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Le comte Lanza vous salue bien
10 décembre 2020

POLITIQUEMENT CORRECT ET HISTOIRE PREMIERE PARTIE

 

 

 

 

 

POLITIQUEMENT CORRECT ET HISTOIRE

PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ]

 

 

 

 

Nous nous intéressons aujourd'hui à la notion de « politiquement correct » appliquée au domaine de l'histoire.

Entrons sans plus d'introduction  dans le vif du sujet.

 

 

 

UNE POLÉMIQUE DE L’AN 2008 :  LA TRANSMISSION DES AUTEURS GRECS À L’EUROPE MÉDIÉVALE…

 

 

Nous allons revenir sur une vieille polémique.

En 2008 paraissait un livre de Sylvain Gouguenheim, professeur à l’Ecole nationale supérieure de Lyon, intitulé Aristote au Mont Saint-Michel. La thèse de l’ouvrage était d’aller contre l’idée généralement admise que la transmission à l’Europe médiévale des ouvrages de l’Antiquité grecque, par traduction du grec au latin, s’était faite par l’intermédiaire de traducteurs musulmans (ou résidant dans le monde musulman), mais qu’elle était en grande partie redevable à des traducteurs basés en Europe même : l’auteur choisissait d’insister sur un atelier de traduction qui aurait existé au Mont Saint-Michel, centré autour du personnage de Jacques de Venise.

Sa thèse suscita des réactions contrastées – pour ne pas dire plus. Si certains journaux (plutôt conservateurs, bien que le chroniqueur du Monde Roger-Pol Droit, ait applaudi le livre) se rangèrent de son côté, de nombreux historiens (ou universitaires d’autres disciplines) signalèrent ses erreurs ou ses affirmations non démontrées, parfois avec virulence. La réaction hostile prit l’aspect fréquent d’appels à signatures multiples :  «  …Le Monde publie une lettre envoyée par l'historienne des mathématiques grecques et arabes Hélène Bellosta et signée par quarante chercheurs, dont Alain Boureau. Gabriel Martinez-Gros, arabisant et historien de l'Espagne musulmane, et Alain de Libera, historien de la philosophie médiévale, lui reprochent de nier, à des fins idéologiques, le rôle joué au Moyen Âge par les intellectuels arabes dans la transmission du savoir grec à l'Europe ». Puis Libération donne la parole à 56 universitaires ou chercheurs du CNRS), dont Barbara Cassin, Alain de Libera et Jacques Chiffoleau, « Oui, l'Occident chrétien est redevable au monde islamique » considérant que la démarche de l'auteur n'avait « rien de scientifique » et qu'elle n'était qu'« un projet idéologique aux connotations politiques inacceptables ». Enfin « un appel est lancé par 200 « enseignants, chercheurs, personnels, auditeurs, élèves et anciens élèves » de l'ENS-LSH (où Gouguenheim enseigne) demandant une enquête. Ils affirment notamment que « l'ouvrage de Sylvain Gouguenheim contient un certain nombre de jugements de valeurs à propos de l’islam ; il sert actuellement d'argumentaire à des groupes xénophobes et islamophobes ».

(article Wikipedia Aristote au Mont Saint-Michel)

Enfin, des articles érudits et des livres de spécialistes réfutèrent les thèses de Gouguenheim et mirent en évidence ses erreurs factuelles.

Voici quelques réactions critiques aux thèses de Gouguenheim :

L’historien Max Lejbowicz,dans le compte-rendu de l’ouvrage Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, (ouvrage lui-même écrit en réaction contre le livre de Gougenheim), écrit :

« Je ne vois pas pourquoi je devrais ménager un historien qui s’est lui-même affranchi des contraintes les plus élémentaires de la recherche »

« Est-il suffisant d’avoir été formé et de vouloir informer, quand on cherche à dénoncer les méfaits de celui qui parade sur le devant de la scène avec des titres de gloire dignes du sapeur Camember ? Soit, en suivant un ordre croissant de généralité : cancre de la classe, falsificateur des centres de recherches, trublion de la tribu historienne, cache-misère d’une France postcoloniale, chansonnier d’une Europe en désarroi, estropié de la mondialisation. Bref, synthèse de la synthèse, de celui qui, aux yeux avertis, plastronne en bouffon de la culture, avec la fierté et l’assurance de l’innocent. »

« … dans les passages d’AMSM [sigle représentant le titre du livre de Gouguenheim] consacrés aux problèmes de langues, le truisme le dispute à la balourdise, l’obscurité à l’ineptie et la puérilité au manque de scrupule.»

