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Le comte Lanza vous salue bien
11 décembre 2020

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE QUI N'EN FINIT PAS (1) POLITIQUEMENT CORRECT ET HISTOIRE DEUXIEME PARTIE

 

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE QUI N'EN FINIT PAS

(1)

POLITIQUEMENT CORRECT ET HISTOIRE

DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ]

 

 

 

LES ROBESPIERRISTES : FORTERESSE ASSIÉGÉE OU OPINION DOMINANTE ?

 

 

Nous pouvons maintenant  parler de la communauté (en quelque sorte) des historiens spécialistes de la Révolution française. Beaucoup de ces historiens sont non seulement des spécialistes savants du sujet, mais aussi lient leur spécialité universitaire à leurs options politiques, de gauche et souvent à gauche de la gauche. Cette position est logique puisque pour eux, les options politiques de gauche sont dans un lien de continuité avec la Révolution – et c’est probablement même ce qui les a poussés vers cette spécialité universitaire. Il existe donc chez ces spécialistes une interaction constante entre le domaine historique et le domaine politique actuel. 

Pour eux, le domaine historique n’est pas un lieu neutre, « froid », où l’historien dépouillerait les sentiments et convictions du citoyen, bien au contraire.

Par exemple, en 2014, l’organisation des Rendez-vous de l'histoire de Blois choisit Marcel Gauchet* pour prononcer la conférence inaugurale de la manifestation annuelle. Deux personnalités intellectuelles de gauche, l'écrivain Édouard Louis et le philosophe Geoffroy de Lagasnerie, soutenus par plusieurs personnalités, appellent au boycott de la manifestation en soulignant la diffusion de « poncifs ultra-réactionnaires » par Marcel Gauchet (Wikipedia).

                                    * Marcel Gauchet, philosophe et historien ; auteur notamment du Désenchantement du monde (1985, étude sur la sécularisation en cours en Occident) ; a pris position contre Foucault et Bourdieu. Rédacteur en chef de la revue libérale Le Débat. Ses positions sur divers sujets comme l’immigration, le font considérer comme réactionnaire et conservateur.

 

Un autre texte, qui n'appelle pas au boycott mais regrette la décision du conseil scientifique des Rendez-vous, recueille 229 signatures d'historiens, parmi lesquels, selon Wikipedia, « deux réseaux typiques des études robespierristes, l'université de Rouen et l'Institut d'histoire de la Révolution française de la Sorbonne ».

 Cette pétition s’exprime ainsi :

 «Nous, enseignant-e-s, chercheurs-euses, étudiant-e-s, lecteurs-rices, très attaché-es à la diffusion et au large rayonnement des recherches et des travaux en histoire, tenons à exprimer notre incompréhension devant le choix de confier cette année la conférence inaugurale des Rendez-vous de l’histoire de Blois, conférence non débattue par définition, à un auteur connu pour des thèses tournées avant tout vers le maintien de l’ordre, qui peuvent être jugées ultraconservatrices, sceptiques sur l’impératif de respect des droits de l’homme, familialistes, sexistes et homophobes. Ce choix polémique nous paraît d’autant plus déplorable que les Rendez-vous de l’histoire de 2014 sont centrés sur le thème des Rebelles.»

L’écriture inclusive, alors à ses débuts, apportait son prestige novateur à ce manifeste « intersectionnel », où Gauchet était présenté comme adversaire des groupes discriminés (énumération où manquait toutefois la mention directe des communautés immigrées).

Parmi les 229 signatures, Laurence De Cock, professeur agrégé d’histoire-géographie (ancienne présidente du Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire), Arlette Farge, Directrice de recherches au CNRS, EHESS, Olivier Le Cour Grandmaison, Université d’Evry-Val-d’Essonne (spécialiste des études coloniales) et divers spécialistes de l’histoire révolutionnaire :  Claude Mazauric, Professeur émérite des Universités, Pierre Serna, Directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française, Sophie Wahnich, directrice de recherches, Science politique, CNRS.

Le chiffre de 229 comprend un grand nombre d’étudiants et d’enseignants du secondaire, mais des universitaires reconnus comme M. Serna n’ont pas hésité à se joindre à ce groupe de pression.

Pierre Serna, professeur d'histoire de la Révolution française à la Sorbonne, a été le directeur jusqu’en 2015 de l'Institut d'histoire de la Révolution française (UMS 622/CNRS) avant que celui-ci soit intégré dans l'Institut d'histoire moderne et contemporaine (IHMC). Pierre Serna a été membre du Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire, est chroniqueur à L’Humanité, a pris position pour le candidat de la France insoumise aux élections présidentielles de 2017.

Les objectifs de l’IHRF, dont le directeur était aussi titulaire de la chaire d'histoire de la Révolution française à la Sorbonne, étaient non seulement de faire l’histoire de la Révolution, lais e la défendre (en invoquant l’éternel argument de la « montée de l’ignorance et des contre-vérités »)  :

: « … les contestations de plus en plus nombreuses dans la société française autour de l'héritage et des idées nées en 1789 obligent les enseignants-chercheurs de l'IHRF à demeurer vigilants, face à des exposés tendancieux et des contre-vérités toujours nombreuses sur la Révolution française ».

Les Annales historiques de la Révolution française sont publiées par la Société des études robespierristes – organiquement liée à l’IHRF jusqu’en 1994, elle en est maintenant indépendante mais se trouve en gros sur la même ligne d’opinion, peut-être moins prononcées qu’à l’époque où Albert Soboul et ensuite Michel Vovelle (tous deux communistes) dirigeaient la Société des études robespierristes. Les Annales sont largement ouvertes aux chercheurs étrangers et leur domaine d’études s’est étendu à la période napoléonienne, deux facteurs qui peuvent expliquer aussi une évolution vers des expressions plus neutres.

Le site Révolution Française.net est sans lien évident avec l’IRHF. Selon sa finalité, « il interroge les catégories du politique en les inscrivant dans le champ des études révolutionnaires. Son ambition est de favoriser les croisements disciplinaires et d'articuler les problématiques de la recherche historique et les préoccupations du temps présent. »

On trouve sur Révolution française.net des communications de qualité. Mais plus ou moins explicitement, les contributions présentent la caractéristique de « défendre » la version jacobine de la Révolution.

