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Le comte Lanza vous salue bien
24 mai 2020

LE PEINTRE JAMES TISSOT, UN REGARD SUR L'EPOQUE VICTORIENNE DEUXIEME PARTIE

 

 

 

LE PEINTRE JAMES TISSOT,

UN REGARD SUR L'ÉPOQUE VICTORIENNE

DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ]

 

 

 

 

LA DERNIÈRE SOIRÉE

 

 

Après The Parting (La Séparation), Tissot poursuivit dans la même veine mais cette fois-ci dans un décor contemporain, avec The last evening (La dernière soirée). Il s’agit d’une scène maritime et on a remarqué que Tissot aimait représenter des environnements portuaires ou des scènes sur un fleuve, un goût qu’on met en relation avec les impressions de sa jeunesse à Nantes.

Nous sommes sur le pont d’un bateau, dans un port. Une jeune femme est installée dans un rocking-chair, pensive. A côté d’elle un jeune officier de la marine marchande. Au second plan, un homme assez gros et barbu en uniforme, probablement le capitaine du navire, qui tient un journal à la main, et écoute un homme plus âgé en chapeau haut de forme. Une petite fille derrière eux écoute les grandes personnes et essaie sans doute de comprendre ce qui se passe.

Les mâts du bateau son peints en blanc, ce qui contribue à une impression de propreté et de netteté. Le fond du tableau est occupé par l’enchevêtrement des mats des navires voisins. Le tableau rend bien compte du décor d’un port de commerce à une époque où la marine à voile était encore importante – même si beaucoup de bateaux étaient désormais « mixtes » à voile et à vapeur. Le titre du tableau est explicite, c’est la dernière soirée avant le départ pour une navigation qui sera sans doute longue. Le spectateur est invité à imaginer quelles sont les relations entre les personnages, mais il ne peut pas aller au-delà de certaines suppositions.

Les deux jeunes gens du premier plan paraissent tristes ; le jeune marin est certainement amoureux de la jeune fille. Mais sont-ils mariés ou fiancés ? Leur tristesse est-elle seulement due à la perspective du départ ? Le capitaine est-il le père du jeune homme ou de la fille ? Et le monsieur plus âgé, est-il aussi le père d’un des jeunes gens, ou l’armateur du navire (ou les deux ?). Finalement le tableau montre-t-il simplement deux fiancés tristes de se séparer ou bien évoque-t-il une histoire d’amour inaboutie, la jeune fille refusant l’amour du jeune marin (peut-être parce qu’elle ne veut pas d’une vie de femme de marin, passée à attendre le retour de son mari). On comprendrait alors l’attitude un peu impatiente du gros capitaine, mécontent de voir que le mariage qu’il espérait pour son fils -ou sa fille tombe à l’eau ( !)

Comme on le voit, Tissot choisit un sujet qui n’a rien de spécialement héroïque, une situation prosaïque mais ancrée dans la réalité de la vie britannique et dans l’idée que les Britanniques se font de leur pays (la richesse de la Grande-Bretagne reposait largement sur sa marine de commerce). Tout est calme et propre sur le bateau bien tenu. La soirée est belle : les émotions contenues ne dépassent pas les bornes prescrites. Les protagonistes ne sont pas des gens du grand monde mais des gens de la classe moyenne, d’allure prospère, sérieux et responsables.

Dans un autre tableau célèbre, intitulé The Captains’ daughter (La Fille du capitaine), on retrouve des personnages similaires. Cette fois la scène est sur un balcon (la maison du capitaine, une auberge ?)*, qui donne sur le port. Tandis que sa fille regarde le lointain avec une longue-vue, faisant semblant de s’absorber dans le paysage, le capitaine discute avec animation avec un jeune officier qui est peut-être son second ; les deux hommes ont un verre de vin ou d'apéritif devant eux. Le jeune marin a le regard dans le vague, perdu vers le lointain. Conversation anodine ou bien en lien avec les sentiments amoureux des personnages, là encore le spectateur ne saura jamais le fin mot de l’histoire.

                                                             * En fait, on sait que le décor représente le balcon de l'auberge The Falcon (le faucon) à Gravesend, sans doute très fréquentée par les marins.

 

Dans des présentations proches ou avec des personnages identiques, Tissot peindra d'autres tableaux à la même époque, notamment The Captain and the mate (le capitaine et son amie), A visit to the Yacht (visite sur un yacht).

Le modèle du  jeune marin a été identifié comme le capitaine John Freebody, un ami de Tissot. Les autres personnes représentées sont souvent des membres de la famille Freebody, sa femme, son beau-frère, ses filles.

Sur les tabeaux de cette série, on peut consulter l'intéressante notice du site Sotheby's : http://www.sothebys.com/fr/auctions/ecatalogue/lot.47.html/2013/old-master-british-paintings-evening-l13036

 

 

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James Tissot, The Last Evening, la dernière soirée, 1873. Des connaissances de Tissot (le capitaine Peebody et  sa femme) ont posé pour les personnages du tableau.

Guildhall Art Gallery, Londres

Wikimedia

 

 

UN ARTISTE EN VOIE D’ASCENSION DANS SON PAYS D’ADOPTION

 

 

En 1873, Tissot était assez riche pour acheter une villa à Grove End Road, dans un quartier cossu et excentré (à l'époque) de Londres, Saint John’s Wood, habité par des hommes de loi et des marchands, mais aussi des artistes à leur aise*.

 

                                       * Wikipedia définit ainsi le quartier actuel :« quartier résidentiel très chic de la ville. Il n'est pas très touristique mais il contient le passage piéton le plus célèbre de la ville, celui d'Abbey Road se situant juste à côté des studios Abbey Road. Ce passage piéton est visible sur la pochette du disque des Beatles du même nom ».

 

 

C'est vers ce moment que Berthe Morisot, qui lui rendit visite, nota, avec une pointe de jalousie, qu'il vivait comme un roi.

Les aménagements qu’il fit faire pour sa villa eurent les honneurs d’un article dans une revue d’architecture. En même temps, il mettait en location sa résidence parisienne (cf notice du tableau The Rivals, site de vente Stair Sainty  http://www.stairsainty.com/artwork/rivals-689/).

 

Selon les auteurs Nancy Rose Marshall, et Malcolm Warner, dans leur livre James Tissot: Victorian Life, Modern Love (1999), Tissot avait un large cercle d’amis : le peintre  Lawrence Alma-Tadema, d’origine hollandaise, le dessinateur George Du Maurier, le peintre Albert Moore, le graveur Seymour Haden , le peintre italien Giuseppe De Nittis, le peintre américain Whistler (qu’il connaissait depuis longtemps) et le peintre Millais, qui après avoir appartenu au groupe pré--raphaélite, avait adopté un style plus commercial et allait devenir le peintre le mieux payé d’Angleterre. Certains de ses amis furent ensuite anoblis, notamment Millais qui devint baronnet (titre transmissible).

