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Le comte Lanza vous salue bien
30 mars 2020

LA COMMUNE DE MARSEILLE EN 1871 CINQUIEME PARTIE LA REPRESSION LE PROCES DE CREMIEUX

 

 

 

LA COMMUNE DE MARSEILLE EN 1871

CINQUIÈME PARTIE

LA RÉPRESSION ET LE PROCÈS DE CRÉMIEUX

 

 

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ]

 

 

LE 5 AVRIL 1871

 

  

Lorsque les troupes du général Espivent de la Villeboisnet entrent dans la préfecture presque déserte vers 8 heures du soir, le 4 avril, l'insurrection est complètement vaincue, les combats ont cessé depuis un moment, tous ceux des insurgés qui l'ont pu ont pris la fuite.

 Le 5 avril 1871, Espivent fait afficher une proclamation suivante :

 « Habitants de Marseille, C’est avec un profond regret que j’ai dû recouvrir à la force pour rétablir dans votre ville le gouvernement légitime de la République. La graduation même des moyens que nous avons employés prouve le désir que nous avions tous de réduire autant que possible l’effusion du sang.

J’ai reçu tous les parlementaires qui se sont présentés. J’ai accordé délais sur délais pour la remise des armes. Les premiers pelotons ont chargé le sabre dans le fourreau. Les premiers coups de canon ont été tirés à poudre… ».

Il a employé l’artillerie seulement parce que c’était le seul moyen de prendre la préfecture sans exposer le vie de beaucoup de soldats.

(suivent des mesures : fermeture des clubs, confiscation des armes, interdiction des affiches politiques, défense aux journaux d’appeler à l’insurrection, Garde nationale dissoute pour être réorganisée).

« Nous sommes les vrais défenseurs de la liberté et de la République qui n'ont pas de pires ennemis que ceux qui s'élèvent contre le gouvernement du suffrage libre de la France dans son ensemble. »

 

Selon l’HEM* : « Le lendemain de la fatale journée du 4 avril, l’ordre régnait dans la rue, les magasins étaient ouverts, les établissements publics fonctionnaient régulièrement, chaque chose enfin avait repris son cours normal ; mais il régnait encore dans les esprits une effervescence qui ne devait s’éteindre que graduellement. »

                                                        * On rappelle que dans cette série de messages, l'abréviation HEM désigne l'Histoire des événements de Marseille de Maxime Aubray et Sylla Michelesi (journalistes au Perit Marseillais), parue à Marseille en 1872.

 

L’HEM indique que le 5 avril, les troupes défilèrent avec le général à leur tête. Au premier rang des spectateurs on acclama les officiers et soldats, tandis qu’au second rang, « on murmura assez fort des insultes », que l’HEM estime injustes « contre ces hommes qui venaient de faire leur devoir, un triste devoir » ; plus tard, « un fou tira un coup de pistolet sur un capitaine de chasseurs ».

L’HEM note que « la foule » jeta des pierres sur une maison d’où l’on avait applaudi les marins des forces de répression, rue Impériale (l’HEM utilise encore les noms de rues de l’Empire), ce fait est aussi noté par Lissagaray (qui a peut-être travaillé à partir de l’HEM pour ce qui est des événements de Marseille !). L’HEM ajoute : « Le soir, la ville redevenait calme et silencieuse et dans les cafés remplis comme à l’ordinaire, on se racontait les événements. »

 

Lissagaray rapporte aussi : « Espivent pélerina au cri de : « Vive Jésus ! Vive le Sacré-Cœur ! », ce qui ne veut pas dire, comme on le dit parfois, que les troupes ont défilé en criant ces mots (d’ailleurs, des troupes ne crient pas en défilant) mais que, probablement, Espivent est ensuite allé en pèlerinage (à Notre-Dame de la Garde ?), sans doute accompagné par les soldats qui le voulaient…

 

 

 

medaille-politique-1870-z110125

Médaille commémorative en l'honneur de l'entrée de l'armée dans Marseille.

AVERS :  Blason de Marseille.

REVERS :  PAR ORDRE DU GEN ESPIVENT DE VILLEBOISNET LA VILLE DE MARSEILLE EST EN ETAT DE SIEGE LA PREFECTURE EST REPRISE SUR LES INSURGES LE 5 AVRIL 1871. [la reprise de la préfecture est du 4 avril, mais la date retenue et peut-être celle de l'entrée officielle du général et ses troupes dans Marseille - ou bien la date de la frappe ? ]

http://www.monnaiesdantan.com/vso10/medaille-politique-1870-p1366.htm

 

 

 

 

DÉNOMBRER LES VICTIMES

 

 

Combien de morts ont fait les combats ? L’HEM écrit :

 « En somme le nombre des morts est difficile connaître On a parlé de 28 cadavres qu’on aurait sortis de la préfecture, de 57 inhumés au cimetière St Pierre mais on n’a jamais pu savoir d’une manière bien exacte leur nombre réel ». Pourtant, il donne une liste d’environ 70 morts dans les deux camps, y compris les civils non combattants victimes de tirs, avec parfois leurs noms.

 

L’Histoire de Marseille de Raoul Busquet (directeur des archives municipales dans les années 30-50) dénombre 52 morts lors de la « prise de la préfecture », sans préciser s’il compte les militaires tués dans ce chiffre.

 Rossi dans Léo Taxil parle de 26 tués [on suppose que c’est parmi les insurgés] et 12 fusillés pour la journée du 4 avril, des chiffres étonnamment bas – en ajoutant que le nombre de blessés est difficile à estimer, les victimes préférant rester cachées.

 Selon Marseille Pour les Nuls, de Edmond Echinard, Pierre Echinard, Médéric Gasquet- Cyrus, il y aurait eu 50 morts (reprend sans doute le chiffre de Busquet).

 L’Histoire de la Provence, par F-X. Emmanuelli et autres (1993) évoque 150 morts environ du côté des insurgés et 30 du côté de l’armée.

Le chiffre de plus de 150 morts parmi les insurgés, souvent cité (notamment sur les sites militants), semble provenir de l’évaluation (sur quelles bases ?) de Lissagaray : « Le nombre exact des morts du côté du peuple* est inconnu, il dépassa cent cinquante ; beaucoup de blessés se dissimulèrent ».

                                                                    * Lissagaray veut sans doute dire du côté des Communalistes, mais sans compter les victimes civiles "collatérales" ? Ce chiffre de 150 est repris par une courte notice de Louise Michel.

 

 Y a-t-il eu des exécutions sommaires ? Lissagaray note : « La répression jésuitique fut atroce. Les gens de l’ordre arrêtaient au hasard et traînaient leurs victimes dans la lampisterie de la gare. Là, un officier dévisageait les prisonniers, faisait signe à tel ou tel d’avancer et lui brûlait la cervelle. Les jours suivants, on entendit parler d’exécutions sommaires dans les casernes, les forts et les prisons. »

 Un auteur clairement républicain, qui désapprouve la répression excessive même s'il n'est pas favorable à la Commune, Louis Fiaux, écrit : « un grand nombre de soldats qui avaient fraternisé avec les civiques [les partisans de la Commune] sont immédiatement passés par les armes » (Histoire de la guerre civile de 1871 : le gouvernement et l'assemblée nationale, 1879).

 De son côté, l’HEM - de tendance conservatrice comme on l’a dit, évoque « 8 fusillés, dont 5 garibaldiens ou civiques, 2 zouaves et un caporal de chasseurs » (les 3 derniers certainement des militaires réguliers qui ont fait défection). Ce chiffre et un peu en discordance avec une exécution de groupe rapportée par l’HEM : « Trois zouaves et un mobile faits prisonniers dans la soirée du 4 parmi les insurgés furent conduits dans la cour d’un domaine de la rue Saint Jacques et fusillés le lendemain matin à 6 heures ½. Quelques personnes contemplaient devant grille du domaine ce lugubre spectacle. »

  

Rossi (ouv. cité) parle de 12 fusillés (en exécution sommaire) dont trois exécutés dans la lampisterie de la gare, plus le commissaire de la gare, Roy.

 L’autorité militaire démentit les exécutions sommaires : « Le général Espivent annonce que des bruits calomnieux se sont répandus : il n’y a eu aucune exécution sommaire ; toute personne arrêtée fera l’objet d’une instruction par des juges civils » (cité par l’HEM).

 

 

Le_Petit_Marseillais

 Le Petit Marseillais, numéro des 5, 6 et 7 avril 1871. Le journal indique dans un chapeau à gauche qu'en raison des événements, la parution a été arrêtée pendant deux jours.

Site Les Amies et amis de la Commune de Paris 1871.

https://www.commune1871.org/la-commune-de-paris/histoire-de-la-commune/dossier-thematique/les-communes-en-province/594-la-commune-de-marseille-23-mars-4-avril-1871

 

 

 

LES ARRESTATIONS

 

 

 Le général Espivent donna des ordres pour arrêter ceux qui avaient participé à l’insurrection : « Les arrestations atteignirent en quelques jours le chiffre de 540. Des mandats d’amener furent lancés dans toutes les directions contre les membres de la Commission départementale dont certains étaient parvenus à fuir à l’étranger », dit l’HEM.

 De son côté, Lissagaray écrit : « Gaston Crémieux fut arrêté chez le concierge du cimetière Israélite. Il se découvrit volontairement à ceux qui le cherchaient, fort de sa bonne foi, et croyant à des juges [croyant qu’il aurait des juges équitables]. Le brave Etienne fut pris. Landeck s’était éclipsé. Plus de neuf cents personnes furent jetées dans les casemates du château d’If et du fort Saint-Nicolas ».

 Espivent fait aussi arrêter des membres de comités républicains ou des journalistes qui n’ont en rien participé à la Commune. L’état de siège faisait excuser ces « petites erreurs », écrit le journaliste Elbert (cité par Rossi, Léo Taxil). Le général, décrit comme un monarchiste obtus et bigot, parait s’en prendre, au-delà des partisans de la Commune, à tous les républicains qui ne sont pas, en quelque sorte, monarcho- et cléricalo-compatibles.

 

Les personnes arrêtés sont enfermées dans des conditions dégradantes au fort Saint-Nicolas et au château d’If, où un journaliste qui semble y avoir été détenu, parle de « cour des miracles », et avec un esprit boulevardier qui était celui de l’époque, de « pitoyable assemblage de détritus sociaux », de tout un monde d’étrangers « mêlés à quelques épaves marseillaises», tous en proie à des « milliers de petites puces rouges d’une terrible voracité » (cité par Robert Rossi, Léo Taxil).

Pourtant, un de ces internés, sans doute d'un bon naturel, Ebérard (secrétaire de la Commission départementale), écrit, après que la situation  se soit un peu améliorée (visite des familles qui apportent des vivres, du tabac) : « Nous étions presque heureux ». Les internés respirent de temps en temps l'air marin sur la plate-forme du château d'If, chantent La Marseillaise pour l'anniversaire du commandant du fort, les autorités ne sont pas trop méchantes, le préfet Salvetat, qui traite humainement les prisonniers, est un « excellent préfet » pour Ebérard* (Philippe Vigier, Répression et prison politiques en France et en Europe au XIXe siècle, 1990).

                                             * Salvetat avait succédé à Cosnier. L'état de siège donnait la prééminence au pouvoir militaire mais les préfets conservaient leurs fonctions. Salvetat mourut en fonctions en août 1871.

 L’autorité militaire procède en même temps très activement au désarmement de la Garde nationale ; toutes les armes sont confisquées, sauf les armes de chasse : « Aucune question ne sera posée aux personnes qui remettront ces armes ; le général de division leur assure une liberté complète à ce sujet ». Il apparait que certains renâcleront à rendre leurs armes et le bataillon de la Belle-de-Mai les rendra bien après la date butoir (A. Olivesi).

 

 

QUE L'ORDRE RÈGNE ... QUE CHACUN REPRENNE SES OCCUPATIONS ...

 

 

 

Le Conseil municipal, dans une proclamation, déclare que ses efforts pour éviter l’issue tragique ont échoué par la faute des délégués de la Commune de Paris. Le Conseil souhaite que la justice soit clémente pour ceux qui ont été seulement égarés par les promoteurs de l’insurrection, qui sont, malgré ce qu’ils affirment, les vrais ennemis de la république. Le Conseil va désigner des délégués « pour aller à Versailles faire connaître au gouvernement la véritable situation et réclamer des mesures propres à ramener le calme et l’apaisement dans les esprits ».

