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Le comte Lanza vous salue bien
14 décembre 2020

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE QUI N'EN FINIT PAS (2) POLITIQUEMENT CORRECT ET HISTOIRE, TROISIÈME PARTIE

 

 

 

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE QUI N'EN FINIT PAS (2)

 

POLITIQUEMENT CORRECT ET HISTOIRE

TROISIÈME PARTIE

 

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ]

 

 

 

 

 JEU DE MASSACRE 1 : QUELQUES JOURS EN SEPTEMBRE 1792

 

 

Nous avons mis la reproduction du tableau de Léon-Maxime Faivre, exposé en 1908, représentant la mort de la princesse de Lamballe (plus exactement le tableau montre son cadavre exposé das la rue) lors des massacres de septembre 1792 (voir deuxième partie).

Il est curieux de lire le commentaire qu’on trouve sur le site L'Histoire par l'image, un site qui dépend plus ou moins du ministère de la culture et dont on peut supposer que les rédacteurs sont soit des enseignants soit des documentalistes ou conservateurs de musée.

On est assez ébahi par ce commentaire de « sachant » qui rappelle d’abord que le tableau est inspiré par un passage de L’Histoire de la Révolution française de Michelet :

 « Le tableau représente une scène plutôt violente, alors que Michelet, très littéraire, ménage le peuple exécuteur, qu’il soutient, tout en magnifiant la princesse, « nue comme Dieu l’avait faite ». Faivre, simple illustrateur du texte de l’historien, accentue cependant le clivage entre les protagonistes, que Michelet au contraire s’applique à minimiser. (…) Faivre évite soigneusement de montrer la décapitation elle-même, trop dure, et qui aurait dévalorisé le peuple dans son combat de justice. L’œuvre date de 1908, c’est-à-dire de l’époque de la république victorieuse. Si l’esprit diffère de Michelet à Faivre, c’est aussi que le premier est un romantique, tandis que Faivre est un homme de la démocratie capitaliste et du matérialisme triomphants. Pourtant, l’artiste oppose la pureté d’un corps de femme dévêtue (elle est nue dans l’esquisse du musée de Vizille) transcendée par la mort à la rusticité du petit peuple de Paris. » https://histoire-image.org/fr/etudes/debuts-terreur

 

On peut passer sur quelques banalités qui consistent à rapprocher un homme de son époque : « Faivre est un homme de la démocratie capitaliste et du matérialisme triomphants » ou sur une hypothèse non démontrée (si Faivre ne montre pas la princesse décapitée, c’est peut-être par sens esthétique plus que pour ne pas « dévaloris[er] le peuple dans son combat de justice »). De plus, selon le texte de Michelet, le corps de la princesse resta quatre heures exposé nu devant une borne (c’est la scène représentée par Faivre), avant qu’on se décide à la décapiter et ensuite comme on sait, à aller montrer sa tête sur une pique (et d’autres organes ?) à la famille royale emprisonnée.

L’idée que le tableau « accentue le clivage entre les protagonistes » (les protagonistes présents sur le tableau peuvent apparaitre en désaccord, mais c'est à peine suggéré) alors que Michelet s’applique à le minimiser est une idée absurde, tout autant que celle selon laquelle « Michelet, très littéraire [ ?], ménage le peuple exécuteur, qu’il soutient ». On comprend que le commentateur n’a pas lu Michelet (pas depuis longtemps en tout cas !) et se livre à un exercice fréquent, typique du point de vue politiquement correct, qui consiste à prêter à un auteur des idées conformes à son étiquette. Michelet est un admirateur de la Révolution française, donc, sans l’avoir lu, je me sens autorisé à dire qu’il approuve ou au moins excuse « le peuple exécuteur ».

Plus loin, on parle du « combat de justice » du peuple. Manifestement le commentateur a lu Wahnich ou Michel Foucault (même de deuxième main, comme moi !), puisque sur la page principale du même site consacrée aux massacres de septembre, on lit cette citation de Foucault  qui définissait les massacres : « Un acte de guerre contre les ennemis intérieurs, un acte politique contre les manoeuvres des gens au pouvoir et un acte de vengeance contre les classes oppressives. »

Mais rien chez Michelet n’accrédite qu’il a excusé les massacres ou confondu le moins du monde les massacreurs avec « le peuple ».

 

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 Représentation des massacres de septembre 1792 dans les prisons du Châtelet et de Bicêtre, gravure contemporaine.

Wikipedia.

 

 

 

LES MASSACRES DE SEPTEMBRE SELON MICHELET

 

 

Voici comment Michelet présente les massacreurs, dès que ceux-ci apparaissent (ils commencent par attaquer des voitures qui amenaient des prisonniers vers la prison de l’Abbaye) : « ces misérables qui frappaient des gens désarmés ».

Michelet implique d’abord (de façon caractéristique) des étrangers à Paris, des fédérés de Marseille ou d’Avignon (ceux qui avaient participé à l’attaque des Tuileries le 10 août) « auxquels se joignirent, si l’on en croit la tradition, quelques garçons bouchers, quelques gens de rudes métiers (…), des gamins déjà robustes et en état de mal faire, des apprentis qu’on élève cruellement à force de coups, et qui, en de pareils jours, le rendent au premier venu »

Puis, parmi les massacreurs de la prison de l’Abbaye, « cinquante-trois personnes du voisinage, presque tous marchands de la rue Sainte-Marguerite et des rues voisines. (…) ces gens se seraient vantés non seulement d’avoir tué un grand nombre de prisonniers, mais d’avoir exercé sur les cadavres des atrocités effroyables. » Michelet explique leur comportement par leur situation économique. Ils sont menacés de faillite par la guerre et les circonstances politiques, ils se tournent donc contre ceux qui (à tort ou à raison) leur paraissent être les responsables de la situation économique, ceux qui ont provoqué la guerre, les prêtres et aristocrates incarcérés : « Ruinés, désespérés, ivres de rage et de peur, ils se jetèrent sur l’ennemi, sur celui du moins qui se trouvait à leur portée, désarmé, peu difficile à vaincre, et qu’ils pouvaient tuer à leur aise, presque sans sortir de chez eux ».

