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Le comte Lanza vous salue bien
23 mars 2020

LA COMMUNE DE MARSEILLE EN 1871 QUATRIEME PARTIE LA COMMUNE MARS-AVRIL 1871

 

 

 

 

LA COMMUNE DE MARSEILLE EN 1871

QUATRIÈME PARTIE

LA COMMUNE DE MARS-AVRIL 1871

 

 

 

   

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ]

 

 

L'INSURRECTION QUI VIENT

 

 

Selon ce que rapporte l’HEM*, dès le 5 mars, lendemain de l’arrivée à Marseille du nouveau préfet, le contre-amiral Cosnier, commencèrent les grèves (dont l’HEM ne dit rien de plus).

                                                * On rappelle que nous utilisons l'abréviation HEM pour désigner une source d'époque, L'Histoire des évènements de Marseille du 4 septembre 1870 au 4 avril 1871, de Maxime Aubray et Sylla Michelesi, 1872.

 

« Le 10 mars, le port de Marseille est en grève. Le 17, les rues ne sont pas balayées. Le 18, les chauffeurs cessent le travail, les boulangers arrêtent leurs fours le 21* » (Site Les Amies et Amis de la Commune de Paris, https://commune1871.org/index.php/la-commune-de-paris/histoire-de-la-commune/dossier-thematique/les-communes-en-province/594-la-commune-de-marseille-23-mars-4-avril-1871).

                         * Il doit s'agir des ouvriers de boulangerie et non des patrons, bien sûr.

Les internationalistes soutiennent les grèves, mais il n’est pas certain qu’ils soient à leur origine. L’internationaliste Edmond Mégy s’était rendu à Bordeaux, « mais y trouvant le terrain peu favorable, il repartit en direction de Marseille où il arriva le 8 mars. Dès son arrivée, il soutint le mouvement de grèves des docks, des chauffeurs, des employés du chemin de fer et des balayeurs » (Dictionnaire Maitron).

Dans le journal socialiste neuchâtelois La Solidarité, Alerini signale le 17 mars les grèves qui se déroulent à Marseille, prévoyant une révolution imminente mais qui risque d’être prématurée et dangereuse pour nous (les internationalistes).

 

 

 

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Quelques semaines avant l'installation de la Commune : une proclamation du 2 mars 1871  du préfet par intérim des Bouches-du-Rhône, Henri Fouquier, faisant connaître que l’Assemblée nationale a ratifié les préliminaires de paix : «Moyennant ces douloureux sacrifices, Paris sera délivré de l’occupation allemande et nos prisonniers seront remis en liberté. (…) Je m’adresse à vous, habitants de la Cité Marseillaise … Sauvons l’ordre, c’est par lui que vit la République. Nous garderons ainsi pour l’avenir une citadelle qui ne capitule jamais : le bon droit, et une arme qui ne se brise pas : la Liberté.»

Henri Fouquier, redevenu secrétaire général de la préfecture après l'arrivée du nouveau préfet, le contre-amiral Cosnier, fut un des acteurs (secondaires) de la période de la Commune de Marseille - dans le camp opposé à la Commune. Il eut à subir la vengeance scatologique des insurgés du 23 mars (voir ci-dessous).

Vente Vermot et associés

http://www.vermotetassocies.com/_fr/lot/guerre-de-1870-71-marseille-13-le-2-mars-1871-proclamation-de-h-fouquier-prefet-16126430#.XnOhkeTsYqQ

 

 

 

 

Moutte-Port-Mrs

 Le débarquement des blés (sur le Vieux-Port de Marseille), tableau d'Alphonse Moutte (1876). Alphonse Moutte (1840-1913) fut un peintre représentatif du naturalisme provençal. Ses tableaux montrent que malgré la création des nouveaux ports de la Joliette, l'activité commerciale du Vieux-Port restait intense à la fin du 19ème siècle.  

Elève d'Emile Loubon, Alphonse Moutte devint directeur de l'École des Beaux-Arts et de l'École d'Architecture de Marseille.

