de relations, disait de lui Rochefort, faisant allusion à l’élégance vestimentaire de Grousset). Condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie, il s’en évade avec justement Rochefort, Pain et quelques autres.

En exil en Angleterre, il est enseignant et il approfondit sa connaissance de la langue et de la société anglaise. Avant même de revenir en France, il commence à donner des articles sur la politique étrangère au journal Le Temps, qui représente à l’époque l’opinion modérée, dont le directeur, Hébrard, est semble-t-il un cousin. Par souci d’anonymat il utilise le pseudonyme de Philippe Daryl.

De retour en France, il commence la publication de romans pour la jeunesse et sa série La Vie de collège dans tous les pays,  pour lesquels il utilise le pseudonyme d’André Laurie*. Enfin, (après un premier échec en Corse) il  est élu député radical-socialiste  à paris en 1893 (il l’emporte contre son concurrent socialiste) et sera réélu jusqu’à sa mort en 1909.

                                                                       * Ces livres sont publiés chez Hetzel, qui est notamment l’éditeur de Jules Verne.  On sait que Grousset, quand il était en exil, a envoyé  à Hetzel des projets de romans qui fourniront des canevas à au moins deux livres de Jules Verne (mais la part de Grousset est très minime dans la version finale de ces livres). Verne et Hetzel co-signeront au moins un roman. Grousset utilisera aussi plusieurs autres pseudonymes dans sa carrière littéraire.

 

Grousset a parlé au moins à deux reprises des événements du Soudan, sous ses deux pseudonymes principaux.

En 1884, sous le pseudonyme de Philippe Daryl, il écrit une introduction substantielle pour Les lettres à sa soeur, du général Gordon (écrites du Soudan à l'époque de la première nomination de Gordon comme gouverneur, entre 1874 et 1879); le livre est publié par Hetzel.

                                                                                  * Il est probable que Daryl est aussi l'auteur de la traduction mais ce n'est pas indiqué.

 

Dans la première édition, alors que Khartoum est assiégée, Daryl (qui date son introduction de septembre 1884) présente la situation de Gordon come relativement sûre : « Gordon tient toujours à Khartoum. Il n'y a pas dans toute l'Angleterre un seul foyer qui l'oublie… Gordon attend fort tranquillement, dans une position inexpugnable et avec tous les approvisionnements nécessaires », l’expédition de secours. Si l’expédition de secours n’arrive pas, « il lui restera deux ou trois routes pour se replier en bon ordre vers les grands lacs et le Congo, vers Zanzibar ou vers Massouah ».

Son analyse de la situation au Soudan est axée principalement (au moins dans la première édition) sur les ambitions britanniques.

Pour Daryl, le but de la politique britannique serait de se substituer au Soudan sa domination à celle de l’Egypte : « Ce qu'il faut avant tout, c'est que ces deux frères siamois, l'Egypte et le Soudan, soient bien définitivement séparés. Ce qu'il faut ensuite, c'est que la scission profite à l'Angleterre seule. La civilisation peut y perdre ? Qu'importe. Gordon peut succomber à la tâche? Ce n'est pas probable, mais au surplus tant pis pour lui. » « L'Angleterre aura proclamé l'indépendance du Soudan, pour l'ajouter à son domaine. M. Gladstone aura étalé dans toute sa splendeur la politique de désintéressement et des mains nettes, pour aboutir en fin de compte à dévaliser l'Égypte au profit des poches anglaises. »

Si Daryl/Grousset analyse l’insurrection au Soudan en termes de soulèvement national plus que religieux et de conséquence de l’oppression égyptienne, ces analyses n’ont rien de personnel puisqu’il reprend (en les reformulant ?)  les termes d’une partie de la presse anglaise et les avis de Gordon  : « le véritable mobile qui agit sur les peuples mahométans n'est pas, comme on le suppose généralement, un étroit fanatisme religieux, mais la crainte très justifiée de tomber sous le joug de l'étranger. »  (Pall Mall Gazette*) « Si ce pays {le Soudan] a toujours été une charge pour l'Egypte et s'il s'est finalement soulevé, c'est uniquement à raison de l'abominable traitement qu'on lui a fait subir. (…) Mon opinion arrêtée est que le Mahdi incarne le désespoir des populations bien plus que le fanatisme religieux. » (Gordon, cité par Daryl/Grousset).


Gordon est décrit par Daryl/Grousset conformément à l’image donnée par l’ensemble des observateurs : « ... ayant le mépris sincère de l'argent, du pouvoir et de tout ce que recherchent les hommes, le goût de l'impossible et la passion de l'imprévu; (…) convaincu qu'il a une mission et qu'il l'accomplira à travers tous les obstacles, désabusé du monde, nourri des évangiles, chrétien jusqu'aux moelles et pourtant épris du Coran… »

                                                                                                  * La Pall Mall Gazette, soutien du Parti libéral à cette époque, avait fait campagne pour l'envoi de Gordon au Soudan. 

 

Dans la nouvelle édition du livre, postérieure à la prise de Khartoum, les considérations sur les manoeuvres britanniques disparaissent, car maintenant que le Soudan est aux mains du Mahdi, elles ne sont plus d’actualité...

 

Daryl affine l’analyse du succès du Mahdi qui réunit l’ensemble de la population : « …. il dirige un mouvement qui, par son programme économique, répond à toutes les aspirations des déshérités, en même temps qu'il sert les rancunes des marchands ou propriétaires d'esclaves, c'est-à-dire des classes moyennes et dominantes. Enfin les insurgés allaient combattre sur leur propre sol, pour défendre contre l'étranger leur champ, leur bétail et leur indépendance… »

 

Comme dans la première édition, Daryl attire l’attention sur l’influence de Zobeyr pacha, le trafiquant d’esclaves, qui aurait peut-être pu modifier le cours des événements, mais que les autorités britanniques refusèrent de remettre en selle, malgré la demande de Gordon, en raison de sa réputation détestable, parfaitement justifiée selon Daryl : « Quel homme a jamais fait couler plus de larmes et sacrifié plus de vies à de plus sales objets?

C'est par centaines de mille, peut-être par millions, qu'il faut compter les victimes de ce chacal à face humaine. »*

                                                                                              * On se souvient qu’Olivier Pain était (probablement) porteur de lettres de Zobeyr au Mahdi.