Selon les auteurs précités, en 1874, Tissot fut déchargé de toute implication dans la Commune (?) et put faire des séjours ponctuels en France.

Son succès à Londres étonnait et agaçait ses amis restés en France. Comment diable avait-il fait pour se débrouiller si bien en si peu de temps ? Degas lui proposa de participer à l’exposition de 1874 à Paris qui devait lancer le terme « impressionnisme », mais Tissot déclina la proposition.

 

 

Vers 1875, il gagnait à peu près 5000 livres par an, soit autant que le ministre britannique des affaires étrangères (https://www.sothebys.com/en/articles/james-tissots-rise-to-stardom-and-the-unknown-side-of-the-19th-century-painter)

 

 Pourtant sa position devait toujours être un peu marginale en Angleterre, malgré son succès. Pour les Anglais, il restait un peintre français et donc extérieur au véritable esprit anglais –  et le public n’appréciait vraiment que ce qui portait cette marque d’esprit national.

 

 

LONDON VISITORS : SÉDUCTION ET ARCHITECTURE

 

 

Dans son tableau London Visitors, Tissot se confronte (de façon un peu oblique) à la capitale britannique.

Dans ce tableau de 1874, Tissot, à qui on reproche souvent d’utiliser quelques recettes, adopte une mise en scène originale : dans un décor architectural grandiose (des arcades, des escaliers) et dépeuplé, quelques personnages sont représentés, presqu’immobiles. Le titre nous apprend qu’il s’agit de visiteurs à Londres. Le décor est celui du portique de la National Gallery et on voit dans le fond le clocher de l’église Saint-Martin-in-the-Fields. On remarque un jeune garçon vêtu curieusement au premier plan, avec des habits un peu cléricaux, et un autre au fond du tableau. Il s’agit d’élèves d’une institution charitable qui gagnaient un peu d’argent de poche en guidant les touristes.

L’attention se porte sur le couple au second plan par rapport à l’enfant : l’homme, barbu, confortablement habillé, est plongé dans son guide (probablement le Baedeker cher aux touristes de l’époque) ; sa femme, une belle femme au visage régulier et plein, sûre de son apparence physique et de son statut social,  donne l’impression de regarder le spectateur bien en face, avec une expression  impénétrable, alors que son visage est tourné un peu vers la droite, et qu’elle indique aussi cette direction avec son parapluie tenu à l’horizontale de sa main impeccablement gantée, répondant sans doute à son mari qui cherche dans le guide la direction à suivre pour le prochain lieu à visiter. On finit par remarquer un cigare qui se consume sur une marche et qui n’est pas là pour rien.

 

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London Visitors, vers 1874

Toledo Museum of Art, USA

Wikimedia

 

 

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 Détail de London Visitors

 https://www.pinterest.fr/pin/484137028669741522/

 

 

 

Bien que la scène soit extrêmement guindée, avec des personnages « overdressed » (trop habillés – comme devaient l’être les touristes de l’époque s’habillant un peu trop chaudement par précaution) elle a un aspect implicitement érotique. La femme regarde directement en dehors du tableau vers le spectateur « to search for something more interesting” (à la recherche de quelque chose de plus intéressant, Louise Nicholson, From the high life to the Life of Christ – James Tissot’s path to piety (De la haute société à la vie du Christ, le chemin de James Tissot vers la foi), Revue Apollo, décembre 2019 https://www.apollo-magazine.com/james-tissot-fashion-faith-legion-honor-review/).

En fait, comme Tissot tient à rester réaliste, c’est probablement vers l’homme qui a jeté le cigare, qui se trouve hors cadre, que regarde la femme, et on peut penser que c’est celui-ci qui le premier a regardé la femme dans les yeux, dans une tentative de séduction (qui aujourd’hui passerait mal, sans doute). Elle lui rend alors son regard.

Selon un autre commentaire : « the energy of the scene comes from the frank stare of the fashionable woman, looking in the direction of whoever left the still-burning cigar on the foreground steps. It’s weirdly, wonderfully sexy » (l’énergie de la scène provient du regard franc de la femme élégante en direction de quiconque a jeté le cigare encore brûlant sur les marches au premier plan. C’est étrangement, merveilleusement sexy) (Bridget Quinn, James Tissot’s Weirdly Sexy, Astonishingly Cinematic, and Spiritual Paintings (James Tissot  et ses peintures étrangement sexy, étonnamment cinématiques et spiritualistes), novembre 2019, article écrit pour l’exposition à San Francisco https://hyperallergic.com/527694/james-tissot-fashion-faith-legion-of-honor/)

Le site du musée de Toledo, Ohio (où se trouve le tableau) rappelle que beaucoup des tableaux de Tissot « suggest narratives of social “mistakes,” both innocent and deliberate » (suggèrent des histoires de « faux-pas » sociaux, à la fois innocents et délibérés) http://emuseum.toledomuseum.org/objects/55365

Les commentateurs de l’époque ont-ils vu dans ce tableau ce que les commentateurs d’aujourd’hui y voient ? La réponse est oui, car Tissot peignit une seconde version du tableau*, dans laquelle le cigare sur les marches a disparu et le regard de la femme n’est plus aussi clairement tourné vers le spectateur (cf blog de Lucy Paquette, The Hammock https://thehammocknovel.wordpress.com/2014/04/30/james-tissot-goes-to-the-museum/).

                                   * Exposée au Musée de Milwaukee.

 

Enfin, l’architecture un peu démesurée par rapport aux personnages peu nombreux confère au tableau une impression d’étrangeté – on pense aux architectures de Chirico au 20 ème siècle – mais ces dernières sont en général complètement vides de personnages. On peut penser aussi aux personnages de Delvaux déambulant en costume noir et chapeau melon dans des architectures abandonnées ou en ruine.

Mais Tissot n’est pas un homme du 20 ème siècle et il reste ancré dans la réalité la plus prosaïque, même s’il y ajoute quelques intentions cachées – que le spectateur est libre d’apercevoir ou pas. Son tableau n’est rien de plus que ce qu’il semble être : des provinciaux à leur aise visitant Londres.

Tissot réussit à concilier l’apparent et le sous-entendu, la réalité la plus banale et l’étrangeté, le conformisme victorien sûr de son statut social et les rêveries érotiques, sans que l’équilibre entre les deux aspects soit rompu. La jeune femme murissante est à la fois une respectable épouse victorienne et quelqu’un qui - en imagination peut-être plus qu’en réalité – pourrait être disponible pour une aventure, le décor est à la fois anodin et étrange, la scène est quotidienne et réaliste et pourtant onirique.