 « En attendant il faut que l’ordre règne dans la rue que chacun reprenne ses occupations accoutumées, que l’ouvrier retourne au travail. Sans la tranquillité publique, le commerce et l’industrie, source de la prospérité de Marseille, ne peuvent retrouver leur sécurité et reprendre leur essor. Vive la République ! » suivent les signatures de Bory, maire, Abram, Borrély, Barthélemy, Caire, Castelle, Deroux, Gay, Guinot, Germain, Jullien, Labadié, Lieutaud, Luck, Nugue, Pagès, Paul Philip, Joseph Philip, Pierre, Rambaud, Richaud, Roche, Rouffio, Rougier, Taxil-Fortoul.

 

Un des membres en fuite de la Commission départementale charge aussi les délégués de la Commune de Paris.

 Dans une lettre publiée par le journal L’Egalité le 8 avril, Job écrit :

 « Que sont venus faire parmi nous ces hommes inconnus à Marseille, qui au lendemain de leur arrivée, alors que les esprits calmés par la voix de la raison étaient tout disposés à entendre les paroles de conciliation, ont rendu tout arrangement impossible ? Ces hommes (…) qui sont venus opposer leurs pouvoirs aux nôtres en faisant pénétrer dans les esprits faibles la défiance et je dirai même la haine (…). Où sont-ils passés aujourd’hui, ces personnages fanfarons et ambitieux ? » Il souligne que pas un d’entre eux ne figure parmi les blessés ou les morts car ils se sont enfuis au premier coup de canon.

 Dans une brochure parue en 1874, La Ville de Marseille : l'insurrection du 23 mars 1871 et la loi du 10 vendémiaire An IV , dont les auteurs sont le maire de l'époque A. Rabatau et Ludovic Legré*, les auteurs citent une phrase de Job, le 4 avril;  voyant Landeck s'enfuir, Job aurait dit à un compagnon : tu vois cet homme, si tu le retrouves, colle-lui une balle dans la tête, c'est lui  la cause de tous nos malheurs !

                                          * Cette brochure avait pour objet la responsabilité pécuniaire de la Ville de Marseille, qui avait été condamnée par les tribunaux à indemniser les victimes civiles des combats du 4 avril. La Ville estimait que cette indemnisation ne lui incombait pas, s'agissant non d'une émeute (comme prévu par la loi du 10 vendémiaire), mais d'un fait de guerre civile, relevant de la responsabilité de l'Etat.

 

L’autorité militaire décide l’expulsion des étrangers « non naturalisés ».

 L’HEM souligne que très peu de natifs de Marseille ont participé au « mouvement insurrectionnel qui a ensanglanté les rues de la cité dans la journée du 4 avril ». Selon cette source, le nombre d’inculpés détenus était de 513. Ce nombre se décomposait ainsi : Italiens Belges, Allemands, Suisses, Espagnols etc 134. Nés en France mais non à Marseille : 309. Nés à Marseille : 70. « Ces chiffres se passent de tout commentaire » déclare l’HEM.

 

Autre chiffre : 4000 personnes représentant « le commerce de Marseille », signent une adresse de remerciements au général Espivent dont on a annoncé (à tort) le prochain départ.

 

 

 

 

 901723

Immeubles anciens dans le quartier du Panier à Marseille.

https://www.easyvoyage.com/actualite/decouverte-de-la-cite-phoceenne-marseille-pendant-une-journee-82406

 

 

 

DU CÔTÉ DES JOURNAUX

 

 

Pendant ce temps, que devient Léo Taxil ? On a vu qu’il a participé aux combats du 4 avril avec les Communalistes. Mais il ne fut pas inquiété.

 Depuis le 1er janvier 1871, il collaborait au journal L’Egalité, « fondé par Maurice Rouvier et Delpech, et dont le rédacteur en chef était alors un professeur bas-alpin*, M. Gilly la Palud ». C’était sa première collaboration payée.

                                                                                        * Originaire de Digne, il était réputé pour ses vastes connaissances. On l'appelait le "dictionnaire vivant".

l

 Avec un de ses collègues, Léo Taxil tenait une rubrique régulière consistant dans la biographie de personnages célèbres.

 « Après la Commune, mon collaborateur fut arrêté. J’eus la charge entière des éphémérides : néanmoins, je lui envoyai chaque mois sa part d’appointements, (…) et cela était juste, car c’était bien malgré lui qu’il ne collaborait plus au travail que nous avions commencé ensemble. »

 

Marseille étant en état de siège, la presse est particulièrement surveillée.

 Dès la reprise en mains par le général Espivent, le journal L’Egalité est sommé de ne publier que des articles tendant au « retour à l’ordre ». Le journal de Gilly La Palud répond sur un ton modéré qu’il a toujours porté des paroles de paix. En effet, le journal,  refusant la perspective de la guerre civile, avait désapprouvé autant la Commune de Paris que celle de Marseille (voir quatrième partie).

Le journal sera souvent suspendu et devra payer des amendes pour ses articles, En décembre 1871, pour avoir publié une biographie de Crémieux qui vient d’être exécuté, Gilly La Palud est déféré devant le conseil de guerre notamment pour apologie de faits qualifiés de crimes et excitation à la guerre civile et condamné à 200 francs d’amende. En 1872, il fera un mois de prison avec son gérant.

 Le sort du journal de Gustave Naquet, Le Peuple, est pire, selon Maxime Rude : huit jours après la fin de la Commune, le général Espivent « supprimait Le Peuple, qui n'avait jamais soutenu ni encouragé aucune Commune. On ne discute pas avec l'état de siège : c'était son droit.

 Un mois plus tard, Gustave Naquet était arrêté à la porte de son imprimerie par ordre du général Espivent, dont c'était le bon plaisir et la volonté.

 Deux mois après, le rédacteur en chef du Peuple, qui n'avait rien compris à cette « marmelade », était condamné à deux ans de prison et 5,000 francs d'amende. »

 

En apprenant son arrestation, la femme de Naquet se précipita chez le général Espivent qu’elle menaça semble-t-il avec un revolver, ce qui lui valut aussi d’être condamnée à 15 jours de prison et à une amende* (Vincent Wright, complété par Éric Anceau, Sudir Hazareesingh,  Les préfets de Gambetta, 2007).

                                                           * Naquet n’était probablement pas marié mais sa compagne se présentait comme Mme Naquet. C’était une Américaine, Laura Musgrave, que Naquet avait rencontrée durant ses voyages, alors qu’elle avait une quinzaine d’années.

 

 En fait, la première arrestation de Naquet serait due à un délit de presse (outrage à la morale religieuse) et sa condamnation à un outrage au gouvernement pour un article sur le traité de paix. Naquet s’échappa de la maison de santé* où il purgeait sa peine (?) et finit par être gracié par Thiers, devenu entretemps président de la république**.

                                                                     * Il est intéressant de noter que le sous-intendant Brissy, lui aussi condamné pour son action durant la période qui suit le 4 septembre 1870 (et en pratique pour s'être mis au service des insurgés d'avril-mai 1871 à Marseille ?), fut aussi transféré dans une maison de santé à Paris. Il y aurait des recherches à faire sur ce point (voir https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k591248g.r=Un+jour,+tu+comprendras+Lauren+Brooke.langFR.textePage).

                                                                   ** En 1875, Naquet fit paraître un livre, Révélations sur l’état de siège à Marseille, où il dénonçait les exactions d’Espivent.

 

 

TERREUR BLANCHE À MARSEILLE ?

 

 

Lissagaray écrit : « Le club de la garde nationale fut fermé et les radicaux injuriés, persécutés, connurent une fois de plus ce qu’il en coûte de déserter le peuple. »  Mais son jugement est discutable : les radicaux n’avaient pas soutenu la Commune en toute connaissance de cause et les tracasseries qu’ils subissaient de la part des conservateurs victorieux ne modifiaient sans doute pas leur avis (voir annexe 1).

 Il y eut de nombreuses condamnations envers les participants ou présumés tels à l’insurrection du 23 mars et aux combats du 4 avril, indépendamment du procès des principaux responsables dont on va parler.

 

D’autres personnes dont la participation était moins claire, ou suspectées de sympathie pour les Communalistes, furent sans doute condamnées ou au moins inquiétées : ce fut le cas par exemple de l’internationaliste Joseph Tardif, qui avait été chef de cabinet du préfet en septembre 1870, délégué permanent de l’Internationale auprès de l’assemblée de la Ligue du Midi, puis secrétaire de la première Commune révolutionnaire, membre du Cercle républicain du Midi. On ne sait pas s’il a participé à la deuxième Commune. Arrêté le 31 juillet 1871, il engagea ensuite des poursuites judiciaires contre le général Espivent pour séquestration arbitraire, mais il fut débouté de son action par jugement du 15 mai 1872 (dict. Maitron).

 

Quant à Clovis Hugues, il fut aussi arrêté mais pas pour participation directe à la Commune de Marseille (si son rôle dans l’insurrection avait été clairement établi, il aurait sans doute été condamné pour ce motif), mais pour délit de presse.

Il avait publié, en pleine période de répression conservatrice à Marseille, une Lettre de Marianne aux républicains (2 mai 1871), accusant Thiers de préparer la restauration monarchique et invitant les républicains à appuyer la  Commune (de Paris)*, qui lui valut une condamnation très lourde de six mille francs d’amende et trois ans de prison, par jugement du 21 septembre 1871, peine portée à quatre ans de prison pour insolvabilité; il fut enfermé d’abord au fort Saint-Nicolas, puis à la prison Saint-Pierre (Marseille) avant de passer par les prisons de Tarascon, Saint-Paul de Lyon, puis Moulins et Tours.

                                                                            * « Sont déserteurs ceux qui, hésitant entre Paris et Versailles, n’osent arborer ni le drapeau de la Commune, ni le haillon blanc de Cathelineau [dirigeant monarchiste] (…) Déserteurs de la république, à votre poste ! »

 

Espivent considéra que l’état de siège était en vigueur à Marseille depuis le 9 août 1870, en usant d’une argutie juridique qui fut admise par la Cour de cassation (selon Lissagaray). Grâce à cela, il put poursuivre des faits plus anciens, sans rapport avec l’insurrection de mars 1871. Le sous-intendant militaire Brissy, qui s’était mis au service de la Commission provisoire du 23 mars 1871, fut essentiellement poursuivi pour des faits d’usurpation de fonction militaire remontant à septembre 1870.

 

Parfois les poursuites étaient extravagantes. Selon Lissagaray, « Le conseiller municipal David Bosc, ex-délégué [de la municipalité] à la commission, armateur plusieurs fois millionnaire », fut accusé d’avoir volé à un agent de police une montre en argent (?) et ne fut acquitté qu’à la majorité. Pour Lissagaray, « la réaction jésuitico-bourgeoise » voulait se venger de ses ennemis et les poursuivait pour des faits anciens plus ou moins absurdes*.

                                                                                  * Sur le procès (en 1874 seulement) de David Bosc, voir l'article de Fred Guilletdoux dans La Provence (septembre 2020) : 150 ans de la IIIe République : Marseille sur le banc des accuséhttps://www.laprovence.com/article/sorties-loisirs/6104442/150-ans-de-la-iiie-republique-marseille-sur-le-banc-des-accuses.html. Il semble que Bosc avait en fait voulu protéger l'agent de police, menacé au moment de la chute du Second empire en septembre 1870. Cet article expose de façon objective les événements de la Commune, insistant sur la modération des protagonistes.

 

Le journaliste Maxime Rude, qui quitte Marseille en août 1871, parle de « terreur blanche », expression utilisée aussi par Naquet (voir Annexe 1).

 L’état de siège fut en vigueur à Marseille jusqu’en avril 1876, permettant au général Espivent et aux préfets successifs des gouvernements de l’ordre moral d’exercer une action répressive très large.

 

 

Henrydelavillesboinet

 Le général Espivent de la Villeboisnet.

Wikipedia.

 

 

 

 LE PROCÈS DES PRINCIPAUX RESPONSABLES

 

 

Le 12 juin 1871, s’ouvrit devant le conseil de guerre le procès des principaux accusés de la Commune de Marseille, au Palais de justice (normalement, le conseil de guerre aurait dû siéger au fort Saint Nicolas, mais aucune salle n'était assez grande pour l'affluence attendue).

 17 personnes avaient été inculpées : Gaston Crémieux, Etienne père, Pélissier, Ducoin, Duclos, Bauche, Bouchet, Novi, Génétiaux, Hermet, Nastorg, Matheron, Sorbier, Eberard, Breton, Chachuat.

 A vrai dire, certaines des personnes accusées pouvaient difficilement passer pour des dirigeants de la Commune, comme les gardiens de la paix Génétiaux et Hermet ou le quasi-inconnu Nastorg, dit Saint-Simon.