 

Daryl maintient son point de vue que Gordon « aurait pu jusqu'au dernier moment en sortir {de Khartoum], s'il l'avait voulu » et a du mal à reconnaître qu’il s’est trompé sur les possibilités de résistance de Khartoum: « Contre l'opinion commune, nous annoncions, en nous appuyant sur des données certaines, que sa résistance pourrait se prolonger longtemps encore. »

Il considère que la ville a été prise par trahison, parce que les troupes de Gordon ont fait défection : c’est probablement faux et Daryl, qui, il est vrai, confesse ne pas avoir tous les éléments d’appréciation, sous-estime complètement l’état d’affaiblissement de la garnison dû aux privations. Il termine par l’évocation du massacre de la population blanche :  « Tous les blancs de Khartoum, hommes, femmes et enfants, subirent le même sort [que Gordon]. Les cadavres furent jetés au Nil, qui les charria pendant plusieurs jours. » (ici encore, Daryl semble ignorer que le massacre n’a pas concerné que les Blancs, d'une part,  et que certains Blancs furent épargnés d'autres part, après l'ordre du Mahdi de cesser le massacre).

Lettres de Gordon à sa soeur, écrites du Soudan, précédées d'une étude historique et biographique par Philippe Daryl, Hetzel 1884-1885, sur Gallica.

 

 

 

Paschal_Grousset

 Paschal Grousset, alias Philippe Daryl, alias André Laurie, etc., probablement dans les années 1880-90.

Site L'Astronomie de Jules Verne, page "Les Exilés de la Terre (1888) d'André Laurie, en marge des Voyages Extraordinaires".

https://lesia.obspm.fr/perso/jacques-crovisier/JV/verne_ET.html

 

 

 

PASCHAL GROUSSET, ALIAS ANDRÉ LAURIE : HISTOIRE CONTEMPORAINE ET SCIENCE-FICTION…

 

 

 laurie

 Soirée à Souakim, dessin de Georges Roux  pour  le livre d'André Laurie, Les Exilés de la Terre, édition Hetzel, 1888. Au second plan, les invités de la soirée fument tranquillement assis dans des fauteuils en rotin, sur une terrasse avec vue sur la Mer Rouge.

Au premier plan, le personnage principal, l'ingénieur Norbert Mauny, s'entretient avrec Gertrude, fille du consul de France à Khartoum, au moment où l'insurrection mahdiste prend de l'ampleur. André Laurie (Paschal Grousset) présente ainsi Mauny dans les premières pages du livre : .  «  C'était un grand jeune homme, mince, brun (...)  ses yeux clairs et vifs, son nez droit (...) son menton énergique et fier, tous ses traits respiraient la franchise, la bravoure et la bonté. Il portait l'habit noir avec l'aisance qui caractérise l'homme de bonne compagnie, mais en même temps, avec ce laisser-aller qui semble spécial aux hommes d'action. Sa voix était mâle, sa parole brève et nette. Sérieux sans avoir l'air pédant, mais avec une sorte de gaieté intérieure qui rayonnait dans son regard et dans toutes ses manières, c'était un beau type de Français...  en lui la supériorité était visible et s'imposait d'emblée. » La  pièce où se tiennent les protagonistes est décorée dans le style oriental avec toutefois un élément occidental, le piano droit contre le mur...

 Gallica.

 

 

 

 

 

 

Puis sous le pseudonyme d’André Laurie, Grousset publie en 1888 (chez Hetzel) un roman pour la jeunesse Les Exilés de la terre*, dont l’action se déroule au Soudan moment de l’insurrection mahdiste et du siège de Khartoum, avec une intrigue de science-fiction proche de certains romans de Jules Verne.

                                                                                              * Le sous-titre est Selene-company limited ; les illustrations sont de Georges Roux, un des illustrateurs attitrés de Jules Verne.

 

Une compagnie (la Selene-company limited)  a été fondée par des escrocs qui prétendent organiser des voyages sur  la Lune pour l’exploiter. Mais un jeune ingénieur français, Norbert Mauny*, propose un moyen d’aller sur la Lune en utilisant le magnétisme et se fait engager par la compagnie, qui envoie trois de ses dirigeants (des aigrefins antipathiques) pour le surveiller. Son projet prévoit d’utiliser un pic au Soudan, le pic Tehbali (formé de pyrite magnétique) pour ses installations. Or les travaux commencent au moment où l’insurrection mahdiste prend de l’ampleur.

                                                                         * Décrit comme l'archétype des qualités physiques et morales françaises (voir illustration ci-dessus).

 

Dans le roman, l’insurrection du Mahdi apparait bien plus comme une insurrection à caractère religieux, visant à chasser tous les Européens ; lors d’une soirée à Souakim, le consul français Kersain, en poste à Khartoum, décrit les insurgés (la scène a lieu peu de temps avant la destruction par les Mahdistes de  l’armée de Hicks en novembre 1883).

Mauny demande à M. Kersain : « Ces Soudanais sont donc de si méchantes gens?...

— Des gens décidés à ne pas laisser un Européen sortir vivant de chez eux (…) ils sont deux ou trois millions au bas mot, parfaitement disciplinés (…).N'avez-vous pas entendu parler du Mahdi ?

— Le Mahdi ?... Cette espèce d'illuminé musulman, qui s'est insurgé sur le Bahr-el-Ghazal, à deux où trois cents lieues d'ici?...

— Précisément. Eh bien, monsieur Mauny, ce Mahdi-là, si l'on n'y prend pas garde, nous mangera tous tant que nous sommes, avant un an. Il nous chassera de Souakim, il nous chassera de Khartoum et d'Assouan. Il nous chassera peut- être du Caire et même d'Alexandrie !... »

Pendant que Mauny et ses équipes travaillent aux installations du pic Tehbali, l’insurrection mahdiste a gagné en puissance : « … il n'y avait plus désormais à songer à la retraite vers l'Egypte ou vers la mer Rouge : toutes les voies de communication étaient fermées ; toutes les tribus arabes étaient debout.
Le Darfour même se joignait au mouvement irrésistible qui soulevait l'Afrique orientale contre le joug européen. »

 

Laurie/Grousset ne fait pas dans la nuance :  il écrit  que «  le fanatisme arabe est déchainé ». On remarque que Laurie/Grousset interprète l’insurrection mahdiste comme dirigée contre  les Européens, alors que les Mahdistes refusaient toute domination étrangère comme étant celle d’infidèles ; l’insurrection avait d’abord été dirigée contre la domination  des Turcs (ou Egyptiens), avant même l’intervention britannique. On peut tenir compte du fait que Grousset écrit un roman pour la jeunesse et donc tend à simplifier les explications et qu’il n’est pas aussi libre dans ses raisonnements qu’il pourrait l’être dans un ouvrage « sérieux ».