 

Un jeune inconnu qui visita l'exposition annuelle de la Royal Academy en juin 1874 écrivit: « Il y a de très belles choses à la Royal Academy cette année; entre autres, trois tableaux de Tissot. » Ce jeune inconnu était Vincent Van Gogh (lettre à son frère Théo du 16 juin 1874). Les trois tableaux de Tissot exposés étaient London Visitors, Waiting (Attente - un tableau, semble-t-il, perdu) et The ball on shipboard (Le bal à bord) dont on parlera plus loin.

 

 

 

POUR PRENDRE CONGÉ D’UNE DYNASTIE

 

 

En 1874*, Tissot peignit un double portrait, qui à vrai dire se rapproche plutôt de sa nouvelle manière de disposer des personnages dans un paysage plus vaste – d’ailleurs, sans abandonner complètement le portrait, Tissot s’éloigna de plus en plus de ce genre.

                                                                         * Sur la notice Wikipedia, la date donnée pour le tableau (1878) semble erronée. Voir site du Musée de Compiègne.

 

Son double portrait représente, dans un jardin automnal, l’impératrice Eugénie, en vêtements de deuil (son mari Napoléon III est mort en 1873) et son fils, le jeune prince impérial, Louis-Napoléon, qui vivaient en exil en Angleterre.

On peut s’étonner de ce portrait de la part d’un peintre qui avait participé à la Commune. On en a fait un argument pour douter de la participation à la Commune de Tissot. En effet, les Communards, même s’ils ne sont pas insurgés directement contre l’Empire (qui avait disparu après la défaite de Sedan), mais contre la république conservatrice, étaient forcément des adversaires du régime impérial.

Mais Tissot, même en admettant une participation plus ou moins active de sa part à la Commune, ne semble pas avoir eu d’engagement politique théorique profond. De plus, en tant que peintre, il devait gagner sa vie, et donc accepter les commandes comme elles venaient. Mais on peut penser que son portrait de la famille impériale témoigne d’une vraie sympathie pour des personnages victimes de l’adversité. L’ambiance automnale où sont placés les personnages (la scène se situe dans le parc de Camden Place, résidence de la famille impériale en exil) prend valeur de symbole.

 

 

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 James Tissot, L’impératrice Eugénie et son fils, 1874

Château de Compiègne

Wikimedia

 

 

Le spectateur s’attache au jeune prince impérial, en uniforme britannique (il était élève d’une école d’officiers), avec son calot rond sans visière. Qui peut imaginer qu’en 1879, désireux d’avoir l’expérience de la guerre, il demandera à faire partie des troupes envoyées en renfort au Natal pour combattre les Zoulous après la défaite britannique d'Isandhlwana et mourra dans cette guerre coloniale ?

Alors qu’il faisait partie d’une patrouille de quelques cavaliers, il fut surpris par une troupe de Zoulous ; la selle de son cheval était défectueuse (c’était celle de Napoléon III à Sedan, qu’il avait conservée par piété filiale) et le prince tomba de cheval ; resté seul au milieu des Zoulous, il fut percé de 17 coups de sagaie.

En France, à la nouvelle de sa mort l'émotion est vive « dans toutes les classes de la société, surtout dans les classes populaires », constate Ernest Renan. Verlaine (qui a été proche des Communards) exprime sa sympathie dans un poème de Sagesse :« fier jeune homme si pur tombé plein d'espérance ».

On peut observer que certains Communards (très minoritaires) se rapprochèrent un moment du bonapartisme dans les années 1872-73, (Albert Richard, Gaspard Blanc, André Bastelica – les deux premiers vinrent rencontrer Napoléon III), ils furent très critiqués par l’ensemble des révolutionnaires. On dit que lors de la mort de Napoléon III, en 1873, quelques Communards exilés en Angleterre firent le déplacement à Camden Place pour rendre hommage à l’empereur défunt. En France, l’ancien Communard Pierre Denis fut aussi partie prenante dans une tentative de rapprochement entre républicains et bonapartistes, mais au profit du cousin du prince impérial. Enfin, chez les Communards déportés en Nouvelle-Calédonie, il arrivait à certains de dire, selon le témoignage de Charles Malato*, « si c’était le petit qui était au pouvoir, nous serions déjà rentrés ».

(le petit c’est forcément le fils de Napoléon III)

                               * Charles Malato, plus tard une figure de l’anarchisme, avait accompagné en Nouvelle-Calédonie son père, condamné à la « déportation simple » pour sa participation à la Commune (les « déportés simples » étaient à peu près libres de leurs mouvements, à charge pour eux de trouver une activité).

 

 

 

UN BAL PENDANT LES RÉGATES

 

 

Très différent de l’ambiance minérale de London Visitors ou de la mélancolie du portrait de l’impératrice Eugénie et de son fils, est le tableau de 1874 (année fructueuse en tableaux importants), The Ball on shipboard (Le bal à bord).

Ici le tableau est bondé de personnages et l’ambiance est celle d’une belle journée ensoleillée, au vent marin. C’est un témoignage sur la société victorienne à son apogée. Selon les spécialistes, la scène prend place lors des régates de Cowes dans l’île de Wight, un événement annuel très suivi de la bonne société. Il est probable que Tissot s’y est rendu pour se documenter. Certains pensent que le bal représenté était donné par le prince de Galles en personne (le futur Edward VII).

On peut isoler plusieurs groupes dans le tableau : un premier groupe à gauche, avec une jeune femme au beau visage au premier plan, assise sur une chaise ; derrière elle un officier de marine âgé s’appuie au dossier de la chaise, peut-être son père ; au second plan, deux jolies jeunes filles curieusement vêtues de la même robe blanche. A côté d’elles un vieux monsieur coiffé d’un canotier ; est-il là pour les chaperonner ou bien est-ce un « vieux marcheur » qui fait semblant de ne pas les regarder car il sait qu’avec ces jeunesses, il n’a aucune chance ? Il est chaussé de chaussures claires mi-toile mi-cuir qu’on retrouve fréquemment chez d’autres personnages des tableaux de Tissot représentant des marins ou des plaisanciers. D'autres personnes font la transition avec un troisième groupe.

 

 

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James Tissot, The Ball on shipboard, Le bal à bord, 1874

Tate Britain, Londres

http://www.victorianweb.org/painting/tissot/paintings/11.html

 

 Il s'agit, au troisième plan, d'un groupe animé de jeunes femmes décolletées qui paraissent pendre du bon temps avec un invité. Les contemporains ont (apparemment) désapprouvé la présence de ce groupe. Les jeunes filles « bien », à l'extérieur et le jour, portaient des robes montantes (comme celles à droite et au centre du tableau) :  les tenues décolletées n’étaient portées qu’en soirée. Il s’agit donc (probablement) d’un groupe de filles un peu vulgaires (voire pire !) – et le bal serait donc une occasion (plutôt rare à l’époque victorienne) de faire cohabiter (sans se parler, évidemment) les femmes bien et les femmes moins bien, sachant que le prince de Galles était justement un amateur de plaisirs et fréquentait les maison closes.

