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Le comte Lanza vous salue bien
22 février 2021

JORGE LUIS BORGES, LA PATRIE ARGENTINE ET LA DICTATURE PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

 

 JORGE LUIS BORGES, LA PATRIE ARGENTINE ET LA DICTATURE

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ]

 

 

 

On peut s’étonner de parler de Jorge Luis Borges sous l’angle de ses positions politiques : si un écrivain a paru peu ou pas du tout engagé, c'est bien Borges. Il s'est consacré avant tout à l’exploration de quelques thèmes d’inspiration personnels (d’ailleurs pas faciles à définir : le lien aux ancêtres, une forme de solitude, les livres, le regard sur les civilisations du passé et ce qui en subsiste). On a parfois parlé de labyrinthes pour ses écrits et ses thèmes favoris, mais c’est sans doute excessif (même si Borges a fréquemment, surtout dans ses premières oeuvres, évoqué les labyrinthes).

Finalement la singularité de Borges n’a pas mieux été décrite que par lui-même quand il déclarait qu’il n’était jamais sorti de la bibliothèque de son père. Son œuvre a été, plus qu’autre chose, un dialogue avec les livres du passé – plus rarement du présent.

De plus la cécité, qui s’installa progressivement, n’a pu que favoriser son repliement sur sa vie intérieure.

Pourtant parmi les thèmes favoris de sa pensée, il y en a un qui revient plus souvent que chez bien des écrivains, c’est le lien avec son pays – soit présenté avec désinvolture, soit avec une certaine grandiloquence. De plus, Borges, pas plus que n'importe qui, ne pouvait échapper à son époque et aux événements qui ont affecté son pays. L'examen de ses attitudes politiques est inséparable de l'histoire tourmentée de l'Argentine sur près de quarante ans.

 

 

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Jorge Luis Borges, lors d'un entretien à la télévision en Argentine, vers 1980.

Article du journal Clarín, a del amigo: las definiciones de Jorge Luis Borges sobre la amistad.

https://www.clarin.com/sociedad/dia-amigo-definiciones-jorge-luis-borges-amistad_0_ry-WtH0Bb.html

 

 

 

 

BORGES, COSMOPOLITE OU PATRIOTE ?

 

 

Le grand écrivain argentin Ernesto Sábato* mettait en garde contre une fausse image de Borges (il s’agit d’ailleurs du Borges des années 50 et 60) telle que présentée en France par son traducteur Ibarra, qui décrivait Borges comme la personne la moins intéressée qui soit par le patriotisme. Si Borges critiquait les nationalistes et était volontiers qualifié de cosmopolite en raison de son intérêt pour les diverses cultures (cultures essentiellement littéraires), il s’interrogeait fréquemment sur son rapport à la patrie : « À lui aussi, le pays fait mal » écrivait Sábato (Les deux Borges, dans Les Cahiers de l’Herne, 1963, réédition 1981).

                                                                            * On reparle plus loin de Sábato.

Le pays tel que le voit Borges n’est pas tant le pays officiel des statues de bronze des grands ancêtres ou des drapeaux « bleu et blanc », que le pays concret - ou du moins présenté comme tel – des mauvais garçons et des gauchos, des quartiers de banlieue, du tango, caractéristique des aspirations et des façons de sentir d’une partie de la population. Même le bourgeois et l’homme cultivé qu’était Borges ne pouvait pas échapper à l’influence de ce qu’on n’appelait pas encore la culture populaire :

Chevaux, lions de bois, vous m’apportez l’écho

(...)

Des tangos d’Arolas, des tangos du Greco,

Que l’on dansait sur les trottoirs de mon jeune âge

(Le tango, poème de Borges, traduction française d’Ibarra*)

                                                             * Néstor Ibarra, traducteur en français des premières oeuvres de Borges jusqu’aux années 1970 ; ses traductions des poèmes sont parfois un peu éloignées de l’original, mais Borges le préférait à tout autre traducteur.

 

Borges est un homme de Buenos Aires et son Argentine est surtout celle de la capitale, opposant le centre aux banlieues encore proches de la campagne de ses jeunes années. Issu d’un milieu bourgeois et intellectuel, doté d’ancêtres qui jouèrent un rôle dans la vie publique du pays, Borges voit les gens du peuple comme des personnages prompts à jouer du couteau et à mener une vie aventureuse, mais toujours marqués par un signe tragique.

 

Le tango (…) nous forge

Un passé presque vrai. Dans ce faubourg perdu

C’est moi qu’on a trouvé sur le sol étendu,

Un couteau dans la main, un couteau dans la gorge.

(Le tango)

 

Voyous querelleurs des quartiers ou gauchos stoïques et solitaires, buvant silencieusement leur maté, sa vision des gens du peuple est celle d’individus et non de masses ou de classes. C’est celle d’un pays encore rural et pionnier et certainement pas celle d’un prolétariat agricole ou urbain, qui n’a jamais intéressé Borges, sauf sans doute comme une menace diffuse pour son mode d’existence*.

                                           * Sábato, dans le texte cité plus haut, avait jugé, sévèrement mais non faussement, que Borges n’avait pas «la sensibilité ou la générosité suffisantes pour que sa souffrance s'étende au péon de campagne ou à l'ouvrier du frigorifique. Et là, il est certain qu'il démontre une incapacité à comprendre et sentir la totalité de sa nation ».

 

 

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Jorge Luis Borges et des amis en 1935 à Mar del Plata (de gauche à droite : Josefina Dorado, Adolfo Bioy Casares, Victoria Ocampo et Borges). L'écrivain sera progressivement touché par la cécité.

Auteur inconnu - Clarín, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=29894167

Wikimedia commons.

 

 

 

 

LA PATRIE SELON BORGES

 

 

Il y a certainement un écart considérable entre être sensible au fait d’appartenir à un pays déterminé et le fait d’être patriote - de revendiquer cette appartenance. Borges oscille entre ces deux pôles.

Dans l’Ode composée en 1960, pour le 150 ème anniversaire de l’expulsion du vice-roi espagnol, acte qui peut être considéré comme le commencement de l’indépendance de l’Argentine, Borges décrit son rapport à la patrie par des souvenirs et des sensations de paysages, de climat, de végétation, d'odeurs, ce qu'il appelle « la patrie secrète » ou intime :

 (...)

Je te sens ma patrie, aux ruineux couchants

Des faubourgs vastes, et dans la fleur de chardon

Que le vent des pampas laisse au seuil du patio,

Et dans la chute patiente de la pluie,

Et dans les lentes habitudes des étoiles;

(...)

Dans un caveau pieux par l'urne et le symbole,

Dans les jasmins, dans leur parfum rendu d'amour;*

(...) O ma patrie,

O mon inséparable, ô ma mystérieuse.

 

(traduction d'Ibarra)

                                                                                            * "Rendu d'amour" : épuisé d'amour. Dans la traduction de la Bibliothèque de la Pléiade, le vers est ainsi traduit :"Dans l'amour las des jasmins". 