« …le normalien de Lyon a inventé une forme inédite d’analphabétisme historique. Il prétend faire œuvre d’historien en se passant de lire les documents qui témoignent de l’histoire sur laquelle il écrit »

Les réactions sont donc virulentes, bien au-delà des habitudes du débat entre historiens.

Gouguenheim est accusé d’utiliser l’histoire à des fins idéologiques -mais le même reproche pourrait être fait à ceux de ses détracteurs qui ont placé clairement le débat sur le terrain politique, au moment de la présidence de Nicolas Sarkozy, ainsi que sur le terrain de ce qui est alors considéré comme une contre-offensive doctrinale de l’Eglise catholique contre l’Islam (notamment avec la conférence controversée du pape Benoit XVI à Ratisbonne le 12 septembre 2006).

Son livre est traité de « … discours xénophobe» par le grand spécialiste de la philosophie médiévale Alain de Libéra, qui poursuit : «  Je croyais naïvement qu’en échangeant informations, récits, témoignages, (…) nous, citoyens du monde, étions enfin prêts à revendiquer pour tous (…) le « grand héritage humain» . C’était oublier l’Europe aux anciens parapets. (…) Cette Europe-là n’est pas la mienne. Je la laisse au « ministère de l’immigration et de l’identité nationale » et aux caves du Vatican. »( article de Alain de Libera, Télérama, juin 2008).

Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed, Irène Rosier-Catach dirigent la publication d’un ouvrage comportant 14 contributions, Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, 2009,qui veut corriger les erreurs et désinformations attribuées à Gouguenheim et les situer dans le contexte d’une hostilité à l’Islam chez certains auteurs français.

Dans leur introduction,  les quatre directeurs de la publication font même le lien avec le régime de la Restauration du 19ème siècle, dans le prolongement duquel se situerait la présidence Sarkozy, au motif que  « toute Restauration, en France, [s’accompagne] d’une confrontation avec les Arabes », phrase étonnante qui est épinglée par quelques historiens, voire mise sur le compte du « profond malaise provoqué par les âneries satisfaites d’AMSM – un malaise qu’ils n’avaient sûrement pas encore surmonté lorsqu’ils ont rédigé leur Introduction » (Max Lejbowicz,compte-rendu de l’ouvrage Les Grecs, les Arabes et nous, art. cité)*.

                                                                          * Max Lejbowicz  a lui-même dirigé une publication de plusieurs contributions dans la suite de la polémique Gouguenheim, L’Islam médiéval en terres chrétiennes – Science et idéologie, 2009, puis il est revenu sur l’affaire dans Retour sur l'affaire Gouguenheim, Méthodos 2013, https://doi.org/10.4000/methodos.3048 (voir plus loin).

 

 

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Avicenne enseignant à deux disciples, traduction latine du Canon de la Médecine par Gérard de Crémone, 1320, Paris, Bibliothèque Nationale de France © Photo Josse/Leemage

Illustration pour l'article Comment l’Europe s’est-elle approprié le savoir grec et arabe au Moyen Âge ?

L'apport du monde arabo-musulman à l'Europe au Moyen-Age n'est pas constitué que de traductions d'auteurs grecs, mais aussi d'oeuvres scientifiques originales (parfois prenant appui sur des oeuvres grecques), comme les écrits du médecin Avicenne,  et de commentaires de philosophie.

Institut du Monde arabe.

https://vous-avez-dit-arabe.webdoc.imarabe.org/arts-science/les-sciences/comment-l-europe-s-est-elle-approprie-le-savoir-grec-et-arabe-au-moyen-age

 

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 Le Canon d'Avicenne. 

Ibn Sînâ (dit Avicenne), AI-Qânûn fi l-tibb (Canon de la médecine). Copié par Ibn Mahmûd al-Mutatabbib (le médecin), Iran, 1447-1448. Manuscrits sur papier (538 feuillets, 27 x 17 cm).

BNF, Manuscrits (Arabe 6454 fol. 169 v-170).  