 Les autres membres de la Commission en fuite comme Job et Alerini ou les délégués de la Commune de Paris, n’étaient pas parmi les accusés de ce procès, qui ne jugeait que des personnes présentes physiquement. *

                                                                        *  Lissagaray rappelle qu’Espivent souhaitait poursuivre Amouroux, délégué de la Commune de Paris, « pour embauchage, crime puni de la peine de mort » ; Amouroux fut condamné par trois juridictions mais il ne semble pas avoir été jugé par le conseil de guerre de Marseille (cf. Dict. Maitron).

 

En face d’eux, sept juges militaires, puisque l’état de siège transfère à l’armée le jugement des crimes. Le président est le lieutenant-colonel Thomassin, le commissaire du gouvernement (procureur militaire) est le commandant de Villeneuve, du 6ème bataillon de chasseurs à pied, le même qui avait parlé avec Crémieux et ses accompagnateurs venus négocier avec Espivent le matin du 4 avril ; plusieurs membres du conseil de guerre ont des noms à particule ; un des membres est un sous-officier.

 

Le conseil de guerre avait à statuer sur 709 questions relatives aux 17 accusés, dont 162 pour Crémieux et 162 pour Etienne, comprenant les chefs principaux d'accusation suivants :

 1° D'avoir commis un attentat dont le but était de détruire ou de changer le gouvernement et d'exciter les citoyens où habitants à s'armer les uns contre les autres;

 2° D'avoir formé un complot dont le but était de détruire ou de changer lé gouvernement, suivi d'actes commis ou commencés pour en préparer l'exécution, ledit complot ayant également pour but d'exciter à la guerre civile ;

 3° D'attentats dont le but était de porter le pillage, la dévastation et le massacre dans la ville de Marseille;

 4° D'avoir, sans ordre, levé ou fait lever des troupes armées ou enrôlé des soldats ;

 5´ De s'être mis à la tête de bandes armées (…)

 6° D'avoir, sans ordre des autorités légalement constituées; arrêté, détenu ou séquestré le préfet des Bouches-du-Rhône, le général Ollivier, le major de la place, le secrétaire particulier de M. l'amiral-préfet Cosnier, son chef de cabinet, le procureur de la République, son substitut, le fils du maire et plusieurs autres personnes désignées dans l'acte d'accusation;

 7° Enfin d'avoir provoqué des militaires à passer aux rebelles armés, de leur en avoir sciemment facilité les moyens, ce qui constitue le crime d'embauchage, prévu par l'article 208 du Code de justice militaire.

 Les autres détenus sont accusés d'avoir pris part aux actes spécifiés ci-dessus ; le sieur Martin, étant de plus inculpé de meurtre sur la personne d'un officier de chasseurs, ledit meurtre ayant été le signal du conflit [des combats le 4 avril] (d'après Le Mémorial d'Aix du 2 juillet 1871, cité par Généalogie de Jean Louis CHACHUAT, Geneanet https://gw.geneanet.org/jlchachuat?lang=fr&n=chachuat&oc=1&p=henri)

 

Nous utilisons ici les extraits des débats reproduits par l'HEM, sachant que les auteurs ont réduit au minimum ce qui concerne les accusés qui ont finalement été acquittés, de sorte que es raisons de l'acquittement n'apparaissent pas toujours clairement.

Le rapporteur militaire lit le rapport sur les faits. Il déclare que le mouvement du 23 mars répondait à un projet plus ou moins prémédité : « Depuis le 31 octobre dernier les fauteurs de désordre un instant comprimés attendaient une occasion favorable pour proclamer la Commune révolutionnaire », entretenant l’agitation dans les clubs, poussant les  corporations ouvrières à se mettre en grève, ils « n’attendaient plus que le mot d’ordre qui devait leur venir de Paris ».

 Il indique que le premier coup de feu a été tiré par les insurgés à la gare.

 Le rapport se termine ainsi :

 « Avant de clore notre rapport rappelons en quelques mots que le 23 mars l’envahissement de la Préfecture se faisait aux cris de Vive Paris ! que la plus grande partie des proclamations se terminait par les mots de Vive Paris ! Nous en concluons que les accusés étaient en complète communauté d’idées avec la monstrueuse et à jamais infâme Commune de Paris et que s’ils avaient réussi, Marseille serait aujourd’hui un monceau de ruines et de cadavres. L’incendie de Paris et l’assassinat des otages sera la condamnation éternelle de la Commune insurrectionnelle et de tous ceux qui l’ont soutenue d’une façon quelconque. Les communards sont désormais souillés de fange et de crimes ».

 

 

LES ACCUSÉS

 

 

Le commissaire du gouvernement énumère les charges contre les accusés.

 Crémieux était notamment accusé d’avoir provoqué à l’insurrection (fait crier Vive Paris ! par 1500 à 2000 personnes salle de l’Eldorado).

 Il était accusé d’avoir pris la direction d’un mouvement insurrectionnel et d’avoir cherché à débaucher les soldats, d’avoir fait procéder à des arrestations illégales.

 Etienne est accusé d’avoir été un des principaux dirigeants du mouvement, siégeant à la commission provisoire et exerçant les fonctions du préfet.

 Le commissaire du gouvernement décide de ne pas déposer de conclusions contre les accusés Hermet et Génétiaux, des gardiens de la paix publique qui « peuvent avoir vu un devoir dans la pensée de rester à leur poste où ils se sont bien comportés à l’égard des prisonniers [les otages détenus par la Commission] (…) nous nous en remettons à leur égard à la sagesse du Conseil. » (HEM)

 Les accusés sont interrogés par le tribunal.

 

Sur le discours prononcé à l’Eldorado, Crémieux répond qu’il est toujours facile de dénaturer un discours et prêter à l’orateur intention qu’il n’a pas.

 Il affirme que le 23 mars, il a été surpris par l’envahissement de la préfecture alors qu’il quittait en bons termes le préfet. Il a alors formé la Commission départementale pour éviter les débordements.

 « M. le Président demande quel rôle devait jouer cette Commission. Là où il y a le désordre, répond l’accusé, les honnêtes gens désirent rétablir l’ordre (hilarité générale), tel était notre but ; nous avons eu le malheur de ne pas réussir, ce qui est une grande faute en matière politique surtout ».

 Il indique que son pouvoir d’action était limité : il pouvait empècher de saccager le siège de la  Gazette du Midi (le journal conservateur) mais il ne pouvait pas faire mettre en liberté les otages : son pouvoir n’allait pas jusque là, il était « dans une situation à nulle autre pareille, au milieu d’hommes exagérés que rien ne pouvait arrêter » ;  « Il y avait des hommes obscurs mais qui ont fait le plus de mal ».

 Il insiste sur le rôle modérateur qu’il voulait jouer, ce qui lui a valu d’être physiquement en danger : on l’a menacé de lui faire « sauter la cervelle » quand il a voulu faire mettre en liberté les prisonniers, il a été blessé à la lèvre par une baïonnette quand il a protesté contre le drapeau rouge ; « il a servi de frein mais son influence n’était que relative ».

 Pourquoi n’est-il pas parti de la Commission quand les délégués de Paris sont arrivés et qu’il a compris qu’on n’était plus dans « un mouvement administratif, mais un mouvement politique » ( ?!) – il est probable qu’alors il ne serait pas impliqué comme aujourd’hui, lui demande le président.

 Crémieux répond qu’il n’est pas resté à la préfecture par ambition, c’est par la force de sa conviction : si après l’avoir quittée il y est revenu, c’est parce que son dévouement n’était pas un dévouement ordinaire. Pourtant il indique que tous ses actes étaient faits « sous la contrainte, le poignard ou le révolver sur la gorge ».

 Crémieux reconnait qu’il est l’auteur de la proclamation du 30 mars [ou 31 mars ?], contenant les intentions de la Commission départementale. Il indique que ce n’était pas un programme, seulement des vœux.

 Interrogé sur une proclamation qui mettait en cause le pouvoir exécutif (le gouvernement Thiers), Crémieux estime qu’elle ne tendait pas à dire que ce pouvoir était illégitime et que s’il devait la réécrire aujourd’hui, il le ferait autrement.

 -         Je vous crois bien, commente le président.

 

Crémieux proteste quand on lui attribue l’ordre de s’emparer des armes qui étaient soit à Menpenti, soit à la gare : «  Sa signature, dit-il, a été surprise ; il prétend avoir signé ces actes sans les connaître. Ce qui pouvait arriver quand on lui présentait cinquante à soixante pièces à signer qu’on lui disait être sans importance » ; « …au milieu du désordre, tout ne se passait pas de façon régulière ».

 Il ignorait quelle était la force armée des insurgés qui occupait la préfecture au 4 avril, mais il l’estimait à 200 hommes environ.

 Il accuse Landeck d’avoir précipité la catastrophe. Landeck disait : « je ne suis pas Marseillais, je m’en fous ». Crémieux l’accuse d’être « la cause unique des malheurs de Marseille ».

 Il nie avoir été l’auteur de la proclamation aux soldats du 1er avril – l’auteur serait Pélissier.

 

Le procès donne des détails curieux sur l’arrestation de Crémieux : « Après avoir pris un bouillon chez un de ses frères, il s’est habillé en femme et s’est rendu chez le concierge du cimetière [israélite]. On lui proposait de partir pour Gênes. Il ne voulait pas fuir. Il désirait éviter la prévention [la prison préventive]. Mais son intention était de demander un jugement. C’est dans la soirée du 7 mai, à 8 heures du soir, que Crémieux a été arrêté. Il déclare lui-même s’être si bien déguisé qu’il était méconnaissable. Pour prouver qu’il lui était facile de se soustraire, il dit qu’un des gendarmes qui fouillaient le cimetière pendant que des troupes le cernaient vint sur lui et plaçant une lanterne sous son nez, il dit : Ce n’est pas ça, laissez passer. Crémieux aurait dit : Pardon, c’est moi, je suis M. Crémieux, celui que vous cherchez. Il fut dès lors arrêté et conduit au fort Saint Nicolas. »

Il est à noter que lors d'une reconstitution du procès de Crémieux qui s'est tenue au palais de justice de Marseille en 2011, l'avocat Roger Vignaud, à qui on doit des ouvrages sur la Commune de Marseille et G. Crémieux, jouait le rôle de Crémieux. Il prononça à ce titre devant le tribunal un discours adressé au "peuple" https://marseille.maville.com/actu/actudet_-140-ans-apres-la-justice-joue-le-proces-de-gaston-cremieux-communard-marseillais_53546-2051579_actu.Htm ); ce discours ne semble pas avoir été tenu lors du procès historique. Il s'agit probablement d'une liberté prise par Me Vignaud dans une reconstitution qui reprenait les grandes lignes du procès sans reproduire exactement le procès-verbal des débats.

 

Etienne, interrogé, minimise sa participation. Il prétend avoir suivi la foule le 23 mars et n’être resté à la Préfecture que dans le but de protéger le préfet et les otages. Il a accepté de prendre la place du préfet pour rendre service.

 « Vous voyez donc bien, lui dit M. le président, que vous avez joué un rôle dans toute cette affaire.

 -         Je l’ai fait dans l’intérêt de la république que je croyais menacée.

 -         Mais c’est vous qui la menaciez, qui la compromettiez.

 L’accusé déclare n’avoir reçu des ordres que de Mégy* et de Landeck.

 -         Pourquoi leur obéissiez- vous ?

 -         Ils venaient de Paris et se disaient délégués.

 -         Avaient-ils un titre régulier ?

 -         Non.

 -         Vous obéissiez donc au premier venu ?

 

                                                      * Dans les extraits du procès que nous avons pu lire, Mégy est présenté comme un délégué de Paris. Or, bien que « Parisien », il ne faisait pas partie des trois délégués de la Commune de Paris, Landeck, Amouroux et May (ces deux derniers sont rarement mentionnés).

 

Interrogatoire de Pélissier (que Landeck avait nommé général des forces insurgées), ancien brigadier de cavalerie, présenté par son avocat comme fils d'industriels (et selon, Léo Taxil "limonadier" de profession - fabriquant de limonade ?).

 « Dans toute action, dit magistralement Pélissier, il ne faut voir que l’intention. Quelle était donc votre intention ? De m’interposer pour éviter la guerre civile. »

 Il fait rire la salle quand il déclare qu’il était un général sans troupes, qu’il était surtout le « général de la situation ». Il dit être allé à certaines réunions comme il serait allé au spectacle.

 A qui obéissiez-vous lui demanda M. le président. Etiez vous général en chef et ne reconnaissiez-vous aucune suprématie ? Réponse : il n’y avait point d’autorité à Marseille, je ne connaissais que Landeck, il avait la direction des affaires. « Landeck était un dictateur ».

 On parle des otages. Pour Pélissier, avec une jolie formule : « La sollicitude était très grande au fond, mais imperceptible quant à la forme. »

 

Sorbier, qui écrit dans un journal « aux tendances internationales », est accusé d’avoir été à la tête d’une manifestation le 4 avril précédé du drapeau noir, pour persuader les soldats de passer du côté des insurgés.