 

 

Dans ses poèmes, qui sont une part importante de son œuvre, Borges a souvent évoqué le double aspect de l’Argentine (et de tout pays) : sa population, ses paysages, son ambiance, d’une part, évocation bien sûr subjective comme on l’a vu, et d’autre part, l’Argentine en tant que nation constituée ou patrie, en recourant à l' histoire et aux symboles.

 

 

 

CONCEPTION DE LA NATION SELON RENAN

 

Dans ce second aspect, Borges se montre très proche de la conception de Renan de la nation (bien qu'il emploie le plus souvent le mot patrie et non nation).

Il faut ici bien s’entendre : lorsqu’on parle en France de la conception de la nation selon Renan, on pense le plus souvent que l’appartenance à la nation consiste à adhérer, sans condition préalable d’appartenance à une filiation, à des principes abstraits et universels - qui prennent la forme de la république et de ses valeurs. Parfois cette conception est seulement présentée comme la volonté de vivre ensemble (une conception qui pose bien des interrogations logiques mais ce n’est pas notre propos ci de les exposer).

Or, si on relit la conférence de Renan Qu’est ce qu’une nation ? il n’y a absolument rien de cette conception devenue dominante. Renan fait seulement observer qu’il existe un élément volontariste, qui s’applique à toutes les conceptions de la nation qu’il passe en revue (nation ethnique, nation fondée sur l’intérêt commun, sur une dynastie, sur une religion etc). Renan affirme que la conception qu’il considère comme valable pour la France se fonde sur la conscience d’appartenir à un groupe qui s’est formé au fil du temps, sur la volonté (ou le désir) de maintenir l’existence du groupe qui possède en commun un héritage, une histoire, au besoin en occultant volontairement tout ce qui pourrait diviser :

« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis.»

 

Ceux qui sont intéressés par la conception de la nation selon Renan peuvent se rapporter à nos messages, Renan et la conception française de la nation  :

 http://comtelanza.canalblog.com/archives/2020/07/02/38407331.html

http://comtelanza.canalblog.com/archives/2020/07/20/38438889.html

On retrouve exactement cette « définition » (qui n’en est pas une stricto sensu) de la nation chez Borges, appliquée à l’Argentine.

 

 

UN CAS D’ÉCOLE DE LA CONCEPTION DE RENAN : LA FORMATION DE LA NATION ARGENTINE SELON JORGE LUIS BORGES

 

 

Une illustration parfaite de la nation conçue sur une base volontariste exprimée lors de sa création et qui est supposée continuer à exister par un acte de volonté permanent (ce que Renan a appelé le plébiscite permanent) est donnée par un poème de Jorge Luis Borges écrit en 1966 pour célébrer le cent-cinquantenaire de l’indépendance de l’Argentine*, l’Ode écrite en 1966 (Oda escrita en 1966) :

 

Personne n’est la patrie. Même pas le haut cavalier

qui dans l’aube d’une place déserte

régit un coursier de bronze le long du temps

(…)

Personne n’est la patrie. Même pas les symboles.

Personne n’est la patrie. Même pas le temps

chargé de batailles, d’épées et d’exodes

et du lent peuplement de ces régions (…)

 

La patrie, mes amis, c’est un acte perpétuel

comme le perpétuel univers (si l’Eternel

Spectateur cessait de nous rêver

un seul instant, nous serions foudroyés

par le blanc et soudain éclair de son oubli)

Personne n’est la patrie, mais nous devons tous être dignes

de ces anciens gentilhommes qui jurèrent

qu’ils seraient ce qu’ils ignoraient, des Argentins,

(…) Nous sommes l’avenir

De ces vaillants, la justification

de ces morts. Sauvons-les, assumons cette charge

de gloire que lèguent ces ombres à notre ombre.

 

Personne n’est la patrie, mais nous le sommes tous.

Que dans mon cœur et dans le vôtre, incessamment

brûle la limpide flamme mystérieuse.

 

(traduction d’Ibarra, in recueil L’autre, le même, II;  voir en annexe le poème en entier en espagnol)

 

                                              * L’indépendance des provinces du Rio de la Plata fut déclarée au Congrès de Tucumán le 9 juillet 1816.  Cette date est considérée comme celle de l’indépendance de l’Argentine, même si la création effective de l’Argentine et d’autres Etats indépendants est postérieure.

 

 

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Le Congrès de Tucumán se déroula de 1816 à 1820, d'abord à San Miguel de Tucumán puis à Buenos Aires. En juillet 1816, les congressistes votèrent l'acte d'indépendance des Provinces-unies du Rio de la Plata, considéré comme acte d'indépendance de l'Argentine.

Tableau de Francesco Fortuny (1910)

https://www.diarionorte.com/193636-el-congreso-de-tucuman

 

 

On notera que Borges ne parle pas de la nation, mais de la patrie, mais ici les deux termes semblent interchangeables (sinon que patrie met plus l'accent sur le territoire, la terre des pères (c'est le sens étymologique).

Dans le cas de l’Argentine, on a au départ des colons espagnols qui finissent par rompre avec leur pays d’origine (comme les colons britanniques lors de la création des Etats-Unis) et à créer un Etat-nation indépendant (en ne regardant que le point d’aboutissement, puisqu’à une époque, il était envisageable que les diverses anciennes provinces espagnoles d’Amérique du sud forment une seule fédération).

 

On a donc un élément de nation civique : le refus de l’absolutisme espagnol et plus généralement d’être dirigés par des personnes vivant dans un tout autre environnement, à des milliers de kilomètres, sans connaissance directe des réalités locales.

Un élément ethnique : au moment de la création de l’Argentine, les fondateurs sont tous d’ascendance espagnole, de mœurs et traditions espagnoles, mais cette culture a subi des modifications consécutives au séjour outre-mer, ce qu’on appelle la créolisation (concept appliqué aussi à la langue).

 

Ces deux éléments sont liés et contribuent à l’émergence de la nouvelle nation. Dans les faits, les Argentins, comme l’ensemble des Sud-américains, sont entrés en insurrection contre l’Espagne plusieurs années avant la proclamation des indépendances. La question qui se pose est : faut-il établir un seul Etat sud-américain ou plusieurs Etats ? Le rêve d’une Amérique du sud unie, quoique sous forme fédérale, ou même d’unions plus petites comme les Provinces de la Plata, s’effacera rapidement et les Etats actuels se constitueront.

 

La première étape de l’émancipation des colons avait été la révolution de mai 1810 à Buenos Aires, lorsque les créoles avaient chassé le vice-roi espagnol et l’avaient remplacé par un vice-roi représentant les créoles.

Les hommes qui décident la rupture avec l’Espagne sont surtout des propriétaires terriens, des hommes de la classe supérieure (en aucun cas, ce ne sont des « colonisés »), des gentilshommes (dans l’original en espagnol du poème de Borges, le mot utilisé est caballeros).