Enfin, à droite, on voit une autre jeune fille monter l'échelle qui relie le pont à l'entrepont, suivie d'un homme, tandis qu'on distingue les danseurs dans l'entrepont.

 

 

Si on revient aux personnes bien mises, elles semblent s’ennuyer. Pourtant on danse à l’entrepont et on distingue des matelots en blanc faisant un cercle (qui eux ne dansent pas ?).

On remarque aussi les pavillons (terme utilisé pour les drapeaux en mer) de tous les pays qui sont tendus sur le pont pour procurer de l’ombre, produisant une explosion de couleurs (certains pavillons sont ceux de pays qui n’existent plus aujourd’hui)*. En cherchant bien, on trouve le pavillon tricolore français parmi les pavillons disposés à plat, au-dessus de l’échelle menant à l’entrepont; placé devant le pavillon américain, il n’est pas vraiment mis en évidence : on voit mieux le pavillon de marine allemand (il s’agit même de la marine de guerre comme le montre la croix de fer**). On distingue aussi l’étendard royal (royal standard) de la monarchie britannique (différent du drapeau national) et à droite l’Union jack (drapeau national).

                                 * L’usage maritime est que chaque bateau dispose des pavillons des marines étrangères, qu’il est amené à arborer comme pavillon de courtoisie. Encore de nos jours, plusieurs pays utiisent des pavillons différents du drapeau national (ce n'est pas le cas en France).

                                  ** La présence de pavillons de la marine de guerre s’explique si le navire sur lequel est donné le bal est lui-même un navire de guerre, comme le pensent Nancy Rose Marshall et Malcolm Warner, James Tissot: Victorian Life, Modern Love (1999). Il y aurait alors de la part de Tissot l’idée de doubler la représentation de la société anglaise par celle de la puissance militaire qui est le support de la grandeur britannique.

 

Dans Le bal à bord, les intentions de Tissot paraissent purement descriptives – il reproduit les choses vues - même s’il réaménage probablement  la scène, mais sa description n’est pas dénuée d’intentions malicieuses : les jeunes filles en blanc sont-elles des sœurs, ou bien ont-elles, comme certains l’indiquent, acheté des robes en prêt-à-porter ce qui explique que malencontreusement elles ont la même tenue (on peut aussi penser que ce type de tenue était très indiqué pour les régates et donc c’est très volontairement qu’elles sont habillées pareillement ?). Elles semblent faire « tapisserie » peut-être parce qu’elles attendent pour danser un beau parti qui ne se présente pas…

Le tableau est chargé de détails peu visibles à première vue : seule une observation minutieuse permet de discerner par exemple les personnages, danseurs, orchestre et marins dans l’entrepont, ainsi que des militaires en tunique rouge. C’est une tendance propre à Tissot de surcharger certaines toiles de détails, comme un appareil photographique saisit tout ce qui est dans le cadre, même s‘il faut ensuite utiliser une loupe pour voir les détails.

Le tableau ne fut pas vraiment apprécié par les critiques de l’époque. Si aujourd’hui on y voit une représentation fidèle de la société victorienne à son apogée, un critique de la revue très renommée The Atheneum déplora qu’on ne trouve dans ce tableau aucune jolie femme, aucune jolie toilette et pas une seule véritable Lady (dame distinguée) !

A propos de ce tableau et d’autres (probablement à l’occasion d’une exposition dans une galerie en 1877), le célèbre écrivain, théoricien de l’art et critique John Ruskin jugea que c’étaient « malheureusement de simples photographies en couleur d’une société vulgaire » (unhappily, mere coloured photographs of vulgar society) mettant ainsi l’accent sur l’aspect photographique du travail de Tissot mais sans y voir une qualité.

Le mot « vulgar » doit sans doute être compris comme ce qui manque d’élévation spirituelle, plutôt que vraiment grossier.

D’ailleurs Ruskin ajouta que Tissot était capable, s’il écoutait ses plus graves pensées (« if he would obey his graver thoughts »), de fixer l’attention des publics anglais et français sur des sujets plus dignes d’intérêt.

Les critiques, en général, déploraient que les tableaux de Tissot soient de simples représentations de la réalité, dépourvues d’intentions morales : pour les Victoriens, une grande part de la valeur d’une oeuvre artistique reposait sur les intentions morales (ou moralisatrices) de l’auteur.

On peut constater à quel point l’art de Tissot avait évolué en quelques années : si on regarde Le Cercle de la rue Royale et Le Bal à bord, on a l’impression de deux peintres différents. Dans le second tableau, les personnages ont l’air bien plus naturels et la touche est beaucoup plus libre, l’impression de plein air est perceptible.

Tissot réutilisa le thème des pavillons de marine qui apportaient une note colorée immédiate. Dans les tableaux, Still on the top (toujours en haut) et Preparing for the gala (préparation du gala), on voit deux jeunes filles qui s’occupent de hisser plusieurs pavillons de marine dans un jardin – bien qu’on voie mal pour quelle occasion ; en fait ce genre de toile semble purement décorative. Là aussi fort curieusement, c’est le pavillon allemand qu’on distingue en premier. Précisons que dans ces tableaux, le vieil homme qui aide les jeunes filles et qui porte un bonnet rouge n’est pas coiffé du bonnet phrygien (!) ou du bonnet des Communards ( !!!)* comme on peut parfois le lire sur des sites anglo-saxons, mais tout simplement d’un bonnet de marin.

                                * Il n’existe évidemment pas de « bonnet des Communards ».

 

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 James Tissot, Still on the top (toujours en haut), vers 1873. Des jeunes filles, aidées par probablement un vieux marin, choisissent des pavillons de marine pour les faire flotter à un mat. Y a-t-il une signification au choix des pavillons par Tissot ? On distingue en premier à partir du bas, le pavillon de la marine impériale allemande, en deuxième l'étendard impérial d'Autriche-Hongrie, et en troisième peut-être le drapeau norvégien, le quatrième ne peut être distingué.

 Auckland Art Gallery, Nouvelle-Zélande.

 Wikimedia

 

 

IRONIE ET CONNIVENCE

 

 

En 1873, puis en 1875, Tissot exposa successivement deux tableaux représentant des scènes de la vie des classes supérieures. Ces tableaux, présentés à la Royal Academy, comme beaucoup d’œuvres de Tissot en Angleterre, eurent beaucoup de succès auprès du public et furent rapidement achetés par le marchand d’art Agnew.

On considère parfois que Tissot a voulu être ironique pour la société qu’il décrit et ses rituels mondains.