Lorsque on rend compte du livre de Marcel Gauchet sur Robespierre, Robespierre, l'homme qui nous divise le plus, l’auteur du compte-rendu (qui est aussi une un billet d’opinion, intitulé Comment peut-on être robespierriste ?), Olivier Tonneau, chercheur à Cambridge, déclare qu’il appartient « à la minorité activiste » ; c’est bien depuis cette optique qu’il critique le livre de Gauchet – celui-ci se voit reprocher de ne pas comprendre qu’il existait « une cause du peuple » et que les Français se l’époque révolutionnaire n’étaient pas seulement une population avec des intérêts contradictoires.

Le même auteur, Olivier Tonneau, intervient sur son blog Médiapart sur la politique actuelle, par exemple :Populiste ou Jacobin ? Critique du populisme de gauche

[ajout 11/2021 : Olivier Tonneau a eu son quart d'heure de publicité grâce à article sur Médiapart, supprimé ensuite, où il souhaitait l'avènement du Grand Remplacement]

 

Le site Révolution française.net publie aussi des billets d’actualité qui renvoient au site Le Média, fondé par des journalistes proches de la France Insoumise.

Pour ces historiens doublés de militants, il fait non seulement expliquer, mais « défendre » la révolution, surtout dans sa période jacobine - conçue comme ancêtre de la gauche actuelle, prendre parti. En quelque sorte, c’est le même combat qui continue dans le temps.

Bien entendu, l’objectivité en matière historique est difficile à atteindre – et certains ne s’en réclament pas forcément, surtout si on déclare appartenir à la « minorité activiste » (de gauche) ! Il serait intéressant de montrer comment des articles ou livres en apparence irréprochables et de qualité inclinent le lecteur (souvent convaincu d’avance) à adopter les thèses de l’auteur –  ou mieux, à considérer que seules celles-ci sont valables.

Ainsi dans le compte-rendu d’un livre consacré à Hannah Arendt : « Dans le chapitre 3, Marc Belissa décrit la manière dont Hannah Arendt construit une révolution américaine idéologique et biaisée – une révolution des élites, conservatrice et sans contenu social – conçue pour être le contrepoint de la française, telle qu’elle l’imagine. Arendt s’appuie pour cela sur l’historiographie conservatrice américaine, très présente pendant la Guerre froide, qui minore les conflits de la Révolution américaine et souligne le consensus autour des « valeurs américaines » de liberté, de propriété et d’individualisme. » (Yannick Bosc et Emmanuel Faye, Introduction de l'ouvrage Hannah Arendt, la révolution et les droits de l’homme, Paris, Kimé, 2019, 192 p., sous la direction de Yannick Bosc et Emmanuel Faye., https://revolution-francaise.net/2019/12/03/738-hannah-arendt-la-revolution-et-les-droits-de-lhomme ).

Ailleurs, une professeur d'histoire-géographie fait une critique serrée du livre de Jean-Clément Martin, titulaire de la chaire d'histoire de la Révolution française à l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne, consacré à Robespierre : il est clair que le reproche principal fait au livre de J-C. Martin est de diminuer l'importance de Robespierre et de mettre en lumière ses défauts (https://revolution-francaise.net/2016/12/04/673-robespierre-la-fabrication-dun-mediocre). Ainsi tous les articles tendent à "défendre" la Révolution jacobine et ses acteurs. On pourrait multiplier les exemples. 

Est-ce scandaleux de pendre toujours parti pour la Révolution – et d’identifier celle-ci aux Jacobins (ou pour les plus activistes, aux « Enragés »)? Bien sûr que non, les opinions sont libres - celles d’Arendt , de Gauchet ou de leurs contradicteurs. Ce qui est plus agaçant, c’est la façon dont les partisans d’une défense de gauche de la Révolution française ont tendance à présenter leur approche comme la doxa, l’opinion dominante et seule autorisée, contre laquelle les opinions autres sont des tentatives marginales, de mauvaise foi, contraires à l’évidence des faits et des raisonnements, bref de parler depuis une position dominante et dogmatique.

Si l’auteur qui émet des critiques sur la Révolution français est obligatoirement de mauvaise foi (pourquoi pas ?), le simple bon sens nous conduit à suspecter la bonne foi de ceux qui font son éloge continu (certes sans cacher ses erreurs – mais, pour eux, les erreurs des révolutionnaires sont de n’avoir pas été assez révolutionnaires ou d’avoir cessé de l’être).

 

 

LA DOXA ÉVOLUE-T-ELLE  ?

 

 

Le dogmatisme des historiens du courant dominant s’exprime d’autant plus que justement les opinions évoluent, provoquant chez les partisans de l’histoire révolutionnaire « de gauche » des réactions d’inquiétude :  :

« Le débat sur le chiffre des morts de la Terreur resurgit avec une grande régularité dans des revues d’histoire pour « grand public », lors même que les données nouvelles n’abondent pas. Ce débat est aussitôt politisé et naguère toute évaluation des victimes de l’an II était réputée une entreprise contre–révolutionnaire et ne paraissait que dans revues de droite. Toutefois, la doxa à l’égard de Robespierre et des Jacobins a viré depuis la fin du 20e siècle à l’hostilité franche. » (Marc Angenot, Querelles historiennes sur la Révolution française : l’argumentation par le chiffre des victimes et les polémiques sur la qualification génocidaire https://journals.openedition.org/aad/3585).

 

On peut être ici en désaccord avec Marc Angenot : si « la doxa [l’opinion dominante] à l’égard de Robespierre et des Jacobins a viré depuis la fin du 20e siècle à l’hostilité franche », ce n’est pas chez les universitaires.  Au contraire presque tous les protagonistes universitaires se réjouissent qu’on en ait fini avec « le moment Furet » (cette critique libérale et anti-totalitaire de la Révolution française, initiée par François Furet dans le dernier tiers du 20 ème siècle). Seuls les chercheurs regroupés autour de Patrice Gueniffey (voir plus loin) font exception dans le concert des admirateurs de la Révolution jacobine.  C’est peut-être dans le grand public (à la rigueur)* que la doxa a évolué -de façon paradoxale d’ailleurs, car le rejet de figures comme Robespierre ne va pas avec le rejet de  la Révolution, si bien qu’on aboutit dans l’opinion courante à l’image d’un événement positif qui ne peut être associé à aucune personnalité « présentable » - d’où l’idée finalement d’une Révolution faite par « le peuple », sans dirigeants qu’on pourrait admirer (au rebours par exemple des Founding Fathers, les pères fondateurs des Etats-Unis).