 

 

Pour Renan, la nation se fonde sur les souvenirs communs. Cette conception s’applique évidemment plus à la continuité de la nation qu’à sa création – d’ailleurs Renan, qui pense aux nations européennes, pense à des nations dont l’origine se perd dans la nuit des temps, pour lesquelles aucune date de fondation n’est identifiable, contrairement aux nations « récentes » comme l’Argentine.

Par contre, les souvenirs jouent leur rôle dans le maintien de la nation et lorsque Borges écrit son ode en 1966, l’Argentine a déjà 150 ans d’existence officielle. Elle a eu le temps d’amasser un grand nombre de souvenirs – pas tous glorieux d’ailleurs.

 

Ces souvenirs de batailles, de peuplement, de douleurs, de vies tragiques ou harmonieuses, sont ce à quoi on pense en pensant à la nation. Au premier rang de ces souvenirs, figure l’acte fondateur qui crée la nation (ou l’Etat) des Argentins. Dans le poème de Borges, celui-ci montre (ou espère ?) que les Argentins d’aujourd’hui sont conscients de l’héritage qu’ils reçoivent et doivent transmettre. Tant qu’ils acceptent l’héritage, dans le langage de Borges, tant qu’ils acceptent d’être « l’avenir de ces vaillants*, de ces morts », la patrie continue, l’histoire (à tous les sens du mot) continue.

C’est bien le plébiscite permanent dont parle Renan.

                                                * Dans le texte : varones ; le mot varón en espagnol se traduit généralement par homme ou mâle, avec une sorte d’emphase ; ici le traducteur choisit de traduire par  « vaillants ».

 

La démarche psychologique par laquelle les Argentins d’aujourd’hui se sentent liés à leur passé et veulent le prolonger n’est pas décrite – pas plus que chez Renan on ne décrit par quelle démarche avoir conscience du passé engendre le désir de continuer le groupe ou l’identité collective qu’on appelle nation.

Renan avait mis en évidence que les souvenirs des malheurs collectifs sont plus efficaces que les souvenirs heureux. L’histoire nationale serait ainsi plus tragique qu’heureuse et dans le poème de Borges, les évocations sont dépourvues de gaieté. La patrie ou la nation est plus triste que gaie.

Et si les Argentins – ou les citoyens de n’importe quel pays – n’ acceptaient plus de s’identifier au passé ? Si les souvenirs cessaient d’être une inspiration pour eux ? Si on en croit Borges, la flamme de la patrie d’éteindrait. On retrouve ici, sous une forme différente, les termes de la célèbre conférence de Renan : la nation s’effondrerait si les nationaux cessaient de répondre « oui » lors du plébiscite permanent, s’ils cessaient de vouloir former une nation.

Mais c’est une conception poétique. L’Erat est là, qui continue. Peu importe ce que pensent les gens : les institutions, les rituels, les habitudes, assurent à l’Argentine comme à n’importe quelle nation une survie indéfinie. La collectivité humaine que forme une nation ne peut pas se défaire (du moins pas si facilement) car elle est enserrée dans des frontières : les membres de la nation ne peuvent pas s’éparpiller n’importe où, déserter le lieu géographique de la nation, sauf catastrophe rarissime. Mais ils peuvent cesser de se reconnaître dans l’identité collective telle qu’elle est constituée jusqu’alors, dans les souvenirs, ou plus exactement, modifier considérablement cette identité : entre entres raisons, l’apport de populations nouvelles peut expliquer de tels changements, mais pas seulement.

Quoiqu’il en soit, l’image de la nation argentine qui ressort de l’ode de Borges est une bonne illustration de la conception de la nation telle qu’elle a été exprimée, voici environ 140 ans, par Renan.

 

 

 

BORGES ET LA POLITIQUE

 

 

A de nombreuses reprises, Borges a commenté le poème épique Martín Fierro (titre original : El Gaucho Martín Fierro) composé en 1872 par l'écrivain et journaliste argentin José Hernández, et considéré par la postérité comme le livre représentatif de l'identité argentine. Or, Borges regrettait ce choix qui selon lui, avait eu des implications politiques discutables : en choisissant comme « héros » un gaucho qui devient un hors-la-loi, l'Argentine lui paraissait avoir choisi la voie du désordre, de l'individualisme exacerbé et de la rébellion permanente. Il en découlait, selon Borges, l' instabilité politique du pays, ses  régimes dictatoriaux, à la fois conséquence de l'indiscipline et remède prétendu à l'indiscipline des Argentins. Mais Borges lui-même était finalement assez semblable aux Argentins qui se reconnaissaient dans le personnage individualiste de Martín Fierro, dans sa méfiance envers l'Etat et ses représentants. .


Borges, politiquement, peut être décrit comme un libéral conservateur.  Il s’est parfois présenté comme un paisible anarchiste (surtout à la fin de sa vie)* mais son anarchisme était plutôt de la méfiance envers les pouvoirs politiques et religieux, quels qu’ils soient, plus qu’un véritable activisme politique.

                                                                                                    * « Je me définirais comme un anarchiste inoffensif, un homme qui veut un minimum de gouvernement et un maximum d’individualisme. Mais, bien entendu, ce n’est pas là une position politique » (J. L. Borges, Nouveaux dialogues avec Osvaldo Ferrari, 1985).

 

Borges restait sentimentalement fidèle aux idées de son père, qu’il présente comme « un psychologue anarchiste ». Il a souvent raconté qu’un jour, alors qu’il était enfant, en visite à Montevideo (en Uruguay), son père lui avait dit : « Regarde bien les drapeaux, les douanes, les militaires, les curés, car tout ça va disparaître et tu pourras raconter à tes enfants que tu l’as vu. »

Dans l’interview [d’avril 1978,  semble-t-il] où Borges rapporte une fois de plus les propos de son père, il ajoute : «  C’est tout le contraire. Aujourd’hui il y a plus de frontières, plus de drapeaux que jamais. »

L’interviewer : « Mais moins de curés, quand même. »

Borges : « Qu’en savons-nous ? Ils sont déguisés, maintenant. Et comme mon père était végétarien, il me montra une boucherie pour que je puisse dire plus tard : « J’ai même vu une boutique où l’on vendait de la viande. » Peut-être mon père avait-il raison ; ce fut sans doute une prophétie prématurée qui mettra quelques siècles à se réaliser. »

(Interview de Ramón Chao, publiée dans Le Monde diplomatique en 2001, sous le titre « L’idée de frontières et de nations me paraît absurde » (https://www.monde-diplomatique.fr/2001/08/CHAO/7917). On peut lire la version espagnole sous le titre « Al fin voy a recuperar la oscuridad », avec traduction française, dans la Revue Babel, 2006 https://journals.openedition.org/babel/856.