 

Mauny et son petit groupe (dont Gertrude, la fille du consul, qui avec son oncle, ujn médecin, qui ont souhaité accompagner Mauny sur le lieu de ses expérimentations, et un pittoresque baronnet britannique qui a parié avec Mauny que son  projet était irréalisable) voient arriver une armée mahdiste devant leur campement ; un Mahdiste vient les sommer de se convertir à l’islam. Il s’adresse à Mauny :  « es-tu le chef, demanda le barbare ». Les mahdistes sont donc des fanatiques et des barbares.

L’action romanesque fait intervenir un curieux personnage, le nain Kaddour. Celui-ci se présente comme celui qui dans l’ombre, tire les fils de l’insurrection. Grâce à un immense pouvoir aussi bien matériel que spirituel voire, selon lui,  magique, il est à l’origine des mouvements des peuples en révolte contre la puissance anglaise (aussi bien des métis canadiens, des Zoulous, des Boers, des Irlandais !). Mais Kaddour tombe amoureux de Gertrude, la fille du consul (et bientôt fiancée de Mauny) et la fait enlever. Il lui propose de partager sa puissance :

« J'ai à mon service les ressources des sciences anciennes et modernes, les traditions de toutes les magies, noires et blanches, européennes et asiatiques, aryennes et touraniennes. Je suis l'agent invisible qui meut tous les ressorts...
Et je te dis : « Veux-tu partager avec moi cette puissance inouïe? Veux-tu être reine de l'Afrique, impératrice des Indes, de la Chine et du monde? Mets ta main dans la mienne. Demain, les Français seront massacrés en Algérie et à Tunis, les Anglais dans l'Inde, en Egypte, au Cap et dans leur île même; la Russie se jette sur l'Allemagne, le monde musulman sur l'Europe, et dans six mois je te couronne à Byzance...
Fais un signe, au contraire, je reste dans l'ombre, tout-puissant, mais obscur, comme je l'ai fait jusqu'à ce jour; et tu règnes avec moi sans qu'on sache quelle est la source de ta puissance... »

Gertrude rejette en riant ces prétentions avec un cruel « va te regarder dans une glace » ou presque.

Finalement, Mauny ayant mis en marche les appareils magnétiques, la Lune se rapproche de la Terre jusqu’à la heurter et le pic Tehbali avec tous les protagonistes est emporté sur la Lune. Après quelques péripéties*, Mauny, en utilisant le même procédé, revient avec son entourage sur Terre ;  grâce à une parachute portant une nacelle, ils atterrissent à proximité des bords du Nil, à hauteur de Ouadi Halfa où une patrouille anglaise les prend en charge.**

                                                                                     * Il y a des similitudes avec le roman (antérieur) de Jules Verne, Hector Servadac où des personnages sont emportés dans l’espace avec un petit morceau de l’écorce terrestre après la collision avec une comète et reviennent sur Terre en ballon en profitant d’un nouveau passage de la comète près de la Terre.

                                                                                      ** Kaddour se retrouve aussi sur la Lune – il apprend à Mauny et ses amis qu’il a été enlevé enfant par des filous qui exploitaient un cirque et qu’ils ont empêché sa croissance pour en faire une attraction – en fait Kaddour est Français et se souvient qu’il s’appelait Charles ! Or les filous qui l’ont maltraité sont les dirigeants de la Selene company (quelle coïncidence !) qui ont accompagné Mauny et se sont aussi retrouvés sur la Lune. Lors du retour de Mauny et ses amis sur Terre, Kaddour s’arrange pour rester sur la Lune avec ses ennemis dont il va pouvoir se venger.

 

 

 Mauny et son groupe ont la joie de retrouver M Kersain,  le père de Gertrude, qui a pu quitter Khartoum assiégée. M Kersain  lui raconte que Gordon (arrivé entretemps à Khartoum) « se décida à faire appel non seulement à son propre pays, mais à tous les peuples civilisés, intéressés à ce que le Soudan ne tombe pas aux mains du Mahdi ». Gordon a demandé à M. Kersain de sortir de Khartoum pour alerter l’opinion afin d’obtenir l’envoi d’une armée de secours : « J'ai donc accepté comme un honneur la mission que me confiait Gordon, et ce n'est, pas sans péril que j'ai pu la remplir ou du moins commencer de la remplir en parvenant aux lignes anglaises — car notre canonnière n'a pas été attaquée moins de dix-sept fois entre le confluent des deux Nils et Dongola... »

M Kersain, plus chanceux que son équivalent dans la réalité (le consul de France à Khartoum fut massacré avec l'adjoint de Gordon, le colonel Stewart et d’autres notables qui avaient quitté Khartoum en bateau pour presser l’arrivée des secours), peut quitter sain et sauf le Soudan avec sa fille, Mauny et ses compagnons. C’est de retour en France, alors que Mauny et ceux qui l’ont accompagné sur la Lune rencontrent le scepticisme général quand ils racontent leurs exploits, qu’ils apprennent, en lisant le journal, la chute de Khartoum et le mort de Gordon :

« — Ah !... mon Dieu !... la triste nouvelle ! (…): Khartoum est tombé!... Le général Gordon a péri dans le massacre!... L'armée anglaise de secours, commandée par Wolseley, n'est arrivée sous Khartoum que pour trouver la ville au pouvoir du Mahdi !... »

C’est l’occasion de critiquer l’ambigüité (sinon l’hypocrisie) du gouvernement anglais qui avait envoyé Gordon au Soudan et qui « se débattait entre le sentiment de sa lourde responsabilité et le désir de ne pas s'engager dans une entreprise presque sans issue. Il a fini par se décider à envoyer une armée de secours, mais à contre-coeur, en lui recommandant de ne pas se presser, et peut-être avec le secret espoir qu'elle arriverait trop tard... C'est bien trop tard, en effet, qu'elle est arrivée !... Pauvre héroïque Gordon !... Noble soldat !... Il me l'avait bien dit qu'il ne croyait plus aux secours des siens!... » [c’est M. Kersain qui parle].