 Pélissier est amené à préciser le rôle de Sorbier, à cette occasion. Il le couvre : lors de la manifestation de fraternisation du 4 avril, il déclare qu’il a été débordé et se défend d’avoir dit que le drapeau qui le précédait était celui de l’Internationale.

 «  L’accusé Sorbier prie M. le Président de vouloir bien demander à Pélissier s il a entendu dire autour de lui que le drapeau en question fût celui de l’Internationale. Pélissier répond négativement. Sorbier demande ensuite à Pélissier s’il se souvient de l’avoir vu à ses côtés en ce moment. L’accusé répond encore non. »

 

Bauche, tailleur (il a été blessé dans la journée du 4 avril) : Il est venu arrêter M.  Guibert, le procureur, mais dans le seul but de sauvegarder la vie de ce magistrat, « parfait et loyal républicain ». « Il n’a pas examiné si celui qui donnait l’ordre d’arrestation avait qualité ou non, il n’a eu en vue que l’existence de M. Guibert menacée. »

 Il a conseillé aux insurgés de prendre les forts, mais c’était juste pour montrer que les insurgés ne faisaient pas ce qu’il aurait fallu faire !

 A-t-il dit qu’au lieu d’apporter du café et des liqueurs aux otages, on ferait  mieux de les empoisonner ? « Bauche répond qu’il a trop d’instruction pour parler d’une façon si vulgaire. Hilarité dans la salle ».

 

Chachuat, menuisier en voilure : Le 3 au soir il commit l’imprudence d’entrer dans la Préfecture mais comprenant ce qui allait se passer et voyant surtout les hommes qui se trouvaient là, il a voulu sortir mais en a été empêché.

 -         Vous faites partie de l’Internationale ? Déjà on m’a accusé de cela, il y a un an ; je n’en ai jamais fait partie*. -  Quelle est donc la société dont vous faites partie ? - Celle des Libres penseurs, mais elle n’existe plus. -  Quel était le but de cette société ? – D’enlever les petites filles au clergé, former des écoles… aussi pour les petits garçons.

                                                                                                      * Il semble que Chachuat était bien membre de l'Association internationale des travailleurs. Il avait déjà réussi à convaincre la justice qu'il  n'en faisait pas partie lors du procès des internationalistes en mai 1870, où un non-lieu avait été prononcé dans son cas. Arrêté dans la rue le 4 avril en possession d'un véritable arsenal, son passé de clubiste et ses relations avec Cluseret ont convaincu les juges qu'il n'était pas aussi inoffensif qu'il le prétendait. Le conseil de guerre estima qu'il avait fait partie d'un comité secret révolutionnaire qui aurait préparé la Commune de novembre 1870 et l'insurrection du 23 mars 71.

 

Ducoin, ancien officier, a été nommé colonel de la Garde nationale en remplacement de Jeanjean par la Commission provisoire. L'accusation lui reproche d'avoir réquisitionné des armes pour les insurgés, d'avoir fait occuper un poste au fort Saint-Jean, où il s'est rendu en compagnie de Crémieux, d'avoir exigé le ralliement des gardes nationaux en poste au fort Saint Nicolas. Ducoin fit valoir qu'il avait empêché l'envahissement de la manufacture des tabacs et que le 28 mars, compte tenu de la mise du département en état de guerre par le général Espivent, il avait donné sa démission (Dict. Maitron).

 

 Duclos, chef d'un bataillon de la Garde nationale :  selon le rapporteur, il « a une grande part de responsabilité dans la résistance de la Préfecture ; nous lui demandons compte du sang versé par nos soldats de celui de toutes les victimes qui sont tombées et dont il a la responsabilité morale ». Il a réquisitionné des armes pour la défense de la préfecture.

 Il déclare avoir obéi à un ordre signé du général Ollivier (qui était captif). Mais cet « ordre » était contresigné Mégy, c’était la preuve que le général Ollivier le donnait contraint et forcé, déclare le président.

 Les chefs de bataillon de la Garde nationale ont tous, sauf Duclos, déclaré être solidaires du pouvoir légal (29 mars) ; ils reçoivent le 3 avril un ordre d’Espivent, que Duclos refuse de signer, faisant arrêter celui qui le lui montre.

 Duclos prétend s’être trompé jusqu’au dernier moment sur l’intention de ceux qui étaient avec lui . D’ailleurs, il obéissait à Ducoin, le nouveau chef de la Garde nationale.

 

Le pharmacien Breton, président du Cercle du Midi, est accusé d’avoir conseillé la Commission, au nom du Cercle, de faire occuper les points stratégiques de la ville. Il se défend :

 -         Je n’étais au Cercle du Midi qu’un président de paille, et je n’ai présidé que deux ou trois fois depuis que M. Esquiros m’avait prié d’accepter cette position.

 

Novi est accusé d’avoir fait partie de ceux qui ont arrêté le procureur ; c’est un gardien de la paix attaché au tribunal, on note qu’il a dit en provençal qu’il savait où trouver le procureur car il connaissait bien les lieux. Novi déclare qu’il n’a pas osé s’opposer à l’arrestation.

 « Vous auriez bien pu fuir, lui dit M. le Président, puisque vous prétendez que vous vous trouviez là malgré vous ?

 -          Pas si c ..., on m’aurait pris pour un mouchard.

 Le 4 avril, il n’est pas sorti de chez lui

 

Martin, également gardien de la paix,  est accusé d’avoir tué le 4 avril un officier des chasseurs – cet assassinat aurait déclenché le combat. Il se dit incapable de faire du mal à une mouche ! Il s’est peut-être vanté d’avoir tué l’officier (il ne s’en souvient pas), mais si c’est le cas, c’était par forfanterie !

 

Nastorg, dit Saint-Simon, un officier de mobiles avec quelques antécédents (escroquerie, détournements), est présenté par le commissaire du gouvernement comme « une figure subalterne qui passait son temps à faire des promenades équestres et à jouer à l’important » (dict. Maitron). Il déclare être venu à la préfecture pour des papiers administratifs (il était démobilisable), y avoir été mal reçu par Landeck. Il dit être resté à la préfecture pour protéger le mari de Mme Garderein, femme d’un des otages (un collaborateur du préfet) qu'il avait rencontrée dans les couloirs, car celle-ci était sa compatriote.

 « C’est donc dans un but d’humanité et pour rendre personnellement service à Mme Garderein qu’il est resté à la Préfecture.»

 

Eberard, instituteur, ancien sous-secrétaire général de la préfecture à l'époque d'Esquiros, délégué de la Garde nationale, prétend avoir été non pas secrétaire de la Commission comme on le dit, mais secrétaire de la délégation de la Garde nationale. Il n’est resté que dans un but de conciliation, le 4 avril, il a soigné les blessés.

 « Mais puisque vous n’exerciez aucune fonction à la Préfecture, pourquoi y restiez -vous ? »

 Il espérait toujours décider la Commission à faire évacuer la Préfecture, rendre la liberté aux prisonniers et faire occuper la Préfecture par la Garde nationale.

 

Bouchet est, selon l’accusation, coupable de forfaiture, car magistrat (il avait été procureur-adjoint de la république et il semble que sa démission, donnée très peu avant l’insurrection du 23 mars, n’avait pas encore pris effet), il a pactisé avec une insurrection.

 « Pour sa défense, Bouchet précisa que sa participation à la Commission départementale n’avait qu’un but de conciliation car le milieu dans lequel il évoluait le remplissait de dégoût » (Dict. Maitron, art. Bouchet).

 

Matheron, un agent d'assurances, « narquois et distrait… étranger au drame qui se déroule », selon l’accusation, est qualifié de « chef secondaire de la tourbe qui a envahi la préfecture ».

 

 

 

 

LES TÉMOINS

 

 

Les témoins sont appelés.

 L’amiral Cosnier rappelle les circonstances du 23 mars. Il indique avoir refusé de démissionner malgré l’insistance de Mégy (sa démarche aurait de toutes façons été nulle).

 « M. Crémieux, je dois le dire, nous a été favorable. Parmi les exaltés qui l’entouraient (…) Job aussi fut de ceux qui ont été le plus utile pour l’existence des prisonniers » ; « le lendemain [du 23 mars] on nous conduisit dans un petit entresol où nous trouvâmes le général Ollivier. Nous nous installâmes dans ce petit appartement. Il y avait deux chambres et un cabinet. Nous avons passé là-dedans toute une semaine. Mégy venait souvent de nuit comme de jour ».

 

Le jour du 4 avril, Alerini et un autre individu « à la mine sévère » viennent le voir ; « Alerini qui n’avait pas l’attitude aussi menaçante que son compagnon » vient lui parler des pourparlers avec les attaquants, du drapeau blanc qui ne semble pas pris en considération. « L’amiral répondit que le pavillon n’était peut-être pas assez apparent [il s’agit sans doute du pavillon blanc qui est hissé au belvédère de l’horloge de la préfecture, selon Léo Taxil]. Le préfet suggéra de joindre le chef de bataillon de chasseurs prisonnier à celui qui serait envoyé comme parlementaire ; le préfet et le procureur écrivirent une lettre pour Espivent afin d’appuyer les négociations.

 

Le Maire Bory (« 61 ans, né aux Martigues ») est appelé.

 Il rappelle que lors de la journée du 23 mars, il fut brièvement arrêté par les manifestants : « J’ai couru de grands très grands dangers car on me prenait pour le préfet ». Il dit que l’envoi de délégués du Conseil municipal à la Commission insurrectionnelle « avait pour but de protéger les prisonniers et concilier [sic] si la chose était possible ».

 De plus, si la Mairie n’avait pas envoyé de délégués, elle n’aurait pas eu le temps de procéder à certaines actions  (brûler des actions au porteur par exemple) ; «  il fallait ou soutenir une irrégularité ou s’attendre à l’envahissement de l’Hôtel de Ville ».

 Puis ensuite, « dans une décision de nuit, il fut bien arrêté que le Conseil municipal ne pactiserait pas » avec la Commission.

 Il a soutenu la nomination de Ducoin comme colonel de la Garde nationale, il n’y a rien à reprocher à Ducoin.

 -         Où étiez-vous le 4 avril ?

 -         A Toulon.

 -         Ainsi vous, premier magistrat de la cité, vous chef du Conseil municipal, vous qui aviez pris, et c’était votre droit, le commandement de la Garde nationale, le jour où votre présence à Marseille eût été un devoir, vous étiez à Toulon ? Vous parliez de désertion tout à l’heure, mais en voilà une !

 Le Maire : Je ne suis pas ici pour me justifier ou pour me défendre et vous me mettez en accusation…

 

Le procureur Guibert raconte que lors de son arrestation par Bauche, celui-ci lui dit énergiquement : C’est moi qui vous arrête ! mais qu’un moment après, sur un ton moins élevé, il aurait ajouté : Vous n’avez rien à craindre, je vous protège.

 « Tour à tour Job, Guillard [Guilhard], Malveille [Maviel], Etienne vinrent lui renouveler l’assurance qu’il n’avait absolument rien à craindre (…) que son arrestation était le résultat d’un malentendu ».

 -         Néanmoins vous constatez que vous avez joui d’une hospitalité pleine d’égards ?

 -         Pas précisément pleine d’égards, mais nos gardiens n’ont jamais eu l’attitude menaçante.

 « Une surveillance très sévère et très active se faisait autour d’eux [les otages]. Néanmoins M. Guibert ne s’alarma pas même lorsqu’un homme ivre revêtu d’un costume de zouave le coucha en joue. »

 Le témoin dit qu’il n’a pas à se plaindre de mauvais traitements, qu’il n’a jamais été l’objet de menace autre que celle qui leur fut faite par Landeck et qui « n’avait rien de bien terrible ». Landeck réunit les otages et dit sur un ton énergique : « Versailles a pris des otages et si on touche à un seul cheveu de leur tête… Puis se modérant, il nous engagea à user de notre influence auprès du général Espivent. »

 On rapporte la sollicitude d’Etienne pour les otages ; « Quand M. Bory fils fut arrêté, [Etienne] s’écria : Allons bien, si on arrête même les républicains ! et lorsque M. Bory, qui a l’habitude du vermouth et de la pipe, demande à s’en procurer, Etienne se charge de lui rendre ce service ».

 « De nombreuses questions sont posées au témoin par la défense et toutes les réponses sont au fond favorables au caractère et à la situation des accusés ».