Ainsi dans Too early (trop tôt), peint en 1873, quelques invités isolés se tiennent au milieu d’un salon, visiblement arrivés trop tôt (alors que des petites bonnes les regardent en pouffant gentiment).

Faut-il croire que Tissot porte un regard critique sur la société qu’il peint et qui lui procure ses revenus ? Ce serait sans doute trop simple et on ne peut pas parler ici de satire de la haute bourgeoisie (qui serait une satire bien faible, d’ailleurs) et confondre une ironie légère avec une volonté de dénonciation.

Au contraire, dans Too early, l’observation narquoise vise des gens pas encore au fait des codes sociaux, des nouveaux riches dont on peut - sans méchanceté d’ailleurs – se moquer, en adoptant le regard des gens qui appartiennent depuis toujours aux classes supérieures (et de ceux qui les servent, comme les petites bonnes, qui rient entre elles des invités arrivés trop tôt). Le principal attrait de ce genre de tableau est de montrer la vie des classes supérieures de façon un peu décalée, les « à-côtés » de cette existence. Avec ce genre de tableaux la société se regarde dans un miroir qui n’est pas spécialement flatteur, mais plutôt souriant. Avec humour, Tissot montre de façon finalement sympathique l’existence des gens de la bonne société.

 

 

 

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 James Tissot, Too early (trop tôt), 1873

Guildhall Art Gallery, Londres

Wikimedia

 

 

Dans Hush ! (chut, silence) ou The Concert (le concert), exposé en 1875, Tissot montre l’assistance lors d’une soirée mondaine, s’apprêtant à écouter une violoniste réputée. Un certain nombre d’invités parait devoir se résoudre à écouter le concert depuis l’escalier (à moins qu’ils ne soient justement en train d’arriver pour se répartir dans la salle, provoquant un retard dans le début du concert ?).

Deux princes indiens, enturbannés, sont assis au premier rang (donc aux places d’honneur) pour écouter la virtuose, tandis que l’ensemble des invités continue à bavarder, d’où le titre qui invite l’assistance à faire silence.

A l’époque du tableau et par la suite, la présence en Angleterre de princes indiens, reçus très protocolairement par la souveraine et les ministres, était une chose de plus en plus courante. Ces princes étaient ensuite reçus dans la bonne société et Tissot n’a pas manqué de le noter. Les Britanniques s’appuyaient délibérément sur les princes pour conforter leur présence en Inde et disposaient de toute une batterie de moyens pour les flatter. En retour, les princes s’occidentalisèrent de plus en plus.

Ces princes enturbannés et assistant un peu gauchement aux rituels mondains britanniques sont encore loin du maharajah d’Indore en habit de soirée européen, l’air suprêmement distingué, que peindra dans les années 1930 Roger Boutet de Monvel.

 

 

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James Tissot, Hush ! (The Concert) (Chut, ou Le concert), vers 1875.

Manchester Art Gallery

Wikimedia

 

  

On a observé que la plupart des personnes présentes ne se soucie pas vraiment de la violoniste (à l'exception du petit groupe de gens sérieux à droite et des Indiens, dont un critique d’époque déclara  – avec une forme d’humour qui ne scandalisait personne à ce moment -  qu’ils la dévoraient du regard !). On a pu identifier la soirée dont il s’agit, à laquelle assistait Tissot. On dit que la maîtresse de maison avait demandé à Tissot de ne pas reproduire les visages des invités : le public venu voir le tableau fut donc déçu de ne pas pouvoir jouer à reconnaître les véritables invités. Certains personnages sont toutefois reconnaissables mais ce sont des amis de Tissot, pris comme modèles, comme Gibson Bowles de Vanity Fair.

Il est évident que Tissot représente les gens du monde comme bien moins intéressés par les manifestations culturelles que ce qu’ils prétendent l’être – mais ce n’était pas une nouveauté et après tout, il suffisait que quelques uns encouragent la culture. Les autres prenaient leur mal en patience, comme on le voit sur le tableau. Dans quel camp se rangeait Tissot lui-même ?

Les critiques furent favorables pour Too Early, où l'on vit, non une satire sociale, mais de l’humour bienveillant. Le critique du journal The Builder vanta l’humour de Tissot et le compara élogieusement à Jane Austen, « the great painter of the humor of "polite society" *» (le grand peintre humoristique de la « société distinguée »).

                                               * Nous traduisons polite par distingué plutôt que par poli, policé, mais on peut hésiter.

 

Mais Hush! ne reçut pas les mêmes éloges (même si le tableau fut acheté plus cher par le marchand d'art Agnew). Le critique de The Illustrated London News déclara que le tableau montrait la société anglaise à travers " a Gallic sneer ” (une moquerie française - gallic ne se traduit pas exactement par gaulois), ajoutant, mi-figue mi-raisin, que les gens distingués seront, bien sûr, reconnaissants de se voir comme un Français policé les voit (...polite people will, of course, be thankful to see themselves as a polished Frenchman sees them)*.

Blog de Lucy Paquette, Closer Look at Tissot’s “Hush! (The Concert)”

https://thehammocknovel.wordpress.com/2017/11/15/a-closer-look-at-tissots-hush-the-concert/

 

          

 

 

CONVERSATION SUR UN BALCON DE NAVIRE DE GUERRE

 

 

La même critique de Ruskin qu’on a citée pour Le bal à bord d’un bateau  s’applique au tableau The Gallery of HMS Calcutta (Portsmouth) (La galerie du HMS Calcutta, Posrtsmouth) qui date d’environ 1876.

 

 

James_Tissot_-_The_Gallery_of_HMS_Calcutta_(Portsmouth)

 James Tissot, The Gallery of HMS Calcutta (Portsmouth), la galerie du H. M. S. Calcutta (Portsmouth), vers 1876.

Tate Britain, Londres

https://www.tate.org.uk/art/artworks/tissot-the-gallery-of-hms-calcutta-portsmouth-n04847

 

 

 

Sur la galerie du navire à quai, deux jeunes femmes en tenue claire regardent le port en compagnie d’un jeune officier en casquette, l’air détendu, portant un léger collier de barbe. Le trio semble discuter de façon agréable et légère. Pour autant qu’on puisse en juger, il semble que l’action se passe au crépuscule.

Ici, l’anecdote emble réduite à sa plus simple expression, ce qui n’empêche pas les commentaires: quels liens unissent les trois personnages ? On observa dès l’époque que la jeune femme de droite porte une robe qui met son dos en valeur avec un empiècement d’etoffe transparente.  On parle aujourd’hui de sa silhouette en sablier (hour-glass figure). Selon le site de la Tate Gallery, le tableau explore les nuances subtiles du flirt et de l’attirance (explore the subtle nuances of flirtation and attraction): le jeune marin est séparé de la fille qui l’intéresse par l’autre jeune fille, la fille de droite, se sachant regardée par le marin,  regarde ostensiblement aileurs, se cachant derrière son éventail.