                                     * « A la rigueur » car nous pensons que pour la majorité des habitants de ce pays, le sujet est sans intérêt ; ceux qui y pensent se contentent de la vulgate apprise à l’école, quelques images d’Epinal (« le peuple opprimé », la prise de la Bastille, La Marseillaise, symbole de lutte contre les « ennemis » etc).

 

Cet infléchissement (réel ou supposé) de l’opinion courante provoque, chez les partisans de l’histoire de gauche, la tendance à majorer (de façon presque ridicule) quelques tentatives d’histoire grand public, qui ne sont guère que du spectacle sans prétention (Stéphane Bern, Lorànt Deutsch), ce qui leur permet de mieux dénoncer un discours contre-révolutionnaire (voire crypto-royaliste) qui prendrait l’avantage et deviendrait dominant dans les médias ou l'opinion. Ils n’ont aucune peine à accuser ces tentatives d’être l’oeuvre d’amateurs sans connaissance approfondie du sujet.

On peut ici nuancer la façon dont se manifeste la doxa sur la Révolution française, c’est-à-dire l’attitude « politiquement correcte » à l’égard de l’histoire révolutionnaire.

En effet, plusieurs courants existent – en gros trois courants :

-         les auteurs « activistes », souvent aussi participant à des comités actifs dans l’action politique et sociale (disons d’extrême-gauche) ;

-         au milieu (pour ne pas dire au centre), les historiens marqués à gauche ou à gauche de la gauche, qui font toujours le lien entre leur objet d’études et leur sensibilité politique ;

-         enfin, le courant peut-être mainstream, qui admire rétrospectivement la Révolution, considère que ses idéaux sont toujours ceux de notre société – mais qui est parfaitement compatible avec des sensibilités personnelles social-démocrates, voire centristes (tendance La République en marche), un peu comme le président de la République qui est récemment intervenu au Panthéon devant le groupe statuaire représentant la Convention nationale :  le respect des idéaux révolutionnaires - devenus « valeurs de la République » et jalons d’une tradition française, n’est pas considéré comme contraire à la société de marché et à ses inévitables inégalités sociales (justifiées par le mérite - s’il faut des justifications).*.

                                                 * Il existe aussi une forme d’admiration « de droite » de la Révolution – considérée comme le socle (ou l'un des socles) de l’identité française, mais elle concerne, sauf erreur, plus des politiciens, souvent de tradition gaulliste, que des historiens. Le jacobinisme auxquels ils se réfèrent est surtout considéré comme exaltant le patriotisme (les « soldats de l'an II »), la primauté de l’Etat et la centralisation, et non la recherche de l’égalité sociale. Il arrive que les mêmes, sans y voir de contradiction, admirent aussi Napoléon ou Louis XIV.

 

Il en découle que les auteurs du courant traditionnel de gauche sont donc (de plus en plus) dans une position qui oscille entre l’attitude du rebelle qui s’oppose aux dirigeants d’une société inégalitaire et celle du donneur de leçons occupant une fonction quasi institutionnelle de gardien de la République, qui se réfère à la conception dominante des valeurs révolutionnaires, position évidemment paradoxale du rebelle institutionnel.

 

Est-il pour autant juste de dénoncer une quasi-mainmise des historiens de gauche ou activistes d’extrême-gauche sur l’historiographie de la Révolution française ? Il y a quelques années cette affirmation  aurait été rejeté par eux comme une puérile tentative de dénigrement émanant d’auteurs amateurs souvent d’extrême-droite, dépourvus de caution scientifique.

C’est ce que dénonçait par exemple le chercheur indépendant Olivier Blanc, qui écrivait «  Un logiciel "lutte des classes" est appliqué depuis bientôt un siècle à l'interprétation de la Révolution française par une historiographie quasi-officielle, incarnée à une large majorité par les membres cooptés du conseil d'administration anciens et actuels de la Société des Etudes robespierristes.(…) cette école historique tend encore à ostraciser toute lecture des événements, qui ne serait pas dans la suite des historiographes sympathisants du PCF ou du récent "Front de gauche" » https://gw.geneanet.org/darbroz?lang=fr&n=lacombe&nz=theze&p=claire+dite+rose&pz=rose.

                                            * Un auteur, de sensibilité anarchiste et spécialiste des « Enragés », répond ironiquement à cette vision datée des spécialistes de la Révolution – mais dans une optique  finalement  grinçante envers  les spécialistes en question : « la lutte de classes est en effet passée de mode, et surtout chez les admirateurs et continuateurs de Mathiez [célèbre historien de la Révolution, socialiste, adhéra un moment au Parti communistes, mort en 1932] (Claude Guillon, Blog La révolution et nous. https://unsansculotte.wordpress.com/tag/olivier-blanc/

 

 

Mais certains historiens éminents reconnaissent, à mots couverts, l’existence (oh, dans le passé, bien sûr) de telles tendances politiques hégémoniques, excluant du champ de la recherche ce qui n'allait pas dans le sens souhaité.

Ainsi Jean-Clément Martin : « Des collègues de « l’histoire classique » m’ont demandé de faire un bilan des pertes humaines de la Révolution, ce qui était impossible vingt ou quarante ans plus tôt – cette préoccupation étant laissée alors aux historiens vraiment marqués à droite. » (entretien entre J-C.Martin et Alessandro Giacone pour la revue italienne Historia Magistra, repris sur le blog Médiapart de J-C. Martin, août 2020, https://blogs.mediapart.fr/jean-clement-martin/blog/070820/parler-de-revolution-entretien-avec-jean-clement-martin

 

On note que le même Jean-Clément Martin remet en doute le couple Révolution-Lumières qui est invoqué à tout bout de champ pour justifier la Révolution :

« Rien des Lumières n'a été acquis directement pendant la Révolution, ceux qui se réclamaient des Lumières ont aussi trahi les idéaux (parfois irréalistes faut-il le dire) des « philosophes » (pour rappel aucun philosophe n'a trouvé grâce pendant la révolution, voir Raynal, Condorcet...). Mes propos n’ont aucune intention polémique, ils sont là pour rappeler l’intérêt de l’histoire, cette véritable science qui n’avance qu’en exposant ses incertitudes et ses avancées, qui oblige à exposer ses convictions autant que ses connaissances et qui n’a aucun pouvoir de surplomb sur la société et les élites qui nous gouvernent, ou nous encadrent. »

https://blogs.mediapart.fr/jean-clement-martin/blog/191020/hommage-samuel-paty-comment-enseigner-la-violence-de-l-histoire-de-france)

Son évolution est-elle un cas individuel ou présage-t-elle un changement plus profond chez les défenseurs de l’exemplarité révolutionnaire ?