A la prison des Carmes, les massacreurs (« leur chef, un savetier (…) Les autres, au premier coup d’œil, semblaient être des porteurs d’eau ivres ») sont moins nombreux que les spectateurs : « il y avait beaucoup d’aboyeurs [ici au sens probable de personne qui se contente de crier sans agir ?], de gamins et de femmes. Derrière venaient les curieux qui se succédèrent tout le jour à ce beau spectacle. Le plus connu était un acteur, bavard, ridicule, joli garçon, de mœurs bizarres et qui pouvait passer pour femme. Cette fois il faisait le brave et croyait être homme. »

Quelques notables viennent essayer d’arrêter le massacre, en pure perte, ils sont eux-mêmes menacés : « Tout cela fut inutile. La foule était sourde et aveugle ; elle buvait de plus en plus, de moins en moins comprenait ».

« Dès qu’une fois ils avaient tué, ils ne se connaissaient plus et voulaient toujours tuer. (…) qui serait sûr de rester en vie, si, par-dessus l’ivresse de l’eau-de-vie et l’ivresse de la mort, une autre agissait encore, l’ivresse de la justice, d’une fausse et barbare justice, qui ne mesurait plus rien, d’une justice à l’envers, qui punissait les simples délits par des crimes ? »

 (…) Sauf les cinquante et quelques bourgeois qui tuèrent à l’Abbaye et sans doute s’en éloignèrent peu, les autres (en tout deux ou trois cents) allèrent de prison en prison, s’enivrant, s’ensanglantant, se salissant de plus en plus, parcourant en trois jours une longue vie de scélératesse. Le massacre, qui, le 2, fut pour beaucoup un effort, devint, le 3, une jouissance. Peu à peu le vol s’y mêla. On commença de tuer des femmes. Le 4, il y eut des viols, on tua même des enfants. »

« La tuerie de l’Abbaye devint affaire de plaisir, de récréation, un spectacle.

Les femmes surtout y prenaient grand plaisir ; leurs premières répugnances une fois surmontées, elles devenaient des spectatrices terribles, insatiables… »

« On ne se doutait nullement du petit nombre des acteurs de la tragédie. Le grand nombre des spectateurs, des curieux, trompait partout là-dessus (…) les spectateurs mêlés à l’action, touchant presque le sang et les morts, étaient comme enveloppés du tourbillon magnétique qui emportait les massacreurs. Ils buvaient avec les bourreaux et le devenaient. L’effet horriblement fantastique de cette scène de nuit, ces cris, ces lumières sinistres, les avaient fascinés d’abord, fixés à la même place. Puis le vertige venait, la tête achevait de se prendre, les jambes et les bras suivaient ; ils se mettaient en mouvement, entraient dans cet affreux sabbat et faisaient comme les autres. »

 

 

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 Massacre des prêtres en septembre 1792, probablement à la prison des Carmes. La gravure doit être du 19ème siècle.

Blog Marie-Antoinette.

https://www.marie-antoinette-antoinetthologie.com/les-massacres-de-septembre-1792/

 

 

Le massacre incline au sadisme :« Plusieurs, on le voyait trop, jouissaient à tuer. Cette tendance monstrueuse commença à se révéler, la nuit même, dans le supplice recherché qu’on fit subir à une femme. C’était une bouquetière bien connue du Palais-Royal. »

Sur le massacre de la princesse de Lamballe, dont le corps est trainé et mutilé par les massacreurs : « Ce fut une scène effroyable de les voir partir de la Force [la prison où la princesse  était détenue], emportant au bout des piques, dans cette large et triomphale rue Saint-Antoine, leurs hideux trophées [la tête, le coeur et peut-être d'autres organes]. Une foule immense les suivait, muette d’étonnement. Sauf quelques enfants et quelques gens ivres qui criaient, tous les autres étaient pénétrés d’horreur.

Ce triomphe de l’abomination, l’infâme insolence d’un si petit nombre de brigands qui forçait tout un peuple à salir ainsi ses yeux*, produisit une violente réaction de la conscience publique (…) Les ministres de la guerre et de l’intérieur vinrent demander à l’Assemblée des mesures d’ordre et de paix, non pas au nom de l’humanité (personne n’osait plus prononcer ce nom), mais au nom de la défense ».

                                                      * On voit que Michelet dissocie clairement le « vrai » peuple (parisien) des massacreurs.

 

Mais cette réaction des autorités est futile et sans effet, rien que des paroles. « À quoi le ministre Roland ajouta d’autres paroles (…) « Hier, disait encore la lettre [de Roland], fut un jour sur les événements duquel il faut peut-être laisser un voile ; je sais que le peuple, terrible dans sa vengeance, y porte encore une sorte de justice… » Faible, trop faible condamnation de tant d’attentats, qui loue encore en blâmant ! ». Mais Michelet rappelle que Roland et sa femme étaient eux-mêmes menacés de mort.

Il en est de même des journalistes républicains modérés, saisis par une « effrayante stupeur », paralysés par la peur :  « Ils furent comme glacés ; ils n’osèrent pas même se taire ; ils bégayèrent dans leurs journaux, équivoquèrent, louèrent presque la terrible justice du peuple. »

Loin de représenter « le peuple », les massacreurs n’étaient qu’un petit nombre :

« Nous avons établi d’après d’irrécusables documents, et sur l’unanime affirmation des témoins oculaires qui vivent encore, l’infiniment petit nombre des massacreurs. Ils étaient au plus quatre cents. »

Enfin, probablement contre l’évidence, Michelet maintient que les excès sont imputables à des hommes « qui, la plupart, n’étaient nullement Parisiens ».