BNF - Expositions virtuelles – Les ouvrages scientifiques arabes.

 http://expositions.bnf.fr/livrarab/reperes/livre/sciences.htm

et http://classes.bnf.fr/dossitsm/gc125-9.htm

 

 

 

 

 

PROGRESSISTES ET « ISLAMOPHOBES »

 

 

Dans Les Grecs, les Arabes et nous, les adversaires de Gouguenheim voulurent théoriser « l’islamophobie savante» et en faire remonter, à la période récente, l’origine à certains travaux de Fernand Braudel – tandis qu’au 19 ème siècle, des penseurs comme Ernest Renan étaient cités comme islamophobes*. 

                                                                               * La contribution qui met en cause Braudel est de Blaise Dufal. On notera le commentaire de Max Lejbowicz dans son compte-rendu de l'ouvrage : « Je n’ai pas suffisamment pratiqué Braudel pour savoir si l’analyse à charge ainsi proposée est fondée. Je me contenterai de noter que les critères qualitatifs, et la civilisation est l’un d’eux, est [sic] toujours très difficile à manier en histoire ».

L’ouvrage met aussi en cause la capacité de l’Education nationale, du fait de mentalités héritées de l’époque coloniale, de donner à la pensée originaire de peuples autrefois colonisés, la place qui lui revient. C’est un autre débat (d’autant qu’au sens strict, jamais la France n’a colonisé les pays qui ont été le centre de la civilisation islamique, y compris même la Syrie, mandat de la SDN durant la courte période d’entre deux guerres) ; faut-il de plus parler de « racisme méthodologique » comme le fait le contributeur (Annliese Nefd’Annliese Nef d’Annliese Nef d’Annliese Nef ) de ce chapitre de l’ouvrage ?

 

Les  adversaires de Gouguenheim  prétendent que celui-ci à l’accord « des médias » et qu’il séduit le « grand public »*, ignare et prêt à croire ce qui lui fait plaisir, contre l’avis des savants : « L’islamophobie revêt désormais des formes nouvelles et pernicieuses : elle est réactive, en ce qu’elle entend prendre le contre-pied d’un savoir déjà constitué par des spécialistes, tout en ne s’adressant pas à ces derniers, mais au grand public (…) elle est relayée par les médias et reprise par une partie du monde politique. »

« … ce que Gouguenheim faisait passer pour une simple mise à jour des connaissances historiques sur le rôle et l’importance du monde arabe dans la transmission du savoir grec masquait en fait un jugement idéologique sur l’islam que l’on retrouve dans de nombreux débats. »

                                                * L’ouvrage de Gouguenheim fut quand même récompensé par un prix de l’Académie des Sciences Morales et Politiques en novembre 2008 – mais il s’agit d’une instance extérieure à l’Université.

 

 

Ainsi Gouguenheim est à la fois, dans la polémique, du point de vue de ses adversaires, le représentant d’un courant dominant (mais non savant), et en même temps, un paria et un minoritaire vis-à-vis de la communauté des historiens. 

Un des points marquants de la polémique était la tentative de Gouguenheim de distinguer le rôle des traducteurs opérant en terre d’Islam mais non-musulmans:

« .. il [Gouguenheim] tend fortement à distinguer aussi, parmi les savants de l’Islam médiéval, entre les musulmans et les autres, tout particulièrement les chrétiens. Ainsi, il ne reconnaît pratiquement qu’à ces derniers, sabéens, syriaques ou chaldéens, une compétence comme traducteurs scientifiques et comme savants (…) l’idée que les savants en Terre d’islam n’étaient pas eux-mêmes musulmans vient conforter l’idée que cette religion est un frein à la science. » « Reprenant d’une main ce qu’il donne de l’autre, S. Gouguenheim construit une science en Terre d’Islam sans musulmans ou presque » ( Philippe Bourmaud , Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l'islamophobie savante (compte-rendu du livre de Philippe Büttgen, Alain de Libera et allii), Histoire et missions chrétiennes 2010 https://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures-religieuses1-2010-2-page-205.htm

Ce distinguo encourt les reproches des auteurs de Les Grecs, les Arabes et nous, sur un mode plutôt polémique :. « Argument récurrent : il y a bien eu transmission, mais elle nous vient de ce qui, dans l’islam, est civilisation, culture (« Islam » avec capitale), et surtout pas religion (« islam » avec minuscules6). La meilleure preuve en sont les Arabes chrétiens, pour leur part excellents traducteurs. Il suffira d’être musulman pour ne pas savoir transmettre. *»

                                         * Sur cette discussion, au passage : est-ce que les « sabéens, syriaques ou chaldéens » sont, exactement, des « Arabes » ? Ou bien les auteurs créent-ils volontairement la confusion ?