 

 

 

DU NOUVEAU SUR L’HISTOIRE RÉVOLUTIONNAIRE, VRAIMENT ?

 

 

Annie Jourdan, déjà auteur de La Révolution, une exception française, a publié en 2018 un livre Nouvelle histoire de la Révolution*.  C’est un livre qui veut manifestement faire date (et probablement s’insère dans un objectif de conquête de primauté académique). Il se situe dans un courant d’histoire dominant,   explicitement favorable aux idéaux révolutionnaires : « Repenser la Révolution française, c’est aussi rendre justice à ces hommes qui ont tout sacrifié pour construire un monde meilleur » (interview d’Annie Jourdan, Cahiers du mouvement ouvriers, https://cahiersdumouvementouvrier.org/au-fil-des-semaines/entretien-avec-annie-jourdan/). Bien que visant pour une part à occuper le champ (sinon le créneau) mainstream, le livre d'Annie Jourdan a aussi ce qu'il faut pour plaire à l'extrême-gauche (voir par exemple le compte-rendu sur le blog Dissidences, https://dissidences.hypotheses.org/12635.

                                                                                                           * J'ai lu le premier livre cité de A. Jourdan, pas le second (elle a aussi écrit un grand nombre de livres et d'articles, notamment sur la Révolution aux Pays-Bas et la constitution de la république batave - elle a longtemps enseigné aux Pays-Bas). D'abord parce qu'on ne peut pas tout lire et parce que ce livre n'apporte cetainement pas la synthèse objective qu'on peut attendre sur la Révolution. Mais j'en sais assez sur le contenu de ce livre pour pouvoir en parler, je crois, sans être accusé de parler de ce que je connais pas.

 

A. Jourdan s’efforce de montrer que le recours à la Terreur durant la Révolution, ne provint pas du projet révolutionnaire lui-même (il s’agissait de la théorie de François Furet) mais du fait que la France a connu à l’époque un épisode de guerre civile A vrai dire, cette interprétation n’a rien de … révolutionnaire. Mais plus intéressant est la façon dont Annie Jourdan veut la justifier. Elle commence d’ailleurs à faire disparaître plus ou moins le concept de Terreur : il y a eu, non pas un système organisé de Terreur, mais des mesures de coercition légales (voilà qui change tout) – dès lors le terme, quand il est utilisé, perd sa majuscule !

Selon le compte-rendu de Charles Walton sur le site La vie des Idées (https://laviedesidees.fr/La-Terreur-reinterpretee.html), plusieurs conséquences découlent du choix de présenter la Révolution comme une guerre civile : « La première d’entre elles est que la terreur révolutionnaire française n’avait rien d’exceptionnel [il faut bien se résoudre à employer le mot, avec ou sans majuscule !]. Elle fit son apparition dans d’autres révolutions à la même période, y compris aux États-Unis. La terreur n’était pas non plus propre aux Jacobins et aux sans-culottes ». 

Annie Jourdan s’efforce de montrer que la Révolution française ne fut pas exceptionnellement violente . Elle fait des comparaisons chiffrées soit avec les Etats-Unis, soit avec des pays européens qui ont été impliqués dans les changements révolutionnaires, en nombre de morts violentes en pourcentage de la population.

Dans son premier livre (La Révolution, une exception française), Annie Jourdan expliquait que notamment les républiques sœurs de la France révolutionnaire avaient évité la Terreur. On ne voit pas bien alors comment le nombre de morts des troubles révolutionnaires peut alors être sensiblement équivalent à celui de la France.  Il y aurait probablement un examen serré des chiffres produits à faire. A noter que pour les USA, les chiffres d’Annie Jourdan cités par l’article de Wolton et ceux fournis dans une interview par Annie Jourdan elle-même ne correspondent pas vraiment:

« Et la proportion de blessés [on suppose qu’il s’agit non pas de blessés – pourquoi compter particulièrement les blessés ? mais de morts violentes – pour laisser de côté les morts par maladies, toujours supérieurs dans les guerres de l’époque aux morts au combat*] ne fut que légèrement plus basse aux États-Unis entre 1775 et 1783 (entre 0,9 et 1,52%) qu’en France entre 1789 et 1799 (entre 1,15 et 1,9% » (compte-rendu de Wolton), à comparer avec : « De là, des décès** moins nombreux (proportionnellement au nombre d’habitants) en France qu’aux Etats-Unis : 0,9 à 1,20% de décès contre 1,52% aux Etats-Unis. Et l’on nous serine que la révolution américaine a été pacifique ! » (Annie Jourdan, interview dans les Cahiers du mouvement ouvrier).

                                             * Les chiffres des morts parmi les Insurgés américains durant la guerre d’indépendance varient selon les sources (il est évident qu’on ne peut pas espérer des chiffre incontestables). On cite par exemple (en 1931) 70 000 morts du côté des insurgés dont 7000 au combat et 63000 de maladie – mais les chiffres d’études des années 90 donnent environ 6000 morts au combat et 10 000 de maladie…

                                                     ** Bien que cela ne soit pas indiqué, il s'agit évidemment des décès par mort violente en lien avec les événements politiques. Mais en période révolutionnaire (comme en temps de guerre), il y a aussi une surmortalité due aux pénuries, aux épidémies etc. 

 

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 John Trumbull, La mort du général Mercer à la bataille de Princeton, 3 janvier 1777.

Au centre, le général américain Mercer, avec son cheval sous lui, est mortellement blessé. A gauche l'Américain Daniel Neil est blessé par baïonnette. A gauche le capitaine anglais William Leslie est mortellement blessé. A l'arrière-plan, le général George Washington et le docteur  Benjamin Rush arrivent sur les lieux du combat.

Les pertes de la Révolution américaine concernent essentiellement sinon exclusivement des morts lors des opérations militaires.

Yale University Art Gallery - Wikipedia.