Site Les EMIG-BOUISSON à Marseille et sa région- Famille Bouisson [la mère d'A. Moutte était une Bouisson].

http://emig.free.fr/GENEALOGIE/Fig-Masson_Bouisson/Bouisson-Moutte.html

 

 

 

Les grèves sont-elles « le signe avant-coureur des événements », comme le dira le contre-amiral Cosnier lors du procès des responsables de la Commune (HEM) ? Formaient-elles une action concertée ? En tous cas elles témoignent d’un climat de tension sociale et entretiennent l’inquiétude, bien que l’HEM parle de « calme fictif et apparent ».

On apprend alors les événements qui se sont déroulés à Paris le 18 mars 1871 (début de la Commune de Paris).

Les journaux marseillais mettent en garde contre la guerre civile. Le journal démocrate L’Egalité (rédacteur en chef Gilly La Palud) écrit qu’il faut maintenir « l’ordre et la république, ces deux choses que nous ne séparons pas ».

L’HEM écrit : « Marseille devait recevoir le contre-coup du mouvement révolutionnaire qui se faisait dans la capitale. On comprenait que le calme qui régnait dans la ville n’était que fictif et apparent Le feu révolutionnaire couvait sous cendre. L’insurrection était imminente Il ne fallait qu’un prétexte pour qu’elle éclatât. » Selon le préfet Cosnier : « Il y avait tous les soirs des réunions populaires où se tenaient des discours très violents » et peu de forces de l’ordre disponibles. Toutefois la situation se modifia avec l’arrivée du général Espivent de la Villeboisnet,* nommé commandant de la région militaire, qui arrivait avec quelques troupes, puis quelques jours après de la frégate la Couronne.

                          * Celui-ci est un militaire avec des sympathies monarchistes. Son activité pendant la guerre contre la Prusse a été décevante.

 

L’étincelle qui va mettre le feu aux poudres est d’abord une circulaire de Thiers du 22 mars – publiée par le préfet, elle est très mal reçue des démocrates (elle indique que l’ancien ministre de Napoléon III, Rouher, arrêté peu auparavant, a été remis en liberté sur ordre du gouvernement au motif que l’arrestation était injustifiée, et relate l’offre du maréchal Canrobert, lui aussi lié à l’Empire, de se mettre au service du gouvernement de Thiers, qui s’est installé à Versailles ; la circulaire, en diffusant ces nouvelles, vise sans doute à rallier les bonapartistes).

Le 22 mars, Crémieux, accompagné de Job, un militant républicain, mulâtre* (ancien insurgé de 1848 et peut-être internationaliste) et d’un capitaine de la Garde nationale demande à être reçu par le préfet pour avoir communication du Journal Officiel de la Commune, qui a été saisi par le gouvernement. Le préfet finit par le lui remettre ce qui permet à Crémieux de considérer que l’établissement de la Commune à Paris est chose faite. Il quitte alors le préfet après l’avoir mis en garde : le vrai pouvoir est celui de Paris.

                           * Selon le dict. Maitron « Job avait reçu le surnom de « mulâtre » en raison de son teint et de ses cheveux crépus et noirs » ( ?).

 

Le même jour (le soir probablement), au club de l’Eldorado, devant 1500 à 2000 personnes (HEM) Gaston Crémieux se présente accompagné de plusieurs responsables de clubs, dont Sorbier. Il demande à prendre la parole :

« « Le gouvernement de Versailles a essayé de lever une béquille contre ce qu’il appelle l’insurrection de Paris ; mais elle s’est brisée entre ses mains et la Commune en est sortie… (…) Quel est le gouvernement que vous reconnaissez comme légal ? Est-ce Paris ? Est-ce Versailles » La salle unanime crie : « Vive Paris ! »

«  Je viens vous demander un serment, c’est celui de le défendre par tous les moyens possibles, le jurez-vous ? ». «  Nous le jurons !  », répond la salle. « Rentrez chez vous, prenez vos fusils, non pas pour attaquer, mais pour vous défendre ».