(Les Exilés de la terre, Selene-company limited, éditions Hetzel, sur Gallica)

 

 

 

hetzel-laurie1888--1

 Page de titre du livre d'André Laurie, Les Exilés de la Terre, édition Hetzel. 

 Site Noosfère.  https://www.noosfere.org/livres/niourf.asp?numlivre=2146585745

 

 

 

 

 

 

 

GROUSSET, GLADSTONE  ET L’IRLANDE

 

 

Daryl/Grousset, dans ses jugements sur le Soudan, se montrait peu favorable au gouvernement et à l’opinion dominante britannique – selon une optique répandue en France, les Britanniques recherchaient toujours leur avantage, au détriment des autres pays (ce qui bien sûr n'était pas le cas des autres !). Pourtant le raisonnement selon lequel l’évacuation du Soudan avait pour but de permettre à l’Angleterre de s’en emparer au détriment de l’Egypte apparaissait comme absurde si on considérait que le Soudan avait finalement été perdu, que Gladstone désirait tellement peu s’impliquer dans une campagne coloniale que l’armée de secours était arrivée trop tard,  etc (ce que Grousset reconnait finalement dans le passage précité des Exilés de la Terre, en tournant quand même le raisonnement de façon à critiquer l’Angleterre).

 

Grousset devait ensuite s’intéresser à la question irlandaise. Après un voyage assez long en Irlande, il publia le résultat de ses enquêtes sous forme d’articles pour Le Temps, puis dans un livre publié d’abord en anglais et en Angleterre (sous son pseudonyme habituel de journaliste Philippe Daryl) Ireland's Disease: The English In Ireland (la maladie de l’Irlande : les Anglais en Irlande), en décembre 1887. En janvier 1888, l'ouvrage est publié par Hetzel sous le titre Les Anglais en Irlande. Grousset considère que la seule solution valable pour mettre fin au malaise irlandais est l’autonomie (Home rule) pour l’Irlande – cette réforme que Gladstone, quand il était Premier ministre, a voulu mettre en place – Grousset fait un portrait plutôt élogieux de Gladstone

Le livre attire immédiatement les compliments de Gladstone qui en parle dans une lettre publique, comme ce qu’on a écrit de mieux jusque-là sur la question irlandaise. Grousset remercie alors Gladstone et lui indique que Daryl est un pseudonyme et qu’il est en réalité ce Grousset qui a  participé à la Commune (et incidemment a protégé à ce moment des citoyens britanniques, notamment des prêtres irlandais). En visite à Paris, Gladstone rencontre Grousset qui publiera le récit de son interview dans Le Temps.

(sur Grousset et l’Irlande, voir l’article de Pierre Joannon, Un communard dans les tourbières d'Erin : Paschal Grousset et la question d'Irlande, in La France et l'Irlande : destins croisés (16e - 21e siècles), sous la direction de Catherine Maignant, 2013;

https://books.google.fr/books?id=NwxvDQAAQBAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false

 

L'enquête de Grousset oppose de façon classique les catholiques irlandais, dominés et exploités, aux Anglais (ou plutôt Anglo-Ecossais), dominants ; il observe que l’Ulster est distinct de l’Irlande, géographiquement et ethniquement. Quelques réflexions portent la marque d’un esprit français « jacobin » : il estime que les Anglais ont raté la fusion des deux peuples en Irlande (mais il ne se demande pas si les Irlandais voulaient être fusionnés avec les Anglais …) et compare la situation de l’Irlande à celle de la Corse, où la France a (selon lui) réussi l’assimilation.*

                                                                                              * On rappelle ici que Grousset, né à Corte, était à demi Corse (sa mère était née Benedetti). Mais ses idées politiques sont celles d’un républicain unitaire classique – ce qui à l’époque de la Commune, lui valait la méfiance des proudhoniens, partisans du fédéralisme (voir l'article cité de Pierre Joannon).

 

 

 téléchargement (1)

 Alfred Morgan,  An omnibus ride to Piccadilly Circus - Mr. Gladstone travelling with ordinary passengers (Dans un omnibus pour Piccadilly Circus - M. Gladstone voyage avec des passagers ordinaires) huile sur toile, 1885, collection particulière, 

https://fr.gallerix.ru/storeroom/1477569309/N/499221127/

L'artiste Alfred Morgan  (1835-1924) devait être un admirateur du leader du parti libéral britannique William Ewart Gladstone (1809-1898); il l'a représenté dans un omnibus, en chapeau haut de forme, l'air pensif et appuyé sur sa canne, voyageant avec des passagers ordinaires (pour qui l'artiste lui-même et des membres de sa famille ont servi de modèles), comme pour montrer l'esprit démocratique et la simplicité du Great Old Man. Le tableau date de 1885, année où Gladstone dut affronter beaucoup de problèmes, notamment avec la chute de Khartoum et la mort de Gordon dont il fut généralement jugé responsable. En juin 1885, il dut céder sa place de Premier ministre au conservateur Lord Salisbury, avant de revenir au pouvoir - pour moins de 6 mois - en 1886. Gladstone fut quatre fois Premier ministre, la dernière fois de 1892 à 1894. Ses diverses tentatives pour imposer l'autonomie (Home rule) de l'Irlande aboutirent  à un échec et provoquèrent le scission du Parti libéral.

 

 

 

 « LE DRAPEAU DE LA CIVILISATION » 

 

 

Au-delà de l’affaire Olivier Pain proprement dite, cette série de messages évoque le cadre historique plus large des événements du Soudan et de la situation en Egypte dans les années 1880. On va examiner le point de vue sur les événements de quelques chroniqueurs français de l’époque (un peu oubliés mais talentueux)*. 

 

L’avis de Grousset sur les événements du Soudan n’a rien de vraiment particulier dans le cadre de l’opinion dominante en France à l’époque – ce n’est en rien, peut-on dire, un avis qui serait lié à ses opinions d’ancien Communard.

En effet, on trouve fréquemment chez les journalistes et chroniqueurs de l’époque, en proportion variable, le triple aspect présent chez Daryl/Laurie : une sorte de méfiance instinctive envers les Britanniques, une sympathie pour le combat héroïque de Gordon et l’idée que la victoire du Mahdi est une défaite pour la civilisation dans son ensemble et pas seulement pour l’Angleterre.