 

Cet anarchisme sentimental n’empêchait d’ailleurs pas Borges de tirer une certaine fierté de ses ancêtres militaires qui avaient joué un rôle dans les guerres d’indépendance contre l’Espagne, puis dans les conflits internes ou externes de l’Argentine à l’époque héroïque. Se déclarer conscient de l'absurdité des nations ne l'empêchait pas non plus, d'être attaché à la patrie argentine, comme si deux visions du monde étanches coexistaient chez lui - à moins qu'il ne s'agisse simplement, selon les moments, de prédominance d'une conception sur une autre.

Borges donnait sa préférence à ce qu’il appelait un « Etat faible ». C’était selon lui la raison de son opposition au communisme.

Dans la même interview de 1978, Borges exprime ainsi son point de vue :

« Que reprochez-vous aux communistes ?

Je ne peux pas être d’accord avec une théorie qui prêche la domination de l’Etat sur l’individu »

Dans ses écrits, il rappelait que dans sa jeunesse il avait été communiste car le communisme signifiait la fraternité entre les hommes et la fin des frontières – mais que par la suite il avait compris qu’on ne pouvait pas attendre du communisme la réalisation de cet idéal.

 

Borges déclara également (dans son Essai d’autobiographie en 1970) que pendant longtemps, il se considérait comme radical, au sens du parti radical argentin, de centre-gauche, jusqu’au jour (quand ?) où il s’était aperçu qu’en définitive ses positions étaient plus proches du conservatisme que du radicalisme. Il avait alors adhéré au parti conservateur, ce qui ne lui demandait pas beaucoup d’effort sauf prononcer quelques mots lors de conférences (a-t-il vraiment adhéré à un parti ou était-ce plutôt une façon de parler ?).

Mais plus tard, il déclara n'être proche d'aucun parti.

 

 

 

BORGES ET LA GUERRE DE SÉCESSION AMÉRICAINE : LINCOLN, CRIMINEL DE GUERRE ?

 

 

A plusieurs reprises, Borges a manifesté des opinions conservatrices ou même réactionnaires, parfois calculées pour choquer les auditeurs car elles allaient contre les idées établies. A propos de la guerre civile espagnole, il déclarait qu’il avait à l’époque été en faveur du camp républicain, mais que par la suite, une fois la paix revenue, il s’était rendu compte que Franco méritait des éloges. Evidemment ces propos étaient tenus lors de visites en Espagne à l’époque où Franco dirigeait le pays.

On peut aussi ranger parmi les opinons paradoxales qu’il a exprimées, même si ce n’est pas directement un avis politique, sa critique du président américain Lincoln, qualifié par Borges de plus grand criminel de guerre du 19ème siècle – une formule à l’emporte-pièce, dont je n’ai pas retrouvé la source exacte. Borges reprochait à Lincoln d’avoir déclenché la guerre contre les Etats sécessionnistes* du Sud parce que ces derniers ne versaient plus d’impôt au Trésor fédéral – et il ajoutait que la cause de l’abolition de l’esclavage aurait de toutes façons fini par triompher, sans coûter les centaines de milliers de victimes de la guerre décidée par Lincoln.

                                                    * Les responsabiltés de la guerre ne sont pas si évidentes que Borges semble le dire. Mais il est exact que Lincoln n'a pas choisi la voie de la négociation.

 

C’est un point de vue marginal, mais il ne peut être contesté que la guerre fut menée avec dureté par les deux camps mais que le Nord, plus industrialisé et plus puissant, fut aussi le plus efficace dans les destructions : la campagne de Sherman en Géorgie (« la marche vers la mer ») est restée célèbre par l'ampleur des ravages qu'elle a causées.*

                                                                                      * On peut citer ici les mots de la proclamation de Sherman aux habitants de la Géorgie : nous ne voulons ni vos Nègres [sic] ni vos chevaux, ni vos maisons, mais votre obéissance aux lois des Etats-Unis. Pour y arriver nous sommes prêts à détruire toutes vos propriétés s’il le faut ».

 

Borges appréciait sans doute plus la civilisation du Sud que celle du Nord - mais pour lui probablement le vrai Sud n’était pas celui, romanesque, d’apparence aristocratique et propre à séduire le grand public, de Autant en emporte le vent, mais le Sud des petits blancs, représenté par Hannibal, la ville natale de Mark Twain, un de ses auteurs favoris, avec ses personnages pittoresques décrits dans les deux livres célèbres, Les aventures de Tom Sawyer et Les aventures de Huckleberry Finn.

Recevant chez lui à Buenos Aires, l’écrivain-voyageur américain Paul Theroux (en 1978), Borges lui déclara : C’est dommage que le Sud n’ait pas gagné la guerre civile, vous ne pensez-pas ?

(voir plus loin pour ses entretiens avec Theroux).

 

Rappelons ici, à toutes fins utiles, que Lincoln était Républicain (au sens du parti Républicain américain), et que ses adversaires sudistes étaient Démocrates. Les programmes politiques des deux partis ont ensuite suivi des évolutions qui les ont progressivement menés à leurs positions actuelles ; mais jusqu’aux années 60 du 20ème siècle, les Démocrates du Sud étaient ségrégationnistes et le parti dans son ensemble acceptait cette tendance. C’est la « conversion » des Démocrates, notamment avec Lyndon Johnson, aux droits civiques, qui fit basculer les Démocrates du Sud dans le camp républicain.

 

 

 

L’ARGENTINE DE PERÓN

 

 

Borges était sceptique sur la démocratie qui risquait d’amener au pouvoir des dirigeants irresponsables (ou du moins jugés tels par la classe bourgeoise à laquelle il appartenait) – une vision des choses qui n’a jamais vraiment disparu, depuis les conservateurs du 19ème siècle jusqu’aux progressistes d’aujourd’hui qui tout en se disant démocrates, déprécient les classes populaires quand elles ne veulent pas se plier aux conceptions de l’élite sur ce qui est souhaitable.

Pour Borges, la démocratie permettait l’arrivée au pouvoir d’individus irresponsables et nuisibles : selon son point de vue, ce fut particulièrement le cas avec le péronisme, cette doctrine populiste, avec certains aspects progressistes et d'autres nationalistes et autoritaires, qui s’était formée au milieu du 20 ème siècle autour du colonel, puis général Juan Domingo Perón.

 

Perón avait commencé son rôle politique comme participant à un coup d’état militaire qui avait mis fin en 1943 à un régime lui-même arrivé au pouvoir par un coup d’état militaire (période dite de « la décennie infâme »). Après s’être débarrassés de leurs collègues militaires les plus conservateurs, Peron et un autre militaire, le général Farrell, avaient constitué un gouvernement qui prétendait avoir l’appui des masses populaires.

Perón, d’abord chargé du secrétariat au travail, puis cumulant ce poste avec celui de ministre de la guerre et vice-président du gouvernement, avait entrepris des réformes en faveur des travailleurs (« Le secrétariat au Travail et à la Prévoyance s’attela à transformer en réalité le programme historique du syndicalisme argentin », art. Perón, Wikipedia). 