 

« Le tribunal entendit aussi les dépositions de 89 témoins à décharge ; elles furent en général favorables aux accusés Nous citerons parmi ces derniers témoins MM. Thourel, procureur général près la Cour d’Aix, Bory, maire de Marseille, Ollivier général de brigade, Nicolas, ex-colonel de la 2me légion des mobilisés des Bouches-du-Rhône, Jeanjean, ex-colonel de la Garde nationale, Labadié ex-préfet des Bouches-du-Rhône, etc etc ».

 Ainsi les notables locaux témoignent généralement en faveur des accusés.

 Malgré cela, le procureur de Villeneuve produit un réquisitoire très sévère :

 Révoltés contre la société entière, ils ne méritent pas le nom de républicains, leur drapeau sanglant n’est pas le nôtre, nous le déchirons etc. « Le monde presque entier leur refuse l’eau et le feu [l’asile], il est saisi d’horreur au récit de leurs sinistres exploits ». D’ailleurs, certains des républicains les plus avancés les ont reniés, même Mazzini* (il parle plus des Communards parisiens que de leurs homologues marseillais).

                                                        * Le célèbre patriote et révolutionnaire italien, combattant républicain pour l'unité italienne; il condamna la Commune et eut à ce sujet une polémique avec Bakounine.

 

Il met en cause l’action de l’Internationale, « une société occulte nombreuse qui a l’honneur d’avoir les Prussiens à sa tête ». Il décrit les révolutionnaires comme des « réprouvés de toutes les nations », des « condottieri cosmopolites, vivant de la guerre, bohème de cape et d’épée guidés par les fruits secs de toutes les ambitions déçues, les déclassés de tous les échelons, les aventuriers des révolutions avortées », auréolés du prestige de la nitroglycérine et de la dynamite. « Voilà les héros que dans leur lutte, vous avez acclamés aux cris de Vive Paris ! Les Mégy, les Amouroux, les Landeck, accourus à votre aide ! Ils sont vos complices, vous aviez le même drapeau, vous les aviez pour collègues, pour chefs !»

 

 

 LES PLAIDOIRIES

 

 

C’est ensuite le moment des plaidoiries.

 Maître Aycard qui défend Crémieux, s’adresse aux juges militaires :

 « Ce jour-là [le 4 avril] vous étiez nos adversaires*, j’ajoute que, Dieu merci, vous avez été des adversaires victorieux. Mais cette triste guerre des rues, elle a cessé la victoire est voilée de ce crêpe de deuil qui convient aux victoires remportées dans ces luttes fratricides ; (…) . Il n’y a ici ni vainqueurs ni vaincus. Il y a ici des accusés et des juges. La bataille est finie, la justice commence. Non pas la justice implacable et féroce qui cherche des représailles, mais cette justice sereine, auguste, imposante, qui est fille de Dieu et dont vous êtes et resterez les ministres impassibles. »

                                                   * Me Aycard en disant « nous » ne prend pas parti politiquement pour les insurgés. Il utilise la vieille habitude des avocats de dire « nous » en parlant du client que l’avocat représente.

 

Il dit que Crémieux fut toujours l’ennemi de de Bastelica « qui aux yeux des masses, personnifie l’Internationale » ; il veut montrer que le 23 mars Crémieux exerça une action modératrice. C’est la décision funeste du préfet de faire battre la générale qui provoqua l’envahissement de la préfecture.

 Il souligne l’agitation entretenue par les « chemises rouges », garibaldiens démobilisés ; devant cette situation, la Commission provisoire devait bien remplacer les administrations défaillantes.

 Il souligne que dans l’esprit de Crémieux, la Commission était provisoire ; elle disparaitrait dès qu’un pouvoir régulier serait en place. Le but de la Commission était de faire respecter l’ordre – si on lit certaines déclarations publiées par les défenseurs de l’ordre et celle de la Commission, il n’y a pas de différence.

 Mais les choses changèrent avec l’arrivée des délégués de Paris : Crémieux aurait dû se retirer à ce moment, comme Bouchet l’a fait.

 « Il ne fallait pas rester à côté d’eux, c’est là sa faute et pour cela, je le condamne dit Me Aycard, il m’en coûte de le dire, moi son défenseur ! »

 A partir de ce moment, le véritable dirigeant était Landeck : « Landeck est venu ici pour bouleverser de fond en comble notre ville, mais arrive le jour où il faut montrer qu’il a du sang dans les veines. Ce n’est qu’à ce moment qu’il se souvient qu’il n’est pas Marseillais ».

 Il rappelle que Crémieux détenait un pouvoir illusoire,  « il était complètement dominé par les Landeck, les Alerini, les Mégy etc ». Ce pouvoir était à charge à Crémieux, il ne le conservait que pour éviter une aggravation du mal. Il cherchait partout du secours, mais sans résultat : la municipalité ne répondait pas à ses appels.

 Me Aycard, poursuit :« Nous, insurgés de Marseille, nous serions jugés par un gouvernement sorti de l’insurrection ! N’y a-t-il pas là une sanglante ironie ! s’écrie avec énergie l’honorable défenseur. Je m’en étonne et m’en indigne presque.»*

                                                     * L’avocat veut parler du gouvernement issu du 4 septembre, mais depuis, il y avait eu l’élection de l’Assemblée nationale…

 

 Me Aycard défend son client avec une « noble chaleur ». Il rappelle que la peine de mort a été abolie en matière politique et s'efforce de prouver que Crémieux n'a pas commis les actes qui lui sont reprochés. 

Il repousse l’accusation du crime d’embauchage (punie de mort par le code de justice militaire).

 Il nie toute solidarité entre la Commune de Marseille et celle de Paris :

 « Si j’ai défendu Crémieux, c’est que je n’ai pas admis une minute aucune solidarité entre cette affaire et la Commune de Paris. Ah ! si j’en avais douté, je ne serais pas ici. J’aurais préféré me condamner à un silence éternel plutôt que de justifier des actes pareils. Mais où donc est la ressemblance entre les hommes, les actes, les doctrines ? (…) Montrez-moi donc à Marseille ceux qu’ils ont fusillés ? Montrez-moi les saintes et nobles victimes* qui sont tombées sous leurs coups ? Montrez- moi donc à Marseille le pétrole semant partout le feu et la dévastation  (…) Sachez gré à ces messieurs du mal qu’ils ont évité. A Paris même, si exécrables que soient les forfaits commis, il est des coupables qu’on est loin d’avoir confondu avec les plus coupables. On a fermé les yeux sur leur fuite, on les a laissé passer à l’étranger. Et pourquoi ? Pour reconnaître le courage qu’ils avaient montré en protégeant parfois les personnes ou les propriétés ».

                                                        * Les saintes victimes, allusion aux membres du clergé fusillés par la Commune de Paris, dont l’archevêque Darboy.

 

Me Germondy, l’avocat d’Etienne, met en évidence sa faible participation aux actes de la Commune : « Vous avez remarqué (…)  dans les débats combien Etienne tenait peu de place (…), jusque dans le réquisitoire de M. le commissaire du gouvernement. Comment se fait-il donc qu’Etienne occupe le deuxième rang dans l’accusation (…) ? »

  « Comme homme privé, c’est un vieux soldat, le chef d’une famille, il appartient à la corporation des portefaix qui jouit d’une si grande considération dans notre ville ».

 Pour son avocat, Etienne n’a consenti à accepter les fonctions de préfet [on peut d’ailleurs se demander en quoi consistaient ces fonctions, puisque Crémieux était président de la Commission] que pour sauvegarder la vie de l’amiral Cosnier et « arrêter les malheurs déplorables dont nous étions menacés ». A la Commission, il était un élément modérateur. D’ailleurs il n’a été actif que pendant la première période, avant l’arrivée des délégués de Paris. Sa seule préoccupation a été d’éviter l’effusion de sang.

 

Bouchet est défendu par Me Clément Laurier* : il n’a pas agi dans la partie répréhensible de la Commission provisoire (après l’arrivée des délégués de Paris), il n’a rien fait de contraire à la loi et à l’honneur. Il a été l’exécuteur de la pensée du Club républicain [de la Garde nationale] et du Conseil municipal, et pourtant il est sur le banc des accusés et le Conseil municipal n’y est pas et ne peut pas y être ! Il doit donc être innocenté.

Me Laurier se montre tellement flagorneur pour les militaires qu'il agace Maxime Rude, qui assiste aux audiences comme journaliste ( il voit Me Laurier « cabrioler dans son admiration pour l'armée, devant le Conseil de guerre. »)

                                                                                  * Clément Laurier, avocat républicain, élu en juillet 1871 député des Bouches-du-Rhône et du Var (opte pour le Var), d'abord proche de Gambetta, se rapprocha des conservateurs.  En 1873 défend les chefs arabes poursuivis pour la rebellion contre la France en 1871. Réélu député de l'Indre comme monarchiste. Meurt prématurément d'accident vasculaire à Marseille en 1878.

 

Me Rouvière, avocat de Bauche, en appelle « à l’ange de la réconciliation » : « aimons-nous les uns les autres, comme l’a dit le Dieu fait homme dont j’aperçois l’image [le crucifix figurait obligatoirement dans les tribunaux]. Pardonnez-leur, car ils n’ont pas su ce qu’ils faisaient. »

 

Le défenseur de Duclos, le chef de bataillon de la Garde nationale qui a pris parti pour la Commune, dit que son client  ne doit pas être considéré comme un révolutionnaire, au contraire, « il manifestait la plus grande réprobation pour ces chemises rouges, pour ces hommes qui, s’ils ont rendu quelques services sur les champs de bataille, sont venus à Marseille se souiller dans la boue et dans la débauche ».

 

Martin, ancien entrepreneur devenu gardien de la paix, célibataire qui s’occupe de la famille de sa sœur mal mariée, est accusé d’avoir non seulement participé à l’insurrection, mais tué un officier, déclenchant ainsi le combat. Son avocat essaye de prouver que Martin ne peut pas être l’homme qui a tué l’officier. C’est seulement un « républicain de la mauvaise façon », un agité qui voit partout « la réaction », mais au fond, inoffensif.

 

Me Ailhaud, défenseur du pharmacien Breton : « Une population de trois cent mille âmes a été tenue en échec par quelques centaines d’individus », dans « l’indifférence de toute une population qui s’abandonne au point de permettre qu’un coup de force insolent renverse la loi et foule aux pieds la conscience des gens honnêtes ». Mais Breton ne fait pas partie de cette minorité qui a démoralisé la population, c’est un honnête homme estimé de son quartier, de ses clients, « hommes distingués de tous les partis qui tous s’honorent d’être l’ami de Breton et dont plusieurs sont venus déposer en sa faveur ».

 

 

 

LE VERDICT

 

28 juin 1871.

« Le public malgré la perspective d’une attente longue et pénible continue à stationner dans la salle d’audience et toutes les places sont scrupuleusement gardées. Nous remarquons même plusieurs personnes qui pour ne point manquer la fin de l’audience, ont apporté des vivres et déjeunent aussi tranquillement que si elles étaient chez elles » (HEM)

« Le Tribunal ,

Au nom du peuple français, condamne à l’unanimité Gaston CREMIEUX, ETIENNE père et PELISSIER à la peine de mort ; DUCLOS, BRETON, NASTORG, MARTIN et CHACHUAT à la déportation dans une enceinte fortifiée ; NOVI à dix ans de travaux forcés ; BAUCHE à cinq ans de travaux forcés ; EBERARD à dix ans de détention. Ont été acquittés également à l’unanimité, DUCOIN, BOUCHET, GENETIAUX, HERMET, MATHERON et SORBIER. »

 

 On peut tirer quelques réflexions de ces extraits du procès. Les accusés ne revendiquent pas vraiment leurs actes (certes, ils font ce que leur prudence leur conseille pour échapper à une condamnation) ; certains seconds couteaux expliquent qu’ils étaient là par hasard, qu’ils n’ont rien fait ou qu’ils ont obéi aux autres, ou qu’ils ont été trompés. Ou encore qu’ils n’ont agi que dans un but de conciliation, ou même pour rendre service aux otages.

 Crémieux, le principal accusé, lui-même déclare qu’il n’a pas signé certaines pièces, ou qu’il a signé sans faire attention.

 Mais sur le sens même de sa participation à la Commission, il l’explique de façon presqu’entièrement négative ; je voulais éviter les débordements, limiter le mal. Il insiste sur sa volonté de maintenir l’ordre. Il n’a d’ailleurs pas pu faire grand-chose, étant physiquement menacé par les hommes violents qui l’entouraient. Crémieux ne montre pas vraiment de sympathie avec la « base » de l’insurrection : loin d’être des militants idéalistes, ce sont pour lui des hommes dangereux, recherchant le désordre, qu’il a essayé de canaliser.