 

 

 

De plus, dans sa nouvelle histoire, Annie Jourdan s’est vu reprocher de ne presque pas évoquer la guerre de Vendée (ce qui facilite d’ailleurs la présentation avantageuse de la Révolution !).  Les chiffres des morts de ce conflit sont-ils comptabilisés dans ses estimations ? (J-C. Martin s’arrête au chiffre de 200 000 morts pour la Vendée, voir Sur la guerre de Vendée et le « concept de génocide, 2018, Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie (A.P.H.G.), https://www.aphg.fr/Sur-la-guerre-de-Vendee-et-le-concept-de-genocide).

Par ailleurs il semble malhonnête de comptabiliser des morts au combat (quasiment toutes les victimes américaines sont des morts au combat - même si quelques unes - voir plus loin - ont pu être tuées après leur reddition) avec les massacres ou les exécutions de civils ou de prisonniers de la Révolution française. Un examen scrupuleux des violences des deux Révolutions devrait se focaliser sur cette distinction et pas sur des chiffres globaux.

Pour Annie Jourdan, les Etats-Unis, postérieurement à la guerre d’indépendance, ont aussi connu des épisodes de guerre civile. Mais « Jourdan finit par mélanger les torchons et les serviettes » (Walton), prenant par exemple la pratique d’enduire les adversaires politiques de goudron et de plume comme indicateur d’un climat de violence assimilable à la guerre civile.

Or « Nous savons, cependant, que les trois révoltes populaires (de Shays, du Whisky et de Fries) firent peu de victimes – pas même une douzaine, en tout. Quant aux plumes et au goudron, cette pratique est-elle vraiment un indicateur de guerre civile ? » (Walton, compte-rendu du livre de Jourdan).

 

 

Shays'_Rebellion

 Une scène des violences pendant la rebellion de Shay (août 1786 - juin 1787, dans le Massachusetts. Un débiteur se bat avec un collecteur de taxes.

Wikipedia en anglais, article Shay's rebellion.

La rébellion de Shay prit aussi le caractère de bataille rangée entre les partisans de la rebellion et les troupes de l'Etat du Massachusetts. Les raisons de la rebellion étaient principalement l'impossibilité pour les fermiers d'acquitter les taxes très élevées décidées par les dirigeants de l'Etat pour les nécessités de la reconstruction après la guerre d'indépendance, aboutissant fréquemment à la saisie des terres des débiteurs. Le gouvernement fédéral refusa d'intervenir et la rébellion fut vaincue non sans mal par la milice du Massachusetts après quelques combats. Le meneur, Shay, s'enfuit au Vermont (à l'époque un Etat quasi-indépendant) et ne revint que quelques années après, une fois les tensions apaisées.

La rébellion du Whisky se déroula entre 1791 et 1794 en Pennsylvanie et partiellement en Virginie; elle fut provoquée par le refus des consommateurs d'acquitter les taxes sur le whisky décidées par le secrétaire fédéral au Trésor, Hamilton. Le président Washington décida de faire intervenir l'armée fédérale contre les rebelles, tout en essayant de négocier.

La rebellion de Fries fut une révolte contre les taxes pesant sur la propriété foncière et les esclaves, entre 1799 et 1800; elle toucha surtout les fermiers d'origine hollandaise de Pennsylvanie.

Dans les trois cas, le refus de payer les taxes déboucha sur la constitution de groupes armés qui affrontèrent les milices levées par les gouvernements locaux et éventuellement  l'armée américaine. Ces trois rébellions firent relativement peu de victimes (par exemple la rébellion du Whisky  fit trois morts chez les rebelles, deux civils furent tués - aucun militaire ne fut tué au combat mais 12  moururent de maladie ou d'accident, Wikipedia, art. Whiskey Rebellion).

 

 

 

 

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Le goudron et les plumes sont une "punition" qui apparait souvent dans les aventures de Lucky Luke qui se déroulent dans l'Amérique de la seconde partie du 19 ème siècle. Ici un tricheur professionnel en fait les frais. Evidemment la punition était en réalité bien moins anodine que ce que montre la bande dessinée.

Album La Diligence, dessin de Morris, scénario de Raymond Goscinny, 1965. Editions Dupuis. Scan du journal Spirou.

 

 

 

Ainsi un spécialiste reconnu de la Révolution française (pas un historien amateur) peut comparer par exemple la rébellion de Shay (qui fit quelques morts de part et d’autres dans des combats*) avec la période française de la Terreur, (y compris la guerre de Vendée), non pas pour signaler la totale disproportion des événements (c’est aussi ce qu’implique le terme de comparer) et en tirer des conclusions, mais pour conclure que dans un cas comme dans l’autre, il y a eu guerre civile et violence et donc exonérer la révolution française de sa singularité en matière de violence !

                                             * Il y eut aussi quelques condamnations à mort mais il semble qu’elles ne furent pas appliquées (B. Cottret, La Révolution américaine, 2004).

 

Ce qui est ici intéressant et justifie l’inclusion dans la catégorie du politiquement correct, de ce que nous indiquons du livre de Annie Jourdan, c’est la considération qu’un historien qui cherche à exonérer la Révolution française du reproche de violence exagérée, peut utiliser des arguments manifestement biaisés.

Il peut comparer (au sens de trouver des similitudes) une période de violence politique et de guerre civile impitoyable avec une rébellion faisant quelques morts, comparer la guillotine et les fusillades de masse, les noyades de Nantes, les villages incendiés et les habitants massacrés, avec la pratique du goudron et des plumes, aussi déplaisante soit-elle. Malgré cela, cet auteur n’aura jamais le traitement réservé par exemple à Gouguenheim, (traité en toutes lettres de bouffon, d’ignorant, etc) pour ses erreurs ou raisonnements biaisés. L’article de Charles Walton est plutôt critique sur certains points du livre de Annie Jourdan (nous avons reproduit quelques citations), mais il réserve aussi sa part d’éloges à l’auteur.

Bien accueilli en général, aussi bien par des sites militants que par les critiques scientifiques (par exemple dans les Annales historiques de la révolution française (AHRF), où la recension favorable n’est pas due à J-C. Martin* qui avait été passablement critique sur le premier livre de Annie Jourdan (est-ce un indice que le maître n’a pas vraiment aimé mais n’a pas voulu le dire ?) mais aussi par des critiques « grand public », le livre de Annie Jordan est plus , mainstream  que les travaux « engagés » d’auteurs comme Sophie Wahnich (dont elle reprend certains apports – voir plus loin).