Perón était devenu la bête noire de la bourgeoisie et du patronat, L’ambassadeur des USA qui agissait en vrai chef  de l’opposition, avait réuni contre le gouvernement militaire une coalition de partis (dont le parti communiste) et un coup d’Etat fit organisé par des militaires de droite, aboutissant à l’arrestation de Perón en 1945 ; celui-ci fut libéré grâce à une forte mobilisation populaire, notamment syndicale (de la CGT) ; Perón remercia ceux qui l’avaient fait libérer et salua la « conscience des travailleurs ».

Entre temps, l’Argentine avait dû gérer la fin de la seconde guerre mondiale et avait fini, devant l’insistance des USA, par déclarer la guerre à l’Allemagne nazie en mars 1945, comme la plupart des pays d’Amérique latine – mais on prétendait (ce n’est pas réellement clair) que le pouvoir militaire (dont Perón) penchait plutôt pour l’Axe – et donc pour conserver la neutralité.

L’arrestation de Perón, puis sa libération à la suite d’une mobilisation populaire, avaient fait de lui un personnage de premier plan, incarnant les aspirations des classes populaires. Il fut élu démocratiquement président de la république en 1946. Soutenu par une fraction importante des syndicats, il était devenu l’idole des descamizados, les sans chemises, les prolétaires, Il créa alors le parti « justicialiste ». En politique internationale, Perón proposait une troisième voie entre le bloc occidental et le bloc communiste. Il s’opposait clairement à l’impérialisme américain, particulièrement actif en Amérique latine. Son anti-impérialisme se confondait avec l’exaltation de la nation argentine.

La bourgeoisie détestait autant ses réformes sociales que l’idée que le pouvoir était désormais dans les mains des masses ignorantes, qui avaient pour Perón et pour sa seconde épouse Eva (Evita), épousée durant sa captivité, une sorte de culte de la personnalité confinant à l’adulation religieuse.

Perón procéda à des nationalisations et à des réformes sociales importantes (création de la sécurité sociale, réformes visant à l’égalité hommes-femmes, notamment inspirées par Evita) mais dut aussi affronter des grèves dures (des chemins de fer).

 

 

 

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Portrait du président Juan Domingo Perón et de son épouse María Eva Duarte de Perón (1948), par  Numa Ayrinhac. Collections Museo Casa Rosada (siège de la présidence argentine).

https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=23087583

 

 

Après la mort d’Evita Perón (1952), reçue comme un vrai traumatisme par les péronistes, qui rendirent à la défunte une sorte de culte quasi-religieux, moqué par les opposants,  le régime se durcit, prit des aspects plus dictatoriaux, procédant à la persécution voire à l’élimination physique d’opposants (mais sans atteindre les chiffres considérables des régimes qui lui succéderont) et sans interdire les partis d’opposition.

Perón se retourna également contre l’église catholique. Les opposants au régime réagirent par des attentats (premier attentat de la Place de Mai (Plaza de Mayo, la célèbre place de Buenos Aires, lieu des grands rassemblements) en 1953 et surtout bombardement meurtrier sur la même place par des unités militaires lors d’une tentative de putsch en 1955 : plus de 300 morts, 700 blessés dans la foule qui était rassemblée pour une manifestation syndicale. La conjonction des oppositions amena la chute de Perón : il fut renversé en septembre 1955 par un coup d’Etat militaire qui se donna le nom de « Révolution libératrice ».

Le nouveau régime se donnait pour but de remettre de l’ordre dans le pays et demanda la collaboration de tous les partis (sauf évidemment le parti péroniste, bientôt interdit) – mais en 1956 une tentative de coup d’Etat de militaires péronistes fut durement réprimée (30 condamnations à mort) créant une spirale de violences qui allait continuer durant plusieurs décennies.

 

 

 

BORGES PENDANT LA DÉCENNIE DE PERÓN ET PAR LA SUITE

 

 

Comment s’insère la vie de Jorge Luis Borges dans cette première décennie péroniste ? Peu engagé politiquement, Borges avait quand même des sympathies et des antipathies politiques qui le situaient dans le camp opposé au péronisme. Auteur à la renommée à peine débutante, il exerçait depuis les années 40 des fonctions modestes dans une bibliothèque communale d’un quartier excentré. Lorsque Perón fut élu à la Présidence de la république en 1946, les fonctions de Borges furent modifiées et il fut muté à l’inspection des marchés, chargé des vérifications sur les volailles et les oeufs. Comme il s’en étonnait, on lui aurait répondu : pendant la guerre, vous étiez partisan des Alliés, à quoi pouviez-vous vous attendre ? [rappel de la thèse selon laquelle Perón avait été un sympathisant de l’Allemagne nazie].

Borges démissionna alors de son emploi municipal et commença une carrière de conférencier, un choix qui orienta le reste de son existence.

Des membres de la famille de Borges furent arrêtés par le régime péroniste, du fait, probablement de leur opposition active au  régime, sa mère fut mise en résidence surveillée, augmentant le ressentiment de Borges.

Lorsque le régime de Perón s’effondra en 1955, Borges raconte qu’i fut parmi ceux qui descendirent dans la rue pour manifester leur joie.

Dans la foulée, sa renommée littéraire ayant grandi considérablement en Argentine depuis 10 ans, il fut nommé par le nouveau régime directeur de la Bibliothèque nationale (1955). Pourtant on ne peut pas dire qu’il avait une sympathie particulière pour le nouveau régime, dont les chefs militaires se réclamaient du « national-catholicisme ». Tout d’abord parce que Borges n’était pas catholique (il se définissait plutôt comme libre-penseur, ayant été élevé par un père athée et anarchisant) et éloigné de tout nationalisme – il avait des remarques grinçantes pour ceux qui prétendaient exalter l’identité argentine.

 

Au demeurant, le régime militaire connut des soubresauts car les militaires étaient eux-mêmes divisés en factions rivales. Les militaires s’effacèrent et remirent le pouvoir aux civils : en 1958 un politicien radical* fut élu Président de la république, avec l’appui des péronistes (le parti péroniste restant interdit).

                                           * En Argentine, le parti radical est un parti important de centre gauche laïque et qui défend les intérêts des classes moyennes. A l’époque du péronisme, le radicalisme s’était fractionné en deux groupes, l’un hostile à Perón et l’autre favorable à une entente avec ce dernier.

 

 

 

LES DICTATURES MILITAIRES DES ANNÉES 60 EN ARGENTINE

 

 

En 1962, un nouveau coup d’Etat militaire destitua le président et après une période de confusion, un nouveau président radical fut élu. Bien que le Parti justicialiste restât interdit, les péronistes officieux obtinrent des succès électoraux, démontrant qu’ils étaient la première force du pays.