 

Dans son compte-rendu de la polémique, Guillaume Dye (Les Grecs, les Arabes et les « racines » de l’Europe : réflexions sur « l’affaire Gouguenheim ». Revue belge de philologie et d'histoire,-2009   https://www.persee.fr/docAsPDF/rbph_0035-0818_2009_num_87_3_7707.pdf) adopte un point de vue plus équilibré, tout en restant assez négatif envers le livre de Gouguenheim. Est-ce une coïncidence si cet article très complet émane d’un chercheur qui n’appartient pas au milieu universitaire français, mais à l’Université libre de Bruxelles (pour éviter toute erreur d’interprétation, on rappelle que cette université est dite « libre » depuis sa fondation, au sens adopté en Belgique d’organisme de libre examen et non au sens d’université confessionnelle) ?

« Si elles [les critiques contre Gouguenheim] sont souvent justifiées dans leur contenu, elles n’en restent pas moins maladroites et pour certaines franchement désagréables. »

D’ailleurs le même auteur pose des questions embarrassantes :

« On sait pourquoi les Arabes ont traduit, et on sait même pourquoi ils ont arrêté de traduire du grec. Mais on ne sait pas pourquoi, pendant des siècles, le monde musulman n’a pas continué à traduire, par exemple du latin ou des langues vernaculaires de l’Europe, alors même que les avancées européennes
étaient visibles. C’est là la première question, qui relève en partie d’un genre un peu passé de mode chez les historiens (mais pas forcément pour de très bonnes raisons), celui de la recherche des causes du déclin (ou de la stagnation) d’une civilisation ».

« Quel problème y a-t-il à rappeler la distinction entre Islam (civilisation) et islam (religion) (p. 12), surtout quand elle est négligée par toute une littérature apologétique ? » [il s’agit, comme on l’a vu,  de la question de l’appartenance ou pas à la religion musulmane des traducteurs – il semble bien évident qu’il y avait des traducteurs musulmans, mais dans quelle proportion par rapport aux non-musulmans ? – pour les adversaires de Gouguenheim, vouloir opérer un distinguo est, à la limite,  discriminatoire].

« Il y a eu suffisamment de comportements désobligeants, de procès d’intention, d’amalgames, et de contre-vérités, pour qu’il soit inutile d’en rajouter. »

Quant aux auteurs de l’ouvrage Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, Guillaume Dye écrit : « L’ouvrage est inspiré par la colère, et cède, notamment dans l’introduction, à la tentation du pamphlet. Moyennant quoi, on reste sur sa faim si l’on y cherche ce que promet le sous-titre du livre. »

A la fin de son article, Guillaume Dye conclut que la réaction de l’universitaire Rémy Brague* remplace « avantageusement » le livre de Gougenheim.

                                                * Philosophe et historien de la philosophie ; spécialiste de la philosophie médiévale arabe et juive, enseigne la philosophie grecque, romaine et arabe à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l'université Louis-et-Maximilien de Munich. Membre de l'Institut. On trouve son point de vue sur l’affaire dans un article de la revue Commentaire - article qu’on peut juger bien plus « grand public » que la plupart des critiques savantes opposées à Gouguenheim. R. Brague est revenu dans d’autres articles sur l’affaire mais nous n’avons pu les consulter.

 

Or Rémy Brague est sur des positions plutôt restrictives sur le rôle de la civilisation islamique dans le passage à l’Europe des textes grecs. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit, avec quelques autres, classé parmi les historiens suspects de soutenir des thèses « dangereuses » par les adversaires de Gouguenheim.

Rémy Brague considère d’abord que « … de l’héritage grec, seul est passé par l’arabe ce qui relevait du savoir en mathématiques, médecine, pharmacopée, etc*. En philosophie, ne sont passés par l’arabe qu’Aristote** et ses commentateurs, avec quelques apocryphes d’origine néoplatonicienne et eux-mêmes attribués à Aristote. Le reste a dû attendre le XVème siècle pour passer directement de Constantinople à l’Europe (…). Ce reste, ce n’est rien de moins que toute la littérature grecque… »

                                                                          *  Ce qui n'est quand même pas négligeable !