Selon le site de la revue Connaissance des Arts, « le tableau attira l’attention des critiques émoustillés, qui signalaient à leurs lecteurs le rendu de la chair à travers la fine mousseline blanche. Le plus célèbre d’entre eux, l’écrivain Henry James, reconnaissant de bonne grâce que la « jeune femme tortille sa silhouette de la manière la plus gracieuse qui soit ». https://www.connaissancedesarts.com/peinture-et-sculpture/la-galerie-du-hms-calcutta-portsmouth-par-james-tissot-focus-sur-un-chef-doeuvre-11136146/

 

Mais en dépit de cela (ou à cause de de cela !), Henry James jugea le tableau « hard, vulgar and banal » (dur, vulgaire et banal), se focalisant sur les rubans jaunes de la jupe de la femme de droite. Il se demanda ce qui faisait que Tissot était vulgaire et banal (Ruskin, le grand oracle de l’époque, avait décidé que Tissot était vulgaire ; James suivait son jugement et y apportait sa propre nuance en ajoutant « banal » !).

Selon Connaissance des Arts « Le titre du tableau lui-même reste un mystère, quoique des historiens aient pu suggérer qu’il fallait y voir un facétieux jeu de mot entre « Calcutta » et le français « Quel cul tu as »… » [ou mieux, quel cul t’as].*

                               * On trouve cette curieuse interprétation dans Nancy Rose Marshall et Malcolm Warner, James Tissot: Victorian Life, Modern Love (1999).

 

En fait, le titre du tableau, quand on connait un peu la civilisation anglaise, est intrigant. Les initiales HMS désignent un navire de guerre, appartenant à la Royal Navy (His Majesty’s ship, ou Her Majesty's ship selon que le monarque est un homme ou une femme, navire de Sa Majesté).

Or le jeune marin ne semble pas un officier de la Royal Navy mais plutôt un officier de la marine marchande (il porte le même type de tenue que les jeunes marins du commerce dans le tableau The Last Evening et The Captain’s Daughter), et il est passablement décontracté avec sa casquette-képi posée un peu en arrière. On peut penser qu’un officier de la marine de guerre serait représenté de façon plus guindée et son uniforme serait différent (des spécialistes pourraient le confirmer).

Le nom du navire n’est pas imaginaire. Le HMS Calcutta était un navire de ligne (a ship-of-the-line) à voile lancé en 1831 et converti en gunnery ship dans les années 1860*(navire-école pour le maniement et l’entretien des canons). Son port d’attache était Devonport (https://en.wikipedia.org/wiki/HMS_Calcutta_(1831). Peut-être fut-il à un moment ancré à Porstmouth, d’où l’indication dans le titre du tableau ?

                            * Ou en 1877 selon Nancy Rose Marshall et Malcolm Warner, James Tissot: Victorian Life, Modern Love (1999) ?

 

Il est probable qu’on pouvait visiter le bateau à certaines occasions, ce qui explique la présence des jeunes filles et d’un officier de la marine marchande à bord. On y donnait peut-être des bals à l'occasion ? Une gravure tirée du tableau porte d’ailleurs le sous-titre « Souvenir of a Ball on Shipboard (souvenir d’un bal à bord), ce qui expliquerait les tenues assez habillées des jeunes filles.

 

 

 

 

SUR L’EAU

 

En 1876 également, Tissot exposa à la Royal Academy son tableau The Thames (la Tamise), aussi connu comme On the Thames (sur la Tamise, mais il existe un autre tableau de ce nom montrant une jeune fille débarquant d'une promenade sur le fleuve).

 

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James Tissot, The Thames, vers 1876

The Hepworth Wakefield Gallery, West Yorkshire, UK.

Wikimedia

 

 

Le tableau offre une vue caractéristique du fleuve dans sa partie portuaire : on voit de nombreux bateaux à voile ou à vapeur (dont un bateau d’ancien style avec figure de proue), à l’ancre ou qui se déplacent, dans une atmosphère enfumée et brumeuse caractéristique de la ville industrielle, tandis que l'eau est couleur de boue.

Indifférents à l’atmosphère enfumée et paraissant prendre du bon temps, trois personnages dans un canot : un homme barbu plutôt flegmatique, qui porte une casquette (est-ce un officier de marine marchande  ou un particulier qui se donne un air ?), affalé en travers du canot, en pantalon blanc au bas retroussé, avec des chaussures bicolores blanc et brun.

Installées derrière lui, il y a deux jolies femmes qui ont leur parapluie ouvert pour s’abriter du crachin ; l’une s’adresse gaiement à l’homme. Le canot (à vapeur probablement) doit avoir un pilote mais on ne le voit pas. Couché en travers également, un grand chien somnole. Au premier plan, un panier avec des bouteilles, sans doute du champagne. Les trois passagers sont apparemment partis pour dîner agréablement.

Le tableau suggère bien l’impression de déplacement sur l’eau dans un canot assez bas, dans un environnement mouvant rempli de bateaux beaucoup plus grands.

Mais les critiques de l’époque avaient d’autres préoccupations et tiquèrent sur le genre des deux jeunes femmes ; elles furent perçues comme « indéniablement des dames de Paris » et le tableau comme « More French, shall we say, than English ?» (plus français, dirons-nous, qu’anglais ?). En termes détournés, on suggérait qu’il s’adressait de prostituées ou au moins de femmes faciles.

(Blog The Hammock, Lucy Paquette, https://thehammocknovel.wordpress.com/2014/02/20/tissot-in-the-u-k-london-at-the-tate/)

L’année suivante, Tissot peignit une scène semblable mais cette fois-ci en remplaçant le personnage masculin par un sergent écossais flanqué par deux demoiselles plus convenables et situa la scène à Portsmouth, avec le titre Portsmouth Dockyard; le tableau reçut aussi (lorsqu’on en tira des gravures, semble -t-il) le sous-titre How Happy I Could Be With Either (comme je pourrais être heureux avec chacune, un vers du poète John Gay dans The Beggar’s opera, qu’on peut aussi traduire par « Entre les deux mon cœur balance »)*.

Cette fois, la critique fut plus favorable - alors qu’on peut juger ce dernier tableau bien moins réussi que The Thames.

                             * Mais on trouve des reproductions de The Thames avec le même sous-titre. Question pour spécialiste.

 

 

 

KATHLEEN NEWTON

 

Vers 1875, Tissot rencontra un produit délectable de l’Empire des Indes.

Dans son voisinage, vivait une très belle jeune femme blonde tirant vers le roux (certains disent rousse), Kathleen (Kate) Newton.