Inquiets de la montée du péronisme et aussi des mouvements contestataires de gauche, auxquels le pouvoir civil paraissait ne pas être en mesure de s’opposer, l’armée procéda à un coup d’Etat en 1966, qui se donna le nom de « Révolution argentine » : de nouveau des militaires de tendance catholique-nationale étaient au pouvoir. Cette fois les militaires interdirent tous les partis politiques et adoptèrent une politique d’ordre moral, destinée à contrer la libéralisation des mœurs, qui selon eux, favorisait la pénétration du communisme : interdiction des modes « immorales » ou décadentes comme la minijupe, les cheveux longs pour les garçons, interdiction du magazine Playboy, etc.

Les sympathisants communistes furent particulièrement ciblés et interdits de toute activité publique ; de nombreux enseignants d’université furent exclus et s’exilèrent.

En exil à Madrid, Perón paraissait favoriser l’ancrage à gauche du péronisme. On prétend qu’il a rencontré Che Guevara (en 1964) et l’a assuré qu’il favoriserait les mouvements révolutionnaires en Amérique du Sud, s’il revenait au pouvoir.

 

 

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 Photo représentant Che Guevara (à gauche) et Perón à droite. Cette photo est-elle authentique ? Elle illustre paradoxalement un article intitulé Perón y el Che no se reunieron nunca, aunque existió la relación (Perón et le Che ne se réunirent jamais, mais la relation a existé). L'article interroge un auteur espagnol, Lois Pérez. Pour lui, le Che, d'origine argentine, avait compris que Perón avait mené un combat contre l'oligarchie et l'impérialisme et instauré des lois en faveur des travailleurs. Il y eut des relations entre eux, à défaut de contact direct  (Agencia Paco Urondo, Periodismo Militante, 2013, https://www.agenciapacourondo.com.ar/cultura/peron-y-el-che-no-se-reunieron-nunca-aunque-existio-la-relacion

En apprenant la mort du Che en Bolivie en 1967, Perón rendit hommage, de la part du mouvement révolutionnaire péroniste, « au révolutionnaire, à l'idéaliste commandant Ernesto Che Guevara, guérillero argentin, mort au combat ».

 

 

 

En Argentine, la jeunesse estudiantine comme les classes populaires frappées par la politique réactionnaire des militaires et par la dégradation de l’économie, affrontèrent les militaires dans la rue (soulèvement populaire de la ville de  Córdoba, 1969), accentuant le caractère répressif du régime qui eut recours aux arrestations illégales et à l’élimination d’opposants – lesquels, en retour, avaient recours à l’action violente. 

Les membres des oppositions radicales s’organisèrent en groupes armés : Forces armées de libération (FAL), Forces armées révolutionnaires (FAR), Forces armées péronistes (FAP), Armée révolutionnaire du peuple (Ejército Revolucionario del Pueblo, ERP), de tendance trotskyste, et les Montoneros (jeunes péronistes de gauche) qui commencèrent des actions de guérilla.

 

 

 

LE RETOUR DE PERÓN

 

 

La renommée internationale de Borges augmentait et il était sans doute plus occupé de poursuivre l’exploration de sa mythologie personnelle, que ce qui se passait dans son pays. Mais face à la montée des mouvements protestataires qui souhaitaient la justice sociale, même au prix de la violence, Borges, représentatif de sa classe sociale, était prêt à soutenir un régime qui se présentait comme le rempart de l’ordre et la stabilité. Il fut donc discrètement favorable à la dictature de 1966 (voir l’article  Ernesto Sábato: Mejor no hablar de ciertas cosas , Sudestada, 2004 https://revistasudestada.com.ar/articulo/124/ernesto-sabato-mejor-no-hablar-de-ciertas-cosas/)

En 1970, les Montoneros enlevèrent le général Aramburu, ancien président de la république en 1955-58, responsable de l’exécution des militaires péronistes lors du complot manqué de 1956, et l’exécutèrent. Les enlèvements devenaient fréquents.

Au début des années 70, les militaires du gouvernement étaient divisés sur les moyens d’action et le pouvoir passait d’un général à l’autre : finalement le leader militaire du moment décida une politique d’ouverture étendue à tous les partis, y compris le péronisme – alors que parallèlement, le gouvernement réprimait violemment les mouvements d’opposition armée. De plus en plus, Perón, toujours en exil à Madrid, apparaissait comme le seul à pouvoir dénouer la situation, mais des options radicalement différentes s’étaient rassemblées sur son nom de sorte que l’union de façade risquait d’éclater aux premières difficultés*.

                                       * A ce moment, Perón avait noué des relations avec Licio Gelli, un personnage douteux, d’abord militant fasciste, devenu le dirigeant d’une branche trouble de la franc-maçonnerie (loge P2, relevant initialement du Grand Orient d'Italie, mais devenue plus ou moins indépendante). Gelli joua un rôle dans les coulisses de la politique italienne ; son implication dans de multiples scandales politico-financiers et complots associant l’extrême-droite et les services secrets ne devait être révélée que bien plus tard.  Grâce à Perón, la loge P2 s’introduisit en Argentine (et dans d’autre pays d’Amérique du Sud) où elle poursuivit une double activité anticommuniste et affairiste, en relation avec les divers régimes en place.

 

 

 

Finalement, le gouvernement militaire autorisa le retour de Perón (novembre 1972) et l’organisation d’élections. Le leader du parti radical Balbín rencontra Perón et promit son appui pour remettre le pays sur les rails.

Le candidat péroniste de gauche Camporo fut triomphalement élu président de la république en mars 1973 (Perón avait été exclu de la candidature par une argutie juridique et rentra momentanément en Espagne).

La fragilité du péronisme apparut lors du retour définitif de Perón en juin 1973 : à l’aéroport, des péronistes de gauche furent la cible de tireurs, probablement aux ordres du péroniste de droite José López Rega, un personnage douteux et curieux (massacre d'Ezeiza). Perón rejeta la responsabilité de la tuerie sur la gauche et la jeunesse péroniste. Campora qui s’estimait désavoué, par Perón, remit sa démission. Lors des élections présidentielles de septembre 1973, Perón fut élu président avec 62% des votants, avec son épouse Isabela (sa troisième femme) comme vice-présidente, contre le candidat radical Balbín.

La présidence Perón fut marquée par la montée de l’hostilité entre péronistes de gauche et péronistes de droite, ces derniers semblant avoir l’approbation de Perón, d’ailleurs affaibli par la maladie. La rupture fut manifeste lors d’un meeting en présence de Perón sur la Place de Mai, où une grande partie de la foule quitta les lieux, déçue par le discours de Perón.

 

 

 

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 Juan Perón, Président de la république argentine, décore Licio Gelli de l'Ordre du Libertador, en 1973. On dit que Gelli, grand maître de la loge P2, avait lui-même initié Perón dans la franc-maçonnerie quelques années auparavant. Depuis ses relations avec Che Guevara, dont on a parlé, Perón avait trouvé de nouveaux amis, assez différents.