Ces massacreurs étaient en horreur aux républicains valeureux : «  Ceux qui partirent [à la guerre] furent reçus de l’armée avec horreur et dégoût ; Charlat*, entre autres, qui se vantait insolemment de son crime, fut sabré par ses camarades. »

                                                       * Ce personnage aurait été un des meurtriers de la princesse de Lamballe

 

 

 

 

 

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Une représentation du moment de la mort de la princesse de Lamballe, gravure de Pierre Méjanel et François Pannemaker, 1887. Ensuite son corps sera soumis à divers outrages.

Blog Lost Girls

https://lostgirls.home.blog/2020/04/28/how-marie-antoinettes-bff-lost-her-head/

 

 

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 Représentation du massacre de la princesse de Lamballe.

Gravure anglaise de  T. Wallis d'après  W.M. Craig, 1815. Une gravure "horrifique" à souhait - mais la réalité pourrait avoir été encore plus horrifique (viol post-mortem, coeur arraché, mutilation sexuelle...).

https://www.reddit.com/r/morbidlybeautiful/comments/biixfi/the_impaled_severed_head_of_marie_antoinettes/

 

 

 

On sent que Michelet est heureux d’en appeler à ceux ont représenté l’humanité dans ces moments terribles :  le modeste sergent des gardes nationales qui empêcha les émeutiers de rentrer dans la prison des Carmes, puis dut céder aux ordres de ses supérieurs de les laisser entrer, « vénérable vieillard qui vit encore » (quand Michelet écrit).

Le jeune et futur savant Barthélémy-Saint-Hilaire qui réussit à faire évader plusieurs prêtres durant la nuit : « dans cette nuit de terreur, l’humanité fut plus forte dans ce cœur vraiment héroïque » et Michelet voit dans la carrière scientifique de Barthélémy-Saint-Hilaire la récompense par Dieu de son héroïsme : « À celui qui avait montré une si courageuse sympathie pour la vie humaine, Dieu accorda pour récompense de pénétrer le mystère de la vie ».

Enfin, il évoque cette pauvre vieille, qui après les massacres invoquait continuellement, comme s’il s’était agi de saints, Manuel et Pétion, deux hommes politiques qui avaient essayé d’arrêter les massacres : « dans sa solitude pleine d’effroi, elle tâchait de se rassurer, de se reprendre à l’espoir, en nommant deux amis de l’humanité », qui allaient bientôt mourir, l’un sur la guillotine, l’autre de faim et dévoré par les loups avec les Girondins en fuite.

Michelet repousse avec mépris ceux qui disent que le massacre a redonné de l’énergie aux Français, « que le massacre avait été le point de départ de la victoire, qu’après un tel crime, ayant creusé derrière soi un tel abîme, le peuple avait senti qu’il fallait vaincre ou mourir ».  « Triste aveu, véritablement, s’il fallait y croire, et fait pour humilier ! » Mais le crime ne peut rien produire : « le meurtrier (…) s’inspire le dégoût que l’on a pour un cadavre, éprouve une horrible nausée, voudrait se vomir lui-même ».

Ainsi donc, loin de ménager « le peuple exécuteur », Michelet distingue le peuple du petit nombre des massacreurs ; si ceux-ci ont prétendu un moment exercer une sorte de justice (avant que le massacre devienne une jouissance), c’était une « fausse et barbare justice », une « justice à l’envers ». Quand il parle de « la terrible justice du peuple », la formule ne traduit pas son opinion, elle reprend les expressions embarrassées des journalistes tremblant de peur.

Quant aux spectateurs, on voit son mépris pour ceux qui se délectent de « ce beau spectacle » (peut-être, de nos jours, faut-il souligner que c’est de l’ironie !), avant pour certains de se joindre aux massacreurs.

Loin d’être « littéraire » (?) et d’édulcorer les massacres, Michelet en montre le caractère sordide, l’ambiance cauchemardesque de « sabbat », d’« orgie sanglante ».

Nous ne nous cherchons pas ici à confronter le récit de Michelet avec les recherches récentes sur les faits (d’ailleurs assez rares : depuis l’ouvrage de Caron en 1935, l’ouvrage le plus récent est celui de Frédéric Bluche en 1986, qui se démarque des thèses de Caron, trop conformes à une certaine orthodoxie républicaine); ces ouvrages  ont apporté des corrections ou des ajouts. Il faut noter que les récits les plus grand-guignolesques ont souvent été mis en doute par les historiens mainstream, peut-être par réflexe partisan afin de ne pas accabler les "révolutionnaires", mais sans emporter de conviction complète :

« Les massacres de septembre 1792 constituent l’un des moments forts de la légende noire de l’histoire révolutionnaire. Ce moment de violence collective a fasciné les contemporains et les historiens (…) le verre de sang de Mademoiselle de Sombreuil, le corps déchiré, violé, souillé et décapité de la princesse de Lamballe, les juges [il s'agit non de tribunaux réguliers mais de tribunaux "populaires" qui ont fonctionné dans certaines prisons] saucissonnant en envoyant les condamnés s’empaler sur les piques des massacreurs... Images fortes parfois contredites mais souvent confirmées par les archives… » (Olivier Coquard, Violence politique et histoire : les massacres de septembre dans l'historiographie française, in Violences et pouvoir politique, 1996 https://books.openedition.org/pumi/13770?lang=fr#text)

Incidemment, Michelet ne croit pas à la réalité d’un prétendu complot des prisons (que semble accréditer Annie Jourdan, sans doute pour mieux excuser « le peuple » – complot d’ailleurs bien impraticable). Nous avons seulement voulu montrer qu’à aucun moment Michelet n’a approuvé les massacres – il ne leur a même pas trouvé des circonstances atténuantes, mais quelques explications (la situation économique des petits commerçants) – quant à l’alcool et au goût du sang, ce ne sont évidemment pas des excuses.