                                                          **  R. Brague précise : « Mais Jacques de Venise (…) a traduit Aristote directement du grec au latin un demi-siècle avant les traductions sur l’arabe effectuées à Salerne, à Tolède, en Sicile, ou ailleurs » (art. cité). Toutefois, selon Edmond Mazet, « … les outils nécessaires à l’élucidation de ces textes difficiles ont été fournis par le monde arabophone : il s’agit du Shifā’ d’Avicenne, qui arriva en Occident vers la fin du XIIe siècle, et des commentaires d’Averroès qui devinrent disponibles en traduction latine après 1230 environ » (E. Mazet, compte rendu de Max Lejbowicz (éd.), L’Islam médiéval en terres chrétiennes – Science et idéologie, in Méthodes, 2010 https://journals.openedition.org/methodos/2358

 

Brague écrit que la thèse de Gouguenheim n’est pas dirigée contre les spécialistes, car aucun spécialiste ne déclare que tout le savoir grec est passé en Europe par les auteurs et traducteurs islamiques, mais contre la version « grand public » de cette thèse :

« On peut la décrire à grands traits, telle qu’on la rencontre dans de larges secteurs des médias. L’idée générale est que, au Moyen Age, ce qui s’appelle aujourd’hui l’Europe, la chrétienté latine, si l’on préfère, était plongée dans une obscurité profonde. L’Église catholique y faisait régner la terreur. En revanche, le monde islamique était le théâtre d’une large tolérance. Musulmans, juifs et chrétiens y vivaient en harmonie. Tous cultivaient la science et la philosophie. Au XII ème siècle, la lumière du savoir grec traduit en arabe passa d’Islam en Europe. Avec elle, c’était la rationalité qui y rentrait, permettant, voire provoquant la Renaissance, puis les Lumières. Il est clair qu’aucun de ceux qui ont étudié les faits d’un peu près ne soutient une telle caricature.

On a en tout cas un peu vite fait de dire que S. Gouguenheim s’en prendrait à des moulins à vent, que « personne » n’adhèrerait à la légende rose que j’ai dite. Car, encore une fois, si l’on veut dire : personne parmi les spécialistes, la cause est entendue. Si l’on veut dire en revanche : personne parmi ceux qui font l’opinion, on se trompe lourdement. »

(Rémy Brague, Grec, arabe, européen, A propos d’une polémique récente, article initialement paru dans la revue Commentaire, 2008-2009 http://archive.wikiwix.com/cache/display2.php/410529995.pdf?url=http%3A%2F%2Fconstitutiolibertatis.hautetfort.com%2Fmedia%2F01%2F00%2F410529995.pdf)

Il n’est d’ailleurs pas du tout certain que les spécialistes qui se sont sentis attaqués par Gougenheim soient d’accord pour considérer comme une « caricature » l’idée que la transmission des auteurs grecs à l’Europe soit essentiellement le fait des traducteurs du monde islamique ou que l’Islam médiéval était un univers de tolérance.

 

Le grand médiéviste Jacques Le Goff donna un appui discret à Gouguenheim – mais compte tenu de son âge, il n’avait probablement pas envie de se jeter dans une bataille médiatique mal engagée. Parmi ceux qui appuyèrent Gouguenheim on trouve le philosophe Christian Jambet.

Puis la polémique cessa faute de combattants en quelque sorte, chacun campant sur ses positions. Gouguenheim publia en 2017 un livre La Gloire des Grecs (qui étudiait justement l’héritage grec de l’Occident) sans susciter  aucune réaction savante semble-t-il..

L’absence de polémique sur des sujets semblables (issus de publications dans le monde universitaire) est-elle un signe de l’évolution des esprits dans un contexte encore plus instable qu’en 2008. ? *

                                                         * Notons par exemple que le terme d’islamophobie, autrefois purement dénonciateur, est maintenant plus facilement contesté :  il semble que ceux qui s’en servent comme accusation sont eux-mêmes mis en cause plus fréquemment, tandis que des expressions comme « islamo-gauchisme » sont devenues courantes (c’est une simple constatation).

 

Nous ne prétendons pas ici juger de la validité des positions historiques des uns et des autres (nous n'en avons pas, ni de près ni de loin, la compétence) : mais les arguments figurant dans les articles  érudits des contradicteurs de Gouguenheim démontrent ses erreurs factuelles, omissions ou raisonnements tendancieux. Pourtant il n'est pas le seul historien qui ait tenté de soutenir, dans un ouvrage "grand public",  une thèse plus ou moins solide qui entre en contradiction avec l'avis général sur la question, et ce, sans susciter de telles réactions. C'est bien  l’aspect polémique - voire politique -  qui a été donné au débat qu'il faut considérer, non pas dans l'idée de prendre parti mais pour examiner le mécanisme à l'oeuvre.