Photo illustrant l'article de Juan Carlos Bataller, La Logia P2, Italia, Argentina y el poder oculto, Diario La Ventana. Com, 2017 https://www.diariolaventana.com/articulo.php?id=134342

 

 

 

En même temps des commandos de la mort, aux ordres de López Rega, commençaient à assassiner les opposants de gauche. La mort de Perón, en juin 1974, amena au pouvoir sa veuve et vice-présidente, Isabel Martínez de Perón (selon la désignation hispanique de son nom), qui s’appuya sur José López Rega, devenu pour elle une sorte de gourou*.

                                               * López Rega était entiché de sciences occultes, pratiquant d’un rite vaudou auquel on affirme qu'il avait converti Isabel Perón, ce qui assurait son emprise sur elle. On l’appelait « le sorcier » (el brujo). Il appartenait aussi à la loge P2 de Licio Gelli.

 

 

 

LE COUP D’ÉTAT MILITAIRE DE 1976

 

 

Le gouvernement était confronté aux guérillas de l'Armée révolutionnaire du peuple, de tendance trotskyste, et aux Montoneros et péronistes de gauche, contre lesquels il lutta avec des méthodes brutales. En 1976, considérant que le pays était au bord du chaos, et que le régime d’Isabel Perón était corrompu et discrédité, les dirigeants des forces armées prirent le pouvoir et formèrent le « Processus de réorganisation nationale ».

Le pays était de nouveau dirigé par des militaires se réclamant moralement de l’idéologie national-catholique et de la lutte contre la subversion communiste ; économiquement, il mena une politique néo-libérale inspirée des théories de Milton Friedmann et obtint l’aide des Etats-Unis (même si les USA avaient pris leurs distances avec les violations des droits de l’homme).

A travers quatre gouvernements successifs de 1976 à 1983, le régime militaire dirigé par les généraux Viola, Videla, Galtieri et d’autres, est responsable de plusieurs milliers de « disparus » (desaparecidos), le chiffre de 30 000 étant souvent cité (mais les recherches officielles après la dictature citent environ 8900 cas identifiés), d’environ 10 000 détenus « officiels » et de dizaines de milliers d’exilés.

https://es.wikipedia.org/wiki/Detenidos_desaparecidos_por_el_terrorismo_de_Estado_en_Argentina

NB: on peut être surpris des chiffres cités par l'article Dictature militaire en Argentine (1976-1983), Wikipedia, qui indique que la dictature « a fait près de 30 000 « disparus » (desaparecidos), 15 000 fusillés, 9 000 prisonniers politiques, et 1,5 million d'exilés pour 32 millions d'habitants, ainsi qu'au moins 500 bébés enlevés aux parents desaparecidos et élevés par des familles proches du pouvoir » -  le chiffre de 15 000 fusillés, à ajouter (?) aux disparus, ne semble pas corroboré. Voir l'article La dernière dictature militaire argentine (1976-1983) : La conception du terrorisme d'État https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/la-derniare-dictature-militaire-argentine-1976-1983-la-conception-du-terrorisme-da-tat.

 

 

 

 

BORGES ET LES MILITAIRES : INVITÉ PAR LE GÉNÉRAL VIDELA

 

 

Après l’élection de Perón à la présidence en 1973, Borges, qui avait toujours détesté le péronisme*, démissionna de son poste de directeur de la Bibliothèque nationale et demanda sa mise à la retraite.

                                          * Dans son Essai d’autobiographie (1970), Borges écrit à propos de Perón : « un personnage dont je ne veux pas me rappeler le nom ».

 

Le coup d’Etat qui mettait fin au pouvoir de la veuve de Perón ne pouvait donc pas l’indigner. De plus Borges comptait parmi ses ancêtres de nombreux militaires dont il était plutôt fier. Il accordait en quelque sorte un préjugé favorable aux militaires.

Pourtant, comme lors des précédents régimes militaires, il était plutôt éloigné de l’idéologie national-catholique de la plupart des militaires, et de l’attitude d’esprit que suppose l’adhésion à une dictature.

Mais comme on l’a vu, il était anticommuniste et comme beaucoup d’Argentins, il était effrayé par le terrorisme politique d’extrême-gauche (même si celui-ci pratiquait des actions ciblées et non un terrorisme aveugle).

Dans ces conditions, l’approbation donnée par Borges à la dictature était en quelque sorte négative :  la dictature avait mis fin au régime des héritiers de Perón (peu importait qu’à beaucoup d’égards la nouvelle dictature se situait en continuité avec la politique anti-subversion déjà suivie par le régime d’Isabel Perón) et elle était anticommuniste et plus généralement opposée à tout mouvement de gauche radicale (et même à tout mouvement de gauche !).

Deux mois après l’installation de la junte militaire, Borges et d’autres furent invités à déjeuner par le général Videla, le chef de la junte à ce moment. Borges, Ernesto Sábato, le prêtre Leonardo Castellani et le président de la société argentine des écrivains (SADE), Alberto Ratti, se rendirent à l’invitation (mai 1976).

Ratti s’inquiéta des premières disparitions d’intellectuels, remettant au général Videla une liste de 10 ou 12 noms, et le père Castellani s’inquiéta de l’arrestation de l’écrivain Haroldo Conti, ancien séminariste.* Mais ce ne fut (semble-t-il) pas le cas de Borges et d’Ernesto Sábato, qui quittèrent le général Videla enchantés de son accueil, au moins en apparence. Pour Borges, le général était un gentleman accompli (« Es todo un caballero »). Ernesto Sábato fut encore plus élogieux et prolixe (Borges y la dictadura: del almuerzo con Videla a la reunión con las Madres y la condena a los militares en tiempos de sangre y plomo, article de Eduardo Anguita et Daniel Cecchini, site INFOBAE, 2019, https://www.infobae.com/sociedad/2019/07/13/borges-y-la-dictadura-del-almuerzo-con-videla-a-la-reunion-con-las-madres-y-la-condena-a-los-militares-en-tiempos-de-sangre-y-plomo/).

                                              * Haroldo Conti ne fut jamais retrouvé. Son nom a été donné depuis 2004 (sous la présidence du péroniste Néstor Kirchner) au Musée de la mémoire installé dans les locaux de l’ancienne Ecole supérieure de mécanique de la marine (ESMA), lieu d’interrogatoires et de tortures sous la dictature.

                                             ** Ernesto Sábato, scientifique et écrivain – ses romans sont peu nombreux (Le Tunnel, Héros et Tombes, L'Ange des ténèbres) mais lui ont valu, avec ses essais, plus nombreux, une grande renommée. Après le rétablissement de la démocratie, il fut choisi comme chef de la mission d’enquête sur les personnes disparues. Respecté par tous les gouvernements, Sábato mourut en 2011 à l’âge de 99 ans.

 

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 La rencontre avec Videla en mai 1976; de gauche à droite, Alberto Ratti, président de la société des écrivains, le général Videla, Jorge Luis Borges, Ernesto Sábato, le prêtre Leonardo Castellani et un militaire.