Toutefois, Crémieux se rend au Club républicain de la Garde nationale pour essayer de le convaincre à son tour mais n’obtient pas le résultat attendu. Il revient à l’Eldorado, semble-t-il pour faire patienter la salle.

 

 

 

LE 23 MARS 1871

 

 

Pendant ce temps, le préfet est prévenu que la Commune a été proclamée à Lyon. Il est averti par la police qu’une manifestation armée est prévue pour le lendemain 23 mars. Il réunit (très tôt le 23, semble-t-il) les autorités de la ville (dont le maire Bory et le commandant militaire, le général Espivent). Conscient de la faiblesse des forces de l’ordre (les 150 marins de la frégate La Couronne et des troupes « peu sûres »*), il opte pour une démonstration de la Garde nationale  pour exprimer son soutien au gouvernement de Versailles: elle devrait convaincre les esprits turbulents de rester tranquilles.

                        * Lissagaray dans son Histoire de la Commune de 71, parle de « quelques épaves de l'armée de l'Est et des artilleurs débandés ».

 

La décision du préfet est une autre maladresse, selon l’HEM. Le commandant de la Garde nationale marseillaise s’adresse ainsi aux chefs de bataillons :

« Mon cher commandant, en présence des troubles qui se sont déclarés à Lyon, il faut que la Garde nationale fasse immédiatement une manifestation en faveur du gouvernement de Versailles pour le maintien de l’ordre et de la République. En conséquence, par ordre de M. l’amiral préfet des Bouches-du-Rhône, vous allez de suite faire battre le rappel et vous réunir sur vos places d’armes… », signé, le colonel d’état-major Jeanjean.

Vers 10 heures du matin le maire revint disant que le Conseil municipal n’était pas d’avis de faire une manifestation.

Le conseil municipal fit afficher une proclamation destinée à ménager la chèvre et le chou : «  Il adjure tous les citoyens à s’unir à lui dans une de conciliation pour prévenir le mal et éviter des luttes fratricides… »

Le colonel Jeanjean arriva disant de son côté que la Garde nationale ne se réunissait pas en nombre. Une délégation vient prévenir le préfet que la manifestation des amis de l’ordre est une maladresse.

 

Selon l’HEM, les gardes nationaux convoqués crurent devoir renter chez eux vers midi. Mais sur le cours de l’Athénée (cours Belsunce), se rassemblaient des hommes de l’ancienne garde républicaine ( ? - sans doute garde civique), des Garibaldiens, des francs-tireurs et des gardes nationaux de banlieue. Vers 4 heures de l’après-midi toutes ces compagnies armées se mirent en mouvement et prirent le chemin de la préfecture en poussant les cris de : Vive Paris, Vive la République !

 

Pour Lissagaray : « Le 23 mars, à sept heures du matin, le tambour bat et les bataillons populaires répondent. A dix heures, ils sont au cours du Chapitre, l'artillerie de la garde nationale* s'alignant sur le cours Saint-Louis. A midi, francs-tireurs, gardes nationaux, soldats de toutes armes se mêlent et se groupent sur le cours Belzunce. Les bataillons de la Belle-de-Mai et d'Endoume arrivent au complet, criant : « Vive Paris !»
Les bataillons de l'ordre manquent au rendez-vous. (…) Les bataillons piétinent sur place, crient : « Vive Paris ! » Des orateurs populaires passent sur leur front, les haranguent. Le club [de la Garde nationale] qui voit l'explosion imminente envoie Crémieux, Bouchet et Frayssinet demander au préfet de faire rompre les rangs et de communiquer les dépêches de Paris. Les délégués discutent avec Cosnier quand une clameur immense part de la place. La préfecture est cernée. Fatigués d'une station de six heures, les bataillons s'étaient ébranlés, tambour en avant. Plusieurs milliers d'hommes débouchent dans la Cannebière et, par la rue Saint-Féréol, se présentent devant la préfecture. **»

                        * On se souvient que l’artillerie de la Garde nationale avait été formée avec une partie des anciens gardes civiques.