 

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Aristote, Organon, Rhétorique et Poétique.

Notice sur le site de la BNF : " Ce manuscrit contient la copie d’une « édition » de l’Organon d’Aristote, réalisée par le médecin et philosophe al-Hasan b. Suwar (mort en 1017), qui elle-même remonte à une « édition » réalisée par Ishaq b. Hunayn, traducteur de certains traités.

 Produit d’une tradition d’étude de la logique dans les milieux chrétiens de Bagdad, au cours des IXe et Xe siècles, l’abondante annotation marginale contient des extraits d’autres traductions arabes (qui proviennent le plus souvent de traductions syriaques) ou des fragments de commentaires arabes, destinés à éclairer le sens de passages faisant difficulté.

traductions arabes, IXe-Xe siècle Copié en 1027.

Fin de la 2e partie des Topiques, traduits par Abu ‘Utman Al-Dimasqi (mort v. 920)."

Paris, BnF, http://classes.bnf.fr/dossitsm/gc138-25.htm - pour la reproduction choisie, site Site Polyxenia

article La transmission du savoir par les Arabes, http://www.polyxenia.net/la-transmission-du-savoir-par-les-arabes-2-p1139150

 

 

 

 

 

 

LE MÉCANISME « POLITIQUEMENT CORRECT »

 

 

En quoi les faits qui précédent relèvent-ils de ce que nous appelons le « politiquement correct » ?

Depuis ces dernières années, les politistes (ceux qui parlent de la société au sens large) et les politiciens du courant dominant se sont efforcés de parler des racines musulmanes et chrétiennes, soit de la France, soit de l’Europe*.

                                              * Par exemple, la phrase attribuée au président Chirac : « Les racines de l’Europe sont musulmanes aussi bien que chrétiennes. »

 

Le débat sur l’importance de la civilisation islamique* pour l’Europe renvoie implicitement à la situation actuelle :  il est clair qu’il n’y aurait pas de polémique sur un sujet semblable s’il n’y avait pas aujourd’hui des millions de Musulmans en Europe 

                                              * Faut-il d’ailleurs parler de civilisation (il semble que ce soit la notion la plus pertinente), de religion, voire de population – ces concepts s’entremêlent dans le débat et dans ses implications politiques ou idéologiques.

 

La thèse de Gouguenheim est comprise comme une démonstration qui prend place dans une confrontation des civilisations (la référence au livre de Huntington Le Choc des civilisations, est explicite chez les adversaires de Gouguenheim) : ses détracteurs la comprennent (ou la présentent) comme un argument en faveur de la supériorité de la civilisation occidentale.

De plus - et sans doute de façon maladroite – Gouguenheim a ajouté à sa démonstration purement historique des observations sur la difficulté de la langue arabe et de l’esprit arabe de traduire exactement la langue grecque (rejoignant ici de vieilles remarques faites au 19ème siècle par Ernest Renan) : cette polémique supplémentaire n’est pas développée ici, mais nombre d’auteurs ont contredit sa position.

Peu importe que l’intention de Gouguenheim ait été ou pas d’apporter de l’eau au moulin soit pro-occidental soit pro-chrétien ou les deux:  c’est ainsi que sa thèse est vue et combattue*.  Elle est présentée comme allant contre l’égalité des civilisations et l’ouverture aux autres, conception devenue dominante dans les milieux d’influence, de sorte qu’elle apparait comme l’opinion seule correcte, avec bien entendu des nuances : le militant des droits de l’homme, ou le militant « décolonial », sont évidemment sur une tendance de pointe de cette opinion par rapport aux leaders politiques des partis de gouvernement ou des dirigeants et porte-parole des grands médias, qui en représentent la voie moyenne de cette conception (ce qu’il est convenu d’appeler le courant mainstream).