                                           * Celui-ci est l’auteur en 2012 d’une Nouvelle histoire de la Révolution française (à un mot près Jourdan a repris le même titre), qualifiée d’ « histoire apaisée » (Anthony Guyon, https://www.nonfiction.fr/article-6455-histoire_apaisee_de_la_revolution_francaise.htm) ou de « non politique, en tous les cas déliée des débats du présent » (Antoine De Baecque, L’Histoire).

 

Le livre de Jourdan donna pourtant lieu à une recension incendiaire de Patrice Gueniffey*, sous le titre cruel  « Un clou de plus dans le cercueil de la Révolution » :

« Par le ton, son histoire date de soixante-dix ans au moins, au temps où la Révolution avait le charme des choses simples : les bons d’un côté, contraints par leurs ennemis de faire de vilaines choses, les méchants de l’autre, qui n’ont pas volé ce qui leur est arrivé. (…) Annie Jourdan s’intéresse au « peuple ». Elle prend une figure rhétorique pour une réalité sociologique. Ni Lefebvre ni Soboul n’eussent eu cette ingénuité.

« Du ridicule, du grotesque et de l’insignifiant, on bascule parfois dans l’odieux, comme lorsque Annie Jourdan compare l’assassinat de Marat par Charlotte Corday à celui de l’équipe de Charlie-Hebdo par les frères Kouachi. »

Mais c’est dans les colonnes un peu marginales du site consacré à Napoléon que se fait entendre cette voix discordante parmi celles qui s’unissent pour dire que la Révolution n’est pas morte !

https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/une-chronique-de-patrice-gueniffey-un-clou-de-plus-dans-le-cercueil-de-la-revolution/

                                                   * Patrice Gueniffey, directeur d’études à l’'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), est considéré comme un disciple de François Furet, principal représentant au 20ème siècle de la critique libérale de la Révolution. Gueniffey a notamment insisté sur les mécanismes de la Terreur comme fondement de la politique révolutionnaire et non comme politique contingente dictée par les événements. Voir sur le site déjà cité l’interview d’Annie Jourdan où elle se félicite que les étudiants de Guéniffey soient maintenant « moins bornés » (que leur maître, le sous-entendu est clair) https://cahiersdumouvementouvrier.org/au-fil-des-semaines/entretien-avec-annie-jourdan/ .

 

 

 

 

 

PEUPLE SOUFFRANT OU PEUPLE INTROUVABLE ?

 

 

 

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 Un livre de Sophie Wanich en édition anglaise, In defence of the Terror (pour défendre la Terreur)

 Photo sur site Amazon.

 

 

Certains auteurs vont très loin et font ainsi de véritables apologies de la Terreur.

Ainsi Sophie Wahnich, directrice de recherches au CNRS, intellectuelle « engagée »*, proclame « adopter le point de vue du peuple » : « Quand on adopte le point de vue du peuple, on porte aussi un regard différent sur la violence révolutionnaire. (S. Wahnich, in dossier pédagogique du film Un roi et son peuple dont, avec Guillaume Mazeau,  elle a conseillé le réalisateur Pierre Schoeller,cf https://www.zerodeconduite.net/sites/default/files/document/unpeupleetsonroi-dp_0.pdf

                                                                    * Par exemple, en 2008, un entretien avec Sophie Wahnich paru dans La Revue du projet (Parti communiste) situait la parution d’un livre tiré de sa thèse L’étranger et la révolution française « dans un contexte (…) de Front national fort et en voie de banalisation, de débat sur l'identité nationale (…), de ministres condamnés pour propos racistes, de traque des sans-papiers, de xénophobie ordinaire, etc. »(http://projet.pcf.fr/9767). Depuis S. Wahnich s’est investie dans des groupes de réflexion et d’action militants, se rapprochant un moment de la France insoumise.

 

Elle a consacré une grande partie de ses recherches à la violence politique dans l’historiographie de la Révolution française, notamment dans son livre La longue patience du peuple. 1792. Naissance de la République, 2008.

Selon la notice Decitre de ce livre : « Sophie Wahnich s’intéresse aux violences populaires. Elle « renverse l'ordre des responsabilités quand la violence surgit. Ce n'est plus le peuple qui laisse se déchaîner la violence, ce sont des représentants indifférents et inconscients qui le poussent à faire usage de la violence comme seul langage audible et irréversible. A ce titre, cet ouvrage marque une coupure salutaire avec l'histoire refroidie prônée par François Furet et ses partisans. »

Pour Sophie Wahnich, les massacres de septembre* ne sont pas une bouffée délirante qu’on peut expliquer par de multiples facteurs (expliquer n’est pas approuver, faut-il le dire ?) mais la mise en œuvre de la justice populaire : quand les pouvoirs sont défaillants, qu'ils refusent d'écouter le peuple, le peuple exerce lui-même la justice. Donc quelques centaines ou milliers de massacreurs (essentiellement Parisiens d’ailleurs) représentent incontestablement le peuple dans son ensemble**.

                                                                                                                       * Du 2 au 6, voire 7 septembre 1792, les détenus des prisons parisiennes (prêtres réfractaires, aristocrates et défenseurs de la monarchie, mais aussi détenus de droit commun) sont massacrés par des foules évaluées à quelques centaines de personnes. Des massacres ont aussi lieu hors de Paris (à Versailles notamment, le 9 septembre);  en province, les massacres sont généralement d'ampleur moindre.

                                                                                                                      **  Sophie Wahnich distingue toutefois les massacres des deux premiers jours, qui sont politiques, des massacres des jours suivants. 

 

Si d’ailleurs quelques centaines de massacreurs représentent « le peuple » et sa « justice », pourquoi dénier cette identification aux massacreurs de la Terreur blanche en 1795* ou en 1815 ?

                                                            * Qui était justifiée par ses auteurs au motif que la justice d’Etat laissait impunis les assassins de la période précédente (c’est-à-dire, en gros, les Jacobins).

 

Le fait que la période révolutionnaire est riche d’insurrections populaires – qui toutes ne se confondent pas avec l’option révolutionnaire au sens habituel, est écarté par Sophie Wahnich, faute de quoi il lui faudrait admettre que « le peuple » ne se présente pas comme une réalité monolithique et que la répression qui s‘abat sur lui se fait souvent au nom de la Révolution*.