 

Le célèbre chroniqueur de la Revue des Deux Mondes, Charles de Mazade, de l’Académie française, écrit, après la prise de Khartoum, quand personne ne sait encore vraiment ce qui s’est passé :

 « Ainsi, Gordon mort ou prisonnier, Khartoum, la capitale du Soudan au pouvoir de l’ennemi, le mahdi retrouvant son prestige dans les tribus du désert par les derniers événements, les Anglais n’ayant pour tenir tête à l’orage que des forces insuffisantes, et ne pouvant ni reculer ni avancer, voilà la vérité. » Cette situation suffit pour que « l’Angleterre ne trouve que des sentiments de sympathie parmi les nations civilisées qui ne pourraient voir sans inquiétude la domination du nouveau prophète s’établir à Khartoum, pour descendre de là dans la vallée du Nil. 

Les Anglais ne peuvent plus reculer, c’est évident. Ils portent, comme on dit aujourd’hui, le drapeau de la civilisation dans le Soudan (…) leur retraite devant le drapeau de l’islamisme porté par le mahdi aurait à coup sûr un dangereux retentissement dans tout le monde musulman, jusqu’aux Indes »

L’auteur considère pourtant les difficultés pour l’Angleterre de poursuivre son expédition, engagée avec des forces réduites. Il exprime sa réticence devant la politique impérialiste qui parait avoir saisi toutes les nations : « De toutes parts règne une singulière émulation de conquêtes, d’annexions et d’interventions. C’est à qui civilisera quelque région inconnue ou ira porter le nom et l’ascendant de l’Europe le plus loin possible. (…) Soit, c’est la mode du jour ; (…) D’abord, à parler en toute sincérité, c’est vraiment une prétention assez étrange de disposer ainsi de tous les territoires au nom de la supériorité européenne, sous prétexte qu’on a des intérêts de commerce à protéger ou des peuplades barbares à civiliser ». Les difficultés de la France au Tonkin, celle de l’Angleterre en Egypte et au Soudan, montrent les dangers de cette politique coloniale, qui risque de plus de créer des conflits entre les puissances européennes. 

Il invite donc à pratiquer la politique coloniale avec mesure, et seulement pour des motifs sérieux.

Charles de Mazade, Chronique de la Quinzaine,

https://fr.wikisource.org/wiki/Chronique_de_la_quinzaine_-_14_f%C3%A9vrier_1885"Wikisource

 

                                                                                                  * Compte-tenu du fait que nous abordons les événements du Soudan à travers l'affaire Olivier Pain, nous n'évoquons que les réactions françaises; évidemment la presse britannique était bien plus concernée encore par les événements qui impliquaient le gouvernement et l'armée britannique, d'autant plus que la figure de Gordon devint celle d'un héros national..

 

 

« IL ÉTAIT ÉCRIT QUE CETTE HISTOIRE FINIRAIT AINSI »

 

 

On peut donc noter chez un conservateur modéré comme Mazade, non pas un sentiment anticolonialiste (ce serait très exagéré) mais une réticence ou un scepticisme devant l’excès de colonialisme, qualifiant l’attitude de supériorité européenne de « prétention assez étrange ». Il ne va pas toutefois aussi loin dans la méfiance « envers ce que les Européens appellent civilisation »,  que le spécialiste d'histoire religieuse James Darmesteter dans sa conférence sur le Mahdi à la même époque (voir partie 1).

En 1884, le célèbre chroniqueur Georges Valbert*, dans La Revue des Deux Mondes, évoquait ainsi le siège de Khartoum qui était en cours: « Mais il est un point sur lequel tout le monde s’accorde : nous nous intéressons tous à Gordon, à sa généreuse audace ; nous faisons tous des vœux pour son succès ou pour sa délivrance. »

                                                                                    * Georges Valbert était le pseudonyme utilisé pour ses articles de politique internationale par l’écrivain Victor Cherbuliez, romancier, auteur dramatique, essayiste et critique littéraire, membre de l’Académie française.

 

En 1885, après la chute de Khartoum, Valbert rend compte de la parution en Angleterre du Journal du siège de Khartoum par Gordon  (voir partie 2 pour quelques indications sur ce journal). Il note que certains, en Angleterre « en voudront à ce mort de sortir de son tombeau pour reprocher son malheur à l’Angleterre et régler ses comptes avec elle. En revanche ceux qui sont curieux de voir un homme extraordinaire dont l’âme était plus grande encore que folle, se débattant dans une situation désespérée comme un lion pris au piège, et tour à tour interrogeant sa destinée et son courage, liront [ce livre] avec un vif et poignant intérêt ».

Gordon avait accepté l’idée d’ « évacuer le Soudan et de laisser le pays « tel que Dieu l’a créé » , «  les gens qui l’habitent ne seront plus opprimés par des pachas égyptiens venus de la Circassie, de l’Anatolie et du Kurdistan. Mais cet homme d’un grand coeur avait l’imagination aussi mobile qu’ardente et il devait arriver fatalement que tôt ou tard il interprétåt ses instructions à sa manière ».

« Puisqu’on voulait abandonner le Soudan, la seule chose à faire était de négocier avec le mahdi et de lui livrer Khartoum à condition qu’il accordât aux garnisons un permis de libre passage pour se retirer en Égypte » - or, ce ne fut pas le choix de Gordon qui voulait organiser un Soudan indépendant sans l’abandonner aux Mahdistes.

« Il était écrit que cette histoire finirait ainsi. »

Mais le triomphe du Mahdi a été court : « Celui que l’ange Azraïl devait conduire au Caire puis à La Mecque, celui qui se proposait de détrôner le padischah* et qui annonçait dans ses proclamations qu’il abolirait les Korans, fermerait les mosquées et remplacerait tout par le mahdi**, est mort, assure-t-on, à Gabra le 29 juin [1885]. C’est la petite vérole qui a mis un terme à ses pompeuses destinées ; elle ne respecte rien, pas même les messies ».

L’auteur doute que le Mahdi, dont le sourire faisait peur, soit regretté. L’histoire du Mahdi devient pour l’auteur une sorte de mirage du désert :  « Le désert africain a ses enfantements, il n’a pas le secret des choses qui durent … »***

                                                                                              * Le Padischah ou  Sultan de l’Empire ottoman.