                                                    * « ... ses conclusions perçues comme politiquement incorrectes » (Florian Louis, L'affaire Aristote: retour sur un emballement historiographico-médiatique, Acta fabula, Mai 2008, http://www.fabula.org/revue/document4195.php  « On signala des erreurs de fait, des interprétations tendancieuses, une bibliographie incomplète et datée. Tous arguments recevables dans une discussion scientifique de bon ton. Malheureusement, on lut et entendit aussi des amalgames peu compréhensibles. On mentionna pêle-mêle l’immigration, les discours du Pape, on cria au « racisme » et à l’« islamophobie » (Rémy Brague, Grec, arabe, européen, A propos d’une polémique récente, art cité).

 

 

Certains des adversaires de Gouguenheim ont critiqué son livre exclusivement sur des bases idéologiques (on peut se demander si certains des signataires des pétitions l’avaient lu ?) ; mais la contestation la plus vigoureuse est venue de spécialistes incontestés, qui ont déployé contre lui une triple batterie d’arguments :

1) Bien entendu, les arguments rationnels (exactitude des faits, utilisation des sources).

 2) Les arguments fondés sur l’ignorance de l’auteur dans le domaine où il est intervenu (argument d’autorité scientifique)*;

                                         * « … il semble que Gouguenheim ne soit pas helléniste, et il n’est manifestement ni syriacisant, ni arabisant, ni islamologue, ni historien de la philosophie, ni historien des sciences…» (Guillaume Dye, Les Grecs, les Arabes et les « racines » de l’Europe : réflexions sur « l’affaire Gouguenheim, art. cité). Mais le même auteur reconnait que l’absence de spécialisation n’est pas un obstacle à s’exprimer valablement, dès lors qu’on utilise de façon pertinente le savoir des spécialistes – ce qui pour lui n’est pas le cas de Gouguenheim.

 

3) Enfin, l’argument idéologique – qui est aussi une forme d’argument d’autorité : toute option, sous un aspect ou l’autre, qui conteste l’option correcte est considérée, non pas comme une opinion ou thèse défendable rationnellement, mais comme un parti-pris moralement condamnable, un « révisionnisme » fondé sur de mauvaises intentions.

 Soyons précis : certains contradicteurs de Gouguenheim lui ont reproché seulement erreurs et ses raisonnements biaisés, et allant plus loin, d’avoir orienté ses conclusions en faveur d’une idéologie, disons pro-occidentale ou « identitaire ». Mais d’autres, avec les mêmes reproches, ont pris clairement parti pour l’idéologie contraire (même si c’est de façon plus ou moins métaphorique) et en se donnant l’avantage d’aller à contre-courant * : on en a le témoignage dans la conclusion au ton très militant des dernières lignes de l’introduction de l’ouvrage collectif Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante (« nous les exclus de toute Restauration… »), qu’on trouve ici : http://transeuropeennes.org/fr/articles/voir_pdf/Les_Grecs_les_Arabes_et_nous.pdf

                                                                        * Sous prétexte que le gouvernement de l’époque était réputé « xénophobe ».

 

Si Gouguenheim faisait de l’idéologie (en gros, présentait sa vision du monde politique), ses adversaires ne faisaient pas que de l’histoire et défendaient aussi (au moins certains) une idéologie. Sans cela, la polémique n’aurait pas eu lieu ou se serait bornée à des quelques articles savants reprochant à Gouguenheim de ne pas suffisamment maitriser son sujet.

L’affaire Gouguenheim montre que celui qui va contre la doxa, l’opinion dominante – dominante au moins dans le milieu intellectuel - doit être disqualifié, gêné dans sa carrière ou mis au ban de l’université. D’où les pétitions et les insultes qui vont plus loin que le débat habituel entre thèses opposées ou même à l’encontre d’une thèse « mal ficelée ». Celui qui nourrit des opinions déviantes doit subir un ostracisme tel qu’il puisse servir de leçon à ceux qui voudraient l’imiter. Et bien entendu la responsabilité du lynchage (intellectuel, certes) sera renvoyée sur celui par qui le scandale est arrivé.

C’est bien le terme de « scandale » qu’utilise Max Lejbowicz dans son article de 2013 Retour sur l'affaire Gouguenheim, https://journals.openedition.org/methodos/3048, parlant aussi de « souillure éditoriale » à propos du livre de Gouguenheim. Cet article est issu d’une communication lors d’un séminaire sur l’islamophobie en France.