Photo illustrant l'article de Eduardo Anguita et Daniel Cecchini, Borges y la dictadura: del almuerzo con Videla a la reunión con las Madres y la condena a los militares en tiempos de sangre y plomo, juillet 2019, site Infobae, https://www.infobae.com/sociedad/2019/07/13/borges-y-la-dictadura-del-almuerzo-con-videla-a-la-reunion-con-las-madres-y-la-condena-a-los-militares-en-tiempos-de-sangre-y-plomo/

 

 

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Scène d'un film de 2015, El Almuerzo (le déjeûner), racontant la rencontre entre Videla et les écrivains. Les acteurs prennent les mêmes poses que les personnages historiques sur la photo précédente. Journal Clarín, 2015.

https://www.clarin.com/cine/el-almuerzo-pelicula-videla-awada-noher-borges-entrevista_0_S1bLCeYD7g.html

 

 

 

Peu après, Borges expliquait aux journaux :

« J'ai personnellement remercié (Videla) pour le coup d'État du 24 mars qui a sauvé le pays de l'ignominie, et je lui ai exprimé ma sympathie pour avoir affronté la responsabilité du gouvernement » (cité par Cristina Castello, Jorge Luis Borges : la parole universelle, 2009  http://ecrivainsargentins.viabloga.com/news/jorge-luis-borges-la-parole-universelle).

 

 

 

BORGES ET PINOCHET

 

 

1976 marqua décidément l’apogée du flirt de Borges avec les dictatures car l’université du Chili décida de lui remettre un doctorat Honoris causa.

Borges se déplaça à Santiago du Chili en septembre 1976. Lors de son discours à l’Université, il déclara : « En esta época de anarquía sé que hay aquí, entre la cordillera y el mar, una patria fuerte. Lugones predicó la patria fuerte cuando habló de la hora de la espada. Yo declaro preferir la espada, la clara espada, a la furtiva dinamita » (dans cette époque d’anarchie, je sais qu’il y a ici, entre la Cordillère et la mer, une patrie forte. Lugones a prédit [l’avènement] de la patrie forte quand il a parlé de l’heure de l’épée. Je déclare préférer l’épée, la claire épée, à la furtive dynamite).

Borges faisait référence à l’écrivain argentin, Leopoldo Lugones*, qui avait écrit en 1924 un discours La hora de la espada, l’heure de l’épée, dans lequel il souhaitait l’arrivée au pouvoir des militaires en Argentine pour rétablir l’ordre et la hiérarchie. Les épées faisaient partie de la mythologie personnelle de Borges et il céda probablement à une sorte d’entrainement un peu puéril qui lui permettait de développer un de ses thèmes favoris, opposant (avec pas mal de naïveté) l’épée des militaires à la dynamite, arme (selon lui) des terroristes de gauche (qui avaient certainement adopté d’autres explosifs !).

 

                                   * Leopoldo Lugones, essayiste et poète, directeur de la Bibliothèque nationale (1874-1938) ; selon Borges (qui a peut-être varié dans cette opinion), c’était le plus grand écrivain argentin. Homme distant, solitaire et sans doute malheureux, Lugones se suicida en 1938, peut-être à cause d’un chagrin amoureux. Borges, alors à ses débuts, le connaissait un peu. Borges dit qu’il aurait aimé écrire un livre qui aurait plu à Lugones, mais que ce ne fut jamais le cas. Lugones fut à ses débuts socialiste, anticlérical, franc-maçon, et fut dans ses dernières années proche du  fascisme européen tout en refusant l’antisémitisme. Il est aussi probable que Lugones fut déçu par le gouvernement militaire qu’il avait souhaité. Dans une conférence des années 1980, Borges écrit que quelque soient ses évolutions politiques, c’était un homme d’une grande intégrité (Lugones, cet homme austère et malheureux, dans sa série Entretiens avec Osvaldo Ferrari). Le nom de Lugones revient souvent dans l’œuvre de Borges.

 

Le lendemain de sa remise de diplôme, Borges fut invité à déjeuner par le général Pinochet qui lui remit une décoration. Borges accepta la rencontre et là encore fit des déclarations élogieuses pour Pinochet, et se félicita qu’au Chili, en Uruguay, en Argentine, il existe des régimes qui s’opposent à l’anarchie et au communisme.

Dans les propos de Borges à cette époque, l’anarchie qu’il dénonce est synonyme de désordre et de violence politique et ne se confond pas avec l’anarchisme théorique et tranquille de son père, qu’il revendiquait parfois.

 

 

 

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 Jorge Luis Borges rencontre le général Pinochet au Chili en septembre 1976.

 

 

 

L’accueil par le général Pinochet porta un coup sévère à la renommée internationale de Borges. Selon certains, il perdit définitivement l’occasion de recevoir le Prix Nobel, qui lui avait déjà échappé dans les années précédentes en raison de sa réputation d’auteur érudit et réservé à une élite.

 

 Mais Borges allait bientôt réaliser que les régimes forts ne correspondaient pas à l'idée naïve et complaisante qu'il s'en faisait.

 

 

 

ANNEXE :  L’ODE DE 1966 DE JORGE LUIS BORGES EN VERSION ORIGINALE

 

Oda escrita en 1966

 

 

Nadie es la patria. Ni siquiera el jinete
que, alto en el alba de una plaza desierta,
rige un corcel de bronce por el tiempo,
ni los otros que miran desde el mármol,
ni los que prodigaron su bélica ceniza
por los campos de América
o dejaron un verso o una hazaña
o la memoria de una vida cabal
en el justo ejercicio de los días.
Nadie es la patria. Ni siquiera los símbolos.

Nadie es la patria. Ni siquiera el tiempo
cargado de batallas, de espadas y de éxodos
y de la lenta población de regiones
que lindan con la aurora y el ocaso,
y de rostros que van envejeciendo
en los espejos que se empañan
y de sufridas agonías anónimas
que duran hasta el alba
y de la telaraña de la lluvia
sobre negros jardines.

La patria, amigos, es un acto perpetuo
como el perpetuo mundo. (Si el Eterno
Espectador dejara de soñarnos
un solo instante, nos fulminaría,
blanco y brusco relámpago, Su olvido.)
Nadie es la patria, pero todos debemos
ser dignos del antiguo juramento
que prestaron aquellos caballeros
de ser lo que ignoraban, argentinos,
de ser lo que serían por el hecho
de haber jurado en esa vieja casa.
Somos el porvenir de esos varones,
la justificación de aquellos muertos;
nuestro deber es la gloriosa carga
que a nuestra sombra legan esas sombras
que debemos salvar.

Nadie es la patria, pero todos lo somos.
Arda en mi pecho y en el vuestro, incesante,
ese límpido fuego misterioso

 

 

 

 

 

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Le comte Lanza vous salue bien
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