                                                                                              ** Le Mahdi avait-il vraiment déclaré qu’il « remplacerait tout » par lui-même ? C’était un bon musulman, pourquoi aurait-il voulu abolir « les (?) Korans » et les mosquées ? Valbert se fait peut-être l’écho de bruits colportés par les adversaires du Mahdi – notons que comme plusieurs journalistes de l’époque, Valbert ne met pas de majuscule à « Mahdi ».

                                                                                             ** Valbert se laisser aller à bon compte à ses rêveries. La mort du Mahdi (le 22 juin à Khartoum, selon Wikipédia - ?), du typhus, fut suivie par une expansion du territoire mahdiste sous la direction de son successeur Abdullahi, même si au nord la tentative mahdiste d’invasion de l’Egypte fut énergiquement stoppée en 1889 par les forces anglo-égyptiennes.

Georges Valbert, Le Journal de Gordon à Khartoum, Revue des Deux Mondes, 1885 https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Journal_de_Gordon_%C3%A0_Khartoum

 

 

 

« LE PAUVRE OLIVIER PAIN EST BIEN MORT CETTE FOIS »

 

 

 

D’autres organes émettent des avis conformes à l’antibritannisme assez répandu en France, en opposant la façon équitable dont la France traite les peuples « qui réclament son protectorat » (sic !) à la façon des Anglais : « Héroïque brute que cet Osman Digma ! Si Osman est ressuscité*, le pauvre Olivier Pain est bien mort, cette fois. En somme le capitaine [major] Kitchener n’a opposé aucun démenti formel à l’accusation portée contre lui par l’ex-interprète Sélicowitz  (…) cette fois les Anglais eux- mêmes se sont émus. Ce sont eux-mêmes qui font une enquête; elle ne ressuscitera point Olivier Pain, mais peut être empêchera-t-elle le pauvre Riel d’être légalement accroché à une potence**. Quoi qu’ il en soit, la mort d’Olivier Pain a produit en Egypte une émotion extraordinaire et elle n’a pas peu contribué à faire misérablement échouer le projet, insensé d’ailleurs,  qu’avaient formé les Anglais de faire solliciter le protectorat par la population indigène.*** Il est à remarquer que ces choses-là n’ont jamais réussi qu’à la France parce qu’ elle offre l’égalité à ceux qui réclament son protectorat. »

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                                                                                  * On suppose qu’Osman Digma, un des principaux chefs mahdistes (assez indépendant du Mahdi semble-t-il), avait été donné pour mort.

                                                                                  ** Louis Riel, chef des métis canadiens-français, avait dirigé des soulèvements contre le pouvoir anglais au Canada. Après un dernier soulèvement des métis, il fut condamné à mort et exécuté en novembre 1885 (notamment parce qu'on lui reprochait l'exécution d'un otage lors d'un précédent soulèvement).  

                                                                                 *** On voit mal en quoi la mort d’Oliver Pain aurait suscité en Egypte une « émotion extraordinaire » - à moins que le journaliste vise seulement la réaction de la communauté française d’Egypte… En Egypte, les Anglais ne proclamèrent pas de protectorat officiel et se contentèrent de ce qu’on a appelé veiled protectorate (protectorat voilé) sauf pour une brève période lors de la guerre de 14-18. Des études plus précises permettraient de savoir à quelles tractations fait allusion l’auteur de La Décade mais ce qui semble surtout le choquer, c’est que les Anglais aient voulu faire intervenir « la population indigène » pour arriver à leurs fins…

 

 

 

 

UN TÉMOIN DE LA MORT  D’OLIVIER PAIN :  DIMITRI ZIGADA

 

 

 

Après l’agitation provoquée par les récits de Sélikovitch, on peut penser que l’intérêt pour l’affaire Olivier Pain était retombé en France. Mais de nouveaux témoignages parvenaient ponctuellement.

En 1886, on  trouve dans les Annales de l'Extrême Orient et de l'Afrique, un article qui reprend le compte-rendu par un journal anglais,  The Standard, d’un entretien au Caire avec « un individu échappé de Khartoum en même temps que deux soeurs de la Merci ».

Cet individu, Dimitri Zigada, déclare que Pain était parti de Esneh avec deux domestiques ; il  avait appris à son arrivée dans le Kordofan que le Mahdi se dirigeait sur Khartoum. « Il le suivit et le rejoignit à Egella où Zigada le vit pour la première fois Il était alors en bonne santé. Comme il ne parlait que peu l’ arabe, il était obligé d’avoir recours à un interprète quand il avait une question à faire ». « Le mahdi ne crut nullement à ses déclarations et le fit immédiatement arrêter et surveiller étroitement et défendit aux autres Européens qui pouvaient se voir entre eux d avoir aucune communication avec lui ».

Zigada indique curieusement que malgré cette surveillance, Pain, Slatin bey [l’officier autrichien prisonnier du Mahdi dont on va reparler] et Zigada réussirent à envoyer une lettre (composée de lignes et d’entrefilets empruntés à un journal) destinée à Gordon pour lui annoncer l’approche de l’armée de secours.

Pain suit les bagages du Mahdi vers Shat. « Le voyage dura quinze jours pendant lesquels il tomba malade. » Zigada déclare qu’à Shat, « un prisonnier autrichien nommé Mustar fut condamné à dix jours de fers pour avoir essayé d’obtenir des nouvelles de Pain ». «  De Shat, le mahdi marcha sur El Duem et ensuite descendit le Nil Blanc vers Omdurman. C’est à environ un jour et demi de marche de Omdurman que Pain mourut. Epuisé, il était déjà tombé deux fois du chameau sur lequel il était monté la veille de sa mort. Il tomba encore une fois le jour où il mourut et les Arabes, ne pouvant le faire revenir à lui, creusèrent une fosse avec le concours de Zigada et l’enterrèrent. Zigada dit que son corps était encore chaud quand on l’enterra. Sa tombe est située tout près du Nil Blanc ».

Suivent des détails donnés par Zigada sur le traitement du cadavre de Gordon : « Il paraît que sa tête fut suspendue pendant cinq jours à un crochet de boucher dans le bazar d Omdurman. Les passants lui jetaient des pierres et de la boue et crachaient dessus ».

books.google.fr › books, 1886

 Zigada ne précise pas la date de la mort d'Olivier Pain, mais on peut la situer puisqu'elle a lieu au moment où le Mahdi est en route pour Khartoum pour diriger le siège, soit dans le courant de l'automne 1884.