Dans cet article, Max Lejbowicz regrette, avec le recul de quelques années, les pétitions contre Gouguenheim, étrangères au sérieux scientifique. Le résultat a été une polémique où il semblait que la question était : « Êtes-vous pour ou contre l’Islam / islam * ? Acceptez-vous que les racines de l’Europe sont chrétiennes ? À ce niveau de généralité, il n’y a pas de réponse raisonnable possible. » Lejbowicz affirme que l'idéologie doit être étrangère à la science historique. Néanmoins une allusion (peu claire et inutile) à la guerre d'Algérie à la toute fin de son article montre qu'il est difficile d'échapper à l'idéologie, même pour un chercheur qui se veut neutre et objectif (mais est-ce neutre d'intervenir dans un colloque qui invoque un concept aussi ambigu que l'islamophobie ?).

                                                                      * Il est rappelé que par convention des spécialistes, le mot islam sans majuscule désigne la religion, le mot Islam avec majuscule la civilisation (comme la distinction entre christianisme et Chrétienté).

                                                                                                                                                       

 

 

 

UNE AUTRE POLÉMIQUE DU DÉBUT DES ANNÉES 2000

 

 

Dans l’affaire Grenouilleau, quelques années auparavant (en 2005), la polémique est allée jusqu’à demander que cet enseignant soit démis de ses fonctions.

La polémique est apparue non pas lors de la parution en 2004 du livre d’Olivier Grenouilleau Les Traites négrières. Essai d'histoire globale, mais en 2005 à propos de déclarations à la presse de Grenouilleau. Il lui a été notamment reproché de paraître nier le caractère de crime contre l’humanité de l’esclavage et de mettre à égalité l’esclavage atlantique (imputable aux Blancs), l’esclavage oriental (imputable aux Arabes ou aux Musulmans pour aller vite) et l’esclavage intérieur (imputable aux Africains eux-mêmes). Parmi les rares universitaires à attaquer Grenouilleau, on note le professeur émérite Louis Sala-Molins.

En effet, la polémique Grenouilleau à la différence de l’affaire Gouguenhieim, a surtout été véhiculée dans des milieux extérieurs à l’enseignement supérieur et a entrainé une riposte vigoureuse d’un grand nombre d’historiens en faveur de la liberté de la recherche, (pétition Liberté pour l’histoire) bien qu’au sein même de l’enseignement supérieur des camps se soient formés.

Notamment, en opposition à un article de loi de 2005 (retiré ensuite) prescrivant d’enseigner les conséquences positives de la colonisation, se crée le Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire (« Une grande partie des membres actuels et passés de son bureau ont milité ou militent à gauche ou à l’extrême-gauche, ce qui lui a valu des accusations de partialité », art. Wikipedia). Ce Comité intervient indirectement dans la polémique Grenouilleau, en soutenant la loi Taubira qui reconnait la traite et l'esclavage en tant que crime contre l'humanité – tandis que Grenouilleau était accusé par des associations d’avoir contrevenu à la loi et que des historiens de la pétition Liberté pour l’histoire réclamaient l’abolition des lois mémorielles en tant qu’elles entravaient la liberté de la recherche historique.

 

 2005, c'est loin, dira-t-on. Pourtant l'histoire se répète : «  En 2020 l'historienne Virginie Chaillou-Atrous a à son tour été dénoncée, notamment par le même CRAN [Conseil représentatif des associations noires], pour « néocolonialisme », au motif que cette « femme blanche», et pire encore « nantaise », avait obtenu un poste universitaire à l’Université de La Réunion pour y enseigner l’histoire de l’esclavage. Elle a dû renoncer à son poste, mais a porté plainte pour diffamation. Olivier Pétré-Grenouilleau* est également nantais et à ce titre suspecté d’être complice des traites. Il avait eu le tort d’étudier non seulement la traite occidentale, mais la traite orientale, de l’Afrique vers l’Orient, sans oublier l’esclavage en Afrique même, et de relever que la traite occidentale a compté pour un quart environ de l’ensemble » (François Rastier,  directeur de recherche émérite au CNRS, Sexe, race et sciences sociales (2/4), Révisions historiographiques, site Non-fiction, oct. 2020 –     https://www.nonfiction.fr/article-10527-sexe-race-et-sciences-sociales-24-revisions-historiographiques.htm)

                                                                * Les ouvrages d'Olivier Grenouilleau ont d'abord été publiés sous le nom d'Olivier Pétré-Grenouilleau.

 

 

 

Dans une deuxième partie nous verrons les mécanismes « politiquement corrects » qui se déploient dans un domaine investi d'une forte valeur politique, l'histoire de la Révolution française.

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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