                        ** L’orthographe des noms de rues est celle de Lissagaray, mais on écrivait bien Cannebière avec 2 "n"- par contre Saint-Féréol avec 1 "r" est fautif.

 

De son côté l’amiral Cosnier racontera : «  Vers 3 heures et demi, (…)  il arriva un détachement d’insubordonnés suivis de garibaldiens et d’une foule de gens étrangers à Marseille » ( ?). « Deux autres corps vinrent se masser, l’un sur le côté de la rue de Rome, l’autre en face de la Préfecture ; ils formaient en tout de 7 à 800 hommes. On vit alors quelques hommes escalader les grilles ».

 

 

 

 

 L'INSURRECTION VICTORIEUSE

 

 

 

La préfecture est envahie. Le préfet est sommé de reconnaître le gouvernement de Paris. Il refuse : « Je suis pour le gouvernement de l’Assemblée ». « Une voix s’écria alors : Etienne, Etienne, prends sa place ». Etienne père, de la corporation des portefaix, s'installe dans le fauteuil du préfet.

 

 « Dans les salons il y avait une foule qui formait la haie. Là se trouvait M. Crémieux qui vint à moi et me tendit la main », rapportera plus tard le préfet. Le préfet et ses secrétaires restent « jusqu’à 8 heures du soir au milieu des vociférations de gens très exaltés. Il en vint quelques uns avec une bouteille de vin à la main ». Puis le préfet et ses secrétaires sont enfermés dans quelques pièces de la préfecture avec le général Ollivier et un officier.

                                                         

Le préfet refuse de démissionner malgré l’insistance de Mégy (sa démission aurait de toutes façons inutile puisqu’elle aurait transféré l’autorité au secrétaire général).

Le préfet notera plus tard l’attitude bienveillante de certains membres de la Commission, « M. Crémieux … nous a été favorable », ainsi que Job. Par contre Mégy exerçait une surveillance tatillonne, venant souvent voir les prisonniers de nuit comme de jour.

Le préfet rapporte le pilage de la préfecture : « Tout ce qu on pouvait trouver à Marseille de vagabonds et de vauriens était réuni dans la cour de la Préfecture; nous avons vu le pillage général de toutes sortes d'objets, d'armes et de munitions.» 

 

 

Autre vision de la journée, celle du journaliste Maxime Rude* :

                                    * Maxime Rude, de son vrai nom Adolphe Perreau, journaliste au journal démocrate Le Peuple de Gustave Naquet. Après avoir dirigé un journal à Nice, Rude vint à Marseille, à peine quelques jours avant les événements de mars 1871, à la demande de Gustave Naquet pour l’aider à relancer Le Peuple, en perte de vitesse. Auteur de livres de souvenirs et de chroniques.

 

« Nous déplorions l'ordre du pauvre amiral, qui trahissait une dangereuse inexpérience, pendant que les tambours battaient le rappel et que les compagnies et les bataillons, — la garde civique en tête [plutôt les anciens membres de cette Garde, qui n’existait plus à ce moment ?] — campaient déjà, l'arme au pied, autour de la Cannebière, sur les cours Belzunce et Saint-Louis. La garde nationale conservatrice occupait le cours Bonaparte [cours Pierre Puget], devant le palais de justice.

A midi, je descendais des bureaux du Peuple par la rue de Rome, quand, en débouchant sur le cours St-Louis, j'entendis les cris répétés de : Vive la République ! Vive Paris !