 

 

 

 

 JEU DE MASSACRE 2 : UN JOUR EN MARS 1770

 

 

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 Reconstitution (reenactment) du massacre de Boston, le 5 mars 2020, pour le 250 ème anniversaire de l'événement. La vidéo présente de façon convaincante l'enchainement des faits.

Capture d'écran You Tube.

 https://www.youtube.com/watch?v=W6Eqkg1fZpw

 

 

 

 

Dans La vie sur le Mississippi, publié en 1883, Mark Twain déclare qu’il n’y a pas beaucoup de massacres dans l’histoire américaine – le premier vrai massacre lui semble être le massacre de Fort Pillow (une forteresse sur le Mississippi) en 1864, durant la guerre de Sécession (les Sudistes tuèrent des soldats nordistes après leur reddition, dont notamment des soldats noirs).

Mark Twain écrit : « Nous avons le « massacre de Boston » où deux ou trois personnes furent tuées, mais nous devons regrouper toute l’histoire anglo-saxonne pour trouver l’équivalent de la tragédie de Fort Pillow. »

En fait, Mark Twain oubliait (ou ne savait pas) qu’il y avait eu dans l’histoire de la guerre d’indépendance plusieurs épisodes qu’on appelle maintenant des massacres. Il y eut aussi des massacres lors des guerres indiennes, qui à l’époque où écrivait M. Twain, n’étaient pas encore complètement terminées, mais qui ne lui viennent pas à l’esprit - et sans aller chercher l'histoire anglo-saxonne, où on trouve aussi des massacres en nombre.

En ce qui concerne la période de la guerre d’indépendance, il s'agit souvent d’épisodes où les troupes anglaises ou loyalistes (les Américains fidèles au roi d’Angleterre) ont massacré des soldats du camp adverse après leur reddition*.

                                         * On peut citer par exemple le « massacre de Paoli », ainsi nommé du fait qu’il existait une Paoli's tavern (nom donné en l'honneur du patriote corse Pascal Paoli) à proximité du lieu du combat. Les Américains adoptèrent le cri de ralliement "remember Paoli" (Rappelez-vous Paoli) en souvenir de ce massacre – d’ailleurs contesté (les Anglais paraissent avoir combattu à la baïonnette ce qui, pour les Américains, était une façon barbare de combattre, d'où peut-être l'idée qu'il y a eu un massacre). Ne pas croire, comme un historien de la Corse répandu dans les médias, que le cri voulait dire à peu près « Souvenez-vous de l’exemple de Pascal Paoli qui a aussi combattu pour la liberté (!) ».

 

Dans plusieurs cas, le massacre peut être imputé à l’action des alliés Indiens des troupes anglaises ; de sorte qu’un facteur « civilisationnel » intervient aussi.*

                                           * Les Indiens semblent avoir plus fréquemment combattu du côté des Britanniques que du côté des insurgés américains - quand ils ont pris parti.

 

On trouve rarement mention du massacre de civils – c’est le cas pour le massacre de Cherry Valley où des familles de pionniers furent massacrées avec des combattants par les Indiens Seneca, alliés des Britanniques. Les Américains se vengèrent en exerçant de dures représailles contre les Indiens.

Les massacres commis par les Américains (les insurgents, partisans de l’indépendance) semblent avoir été moins nombreux - on peut citer le massacre de Gnadenhutten où des hommes, femmes et enfants de la tribu indienne des Lenape (qui avaient été convertis au christianisme par des missionnaires moraves, d'où aussi le nom de Moravian massacre), alliés des Britanniques, furent massacrés. Ici le massacre (qui intervient à un moment où les combats contre les Britanniques avaient cessé) se situe à l’intersection du conflit entre Américains et Indiens et de la guerre d’indépendance. Plus d’un siècle après, le président des USA Théodore Roosevelt déclara que c’était une tâche sur l’histoire américaine de la "frontière"* que rien ne pourrait effacer.

                                                                            * Exactement Roosevelt parle d'une tâche sur "l'esprit de la frontière" - l'esprit de la conquête de l'Ouest et de la formation du pays par les pionniers. Il est sans doute caractéristique qu'il n'aille pas jusqu'à parler de tâche sur l'histoire américaine...

 

Ces massacres interviennent dans le contexte des combats (ou juste après les combats) et n’atteignent pas des civils, sauf exceptions comme pour le massacre de Cherry Valley.             .

Pourtant le massacre le plus emblématique (par ses conséquences), eut lieu 5 ans avant le début de la guerre d'indépendance; ce massacre, qui concerna des civils, fut un des catalyseurs qui débouchèrent sur la guerre.

Avec son humour habituel, Mark Twain feint d’en parler comme d’un massacre qui fit deux ou trois morts (en fait, il y eut 5 tués, ou 6 en comptant un blessé grave mort des années plus tard) : c’est le massacre de Boston.

Les Américains étaient agités depuis quelques années par l’opposition aux taxes votées par le Parlement de Londres, qu'ils jugeaient irrégulières du fait que les colons n'avaient pas de représentants à ce Parlement. Quelques mesures d’intimidation du gouvernement britannique avaient accru les tensions. A Boston, l’installation d’un bureau de douanes était considérée par les habitants comme une provocation.

En février 1770, lors d’une tentative d’envahissement du bâtiment des douanes, un jeune garçon est tué par un employé des douanes, augmentant l’animosité de la population contre les Britanniques.

Le 5 mars 1770, par une journée neigeuse, dans King Street, la rue de Boston où se trouvait la douane, un jeune commis de perruquier accuse sans ménagement un officier britannique de ne pas avoir payé ce qu’il devait à son patron. Un soldat qui monte la garde devant la douane, intervient un peu brutalement contre le jeune commis et est menacé en retour par plusieurs personnes (c'est une des versions des événements ayant conduit au massacre)*. A la fin de la journée, 50 personnes harcèlent le factionnaire et le défient de tirer – tout en disant que s’il tire, il est un homme mort. Le factionnaire est finalement secouru par une petite escouade de militaires britanniques (apparemment huit hommes plus leur commandant, le capitaine Preston).