                                                         * Cf. la réflexion de J-C. Martin : « Quand on regarde l’ensemble de l’histoire de 1793, il y a eu des émeutes contre la révolution dans un quart de la France, notamment en Bretagne. Ce n’est pas dans le département de la Vendée qu’il y a eu les pires insurrections. Toutes ces insurrections ont été écrasées – logiquement les paysans n’avaient aucune chance devant des armées – sauf au sud de la Loire [en Vendée], ce qu’il faut expliquer ! » (blog Médiapart, https://blogs.mediapart.fr/jean-clement-martin/blog/070820/parler-de-revolution-entretien-avec-jean-clement-martin).

 

La thèse de S. Wahnich est tellement embarrassante qu’elle est accueillie avec une grande réserve par un spécialiste de la Révolution, Jean-Clément Martin :

« Le discours ne retient que ce qu’il veut démontrer et exclut radicalement tout ce qui pourrait le contredire ou le nuancer. (...) La violence est ici simplement assimilée à la sphère sacrée, et son évocation devient de la poésie, « soleil noir et arctique », placée sous l’invocation de René Char, qui semble justifier ainsi toute violence ! Disons le simplement, il s’agit là d’un tour de force qui ne peut pas être accepté, ni historiquement, ni épistémologiquement, ni philosophiquement.»

« Les descriptions des violences sont menées de façon manichéenne, sans discussion, sans prise en compte des jeux de pouvoirs et des contextes. La journée du 10 août 1792 sombre dans une évocation simplement scandaleuse au regard de ce qui est connu depuis des décennies*. »  « Transformer les massacres de septembre en justice populaire relève là aussi de la manipulation. (…) Cette présentation de la violence est d’autant moins acceptable, qu’elle repose sur une condamnation des massacrés quand ils sont des opposants déclarés – ou non. (…) Rien ne peut justifier philosophiquement une telle position d’appel au meurtre populaire, dans une pareille démonstration aussi imprécise et aussi inscrite dans un climat de sacralité mal définie. » (Jean-Clément Martin, compte-rendu de Sophie Wahnich, La longue patience du peuple. 1792. Naissance de la République, 2008, in Annales historiques de la révolution française, 358 oct-déc 2008, https://journals.openedition.org/ahrf/10974**

                                                                        * J-C. Martin signale aussi une déformation complète des faits - consciente ou inconsciente – par le même auteur, en ce qui concerne les massacres de la Glacière à Avignon (1791).

 

On peut rapprocher cette critique des propos récents de J-C. Martin dans un article sur son blog Médiapart au-lendemain de l’assassinat de l’enseignant Samuel Patty, J-C. Martin rejette notamment une sorte de culte de la violence révolutionnaire présent chez beaucoup d’auteurs et qui se manifeste sous plusieurs aspects (minoration des victimes, justification idéologique) : « « Dans tous ces cas, il est impossible de justifier de pareils faits en invoquant des idéaux magnifiques comme s’ils absolvaient tous les actes que n’importe quel illuminé ou allumé se met en tête de faire ».(Hommage à Samuel Paty. Comment enseigner la violence de l’histoire de France, 19 octobre 2020, https://blogs.mediapart.fr/jean-clement-martin/blog/191020/hommage-samuel-paty-comment-enseigner-la-violence-de-l-histoire-de-france).

Et, à propos de l’idée que la violence est fondatrice, ces paroles : « Si nous en sommes là alors nous avons régressé jusqu’avant même la cité grecque et nous méritons tous ce qui nous arrive » (https://blogs.mediapart.fr/jean-clement-martin/blog/070820/parler-de-revolution-entretien-avec-jean-clement-martin)

 

Le raisonnement de S. Wahnich postule une unanimité populaire inexistante, comme le fait remarquer Philippe Münch: « À l’extérieur de Paris, le courant royaliste demeure majoritaire. De quel peuple nous parle alors Wahnich ? Celui de Paris, de la province ? (…) Ici on ne peut que suivre la critique de Martin qui montre que le peuple demeure finalement l’« impensé » de l’analyse de Wahnich. Aucune définition sociale, politique, économique, topographique, discursive n’est proposée, alors que le peuple constitue l’objet principal de ses travaux » (Philippe Münch, Sophie Wahnich, la violence révolutionnaire et la Terreur. Note critique sur l’approche émotionnelle, Tracés. Revue de Sciences humaines, 9/2010 :https://journals.openedition.org/traces/4914?lang=en).

 

 

 

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Massacre des prisonniers à la prison de l'Abbaye, septembre 1792.

Musée Carnavalet. Site Paris Musées.

https://www.parismuseescollections.paris.fr/fr/musee-carnavalet/oeuvres/massacre-a-la-prison-de-l-abbaye-du-2-au-6-septembre-1792-rue-sainte-0#infos-principales

 

 

 

 

Devant ces critiques, S. Wahnich a maintenu le cap – ironisant sur ses détracteurs qui pensent que « faire l’histoire de ces violences populaires est un appel au meurtre » (mais elle ne se contente pas d’en faire l’histoire, elle les approuve...) ou expliquant que la difficulté qu’il y a à définir le peuple ne signifie pas qu’il n’existe pas. En revanche il ne semble pas qu’elle ait répondu sur l’accusation de déformation des faits historiques, considération sans doute négligeable pour une historienne à l’intersection de plusieurs approches (cf. son article Peuple et violence dans l'histoire de la Révolution française, Lignes 2009/2 https://www.cairn.info/revue-lignes-2009-2-page-178.htm

 

Sophie Wahnich a répété à plusieurs reprises  son point de vue sur les violences révolutionnaires, opposant  ce qu’elle appelle « l’humanité politique » (compatible avec l’exercice de la violence pour faire advenir un monde meilleur) et « l’humanité naturelle »: « La Terreur, « combat collectif, décidé et responsable, pour faire advenir une société fondée sur les droits de l’homme et du citoyen » (p. 254) est légitime, et la violence n’incombe pas à ses acteurs, mais à leurs ennemis qui les acculent à pareille nécessité » (compte-rendu de son livre, Les émotions, la Révolution française et le présent, par Anne de Mathan dans les Annales historiques de la révolution française https://doi.org/10.4000/ahrf.11762 - l’auteur du compte-rendu prend nettement ses distances avec le point de vue de S. Wahnich).