L'écho devait avertir le préfet- de son imprudence, — mais la partie était engagée. (…) La situation devenait plus tendue. L'armée n'était pas en force. Je rentrai au Peuple. Nous attendions l'événement, avec la conscience tranquille de gens qui n'avaient été les conseillers de personne, — pas ceux, malheureusement, du vice-amiral Cosnier. »

 

 

 

LE 23 MARS DE LÉO TAXIL

 

 

 

De son côté, Léo Taxil raconte la journée du 23 mars, mais on peut penser que sa description est moins exacte pour le déroulement des faits que ce qui précède :

« Les gardes nationaux, dûment convoqués par ordre, se réunirent donc et suivirent l’itinéraire fixé pour cette promenade officielle. Seulement, il y eut un article du programme qui fut exécuté au rebours. Tous les bataillons, à l’exception de deux, crièrent : « Vive Paris ! » (…) à la fin de la promenade, les manifestants prirent d’assaut la Préfecture. »

« La partie turbulente de la population s’était jointe, cela va sans dire, aux gardes nationaux et avait participé à leur démonstration. Les anciens civiques n’avaient pas manqué de se mettre de la partie. Et nous aussi, les jeunes gens de la Légion Urbaine, nous étions là.

Avec quelle joie nous envahîmes l’hôtel préfectoral !… Ce fut une irrésistible poussée. »

Léo Taxil se décrit donc comme faisant partie des envahisseurs de la préfecture, avec notamment les anciens des formations de l’époque d’Esquiros, Garde civique et Légion urbaine. Ceux-ci en veulent particulièrement au secrétaire général Fouquier qui avait joué un rôle dans leur dissolution à l’époque du préfet Gent. Fidèle à son habitude, Taxil s’attarde sur les aspects burlesques :

« Quelques civiques, donc, furieux contre le secrétaire général, le poursuivirent, en criant :

— À la tinette ! à la tinette !

Le secrétaire général Fouquier est précipité dans la fosse d’aisance. Fouquier en gardera rancune à Léo Taxil alors que celui-ci déclare: « Je ne fus pourtant pas au nombre de ceux qui, lors de la prise de la Préfecture, infligèrent à l’infortuné Fouquier l’humiliant traitement, dont tout Marseille a parlé et surtout beaucoup ri »*.

                                                          * Henri Fouquier, qui avait fait ses débuts comme journaliste, avait été recruté par Gent comme secrétaire général de la préfecture des Bouches-du-Rhône. Après l'épisode de mars-avril 1871, où il fut parmi les adversaires de la Commune, Fouquier fut un des collaborateurs d'Auguste Casimir-Périer au ministère de l'intérieur du gouvernement Thiers. Ensuite, il reprit son métier de journaliste et fut le collaborateur de plusieurs grands journaux; il fut un moment député républicain modéré des Basses-Alpes. En 1891, lors de la polémique sur l'interdiction de la pièce de Victorien Sardou Thermidor, il défend à la Chambre des députés une vision modérée de la révolution française et de la république, répudiant la Terreur, contre Clemenceau qui déclare que "la révolution est un bloc".

 

Le drapeau rouge est hissé sur la Préfecture : Léo Taxil affirme que c’est lui  et son ami Elie Devèze qui installèrent le drapeau rouge à l’entrée de la préfecture.

                              * Selon Maurice Dommanget, Histoire du drapeau rouge, le drapeau rouge fut aussi hissé à l’Hôtel-de-Ville, au grand embarras de la municipalité…

 

 

 

LES VAINQUEURS S'ORGANISENT

 

 

Une Commission départementale provisoire * composée de douze membres prit la direction des affaires. Crémieux est président, il représentait à la Commission le Cercle républicain du Midi (dont on sait qu’il avait été formé pour continuer le programme de la Ligue du Midi), de même que Job et Etienne père* (ce dernier est un membre de la corporation des portefaix). 3 membres représentent le conseil municipal et 3 le club républicain de la Garde nationale. Les 3 derniers membres, Alerini, Maviel et Guilhard, étaient internationalistes. 