                                                                        * Il est aussi question de l'insulte faite à une sentinelle britannique (la même ?) qui avait dit à des passants qu'il cherchait un travail d'appoint  : on lui avait répondu d'aller nettoyer les latrines, ce qui aurait aussi fait monter l'animosité - les deux anecdotes ne sont pas incompatibles.

 

La foule est maintenant de 300 à 400 personnes, certaines munis de clubs (déjà des clubs de golf, ou plutôt des battes ?), qui jettent des boules de neige et des petits objets sur les soldats, crachent sur eux et les narguent en criant : fire (feu). Un homme vient demander à Preston si les fusils de ses hommes sont chargés – et après que Preston ait répondu qu’ils n’ouvriront le feu que si lui, leur en donne l’ordre, l’homme frappe avec un bâton le soldat Montgomery et fait tomber son fusil, puis il frappe Preston. Le soldat Montgomery récupère son arme et tire, puis après un moment d’hésitation, les autres soldats tirent.

Dans la foule, 11 hommes sont touchés : trois sont tués sur le coup dont l’Afro-américain Crispus Attucks. Deux autres mourront de leurs blessures, le lendemain pour l’un, deux semaines après pour l’autre ; un troisième gravement blessé mourra 10 ans après, peut-être des suites de ses blessures. Les autres sont légèrement blessés.

Tandis que l’armée prend position, le vice-gouverneur Hutchinson* parvient à calmer la foule en parlant depuis un balcon, en promettant une enquête équitable.

                                                                                                  * Exactement acting governor, faisant fonction de gouverneur. Hutchinson, nommé ensuite gouverneur de la colonie, s'efforça de garder l'équilibre entre les exigences des patriotes américains et les volontés de la couronne britannique. Venu pour peu de temps en Grande-Bretagne, il s'y trouvait toujours lorsque commença la guerre d'indépendance. Considéré comme un loyaliste par les révolutionnaires, ses biens furent saisis par eux. Il mourut en Angleterre.

 

La plus grande partie de la population de Boston est présente aux obsèques des victimes.

 

 

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Le massacre de Boston, 5 mars 1770, chromolithographie de  Henry Q. Smith (1855) d'après le tableau de William L. Champney.

Courtesy of the Boston Athenaeum. Library of America

Au centre, on voit Crispus Attucks, qui aurait été le premier tué dans la confrontation. L'organisation de la scène est redevable à la célèbre gravure dessinée quelques semaines après les faits par Henry Pelham et gravée par Paul Revere (ce dernier fut plus tard très investi dans la guerre d'indépendance); la gravure de Pelham et Revere (qui se disputèrent sur leur part respective dans la gravure) devint un efficace instrument de propagande contre les Britanniques.

https://loa.org/news-and-views/1613-joseph-warren-the-bloody-tragedy-of-the-fifth-of-march-1770

 

 

 

 

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Le massacre de Boston, gravure de 1859 par Johnson, Fry and Co. d'après le tableau de Alonzo Chappel (détail). Par rapport à la représentation précédente, on note quelques différences et un rendu plus réaliste. Les soldats ont des bonnets de grenadiers et non des tricornes. Les boules de neige volent ainsi que les bâtons. L'image traduit bien l'impression d'encerclement des soldats au milieu d'une foule hostile. Par contre il ne semble pas que des victimes aient reçu des coups de baïonnette.

Vente Ebay

https://www.ebay.com/itm/BOSTON-MASSACRE-hand-colored-engraving-Adheres-to-Chappels-pinx-/263625634271

 

 

 

 

 

JOHN ADAMS POUR LA DÉFENSE

 

 

 

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 Compte-rendu du procès des accusés du massacre de Boston : « Le procès de William Wemms, James Hartegan, [suivent les noms des 6 autres soldats], soldats au 29ème régiment d'infanterie de Sa Majesté, pour le meurtre de Crispus Attucks, Samuel Gray [suivent les noms des trois autres victimes], le lundi soir 5 mars 1770, à la Cour supérieure de Justice, Cour d' assises (...), tenu à Boston le 27 novembre 1770, après ajournement, devant les honorables Benjamin Lynde, John Cushing, [etc], esquires, juges de la Cour susdite. Publié avec permission de la Cour. Pris en sténographie par John Hodgson... »

https://revolution250.org/boston-massacre-trials/

 

 

Dès le lendemain du massacre, semble-t-il, les soldats et  le capitaine Preston furent arrêtés. Le 27 mars,  ils furent inculpés de meurtre, ainsi que quatre civils (des douaniers accusés d’avoir tiré sur la foule depuis le bâtiment de la douane) . Le commandant en chef des troupes britanniques a fait retirer les troupes pour apaiser les esprits. Le vice-gouverneur fait tarder le procès, sans doute dans l’intérêt des accusés.

Des récits imprimés contradictoires circulent : A Short Narrative of the Horrid Massacre (un court récit de l’horrible massacre) publié par les soins de l’assemblée municipale de Boston, exprime la version des patriotes, tandis que le point de vue des pro-Britanniques s’exprime dans A Fair Account of the Late Unhappy Disturbance in Boston (un compte-rendu honnête des récents et malheureux troubles de Boston) qui affirme que le rassemblement de la foule était prémédité dans l’intention de provoquer un incident.

Le gouvernement colonial, représenté par Hutchinson, voulait un procès équitable; afin en partie de ne pas attiser la colère du gouvernement anglais et de conserver l’appui des modérés pour continuer à faire avancer les revendications des colons contre la métropole. Hutchinson a demandé à John Adams de défendre Preston et les soldats. Adams était un “patriote”, engagé en faveur des droits des colonies contre la métropole*; un autre avocat patriote et un loyaliste (fidèle au gouvernement anglais) complétèrent  l’équipe de la défense.