L’idée que lors des massacres, les massacrés portent en quelque sort la responsabilité de leur sort, a aussi été avancée par la gauche de la gauche pour s’opposer à la commémoration officielle en Italie (à partir de 2006) des massacres des foibe (massacres commis en 1943 puis 1945 par les communistes essentiellement yougoslaves contre les habitants italiens – qualifiés de fascistes - d’Istrie-Dalmatie, précipités parfois vivants dans des crevasses, les foibe, sujet auquel nous avons consacré une série de messages centrés sur la polémique historienne et politique Les massacres des foibe : mémoire et  polémique en Italie http://comtelanza.canalblog.com/archives/2019/07/01/37470437.html).

 

 

VIVE LA MORT !

 

 

Nous ne savons pas si Sophie Wahnich a exploité quelque part la phrase très singulière rapportée par Restif de la Bretonne dans un des passages les plus impressionnants des Nuits de Paris.  Restif, auteur polygraphe, était un révolutionnaire modéré et contradictoire.*

                                                               * Selon ce qui est rapporté, Restif serait allé voir un de ses amis qui était député à la Convention, au sortir de la séance où on avait voté la mort du roi. Avez-vous voté la mort ? demanda Restif. Non, déclara l’autre. Tant mieux, dit Restif, j'ai sur moi un pistolet et si vous m’aviez dit oui, je vous brulais la cervelle. Pourtant, Restif aurait écrit qu'on n'avait pas tué assez de monde lors des massacres de septembre. Mais il publiait ses textes en pleine Terreur - ce que certains historiens préfèrent appeler la coercition légale : ce qu'il écrivait pouvait ne pas refléter exactement sa pensée.

 

Restif raconte sa nuit agitée au moment du début des massacres de septembre 1792. Il entendit des hommes qui passaient sous sa fenêtre : « Un sommeil, agité par la furie du carnage, ne me laissa prendre qu'un pénible repos, souvent interrompu par le sursaut d'un réveil effrayé. Mais ce n'était pas tout. Vers les 2 heures, j'entends passer sous mes fenêtres une troupe de cannibales, dont aucun ne me parut avoir l'accent du Parisis* ; tout était étranger. Ils chantaient ; ils rugissaient ; ils hurlaient. [...] Quelques-uns de ces tueurs criaient : « Vive la Nation ! » Un d'entre eux, que j'aurais voulu voir, pour lire son âme hideuse sur son exécrable visage, cria forcènement : « Vive la mort ! *»

                                                                                   * Restif laisse comprendre que les massacreurs, dans leur ensemble,  n’étaient pas des Parisiens – faut-il le croire ? On trouve la même observation chez Michelet - pourtant obligé de reconnaître la présence de nombreux Parisiens parmi la foule des massacreurs qu'il évalue à quelques centaines d'hommes et dont il parle en termes très négatifs (voir plus loin).

 

 

Il est à peine besoin d’indiquer que le cri Vive la mort évoque par avance le fameux cri ¡Viva la muerte! - celui-ci, employé lors de la guerre civile espagnole (on se souvient que lors d'un rassemblement franquiste à l’université de Salamanque, le recteur de l'université, le philosophe  Miguel de Unamuno, pourtant favorable au soulèvement nationaliste, intervint pour reprocher aux Franquistes d'utiliser un cri contraire à l'humanité, point de départ de sa célèbre intervention) ; c’est en fait un des cris de guerre de la Légion étrangère espagnole (sans doute encore aujourd’hui), comme  l’hymne de la Légion est El Novio de la muerte (le fiancé de la mort). Au moins en ce cas, la mort est, en principe, celle que le soldat donne et reçoit, et non celle de massacrés qui ne peuvent se défendre.

 

On peut noter que lorsqu’un auteur qui se situe dans la ligne de l’historiographie de gauche, va « trop loin » dans la justification politique des violences du passé, la critique des historiens du courant dominant est ferme mais constructive et on épargne à l’auteur les noms d’oiseaux et l’appel au boycott (ce qui est évidemment le moins qu’on puisse attendre entre universitaires, mais on peut aussi attendre d'un universitaire payé par le contribuable qu'il n'accorde pas son empathie à des massacreurs).

On peut en conclure que faire l’éloge des massacres de septembre est moins périlleux pour une réputation d’historien que dire que la transmission des œuvres de philosophie et de science grecques à l’Europe médiévale a pu se faire sans l’aide déterminante de la culture islamique.

 

 

 

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Léon-Maxime Faivre, Mort de la princesse de Lamballe, huile sur toile exposée au Salon de 1908. Versailles, château de Versailles © Faivre Léon-Maxime / RMN / Gérard Blot / reproduction sur Wikipedia.

La princesse de Lamballe fut, semble-t-il, la seule prisonnière "de qualité" tuée lors des massacres de septembre 1792. Mais les massacreurs tuèrent aussi des femmes détenues dans les prisons pour des faits de droit commun, notamment des prostituées. Les profanations commises sur le corps de la princesse de Lamballe sont rapportées par la tradition (et d'après certains témoignages); elles ont été mises en doute par des historiens probablement soucieux de ne pas accabler trop "le peuple", préférant parler de "fantasmagorie". 

Le commentaire de ce tableau sur le site L'Histoire par l'image https://histoire-image.org/fr/etudes/debuts-terreur est tellement curieux qu'on doit lui faire un sort, dans le chapitre suivant.

 

 

 

Même si c'est une facilité, nous pouvons comparer le tableau de Faivre ci-dessus avec l'image représentant Washington découvrant le premier drapeau américain. Certes, il s'agit de moments très différents (d'ailleurs représentés dans les deux cas par des artistes un peu plus d'un siècle après les faits), mais la différence de style des deux révolutions apparait immédiatement.

 

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La naissance du drapeau américain (The Birth of Old Glory)

 Percy Moran, 1917.

 La scène montre Betsy Ross, couturière de Philadelphie, présentant le premier drapeau américain à George Washington. Selon la version populaire, Betsy Ross avait reçu la commande d' une commission du gouvernement de fabriquer le premier modèle du drapeau américain (mais certains chercheurs ont mis en doute son rôle). Le drapeau américain est, depuis les années 1830, surnommé Old Glory (la vieille gloire). 

 Article A Stitch in Time: The Women Who Knit Together the American

 https://ifarmboxford.com/stitch-time-women-knit-american-revolution/

 

 

 

 

 

 

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Le comte Lanza vous salue bien
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