 Lorsqu’un accusé revendique ce qu’il a fait, comme Etienne, c’était seulement dans l’intention de préserver la république, de s’opposer aux tentatives de restauration monarchique attribuées à l’Assemblée. Aucun but de révolution sociale n’est revendiqué. L’internationaliste Sorbier s’en sort bien, réussissant à semer le doute sur sa présence le 4 avril, Bouchet affecte de mépriser le milieu où il s’est trouvé mêlé uniquement par sens du devoir, pour empêcher le désordre, etc.

 Enfin, revient chez plusieurs responsables sur le banc des accusés ou en fuite (cf. la lettre de Job), l’idée que tout le mal est venu des délégués de Paris. Lorsqu’ils sont arrivés, la Commission s’apprêtait à se dissoudre, à se soumettre au pouvoir exécutif (Thiers)  – les délégués de la Commune de Paris l’ont au contraire entraînée dans une spirale de rupture révolutionnaire. L’idée qui se dégage, c’est qu’à partir de ce moment, la Commune de Marseille a échappé aux Marseillais, contraints, bon gré mal gré, de suivre un mouvement qui ne correspond plus à leurs intentions. Loin de revendiquer leur participation à l’effort révolutionnaire de la Commune, les responsables sur le banc des accusés présentent cette participation comme un quiproquo ou une contrainte…

 

Bien sûr, il existe une part de stratégie (pour obtenir un verdict le moins défavorable possible) dans cette présentation, mais probablement une part égale de sincérité.

 On est d’autant plus surpris par le jugement sévère du conseil de guerre pour la majorité des accusés, d’autant que la plupart des témoins – y compris les ex-otages, ont témoigné en leur faveur.

 Tous les accusés sont largement en retrait par rapport à l’image mythique et romantique du révolutionnaire, telle qu’on se la représente volontiers  - ou bien du militant conscient, articulant l’action sur la théorie : ils apparaissent (ou se sont efforcés d’apparaitre ainsi) au pire, comme des malchanceux et des maladroits, dépassés par les événements, avec des objectifs confus ; au mieux comme des gens de bonne volonté qui ont voulu éviter des maux plus grands, comme le dit l’avocat Aycard.

 

 

 

 CAPTIVITÉ ET EXÉCUTION DE CRÉMIEUX

 

 

Gaston Crémieux a d’abord été détenu au fort Saint-Nicolas, puis au château d'If (dans la cellule qu'avait ocupée Mirabeau, semble-t-il ?) avant de retourner au fort Saint-Nicolas avec ses co-accusés durant le procès.

 Puis, après le jugement, il est transféré à sa demande, vers la prison Saint-Pierre. « Il gagne avec ses camarades, le droit de recevoir de la nourriture de leurs parents et de les voir dans le parloir libre, de rester en promenade dans la cour, de prendre leurs repas en commun, de recevoir des journaux politiques et leur correspondance directement hors de la voie du greffe » (Wikipedia, art. Gaston Crémieux).

 A la prison Saint-Pierre (qui se trouvait près de la rue Saint-Pierre, à proximité de l’hôpital de la Conception), il retrouve notamment Clovis Hugues (incarcéré puis condamné pour délit de presse) qui a témoigné de leurs relations amicales durant cette période (et des conditions de détention assez supportables, sous l’œil bienveillant de « braves gardiens » - voir sixième partie).

Le recours en cassation des condamnés fut rejeté. Un recours en grâce fut déposé.

Selon l’HEM : « Pendant cinq mois les familles des condamnés à mort vécurent dans une cruelle et fiévreuse attente Jusqu’au dernier moment on crut à des commutations de peine ».

 L’exercice du droit de grâce (en fait de commutation de peine) ne relevait pas de Thiers, président du conseil exécutif, mais d’une commission spéciale de l’Assemblée nationale composée d’une quinzaine de députés.

 Des interventions eurent lieu en faveur de Crémieux (on en reparlera) pour obtenir sa grâce, dont celle de l’ordre des avocats de Marseille. On cite l’intervention de Victor Hugo (il est vrai, dans une lettre destinée à l’avocat d’un autre condamné de la Commune de Paris, Maroteau – mais il est probable que l’avocat l’a rendue publique).

 La femme de Crémieux, Noémie, se rend à Paris pour rencontrer Adolphe Crémieux*, l’ancien ministre de la justice, qui a des amis au gouvernement et promet de faire son possible pour obtenir la grâce, après s'être bien convaincu que Gustave n'a pas commis d'acte indéfendable.

                                                                              * Il ne semble pas y avoir de parenté proche entre Gaston et Adolphe Crémieux.

 

Par décision en date du 27 novembre 1871, la peine de mort pour Etienne et Pélissier fut commuée en déportation simple (en Nouvelle-Calédonie). Une autre décision concerna un condamné qui ne figurait pas dans le procès des 17 : Roux ex- commissaire spécial de police à la gare, condamné à la peine de mort le 2 août 1871, obtint une commutation de peine (travaux forcés à perpétuité).

 Mais pour Crémieux la commission des grâces rejeta le recours.

 Gaston Crémieux fut fusillé dans la matinée du 30 novembre 1871  (l’HEM écrit par erreur le 30 décembre).

 L’HEM rapporte l’exécution de Crémieux :

 « Voici les tristes détails que nous empruntons aux journaux de la ville sur cette exécution. »

 « Avant-hier soir, le bruit courait déjà dans notre ville que le pourvoi des malheureux condamnés de Marseille était rejeté et qu’ils seraient exécutés dans la matinée du lendemain. Une partie de cette triste nouvelle était vraie : les pièces annonçant le rejet du pourvoi en grâce de Gaston Crémieux étaient seules arrivées par le courrier du soir.»

 Crémieux croit d’abord qu’on va le transférer à Versailles – il n’apprend qu’ensuite que son recours en grâce a été rejeté.

 « A ce moment était introduit M Vidal*, ministre officiant du culte israélite, qui venait lui offrir les secours de la religion. Crémieux l’embrassa avec effusion et le remercia d’avoir bien voulu l’assister à cette heure solennelle. Il demanda ensuite du papier et des plumes et employa presque lout le temps qui lui restait écrire plusieurs lettres à l’adresse d'Alphonse Esquiros, Mégy** Victor Hugo et Benjamin, rabbin d’Avignon. On lui offrit de prendre quelque chose ; il a accepté un peu de café et d’eau de vie.»

                                              *  Le rabbin Vidal était semble-t-il l’oncle de Crémieux.

                                              ** Il est curieux que Crémieux ait écrit à Mégy, d’ailleurs en fuite. Est-ce une erreur des journaux qui en ont parlé - et si c'est exact, que disait sa lettre ?

 

Pendant sa captivité, il avait rédigé une pièce de théâtre, Le 9 thermidor, et une Histoire de Robespierre. Il regrette de n’avoir pas le temps, à trois jours près, de terminer sa pièce*.

                                               * Selon une autre source (voir Annexe 2), il demande que la pièce soit communiquée à Victor Hugo, Michelet et Louis Blanc (historiens de la révolution) et Hamel (Ernest Hamel, auteur d’une Histoire de Robespierre), puis confiée à Esquiros, qui la terminera. En fait la pièce sera terminée par Clovis Hugues.

 

« Après avoir exprimé une dernière fois le regret de ne pouvoir embrasser sa femme et enfants et s’être fortifié par une pieuse lecture,  Gaston Crémieux a quitté le fort à sept moins quelques minutes pour se rendre au lieu de l’exécution ».

 Malgré l’heure matinale et la troupe qui bloque les voies aboutissant au Pharo [où devait avoir lieu l’exécution] « les curieux … se pressaient partout où ils pouvaient ». Les troupes de la garnison étaient réunies au grand complet, formant un immense carré.

 Au pied de la colline un détachement composé de chasseurs à pied formait le peloton d’exécution. A l’arrivée de Crémieux, les tambours ont battu aux champs et les clairons ont sonné. Le greffier en chef du Conseil de guerre a donné lecture de l'arrêt « signifiant au malheureux la sentence capitale ». Crémieux s’adressa aux soldats : « Je vous en prie en grâce de viser au cœur. Mon corps sera certainement réclamé par ma famille et je tiens à ne pas être défiguré. N’ayez pas peur je serai brave, visez juste, je vous montrerai ma poitrine et je donnerai le signal ». Il a pris place devant le poteau, a enlevé son paletot et son gilet, «  tandis que le rabbin se retirait après une dernière accolade ».

 Crémieux a donné le commandement « en joue » mais les soldats ont attendu l’ordre d’un adjudant pour accomplir « leur terrible devoir ». Gaston Crémieux tomba. « Son dernier cri qu’il n’a pu achever a été Vive la République ». Aucune balle n’a atteint le visage. Les troupes défilèrent alors au son des tambours et clairons. Le rabbin profondément attristé a continué à prier jusqu’au moment où le corps a été enlevé pour être conduit au cimetière israélite.

 «  Le cortège s’est mis en marche dans l’ordre suivant. En tète se trouvait un peloton de chasseurs et de gendarmes, puis venaient le corbillard, un autre peloton de gendarmes et un escadron de chasseurs. Deux voitures suivaient renfermant MM. Vidal et Citry, rabbins, M Valensi, membre du Consistoire israélite et deux employés des inhumations. Cette exécution a eu lieu par un temps humide et froid. La plus profonde tristesse a présidé à cette scène lugubre dans laquelle un homme possédant de hautes capacités, jeune encore - Crémieux n’avait que trente-trois ans - est mort courageusement, victime des guerres civiles. »

 

Dans ce récit (où Aubray et Michelesi reprennent certainement des articles parus au moment de l’exécution dans Le Petit Marseillais), on note beaucoup d’expressions de sympathie pour Crémieux.

 On trouvera en Annexe 2 le récit des derniers moments de Crémieux paru dans Le Petit Journal*, qui manifeste autant de sympathie pour Crémieux que les journaux marseillais.

                                         * Journal d’information apolitique (en fait plutôt conservateur) fondé en 1863 à Paris, peu cher et de petit format (d’où son nom) qui connut un succès grandissant.

 

De son côté, Lissagaray, dans son Histoire de la Commune de 1871, écrit : « On l’adossa au même poteau où, un mois auparavant, avait été fusillé le soldat Paquis passé à l’insurrection. (...)  La mort de ce jeune enthousiaste produisit une vive impression sur la ville. Des registres placés à la porte de sa maison se remplirent en quelques heures de milliers de signatures.»

Les derniers moments de Crémieux ont aussi été rapportés dans la notice qui précède ses œuvres complètes de Crémieux par Alfred Naquet [Alfred, et non Gustave] en 1882 ; cette notice insère un récit de Clovis Hugues, proche de Crémieux et qui était emprisonné avec lui dans la prison Saint-Pierre, mais nullement témoin direct des paroles de Crémieux dans les heures précédant son exécution : seules les personnes qui étaient en permanence avec lui à ce moment au fort Saint-Nicolas ont pu rapporter les propos tenus par Crémieux. La notice de Naquet laisse d'ailleurs comprendre que le témoignage utilisé est celui du rabbin Vidal.

Les récits divergent sur certains détails et la relation de Clovis Hugues contient des propos plus politiques que les autres. On ne peut pas exclure que Hugues ait un peu « brodé » sur la trame fournie par les témoins directs, comme l’indique d’ailleurs une allusion à Bazaine qui parait anachronique (le procès de Bazaine eut lieu après le retour de captivité de celui-ci, en 1873). Par contre, Hugues est le seul à rapporter l’affirmation spiritualiste de Crémieux : « Je crois en une autre vie ».*

                                                             *  On trouvera le texte de Clovis Hugues reproduit intégralement sur le blog de René Merle (http://renemerle.com/spip.php?article1274 )

 

Dans une dernière partie, nous parlerons d’un autre récit de Clovis Hugues sur une manifestation paranormale au moment de l’exécution de Crémieux.

 

L’HEM donne aussi un extrait du journal démocrate radical L’Egalité, numéro du 2 décembre 1871 :

 « Depuis hier matin une foule considérable stationne devant la maison portant le numéro 4 de la rue de Rome, habitée par le beau-père et la belle-mère de Crémieux.  Les femmes sont en grand nombre. Une table recouverte d’un drap noir a été placée devant la porte ; plus de dix mille signatures ont été apposées dans la journée d’hier. La famille était si loin de croire à la fatale nouvelle que tous les magasins appartenant aux familles Crémieux et Molina avaient été ouverts dès le matin. Crémieux était condamné à mort depuis le 28 juin, c’est-à-dire depuis cinq mois et deux jours (…) Les journaux ont inexactement rapporté la phrase qu’aurait prononcée Crémieux en apprenant le rejet de son pourvoi en grâce. D’après les sources les plus certaines, voici ce qu’il aurait dit : Je vais faire voir aux capitulards comment meurt un républicain.  Nous ne donnons cette version que sous toutes réserves* ».