                                                                * Adams, avocat diplômé de Harvard, soutenait les revendications des colons (en particulier pour dénoncer l’absence de représentation de ces derniers au Parlement de Londres. Le cousin de John Adams, Samuel Adams,  était l’un des principaux  représentants du courant hostile aux Britanniques, membre de l'organisation des Sons of Liberty (fils de la liberté); après le massacre, il  faisait campagne pour la condamnation des soldats, tout en approuvant son cousin de se charger de la défense des militaires dans un procès équitable.

 

Afin d’éviter la partialité du jury, les avocats obtinrent que les jurés soient choisis parmi des gens n’habitant pas Boston.

Preston fut jugé seul à la fin d'octobre 1770 : il déclara qu'il n'avait pas donné l'ordre de tirer et que s'il l'avait fait, il aurait été un mauvais officier, mais que ses soldats avaient pu être trompés par les cris qui venaient de partout : les cris "fire" des manifestants moqueurs (et inconscients !), et lui-même (et d'autres) criant au contraire "Hold your fire" ou Don't fire" (ne tirez pas !). Après le tir, Preston avait empêché ses hommes de tirer à nouveau. Le jury fut convaincu qu’à aucun moment il n’avait donné l’ordre de tirer et prononça l'acquittement.

Le procès des huit soldats eut lieu fin novembre 1770. Adams demanda au jury de ne pas tenir compte du fait que les accusés étaient des soldats britanniques. Il n’hésita pas à déprécier la foule qui avait harcelé les soldats, décrite comme un ramassis de voyous, de nègres et de mulâtres (!), de ruffians irlandais et de matelots bagarreurs. Il déclara: “par quel scrupule est-ce que nous n’appellerons pas ces gens une populace (a mob) – à moins que ce nom ne soit trop respectable pour eux ?"

Il a soutenu que les soldats avaient le droit légal de se défendre car ils étaient en danger – tout au plus étaient-ils coupables d’homicide involontaire.

Certaines phrases d’Adams sont restées célèbres : « Les faits sont des choses têtues; et quels que soient nos souhaits, nos inclinations ou ce que notre passion nous dicte, rien de cela ne peut modifier l'état des faits et ce qui est évident [ou l'état des faits et la preuve]»*  « Protéger l’innocent est plus important que punir le coupable ». Après 2 heures et demi de délibération le jury acquitta 6 soldats. Deux autres (dont Montgomery, le premier à tirer) furent reconnus coupables d'homicide involontaire parce qu’il était démontré qu’ils avaient tiré sur la foule, alors qu’ils auraient dû attendre encore et n’agir qu’en dernière extrémité. Ayant reconnu les faits, ils furent condamnés à une peine minime bien que pénible : une marque au fer rouge sur le pouce.

                                                  * “Facts are stubborn things; and whatever may be our wishes, our inclinations, or the dictates of our passion, they cannot alter the state of facts and evidence”. John Adams devançait Lénine en disant que les faits sont têtus (et ne se plient pas à nos souhaits ou passions politiques).

 

Le jury fut aussi influencé par le témoignage recueilli sur son lit de mort de la dernière victime, qui fut rapporté par le médecin qui l’avait soigné: il avait déclaré qu’il pardonnait à l’homme qui avait tiré sur lui, car il avait tiré pour se défendre et non par méchanceté.

Les juges firent remarquer que le moribond n’avait pas pu prêter serment mais que le jury devait peser les paroles prononcées par un homme au moment d’entrer dans l’éternité, La valeur légale des déclarations d’un mourant rapportées par une tierce personne devint un précédent de jurisprudence à partir du procès des soldats.

En décembre enfin, les quatre douaniers furent acquittés : le serviteur d’un des accusés qui avait fait des déclarations à charge fut convaincu de faux témoignage, fouetté selon la loi et expulsé du Massachusetts.

Dès 1771, le massacre fut commémoré par une cérémonie annuelle. Lors de la troisième commémoration, John Adams prit la parole et déclara : « la part que j’ai prise à la défense du capitaine Preston et des soldats m’a apporté assez d’anxiété et d’opprobre, mais ce fut un des actes les plus courageux, généreux, virils et désintéressés de toute ma vie et l’un des meilleurs services que j’ai rendus à mon pays. Une sentence de mort contre les soldats aurait été une tâche aussi indélébile sur mon pays que les exécutions des sorcières ou des quakers [au 17 ème siècle]. Mais ce n’est pas une raison pour laquelle la ville [de Boston] ne pourrait pas appeler ce qui s’est passé cette soirée-là un massacre …»

 

Ainsi Adams, qui n’avait pas hésité pour obtenir l’acquittement des soldats, à décrire la foule comme un ramassis de perturbateurs ( y compris avec des désignations raciales méprisantes qui choquent aujourd’hui mais à l’époque faisaient partie des mentalités*), donnait maintenant (quoiqu’avec réserve) son approbation à l’opinion générale qui considérait les victimes comme des martyrs de la cause des colons contre la métropole arrogante et tyrannique.

                                                                     * "John Adams’ famous defense of the soldiers was pretty racist" (la fameuse défense des soldats par John Adams était passablement raciste, article Six Things Everyone Gets Wrong about the Boston Massacre, de Spencer Buell, février 2020 dans Boston Magazine https://www.bostonmagazine.com/news/2020/03/02/boston-massacre-wrong/

 

 

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Reconstitution du procès des accusés du massacre de Boston à la faculté de droit de la Suffolk University (Boston, Ma.), 11 mai 1999. Les avocats de la défense, dont John Adams.

https://moakleyarchive.omeka.net/items/show/5576

 

 

 

 

Le massacre de Boston, puisque tel est son nom pour l’histoire, a accru le fossé entre les colons et la métropole. A peu près au même moment, le gouvernement anglais supprima les taxes douanières qui avaient provoqué le mécontentement, sauf la taxe sur le thé – mais les Américains boycottaient l’ensemble des produits anglais.