Il est probable que nombre de journaux français reproduisirent l’article du Standard. Mais pouvait-on faire confiance à ce Zigada, qualifié peu élogieusement d’ « individu » par la source précitée (en fait, il s’agit d’un commerçant grec – ils étaient nombreux au Soudan) ? En tous cas Zigada se donne comme témoin visuel de la mort d’Olivier Pain.

 

Avec le temps d’autres témoignages allaient apparaître sur la présence de Pain au camp du Mahdi et sur sa mort : celui d’un missionnaire, le père Ohrwalder, et celui de Rudolf Slatin, un Autrichien au service de l’Egypte, tous deux captifs du Mahdi pendant une longue période.

 

 

 

ANNEXE

DEUX ANS APRÈS LA PRISE DE KHARTOUM, UN PROCÈS AU CAIRE

 

 

 

Comme on l’a dit, dans ces messages nous débordons de  l’affaire Olivier Pain proprement dite. Il nous a paru intéressant de mentionner le procès du colonel Hassan-Benhassaoui qui donne un éclairage sur les événements du Soudan et la situation en Egypte.

 

On a déjà parlé d’Octave Borelli, ou Borelli bey (voir partie 1). Il est probable qu’il participa aux réunions organisées au Caire par Olivier Pain à l’intention  des communautés française et italienne, pour  collecter des fonds  destinés à racheter les prisonniers du Mahdi. Borelli en tant que directeur du Bosphore égyptien, était l’un des dirigeants officieux de la communauté française et à ce titre, un opposant à la tutelle britannique sur l’Egypte*

                                                                                                       * Borelli bey, issu d'une famille aisée d’origine italienne fixée à Marseille, après des études de droit, avait débuté une carrière de sous-préfet sous la République conservatrice; puis, à la suite de déboires mal expliqués dans sa carrière, il s'était établi en Egypte; il avait été avocat-conseil du gouvernement égyptien avant l’époque du protectorat informel des Britanniques, et même un moment, sous-ministre du diwan égyptien (le ministère).

 

En 1887, il allait se mettre en évidence en assurant la défense du colonel Hassan-Benhassaoui, un militaire égyptien de la garnison de Khartoum, qui après avoir été captif des Mahdistes, avait pu s’évader et rejoindre l’Egypte. Or le gouvernement égyptien l’accusait de trahison.

Dans l’introduction de la relation de ce procès, publiée en 1893, Borelli rappelle les événements encore récents de Khartoum : « Mais le Mahdi se rapprochait. Le flot barbare menaçait Khartoum. Les événements se précipitaient. Gordon était homme d'action; il redevint lui-même* et fut admirable. Sa grande figure domine le dénouement tragique de cette aventure et s'impose au respect de tous. Il n'est pas dans l'histoire de caractère plus noble et plus chevaleresque, de courage plus haut, d'abnégation plus touchante et plus sublime. »

                                                                                                               * Borelli vient d’exposer l’étonnement qu’il y a eu à voir Gordon se renier en quelque sorte, en admettant de mettre entre parenthèses la question de l’esclavage dans sa proclamation à son arrivée à Khartoum, alors que « Personne n'ignore quelle page glorieuse appartient à Gordon dans l'histoire de la suppression de l'esclavage africain ».

 


Les procédures et les personnes citées dans la relation du procès sont le reflet du protectorat (officieux) britannique sur l’Egypte et de la présence en Egypte d’une importante minorité occidentale. La Cour est composée de militaires égyptiens et de militaires britanniques « au service égyptien », avec les grades de liva, bimbachi, miralaï*. 

« L'honorable Quirk-Bey (de l'Armée Britannique au service Egyptien), Miralaï, remplit les fonctions d'Avocat-Juge. Borelli-Bey, Avocat (assisté de Me Albrecht, avocat, et de M. Sadeq-Kamel, interprète), comparaît pour la défense d'Hassan-Bey-Benhassaoui. ».

Le ministère public est appelé prosecutor à l’anglaise.**


                                                                                        * Liva, général de brigade, bimbachi chef de bataillon, miralai, colonel.

                                                                                        ** Borelli écrit avec un accent le terme (anglais) prosecutor et utilise avec exagération les majuscules…Il ne précise pas les compétences de « l’avocat-juge ».

 

Les principaux actes du procès sont en anglais et en arabe.

Hassan-Benhassaoui, nommé colonel par Gordon pendant le siège de Khartoum, est accusé d’avoir livré ses positions aux troupes du Mahdi le 26 janvier 1885, d’avoir correspondu avec le Mahdi pour lui indiquer les endroits où l’attaque était facile, d’avoir incité les officiers et soldats à livrer leurs positions
Pour Borelli bey, « Hassan-Bey n'est pas mort sur le champ de bataille; il a été fait prisonnier et il n'est rentré au Caire [après s’être évadé] qu'après vingt-huit mois de captivité. Voilà l'origine véritable de nos soupçons et de la poursuite. »
Borelli bey voit dans l’accusation un pur calcul financier : le ministère des finances n’a pas à payer les reliquats des soldes ou la pension de retraite si Hassan- Benhassaoui est convaincu de trahison.

Le procès permet de savoir qu’il y à ce moment en Egypte 195 rescapés de la garnison de Khartoum qui ont pu rejoindre l’Egypte après s’être évadés (ce qui montre que le massacre des défenseurs de Khartoum n’a pas été général - et que les camps du Mahdi étaient assez mal gardés).  Or pour toucher leurs arriérés de solde auprès du ministère des Finances, ou leurs créances comme fournisseurs de l’armée, selon Borelli bey, ces rescapés ont dû charger plus ou moins Hassan- Benhassaoui dans leurs dépositions.
 Le ministère des finances fait d’ailleurs une apparition en la personne d’un conseiller, dont le nom indique une origine corse : « En ce moment pénètre dans la salle d'audience M. Jourdan Pietri, Conseiller Khédivial, invité par le Ministère des Finances de suivre le procès. Après avoir causé quelques instants avec le Président, le Prosécutor, l'Avocat-Juge et la défense, M. Jourdan Pietri se retire ».

« Moukhtar-Pacha [le procureur ou prosecutor] assure que le Ministère des Finances est étranger au procès actuel. En tout cas, son intervention s'expliquerait naturellement, à cause des dispositions de l'article 2 du décret du 22 décembre 1886 sur les pensions militaires ».