Kathleen Kelly était née en 1854 à Agra, au nord de l'Inde ; son père, d’origine irlandaise, était au service de la Compagnie des Indes qui administrait à l’époque les territoires de l’Inde anglaise, en quelque sorte comme sous-traitant du gouvernement britannique. Kathleen avait 3 ans lorsque la révolte des Cipayes [soldats indiens de la Compagnie] éclata (ce que les Anglais appellent The Great Mutiny). La révolte ébranla la domination anglaise et fut marquée par des massacres de civils et militaires anglais y compris les femmes et les enfants, et ensuite par une répression terrible de la part des Britanniques. Du point de vue politique, elle aboutit à la prise en main de l’administration de l'Inde par le « gouvernement de la reine » (l’Etat britannique), tandis que la Compagnie des Indes était dissoute. Kathleen et sa sœur furent envoyées en Europe après la révolte, pour leur éducation (et peut-être par précaution, bien que la province d’Agra ait été épargnée lors du soulèvement).

A 16 ans, le père de Kathleen lui trouva un mari en Inde, un médecin de l’administration ou de l’armée, Mr. Newton (que ses parents avaient prénommé Isaac !).

Kathleen prit le bateau pour rejoindre son futur mari et pendant la longue traversée, elle tomba sous le charme d’un autre voyageur, le capitaine Palliser*. Il n’est pas très clair de savoir si elle « fauta » avec lui pendant le voyage ou après.

                        * Plus tard major général Sir Henry Palliser. Il avait dépassé quarante ans à l’époque.

 

Arrivée en Inde, elle se maria en janvier 1871 comme convenu avec le Dr. Newton puis lui avoua sa faute (sur le conseil d’un prêtre à qui elle s’était confessée, semble-t-il ; les Kelly étaient catholiques). Le Dr. Newton était un homme à principes et commença les formalités de divorce (en mai 1871). Kathleen reprit le bateau (avec Palliser ?) et accoucha d’une fille, Muriel Violet, en décembre 1871 ; malgré cela, elle aurait refusé d’épouser Palliser (?). Elle alla ensuite habiter avec son enfant chez sa sœur qui s’était mariée en Angleterre.

Inutile de dire que ces faits sont mal établis et même la chronologie est embrouillée sur certains sites ; nous suivons ce qui est indiqué dans A Gallery of Her Own: An Annotated Bibliography of Women in Victorian Painting de Elree I. Harris et Shirley R. Scott, 2013 (Google books) et la notice du tableau Rivals sur le site du marchand d’art Stair Sainty http://www.stairsainty.com/artwork/rivals-689/

 

Tissot fit connaissance de Kathleen (vers 1875 -76 ?) alors qu’elle avait 21 ans environ. En mars 1876, Kathleen accoucha d’un fils, Cecil George.  Le père était-il Tissot ? L’enfant fut inscrit à l’état civil avec comme père Isaac Newton, qui aurait été bien étonné !

Kathleen emménagea bientôt chez Tissot, mais par un curieux arrangement, les enfants de Kathleen restèrent avec leurs cousins chez sa sœur et son beau-frère, à quelques rues de là ; mais ils étaient souvent chez Tissot. Tissot a souvent représenté Kathleen, ses enfants et ses neveux (surtout sa nièce favorite) jouant ensemble dans le jardin de la villa de Tissot.

 

Tissot_and_Newton

Kathleen Newton et James Tissot, avec le fils de Kathleen, Cecil, et probablement Lilian, la nièce de Kathleen. La photographie, datée de 1879, serait en fait postérieure de quelques années, car en 1879, Cecil n'avait que trois ans alors qu'il parait ici plus âgé. Quant à la petite fille, ce ne peut pas être Violet, la fille de Kathleen, car elle parait avoir à peu près l'âge du garçon, alors que Violet avait cinq ans de plus.

 http://zygmanvoss.wordpress.com/tag/tissot/

 Wikipedia

 

 

A partir du moment où il fit sa connaissance, Tissot la prit comme modèle, non seulement dans des portraits mais comme personnage des scènes de la vie quotidienne (ce qu’on appelait des tableaux de genre) qu’il peignait. Kathleen Newton (elle avait conservé le nom de son éphémère mari) devint omniprésente dans l’œuvre de Tissot.

Il en résulta que Tissot d’orienta dans sa peinture vers des sujets plus intimistes qui lui permettaient de centrer le tableau sur le personnage pour qui sa compagne servait de modèle.

Mais pour des raisons tenant probablement au fait que Tissot et Kathleen étaient tous deux catholiques, ils ne pouvaient pas envisager de se marier puisque Kahtleen était divorcée (le Dr. Newton, lui, ne devait pas être catholique car il n’avait pas hésité à divorcer). Il s’ensuivit que le couple fut mis à l’écart de la bonne société et vécut dans un relatif isolement, ce qui peut aussi expliquer les sujets plus intimistes des tableaux de Tissot à la fin des années 1870.

Parmi les amis fidèles qui fréquentaient Tissot et Kathleen, il y avait des artistes, acteurs, peintres ou littérateurs, plus ou moins éloignés des préjugés : le peintre américain Whistler, Oscar Wilde et son frère Willie, Charles Wyndham, Henry Irving, Mary Moore*, Thomas Gibson Bowles, le vieil ami, fondateur de Vanity Fair. Le caractère français de Tissot se distinguait quand même de l’esprit plus compassé de ses amis anglais. Le peintre William Stone, membre du groupe, déclara : « Tissot était tout à fait un boulevardier et ne pouvait pas saisir notre vision quelque peu puritaine » (notice du tableau Rivals sur le site de la maison Stair Sainty).

                                                 * Charles Wyndham et Henry Irving étaient des acteurs célèbres (ils furent anoblis à la fin du siècle ou au début du 20ème siècle, ce qui montre les progrès de la reconnaissance sociale des acteurs) ; Mary Moore était une actrice qui épousa Charles Wyndham.

 

 

LE PROCÈS WHISTLER-RUSKIN

 

 

Il semble que l’amitié entre Whistler et Tissot cessa en 1878. A l’époque, Whistler avait été l’objet d’une violente attaque du critique d’art, théoricien et professeur à Oxford John Ruskin, reprochant à ses tableaux de n’être rien d’autre qu’un pot de peinture jeté au visage du public (il visait notamment Nocturne en noir et or, la fusée qui retombe, que Whistler vendait au prix considérable de 200 guinées).

Whistler qui était extraordinairement susceptible, et se plaisait à susciter les polémiques par ses remarques sarcastiques*, considéra qu’il s’agissait d’une insulte et non d’une critique et porta l’affaire en justice. Celle-ci dut apprécier si Ruskin avait dépassé les bornes de la critique.

                         * En 1890, il publia un livre The gentle art of making enemies (l’art délicat de se faire des ennemis).

 

Ruskin cita comme témoin à l’appui de son jugement des artistes comme Burne-Jones (représentant la seconde génération pré-raphaélite) et William Frith, le peintre à succès de Derby Day (le jour du Derby) et d’autres tableaux décrivant la société anglaise*.