Puis le gouvernement anglais autorisa la Compagnie des Indes à vendre son thé sans taxe (dans l'intérêt de celle-ci plus que des Américains) – ce qui ne calma en rien les tensions. En 1773, de jeunes Bostoniens déguisés en Indiens jettent à la mer une cargaison de thé anglaise (Benjamin Franklin réprouva hautement cette atteinte à la propriété privée !). Les efforts de ceux qui veulent éviter la rupture comme Hutchinson ne servent à rien ; dans les deux camps, les faucons, comme on dirait plus tard, prennent l’avantage sur les colombes. Le 19 avril 1775, à Lexington et Concord, pour la première fois, les colons armés affrontent militairement la troupe anglaise. La guerre commence, avant même la déclaration d’indépendance (1776).

 

Le fait d’avoir défendu les soldats britanniques fut loin de porter préjudice à Adams. Ses compatriotes apprécièrent son courage : il fut élu député du Massachusetts à l'assemblée de la colonie, puis membre du Congrès continental qui décida la rupture avec la Grande-Bretagne. Il fut l’un des membres du comité de rédaction de la déclaration d’indépendance, puis de la Constitution de 1783, ce qui lui vaut d'être considéré comme un des Founding Fathers (pères fondateurs de la nation américaine). Premier ambassadeur des Etats-Unis en Grande-Bretagne après l’indépendance, il semble qu’il eut l’occasion lors de son séjour de rencontrer le capitaine Preston qui avait quitté l’armée (on le comprend) et d’évoquer les jours anciens. Vice-président des Etats-Unis sous la présidence de Washington, il devint ensuite le second président des Etats-Unis. On retient qu’il créa le corps des Marines, fut le premier à s‘installer à la Maison Blanche à Washington, et entreprit la « quasi-guerre » contre la France du Directoire, provoquée par les actes des corsaires français.

 

 

 

LEÇONS POUR DEUX MASSACRES

 

 

Peut-on maintenant comparer les massacres de septembre et le massacre de Boston ? Pourquoi pas, puisque des historiens réputés comparent la Terreur (avec un grand ou un perit « t ») avec la Rébellion du Whisky, pour dire que c’est la même chose – ou à peu près : des épisodes de guerre civile.

Dans les massacres de septembre, environ 400 personnes massacrent environ 1200 -1300 personnes (on pense que les victimes représentent à peu près la moitié des détenus de Paris, sans tenir compte des massacres ailleurs qu'à Paris), qui sont des gens désarmés. Les meurtres sont commis avec sauvagerie, voire avec sadisme, les profanations sur les cadavres sont mentionnées.

 

Dans le massacre de Boston, on trouve aussi environ 300 ou 400 personnes – c’est la foule, armée de « clubs » et de bâtons, qui harcèle 8 militaires britanniques et leur officier; les militaires finissent par perdre leur sang-froid et tirer.

S'agit-il à proprement parler d'un massacre ? Mark Twain, qui nous a servi d'introducteur, dit du massacre de Fort Pillow en 1864 que « c'est peut-être le seul qui atteigne une taille correspondant à cet immense et sombre qualificatif » - laissant comprendre qu'à part la désignation traditionnelle, le massacre de Boston n'entre pas dans cette catégorie. La justice américaine de l'époque a tranché : au pire, il y a eu homicide involontaire et non volonté délibérée de tuer des gens désarmés. La situation des protagonistes, une poignée de militaires anglais, cernés par une foule de plusieurs centaines de personnes et qui tirent pour se dégager, ne correspond pas au caractère délibéré et inégal qui est présent dans les massacres, où les massacreurs tuent leurs victimes sans courir de risque et le plus souvent avec une violence débridée.

Dans les massacres de septembre, les autorités de l’époque paniquées et dépassées, couvrent les massacres – puis les partis en présence se servent des massacres pour accuser l’adversaire. Ce n ‘est que plusieurs années après les faits (en général lorsque le gouvernement est tombé aux mains de dirigeants sinon "de droite", du moins plus à droite : Convention thermidorienne, Directoire, Consulat), qu’on tentera de retrouver les coupables, sans grand résultat. Les massacreurs seront (en gros) exclus des lois d‘amnistie successives, mais peu seront condamnés.

Dans le massacre de Boston, le gouvernement et la justice de la colonie du Massachusetts, sans doute avec une certaine irrégularité*, s’emparent de la question et font arrêter les soldats – tout en leur assurant un procès équitable.

                                                                                      * Est-ce qu'il appartenait vraiment à une juridiction civile de la colonie du Massachusetts de juger des militaires de l'armée anglaise ?

 

Les suites du massacre sont judiciaires, C’est lors d’un procès loyal (fair play, du moins en principe) que la responsabilité des accusés est pesée par les jurés qui sont invités à faire abstraction du contexte politique. Devant le jury, Adams pose quelques principes du procès équitable: que les faits passent avant les "passions" (les convictions politiques,  ou l’idéologie), qu’il vaut mieux épargner un coupable que de punir un innocent. Le procès de Preston et des 8 soldats inaugure la mythologie américaine de l’avocat  au service de l’innocence : John Adams, sorti de Harvard, préfigure tous les Perry Mason* des romans et séries télé du futur.

                                             * Dans les nombreux (et souvent ingénieux) romans policiers de Erle Stanley Gardner (actif à partir des années 1930), l’avocat Perry Mason, après avoir enquêté sur les faits en parallèle à l’enquête officielle, démontre lors du procès que son client (ou souvent sa sympathique cliente) est innocent et, en creux, désigne à la justice officielle le vrai coupable.

 

Dans les massacres de septembre, on a une fantasmagorie – du moins dans la description de Michelet – mais qui peut croire que les faits se sont passés vraiment autrement que ce qu’iI raconte ? Des massacreurs ivres de boisson et de violence, des sortes de démons, s’agitent dans une transe sanglante.