La question de la définition de la trahison se pose et on a recours à la Charia (la loi coranique - Borelli écrit « le Chériah ») semble-t-il à titre indicatif, pour préciser cette définition : «Moukhtar-Pacha examine, selon le Chériah, ce qu'est une trahison; il cite divers auteurs et les commente. En invoquant l'une ou l'autre des définitions données par les jurisconsultes musulmans, il maintient son droit de qualifier traître Hassan-Bey. »

Les témoins évoquent le massacre des militaires et des civils lors de la prise de la ville : « La plupart des massacrés, parmi les soldats, étaient Arabes.
Dans ma compagnie, il n'y avait pas de Soudanais. » (Les Soudanais de l’armée égyptienne semblent avoir été plutôt épargnés à la différence des Arabes).

D'autres témoins racontent ce qu'ils ont vécu : « Peu après, survinrent huit autres rebelles, qui tuèrent l'Agent Consulaire d'Amérique, son frère et ses neveux, pendant que, moi, je restais caché durant quatre heures sous des citronniers.

Surpris par des Mahdistes, qui cherchaient un certain Osman-Hamdouk pour le tuer, je fus fait prisonnier et conduit avec cet Hamdouk dans la maison, pour y être dépouillé et mis à mort; mais alors arriva l'ordre du Mahdi de cesser le massacre. ».

L’accusé a-t-il eu un traitement de faveur ? Selon les témoins : « Parmi les prisonniers, aucun n'était privilégié ; tous étaient également maltraités. »

On évoque le sort des femmes :

D. La fille de Hassan-Bey-El-Benhassaoui a-t-elle été épousée par le Mahdi ou prise de force (violée) ?

R. Prise de force, comme les autres filles qui étaient en grand nombre (une centaine) ; le Mahdi n'avait le droit d'épouser que quatre femmes. Si j'ai dit « mariée au Mahdi », c'est une erreur de mot; j'entendais bien dire prise de force et violée.

Les femmes de Hassan-Bey ont également été prises de vive force et données à des Emirs*. »

                                                                                                   * On notera que les acteurs du procès ne semblent pas considérer qu’une femme peut à la fois être épousée et être prise de force…

 



Dans son plaidoyer, Borelli bey indique qu’il n’y a pas besoin de parler de trahison pour expliquer la chute de Khartoum : l’épuisement et la démoralisation des défenseurs, réduits à la dernière extrémité, suffit*. D’ailleurs le rapport du major Kitchener sur la chute de Khartoum ne conclut pas à la trahison. Mais dans les malheurs publics l’opinion a besoin « de chimériques explications et trouve des raisons secrètes aux fléaux qui l'accablent ».

                                                                                                                       * Les témoins déclarent : « Dix pour cent des soldats se portaient bien ; les autres étaient malades » « Pendant environ sept jours, les officiers et les soldats n'ont mangé que de la gomme (…).La gomme donnait aux soldats la dysenterie. » Borelli écrit : « Par suite de la famine, les soldats n'avaient plus la force de rien faire. Ils restaient quatre, cinq, dix jours sans distribution de vivres. »

 

Au terme du procès, « La Cour déclare Hassan-Bey-Benhassaoui (…) Non coupable sur tous les chefs d'accusation et l'en acquitte honorablement ».

La sentence  est communiquée le même jour au Sirdar (commandant en chef) de l’armée égyptienne par intérim, le Britannique Herbert Chermside, qui fait savoir qu’il approuve l’acquittement mais non le terme « honorablement » car s’il n’y a pas eu trahison, il y a eu négligence*. Il demande une nouvelle délibération. La cour se réunit de nouveau le même jour et confirme sa première sentence : « Dans ces circonstances, la Cour représente respectueusement au Sirdar que rien ne justifierait le retrait de l'acquittement honorable accordé à un Officier qui a de si rudes états de services. ».

                                                                                             * Si le Sirdar avait refusé le jugement, il est probable qu’il y aurait eu un second procès en appel ? Borelli ne l’indique pas.

 

Le Sirdar en prend acte, tout en maintenant sa réserve à titre personnel.
Après  lecture du jugement, «  le Président rend son sabre à Hassan-Bey-Benhassaoui et le proclame acquitté honorablement ». Le militaire sera ensuite  reçu en audience particulière par S. A. le Khédive et le grade de miralaï (colonel) lui est reconnu à titre définitif par le gouvernement Égyptien.

                                                                                             * On peut noter que l’accusé avait eu droit à quelques égards – qui probablement n’auraient pas été appliqués à un accusé plus modeste: «  En vertu d'un Ordre du Ministre de la Guerre (…) Hassan-Bey avait été autorisé à demeurer dans son habitation privée, prisonnier sur parole. Il était conduit à chaque audience et ramené ensuite chez lui par un Officier de l'armée égyptienne. »

 

Borelli-Bey, La chute de Khartoum, 26 janvier 1885 : procès du colonel Hassan-Benhassaoui, juin-juillet 1887 / PARIS, LE CAIRE, 1893 (sur Gallica).

 

 

 

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Présence britannique en Egypte : le khédive (ou vice-roi) Tewfiq décore Sir Garnet Wolseley (plus tard Lord Wolseley) du grand cordon de l'ordre de l'Osmanieh (un ordre turc, puisque l'Egypte était encore liée à la Turquie par un lien de plus en plus ténu), après la bataille de Tell El Kebir et la défaite d'Urabi pacha, septembre 1882. Aux côtés de Wolseley, le duc de Connaught, fils de la reine Victoria  qui était l'un des chefs de division du corps expéditionnaire.

Dessin paru dans The Graphic,14 octobre 1882.

La présence britannique est alors à ses débuts - elle durera sous des formes diverses (en s'amoindrissant dans le cours du 20 ème siècle) et avec une plus ou moins grande hostilité du pouvoir égyptien et de la population, jusqu'au début des années 1950 et l'arrivée au pouvoir des jeunes officiers nationalistes menés par Nasser.

Site Prints and Ephemera

https://www.printsandephemera.com/ourshop/prod_6246801-The-War-in-Egypt-The-Khedive-Presenting-the-Grand-Cordon-of-the-Osmanieh-to-Sir-Garnet-Wolseley-1882.html

 

 

 

 

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Le comte Lanza vous salue bien
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