                                                             * On peut en effet douter de cette version, d'ailleurs présentée contradictoirement comme provenant des "sources les plus certaines", mais "sous toutes réserves" ! Le journal L’Egalité jouait dangereusement et maladroitement avec la censure. Selon la  version, également  contemporaine des faits, du Petit Journal (voir Annexe 2), Crémieux aurait dit à peu près : Je veux leur montrer comment un républicain doit mourir.

 

L’Egalité rapporte les dernières paroles devant le peloton d’exécution (« … Je vous prie en grâce de viser au cœur … « ) et rappelle que Crémieux a écrit diverses lettres « à M. Victor Hugo, à M. Esquiros et à M. Benjamin, grand rabbin d’Avignon » [L’Egalité omet curieusement Mégy].

 Les journaux ne mentionnent pas la lettre écrite à sa femme et à son fils aîné, à qui il recommande de prendre soin de son frère et de sa sœur plus jeunes. Ces lettres sont reproduites dans la notice d'Alfred Naquet précédant les Oeuvres complètes de Crémieux.

 La Démocratie du Midi publia la lettre adressée par Gaston Crémieux à son père et sa mère : « … Je meurs en homme, consolez-vous. Ma conscience est tranquille et votre nom sera respecté  (…)  j’embrasse avec vous mon cher frère mes soeurs et leurs enfants, à qui je souhaite plus de bonheur qu’à moi. Votre fils qui vous aime, Gaston Crémieux » (cité par HEM).

 

Le grand rabbin de Paris écrit à Mme Crémieux :

 «  Paris, 1er décembre 1871. Chère madame, Je vous tends la main à travers l’espace pour vous bénir et vous consoler dans votre profonde et légitime douleur. Jusqu’au dernier moment, j’’espérais comme vous et avec vous. Nos espérances hélas, ne sont pas réalisées et votre mari n’est plus. Inclinez-vous, madame, devant les décrets de la providence, terribles, parfois impénétrables, mais toujours justes. Les pensées de Dieu ne sont pas nos pensées et nul n’a le droit de lui dire : Que fais tu ?

 Ne maudissez pas vos juges, ils ont été des instruments entre les mains de Dieu ; ils ont jugé dans leur conscience. Pardonnez-leur comme votre pauvre mari, j’en suis certain, leur a pardonné » (cité par HEM).

 

 

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Le Palais du Pharo, carte postale ancienne.

https://www.pinterest.co.uk/pin/472385448407202706/visual-search/

 

 

 

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Le Palais du Pharo et son environnement - on voit bien l'esplanade (aujourd'hui "décorée" de vagues sculptures du genre de celles qu'on voit sur les auroroutes), où les troupes avaient pris place lors de l'exécution de Crémieux. L'esplanade du Pharo servit longtemps de champ de tir pour les exercices militaires, dans une ville où les espaces dégagés sont rares. Il est probable que le champ de tir s'étendait au-delà de l'esplanade actuelle, là où on voit aujourd'hui des constructions

Site du journal La Provence.

https://www.laprovence.com/actu/en-direct/5561275/marseille-le-quartier-du-pharo-boucle-demain.html

 

 

 

SYMPATHIE GÉNÉRALE

 

 

On remarque que les journaux marseillais d’époque, malgré la censure et la suspicion que le général Espivent fait régner, publient des lettres ou témoignages tendant à rendre sympathique la figure de Crémieux. L’HEM, pourtant très critique pour les partisans de la Commune de Marseille, reprend ces articles dans le livre paru en 1872 (Marseille est toujours en état de siège) et y ajoute d’autres expressions de sympathie.

 On peut donc penser que l’opinion générale était en faveur de Crémieux, sinon de tous les accusés (mais pas pour autant en faveur de leurs options politiques) ; au moins pour Crémieux, la sympathie avait succédé à la réprobation même chez certains conservateurs, probablement parce que la sentence était jugée comme disproportionnée par rapport aux actes reprochés.

 Dans cette sympathie plutôt générale (au moins de la part des Marseillais) on note une appréciation plus grinçante, celle du journaliste Maxime Rude, pourtant démocrate :

 « Triste Crémieux ! a-t-il avalé assez de crapauds avant sa condamnation à mort?

 Gaston Crémieux, arrêté chez le gardien du cimetière des Juifs, est tombé au poteau des exécutions militaires après jugement. Bien tombé, du reste, et sa mort rachète les légèretés de sa vie. »

 Maxime Rude montre qu’on pouvait désapprouver à la fois à la « terreur blanche » du général Espivent, s'être tenu à l'écart de la Commune et considérer son chef sans beaucoup de sympathie (il est vrai que Rude n’était pas Marseillais !).

 

Après l’exécution de Crémieux, Landeck, réfugié en Grande-Bretagne, écrivit au journal The Times pour donner sa version des événements : Landeck déclara que lui-même avait été le dictateur de Marseille pendant 12 jours et qu’il avait pris toutes les décisions, contre l’avis de Crémieux, qu’il avait même menacé de faire fusiller. Il écrit que Crémieux n’était pas « un révolutionnaire implacable » : le 4 avril, voyant que certains soldats fraternisaient avec la population, il aurait embrasé Landeck en lui disant : tu vois, la Commune triomphe sans avoir versé une goutte de sang.

 

Le 13 décembre 1871, les loges maçonniques des Amis choisis et de La parfaite union de Marseille font part de leur douleur devant l'exécution de Gaston Crémieux, leur ancien vénérable. Le 17 décembre, un défilé organisé par des Communards réfugiés aux États-Unis, les frères May (Elie et Gustave*) et Levraut, rend un premier hommage à New-York aux fusillés de Paris et de Marseille, dont Ferré et Crémieux (Wikipedia, art. Gaston Crémieux).

                                                                   *  Ni Elie ni Gustave May ne doivent  être confondus avec Albert May (également connu sous le nom de Seligmann), délégué avec Landeck et Amouroux par la Commune de Paris à Marseille. Selon le Dict. Maitron, Albert May, après avoir quitté Marseille, revint à Paris et participa notamment à la manifestation des francs-maçons en faveur de la Commune, puis il se réfugia à Londres, puis en Belgique ; grâcié en 1879, mort en 1913.

 

A l’Assemblée nationale, le refus de la commission des grâces d’accorder la grâce à Crémieux (et sans doute aussi à Rossel, l’un des chefs militaires de la Commune de Paris) suscita la protestation d’au moins deux députés : Maurice Rouvier, député des Bouches-du-Rhône, ancien ami de Crémieux, et Francisque Ordinaire, député du Rhône, qui parla d’une « commission d'assassins » et reçut une sanction du bureau de l’Assemblée.

 

Thiers porte-t-il une responsabilité personnelle de dans la mort de Crémieux ? On trouve fréquemment cette affirmation, nous en parlerons plus tard dans une dernière partie.

 

En 1892, la pièce de Gaston Crémieux, Le 9 thermidor,  fut jouée aux Bouffes du Nord dans une adaptation en prose (la version d'origine était en vers) de trois auteurs, dont Albert Crémieux, fils de Gustave. Elle obtint un certain sucès et le critique du journal Le Temps, le conservateur Francisque Sarcey, fit l'éloge autant de la version scénique que du texte en vers, avec quelques réserves sur l'importance donnée à Robespierre, "cet impitoyable fanatique". https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k233313b/f1.textePage.langFR)

 

L'anniversaire de l'exécution de Crémieux fut commémoré pendant plusieurs années à Marseille par des sympathisants.

Son souvenir est toujours présent dans la toponymie. Un boulevard porte son nom, situé assez paradoxalement dans le 8ème arrondissement bourgeois, près de l'avenue du Prado (première partie). Son souvenir est aussi présent dans des actions militantes ponctuelles, le souvenir du chef (malgré lui?) de la Commune de Marseille étant spécialement revendiqué par la mouvance "gauche de la gauche".

 

 

 

ANNEXE 1 : GUSTAVE NAQUET ET LA COMMUNE DE PARIS

 

 

 Gustave Naquet publia en 1871 même (mais après la Commune) un livre L'Europe délivrée, histoire prophétique de 1871 à 1892. Il imagine sous la forme d’un récit de politique-fiction, la création des Etats-Unis d’Europe. C’était un thème assez répandu à l’époque : Victor Hugo espérait la formation des Etats-Unis d’Europe et en 1870, plusieurs futurs Communards, comme Avrial et une de nos connaissances, Landeck, avaient signé des manifestes appelant à la paix et à la création des Etats-Unis d’Europe.

 

Le livre s’ouvre par la dédicace suivante :

 « Je dédie ce petit livre, fruit des pénibles loisirs que m'a faits la Terreur blanche à Marseille,

 AUX RÉPUBLICAINS CORSES

 (…) Je recommande aussi aux républicains Corses d'oublier leurs anciennes divisions de parti, de caste, de famille, pour ne songer qu'à assurer, en Corse, le triomphe de ces idées démocratiques pour lesquelles luttèrent autrefois les Sampiero et les Paoli. Qu'ils acceptent cette dédicace comme le souvenir sympathique de leur ancien préfet. »

 

Dans son récit, Naquet évoque succinctement les événements récents de la Commune de Paris :

 « En outre l'Assemblée, tout en constituant un gouvernement sous le nom de pouvoir exécutif de la République française, sembla incliner vers le rétablissement de la monarchie. Elle outragea Paris en refusant d'aller s'y installer et donna ainsi une sorte d'encouragement à ceux qui allaient tenter de greffer sur la République un système absurde de fédération communale. Une terrible guerre civile s'ensuivit entre Paris révolté et l'Assemblée nationale soutenue par l'armée et par les départements.

 L'insurrection fut vaincue, non sans que des scélérats mêlés aux hommes politiques qui s'étaient embarqués dans cette aventure, eussent déshonoré leur cause par des crimes épouvantables. »

 

Certes, si Naquet voulait faire paraître sans risque son livre (il avait bien assez d’ennuis judiciaires comme ça !) il devait modérer ou travestir sa pensée. On peut quand même supposer que les trois points intéressants de son résumé sont l’expression sincère de son opinion :

 -         L’Assemblée et le gouvernement (de Thiers) avaient le soutien du pays (les départements) – bien que le déclenchement de la Commune résulte des erreurs de l’Assemblée.

 -         Le projet des Communards est défini comme « un système absurde de fédération communale » - on note que le projet social de la Commune, qui pour nous est au premier plan, n’apparait même pas (notre vision de la Commune tend d’ailleurs, notamment chez ses admirateurs actuels, à oublier ou négliger le projet de transformation de l’Etat en fédération de communes).

 -         La Commune a été déshonorée par des crimes commis par des scélérats.

 Le livre se conclut par ces phrases :

 « La formation des États-Unis d'Europe n'est plus qu'une question de temps. Nous avons estimé qu'il fallait pour cela de cinq à six ans ; aujourd'hui le lecteur jugera peut-être que ce n'est guère, mais qui sait si d'ici à demain on ne s'accordera pas à trouver que c'était trop. »

 Les Etats-Unis d’Europe, que Naquet voyait pour très bientôt, devaient encore se faire attendre.

 

 

 

ANNEXE 2 : L’EXÉCUTION DE CRÉMIEUX SELON LE PETIT JOURNAL

 

Voici comment Le Petit Journal a rapporté l’exécution de Crémieux (numéros du 2 et du 4 décembre1871). Le récit contenu dans le numéro du 2 décembre fut complété et modifié dans le numéro du 4 décembre, notamment en ce qui concerne le transfert de Crémieux de la prison Saint-Pierre au fort Saint-Nicolas (c'est seulement là qu'il apprit que la sentence allait être exécutée).

 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5912986/f1.texte.swfv

 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5912986

 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k591300c/f3.item

 

« VENDREDI 1er DÉCEMBRE 1871 L’exécution de Gaston Crémieux (Service particulier du Petit Journal.)

 

Marseille, 30 novembre 1871. Depuis plusieurs jours, un grand nombre de personnes se rendaient de très grand matin sur le champ de manœuvres du Pharo, pour assister à l'exécution militaire que l'on savait imminente.

 Pas plus que pour Rossel, les incessantes démarches faites en faveur de Gaston Crémieux n'ont pu faire fléchir cette redoutable raison d'Etat, qui est en ce moment si yivement commentée et discutée. La commission des grâces a commué la peine de mort prononcée contre Pélissier, Etienne père et Roux.

 Elle a rejeté le pourvoi de Gaston Crémieux, qui fut le chef de l'insurrection du 4 avril [plutôt du 23 mars], à Marseille.