                                             * On est sidéré qu’un site français consacré au marché de l’art écrive en 2020, sous la plume d’un docteur en droit, que Ruskin et Burne-Jones sont quasiment oubliés aujourd’hui (et que Burne-Jones est un peintre académique). C’est une illustration caricaturale de la manie française (dans l’opinion générale plus que chez les spécialistes), de considérer que tout ce qui n’entre pas dans la case « impressionniste » est négligeable et « bourgeois » (comiquement ceux qui pensent cela sont généralement les bourgeois actuels). Inutile de dire que Ruskin et Burne-Jones sont parfaitement considérés en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Voir par exemple les articles suivants de 2019 qui évoquent le succès retentissant sur le marché de l’art de Burne-Jones depuis 2013

https://www.antiquestradegazette.com/print-edition/2019/january/2375/auction-reports/art-market-burne-jones-stars-at-auction-as-first-major-london-exhibition-for-over-four-decades-opens/

https://www.christies.com/features/Guide-to-Edward-Burne-Jones-9460-1.aspx

 

Whistler demanda à Tissot (et à d’autres ?) d’être son témoin, et donc d’attester avec sa connaissance technique du métier de peintre que Whistler était un artiste digne de ce nom, mais Tissot refusa – peut-être sentait-il que sa position sociale était trop incertaine pour qu’il se permette de soutenir ostensiblement un artiste d’avant-garde.

Whistler devait lui en tenir rigueur et on le comprend. Il gagna son procès mais dans des conditions humiliantes - le tribunal lui accorda un farthing de dommages et intérêts, c’est-à-dire la plus petite pièce de monnaie existante - et de plus il fut ruiné (en raison du coût du procès* et des dettes pour la villa qu’il avait fait construire). Bien que non dépourvu de soutiens en Angleterre, il partit pour Venise et finit par s’installer en France où sa valeur était mieux reconnue.

                                           * Il dut payer la moitié des frais de jusice. Ruskin, quant à lui, paya sa partie des frais grâce à une souscription de ses admirateurs. Mais l'issue du procès lui laissa aussi un goût amer et il entra dans une phase de dépression.

 

 

 

 

LE BONHEUR AVEC KATHLEEN

 

 

Dans un tableau intitulé Seaside ou July: Specimen of a Portrait (Bord de mer, ou Juillet*, un spécimen de portrait), peint vers 1878, Tissot a représenté Kathleen, posant à contre-jour dans un intérieur au bord de mer.

                                                               * Tissot avait voulu consacrer un tableau à chaque saison, représentée par un mois.

La lumière joue à travers sa robe légère mais très élégante avec des noeuds jaunes (il semble que c’était une couleur fétiche de Tissot) et révèle en transparence la chair de Kathleen. Malgré quelques notations similaires, Tissot n’était pas vraiment un peintre tenté par la sensualité - on a remarqué qu’il ne peignit quasiment aucun nu - ou plutôt, sa sensualité s’exprimait par le goût des étoffes.

 

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 James Tissot, Seaside (ou July: Specimen of a Portrait), bord de mer, juillet, un specimen de portrait, vers 1878.

Cleveland Museum of art, USA.

James Tissot's tragic muse, Chicago Reader, 19 août 2013

https://www.chicagoreader.com/chicago/art-institute-impressionism-fashion-james-tissot-muse/Content?oid=10701838

 

 

Dans une autre version du même tableau, Kathleen porte les cheveux sinon plus courts (personne ne portait les cheveux courts à l’époque) du moins plus tirés en arrière, ce qui l'a fait paraître plus jeune; en fait, le premier tableau semble avoir été modifié ultérieurement, par une autre main que Tissot, pour donner à Kathleen Newton une coiffure frisée.

 

 

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Une autre version de Seaside (July), connue aussi comme Ramsgate Harbour.

La coiffure de Kathleen Newton est différente, de même que le paysage maritime est plus élaboré.

Ce tableau fut donné par Tissot à son ami  Emile Simon, administrateur du théâtre l'Ambigu-Comique à Paris, probablement peu après avoir été exposé avec d'autres oeuvres de la période anglaise au Palais de l'Industrie en 1883.

Collection privée.

https://www.christies.com/lotfinder/Lot/james-jacques-joseph-tissot-1836-1902-seaside-4027202-details.aspx

 

 

 

Tissot fut certainement heureux avec Kathleen - et en tous cas très amoureux, comme le montre la présence de la jeune femme dans quasiment tous ses tableaux de l’époque. Selon certaines sources, leur vie en commun reposait sur un arrangement curieux (peut-être pas unique à l’époque victorienne où les principes étaient une chose et la réalité une autre) consistant pour Tissot à avoir les enfants de sa compagne (dont peut-être le propre enfant de Tissot) en pension chez la sœur de Kathleen (à proximité de sa maison, il est vrai) et à vivre avec sa compagne seule. On peut penser qu’ainsi, un peu égoïstement, Tissot avait trouvé le moyen d’avoir sa tranquillité pour créer et qu’il pouvait profiter de la vie de famille quand il le voulait.

Dans les tableaux de l’époque, Kathleen Newton est bien reconnaissable, soit qu’elle joue le rôle d’une passante anonyme, qui par exemple attend le ferry, soit qu’elle soit peinte avec ses enfants et neveux dans le jardin de Tissot, ou bien seule pour des portraits pleins de séduction. Dans les peintures du groupe familial, Tissot se représente rarement. A la fin des années 1870 et au tout début des années 1880, Tissot ne produit plus que ces tableaux d’intimité familiale ou des saynètes de la vie quotidienne où Kathleen sert de modèle. Son style évolue aussi, depuis la facture lisse des tableaux du style The last Evening jusqu’à une facture plus libre, presque impressionniste sur certaines toiles.

On peut considérer comme une exception – par le sujet, mais non par la réalisation, la toile intitulée Evening, ou The Ball (La soirée, ou le bal), en 1878. Une très belle femme, qui a le visage de Kathleen Newton, vêtue d'une robe somptueuse, fait son entrée dans un bal de la haute société, au bras d’un homme à cheveux blancs qu’on ne voit qu’en partie. On discerne la salle de bal bondée mais le tableau reste cadré sur les deux personnages principaux, et donc n’a rien de comparable avec les tableaux représentant des assemblées nombreuses que Tissot avait peint quelques années plus tôt.

Sur certaines toiles, Kathleen n’a pas toujours le visage épanoui qu’on voit dans Seaside (July) ; le visage est plus mince, les joues parfois creusées, ce qui lui donne sans doute une allure plus proche des goûts actuels, mais cette évolution n’a rien à voir avec l’esthétique. Son état de santé est en effet inquiétant car elle est atteinte de tuberculose.

 

 

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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