Dans le massacre de Boston, les massacreurs et massacrés (ou plutôt les protagonistes du drame) sont des gens ordinaires, impliqués dans une confrontation qui tourne à la tragédie. Les victimes deviennent des martyrs pour l’histoire, mais les accusés,  qui ont agi sans méchanceté, sont innocentés ou au pire condamnés pour homicide involontaire. La cause des patriotes américains se grandit de l'équité du jugement : la cause de celui qui respecte le droit même envers ses adversaires mérite de triompher.

Sans trop exagérer la comparaison (car le massacre de Boston se situe avant le début de la guerre d’indépendance), il semble qu’elle permette de toucher du doigt les différences entre les deux révolutions. Et on nous “serine” (une certaine historienne qui emploie ce mot, voir deuxième partie) qu’elles ont été aussi violentes l’une que l’autre.

C'est vrai peut-être si on considère les opérations de guerre, mais celles-ci ont eu le caractère de toute guerre (y compris, dans la guerre d'indépendance américaine, l'intervention de puissances autres que les deux principaux belligérants : Pays-Bas, Espagne, France) et il n'est pas honnête, à notre sens, de comparer des morts au combat avec des exécutions en masse de civils, des massacres, des noyades. Ces faits sont bien présents dans  la Révolution française, pas dans la Révolution américaine.

 

 

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Une représentation du massacre de Boston (19ème siècle), gravure d'après Felix OC Darley. On relève les victimes tandis qu'un personnage (peut-être le capitaine Preston ?). fait abaisser les fusils des soldats. La gravure parait avoir été colorisée postérieurement (vendue actuellement comme poster).

Vente Amazon.

 

 

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Gravure représentant les massacres de septembre 1792. Sous le titre : "D'autres cruautés à Paris, le 2 Sept. 1792"

Le texte bilingue, français et allemand, pourrait indiquer une origine allemande de la gravure (?). Il est improbable qu'une gravure condamnant clairement les massacres  ait pu être imprimée et vendue en France même.

Le texte commence ainsi : "Paris, meurtrière, qu'es tu devenu[e] ? " Et finit : "O France, tant de sang innocent répandu crie vengeance !"

On voit les massacreurs trainer le corps décapité de la princesse de Lamballe. Des hommes portent sur des piques la tête de la princesse et son coeur. De façon archaïque, la gravure montre dans le même espace d'autres massacres qui se déroulent dans des lieux différents. On voit Louis XVI et Marie-Antoinette à une sorte de balcon (c'est le moment où la foule des massacreurs vient montrer la tête de la princesse à la famille royale emprisonnée au Temple). Le décor urbain fantaisiste montre que l'auteur de la gravure ne devait pas connaître Paris.

Wikipedia, art. Les massacres de septembre.

 

 

 

CONCLUSION À CE STADE

 

 

On peut donc caractériser le fonctionnement de l’attitude « politiquement correcte » en histoire. On y trouve plusieurs facteurs :

1)    L’utilisation de connaissances hautement spécialisées au soutien explicite de positions dites progressistes dans les débats de société actuels – alors que le lien logique entre les premières et les secondes est plutôt ténu.

2)    La tendance à opérer une fusion ou confusion entre certaines périodes historiques et la politique actuelle. L’historien apparait alors comme un donneur de leçons autorisé sur le temps présent. Mais compte tenu du point 3, cette attitude, qui peut être féconde et utile dans certains cas, tourne toujours au soutien de la même position idéologique (celle-ci est évidemment décliné avec des nuances qui ont une grande importance pour ceux qui les promeuvent et engendrent des débats internes à la même mouvance).

3)    La volonté et les moyens de faire accéder les positions historiques, dans leur lecture progressiste, au rang d’opinion dominante et seule acceptable en exerçant un magistère d’autorité.

4)    L’utilisation des pétitions et dans certains cas, de la menace de mise au ban du milieu universitaire ou de la recherche (affaire Grenouilleau*, voire certaines implications de l’affaire Gouguenheim), afin de dissuader de s’exprimer ceux qui ont des positions non-orthodoxes, ou de les exprimer trop clairement.

                                                                                               * Dans cette affaire, les appels à la sanction administrative n'émanaient pas  d'universitaires, mais d'associations.

 

L’efficacité du point 4 s’explique du fait qu’un grand nombre d’universitaires appartiennent à la mouvance progressiste (ceux qui n’y appartiennent pas évitent généralement de prendre des positions publiques, hormis quelques « têtes d’affiche »), de sorte que l’intervention publique des progressistes se fait en nombre, alors que rien d’équivalent n’existe de l’autre côté. L’impression est que celui qui ose pendre des positions contraires à la doxa doit affronter l’ensemble de la profession, ce qui, on s‘en doute, est très dissuasif.

L’attitude politiquement correcte se manifeste aussi par des sortes de réflexes conditionnés (ou dit autrement, par l’absence d’esprit d’analyse et d’esprit critique) – ainsi lorsqu’un commentaire attribue d’office la position présumée politiquement correcte à un auteur ou un spécialiste, du fait de sa réputation (par exemple, Michelet, puisqu’il est admirateur de la Révolution, est crédité de compréhension envers les massacres de septembre, alors que c’est tout le contraire).

 

Dans une prochaine partie, nous examinerons quelques exemples du discours politiquement correct appliqué aux récits de la colonisation/décolonisation.

 

 

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Commémoration du 250ème anniversaire du massacre de Boston, mars 2020. Le drapeau rouge avec un pin vert est celui utilisé pour la Nouvelle-Angleterre (ensemble des 6 plus anciennes colonies américaines, dont le Massachusetts) au début de la Révolution américaine.

Blog des Filles de la Révolution américaine (Daughters of the American Revolution organization)

https://blog.dar.org/commemorating-250th-anniversary-boston-massacre-%E2%80%93-national-society%E2%80%99s-first-semiquincentennial

 

 

 

 

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Le comte Lanza vous salue bien
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