 Sa jeunesse, son exaltation, la touchante situation de sa femme, maintenant une veuve avec trois jeunes enfants; l'inflexible justice n'a voulu voir que le révolutionnaire en Gaston Crémieux. Hier soir, est arrivé, à l'autorité militaire, l'ordre d'exécuter la sentence de mort. (…) le fatal poteau a été planté sur le champ de manœuvre, au Pharo, ce plateau magnifique d'où l'on domine la Méditerranée, où l'on côtoie la résidence de l'ex-empereur.

 Gaston Crémieux était enfermé dans la maison d'arrêt et de dépôt rue Saint- Pierre, près de la route de la Corniche, c’est-à-dire à quelques centaines de mètres du Pharo*.

                                                    * [la prison Saint-Pierre n’était certainement pas proche de la Corniche, elle se trouvait près de l’hôpital de la Conception, à l'est de Marseille, à proximité de la longue rue Saint-Pierre qui va de la Plaine au cimetière Saint-Pierre]

 

A deux heures du matin, le directeur de la prison est entré dans sa cellule, accompagné de M. Vidal, ministre officiant du temple israélite, remplaçant le grand rabbin de Marseille, dont le poste n'est pas occupé depuis la mort de M. Cahen.

 Gaston Crémieux dormait.

 En se réveillant il a compris que sa dernière heure était arrivée.

 – Je montrerai, a-t-il dit, comment il faut mourir.

 Sans que la moindre émotion parût sur sa physionomie, il a procédé à sa toilette après avoir mis ses papiers en ordre, il a été transporté au fort Saint-Nicolas, qui domine l'ancien boulevard de l'Empereur.

 (…)

 La corniche était garnie de curieux, inattentifs au splendide panorama qui se déroule du côté de la pleine mer, et aux grandes et pittoresques lignes de la crique d'Andoume [Endoume].

 [le récit poursuit avec les paroles de Crémieux demandant de ne viser que la poitrine]

 M. Vidal s'étant écarté, le commandant du peloton a abaissé son épée.

 Au même instant, Gaston criait : Allons Feu ! Vive la République ! La détonation a retenti, et le condamné est tombé foudroyé sans avoir pu articuler la fin du mot République.

 Le défilé des troupes a immédiatement commencé, et, détail touchant, le ministre officiant, adossé contre le poteau, lisait la Bible et pleurait sur le cadavre encore chaud. »

 

 

Numéro du 4 décembre 1871.

 « EXÉCUTION DE CRÉMIEUX, NOUVEAUX DÉTAILS

 

Le matin de l'exécution, Crémieux; confiant dans la prise en considération de son pourvoi en grâce, était encore à la maison d'arrêt de Saint-Pierre.

 Vers une heure et demie du matin, une voiture dite tapissière entrait dans la prison, escortée de huit gendarmes; elle venait chercher Gaston Crémieux pour le conduire au fort Saint-Nicolas.

 Le condamné dormait profondément ; on l'éveilla. Il se leva aussitôt, s'habilla et demanda si on allait le transférer à Versailles, suivant le bruit qui courait depuis quelques jours parmi les détenus politiques.

On répondit qu'on l'ignorait. Il se laissa conduire au fort Saint-Nicolas, où il arriva à trois heures et quart.

Sa première question fut de demander à un gardien à quelle heure il devait partir. Le gardien n'eut pas ia force de lui apprendre
la vérité et lui dit : Dans deux heures !

Un instant après, l'agent principal de la prison militaire lui annonçait que son pourvoi était rejeté et qu'il devait se préparer à mourir.

 -         Serai-je fusillé ? dit Gaston Crémieux.

 -         Oui.

 -         Est-ce sûr ?

 -         C'est sûr, ce matin, à sept heures, au Pharo.

 Le condamné baissa la tête.

 C'est trois jours trop tôt car mon ouvrage ne sera pas terminé.

 Il aperçut alors M. Vidal, ministre officiant, et se précipita dans ses bras. Cette étreinte suprême dura plusieurs secondes.

 Puis, faisant un violent effort sur lui-même, il reprit son sang-froid, et s'adressant aux gendarmes « Je n'en veux pas à mes juges, dit-il, je les plains seulement, car ils ne me connaissaient pas.»  

 Crémieux entretint ensuite longuement le ministre de la religion de sa femme, de ses enfants et de différents sujets intimes. Il était alors quatre heures et demie; l'exécution ne devait avoir lieu qu'à sept heures.

 Un gardien se présente; il demande au: condamné s'il désire prendre quelque chose. Crémieux répond qu'il prendra volontiers un peu de café avec de l'eau. A deux reprises différentes, il remplit son verre et le vide lentement.

 Il demanda ensuite du papier et des plumes, et employa presque tout le temps qui lui restait à écrire plusieurs lettres à l'adresse d'Alphonse Esquiros, Mégy, Victor Hugo et au rabbin d'Avignon.

 Crémieux parle ensuite à M. Vidal des manuscrits qu'il lègue à ses enfants : un drame inachevé, le Neuf thermidor et une Histoire da Robespierre. Il relit le premier. L'accusé prend une plume et, oubliant sa terrible situation, revoit, retouche et écrit, d'une main ferme, quatre pages puis, il remet le tout à M. Vidal. Il recommande ensuite que son manuscrit soit communiqué à MM. Louis, Blanc, Michelet, Hamel, Victor Hugo, et qu'on le remette ensuite à M. Esquiros, qui doit y mettre la dernière main.

 Cependant le moment fatal approche; au dehors on entend la marche des troupes, dans le couloir le va et vient des gardiens, gendarmes.

 Crémieux paraît pressé d'en finir, il se lève

 Je veux leur montrer, dit-il, comme un républicain doit mourir.

 Enfin, l'heure fatale arrive. Appuyé sur le bras du ministre officiant, Crémieux quitte la cellule, sa dernière station sur la terre; puis, la main dans celle du pasteur, il monte dans la voiture des condamnés, il s'assied entre deux gendarmes, en face de M. Vidal.

 Au Pharo, quand il aperçoit le poteau et le mouchoir qui doit lui bander les yeux, il demande qu'on ne l'attache pas et qu'on lui permette de conserver ses yeux libres. Ensuite, il commence à se déshabiller. Son costume se composait d'une casquette noire, d'un pantalon gris, d'un pardessus bleu doublé de rouge, d'une redingote noire. Il portait un lorgnon sur les yeux et avait laissé croître toute sa barbe.

 Après avoir enlevé successivement sa casquette, son pardessus, son habit, son gilet, sa cravate, il défait le bouton de sa chemise et découvre sa poitrine ; il embrasse longuement le ministre officiant, lui remet son anneau, son lorgnon en lui disant: « Pour mon épouse. » Et se plaçant contre le poteau, il dit d'une voix forte : « .Je suis prêt. »

 M. Vidal lui donne une dernière accolade et se retire. Une seconde après le condamné n'était plus.

 Le ministre officiant alors ferma les yeux du supplicié, et s'appuyant au poteau, resta jusqu'à la fin de la cérémonie lugubre, priant et pleurant à la fois.

 Quelques amis de Crémieux et un de ses parents attendaient dans une rue latérale, on comprend dans quelle torture, la fin de cette lugubre cérémonie.

 A sept heures et quelques minutes, après le départ des troupes, le corbillard entrait sur le Pharo, suivi de trois voitures. La levée du corps était faite par les soins du ministre officiant.

 A sept heures et quart, ajoute Le Constitulionnel, le corbillard se rendait, au grand trot, au cimetière israélite, escorté par la gendarmerie et par les chasseurs à cheval, traversant le boulevard de la Corderie, la rue de Rome, le boulevard Baille et le chemin de Saint-Pierre.

 Deux voitures suivaient, renfermant quelques amis et parents du défunt, le ministre officiant et deux employés des inhumations. »

 

 

 Les articles du Petit Journal montrent qu’un quotidien d’information « grand public » pouvait décrire avec sympathie une victime de la répression de la Commune et, sans y insister, mettre en cause « la raison d’Etat ». Mais Crémieux était-il vu comme un « vrai » Communard  ? Son cas est assimilé à celui de Rossel – le polytechnicien, chef militaire de la Commune, lui aussi atypique.

 Il est intéressant de comparer ce qui est dit de l’exécution de Crémieux d’un article également paru dans le Petit Journal du 2 décembre 1871, relatant le procès des exécuteurs de Chaudey. Ici il s’agit bien du procès de « vrais » Communards (quoique les exécuteurs n’étaient peut-être que de pauvres types plus ou moins requis), qui ont procédé à l’exécution de Gustave Chaudey, sur l'ordre de Raoul Rigault, le délégué à la sécurité, puis procureur de la Commune, qui fut lui-même fusillé par les Versaillais le lendemain, pendant la Semaine sanglante (sans savoir d'ailleurs que leur victime était Rigault).

Chaudey était un avocat et journaliste, proudhonien (il avait été l'ami proche de Proudhon) , devenu le rédacteur en chef du quotidien libéral Le Siècle. On lui reprochait, lorsqu’il était maire-adjoint de Paris, d’avoir fait tirer sur une manifestation qui réclamait la Commune, le 22 janvier1871. Au début de  la Commune, il avait manifesté dans son journal qui continuait à paraître, un soutien critique pour la Commune, en espérant qu'elle serait fidèle à ses tendances décentralisatrices. Il fut arrêté sur l'ordre semble-t-il, du membre de la Commune Deslescluzes, le chef de file des Jacobins, qui détestait Proudhon et les Proudhoniens. Lors de la Semaine sanglante l'ordre fut donné d'exécuter Chaudey et Rigault vint à la prison pour procéder à l'exécution.

Rigault et Chaudey se connaissaient, car en tant qu'avocat, Chaudey avait défendu Rigault et d'autres lors d'un procès politique sous le Second Empire, ce qui ne lui valut aucune indulgence de la part de son ancien client.

 Dans le récit du Petit Journal, Chaudey est présenté de façon sympathique, comme Crémieux, alors qu’a priori ils sont dans des camps différents. L’un comme l’autre disent les mêmes mots ; vous allez voir comment meurt un républicain.

 De plus Chaudey se présente comme favorable à la « république fédérale ». Mais Rigault ne parait nullement s’en soucier (il était jacobin*). L’article  décrit Rigault comme insensible et hargneux. On peut se demander sur quel témoignage le journal s’appuie pour fournir les dialogues entre Chaudey et Rigault.

                                                                                 * Une anecdote (racontée par Henry Bauer, journaliste partisan de la Commune, plus tard célèbre critique théâtral) montre Rigault discutant avec le Communard Longuet. Celui-ci, agacé par ce que dit Rigault, lui répond : lis Proudhon, mon vieux. Et Rigault répond : Votre Proudhon est un bourgeois que j'aurais eu plaisir à fusiller devant vous autres, les fédéralistes.

 

 

 « LES ASSASSINS DE CHAUDEY AU CONSEIL DE GUERRE

 Présidé par M. le colonel de Laporte

  Audience du 30 novembre  

 Les horribles assassinats commis dans la prison Sainte-Pélagie par Raoul Rigault et ses séides sont encore présents à toutes les mémoires. De semblables forfaits ne s'oublient pas.

 Gustave Chaudey, l'honnête homme, l'avocat intègre, le savant économiste, l'excellent rédacteur du Siècle, lâchement mis à mort, en même temps que trois gendarmes, ses compagnons de captivité, fut, parmi les victimes de nos discordes intestines, l'une des plus injustement atteintes; quant aux braves soldats de l'ordre frappés à ses côtés, ils sont tombés en martyrs du devoir.

 Combien de mains ont trempé dans cet odieux complot ? La justice l'ignore encore (…). Cinq accusés seulement sont devant le conseil de guerre (…).

 [l’article montre Rigault, chargé des exécutions de la Commune de Paris, venant en prison annoncer son exécution à Chaudey].

 « - Citoyen Gustave Chaudey, dit-il, j'ai pour mission de faire faire les exécutions dans les prisons; dans cinq minutes vous allez être fusillé.

 A cette lugubre apostrophe, Chaudey répondit :

 -         Mais, Raoul Rigault, savez-vous bien ce que vous faites ? Je suis républicain, je veux la République fédérale. En me faisant mourir, vous tuez la République.

 -         Vous vouliez bien nous tuer, nous, le 22 janvier.

 Cette accusation, aussi lâche que mensongère, trouva le prisonnier encore calme.

 Il insista encore, parla de sa famille.

 -         Assez, interrompit le farouche délégué à la sûreté, on va vous fusiller.

 -         Eh bien, reprit Chaudey avec un admirable sang-froid, vous allez voir comment meurt un républicain.

(...)

 Arrivé près de la lanterne qui éclaire les deux murs, le noble patient [ici, au sens de victime] rappela à son bourreau qu'il avait femme et enfants.

 -         Qu'est-ce que ça me fait ! répliqua brusquement Rigault. »

                                                                                                        

 (…)

 

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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