                                                  * On retrouvait l'appellation de commision départementale, comme après le 4 septembre 1870. Comme cette dernière, la nouvelle Commission sera parfois appelée Conseil, mais elle conservera l'adjectif "provisoire". Notons que les proclamations de la Commission écrivent ce mot avec une majuscule, mais ce n'est pas toujours le cas dans d'autres textes; il en est de même pour d'autres  organes où l'usage des majuscules fluctue,y compris à l'intérieur du même texte - nous n'avons pas corrigé ces discordances.

                                                   ** Etienne exercera (plus ou moins) les fonctions dévolues au préfet, sous le contrôle de la Commission.

 

Selon Louis Fiaux (Histoire de la guerre civile de 1871 : le gouvernement et l'assemblée de Versailles, la Commune de Paris, 1879), Crémieux apparait au balcon et « proclame la Commune  républicaine». Il propose de mettre en liberté le préfet Cosnier mais la foule refuse.

Mais sauf erreur, aucun acte ne sera jamais pris au nom de la Commune. De plus le maintien du conseil municipal prouve que la municipalité sous sa forme classique subsiste. Si Crémieux s’est vraiment servi de l’expression « Commune républicaine », cette dernière est ambigüe. Mais a-t-on vraiment relevé les propos exacts tenus par Crémieux ? Enfin, c'est l'expression « Commission départementale » qui est choisie et non « Commune ».

L'insurrection parait avoir été spontanée (c'est la "provocation" du préfet en organisant la manifestation de la Garde nationale en faveur du gouvernement de Versailles qui a provoqué la contre-manifestation victorieuse des bataillons de l'opposition); mais cela n'exclut pas l'hypothèse d'une organisation préalable afin d'exploiter la première occasion favorable. C'est ce que l'accusation suggérera au procès des responsables de la Commune de Marseille, et c'est aussi ce que laisse penser la phrase de Mégy dans une letttre, après les faits, disant que Job a "apprêté" (préparé) l'insurrection.

 

L’insurrection est victorieuse sans avoir tiré un coup de fusil, sinon un coup de fusil accidentel que relève le journaliste Maxime Rude.

Dans la nuit, le général Espivent et ses troupes quittent Marseille pour Aubagne. L’intention du général est clairement d’attendre son heure pour reprendre la ville.

Le lendemain 24 mars, les habitants de Marseille purent lire la proclamation annonçant la constitution de la Commission départementale qui prenait en mains la direction des affaires de la ville et du département. La proclamation rejetait la responsabilité des événements sur « un pouvoir aveugle » qui défie les grandes cités. Elle affirme avoir agi pour éviter la guerre civile et que Marseille sera fidèle au gouvernement légitime qui siègera à Paris.

« Nous veillons nuit et jour sur la République jusqu’à ce qu’une nouvelle émanée d’un gouvernement régulier siégeant à Paris vienne nous relever de nos fonctions.

Vive Paris,

Vive la République !

Les membres de la Commission départementale provisoire du département des Bouches du Rhône : Gaston Crémieux, Etienne père, Job, Bosc David, Desservy, Sidore, conseillers municipaux, Maviel*, Allerini**, Guellard***, Barthelet, Emile Bouchet, Cartoux ».

                               * Joseph Maviel cordonnier, avait fait partie des personnes condamnées après la journée d’émeute du 8 août 1870.

                                ** L’orthographe exacte est Alerini.

                               *** En fait, il s'agit de Firmin Guilhard, dont le nom est parfois orthographié Guillard. Nous ne savons pas si les erreurs orthographiques dans les noms étaient sur les affiches ou s'il s'agit de transcriptions fautives de l'HEM.

 

 

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 Gaston Crémieux.

Photographie sur le Dictionnaire Maitron, article Gaston Crémieux, de Roger Vignaud

 https://maitron.fr/spip.php?article56261

 

 

Le journaliste Maxime Rude témoigne de l’incompréhension de certains républicains démocrates :

« Le lendemain, Gustave Naquet [le directeur du journal Le Peuple] me disait :

— Que veut-on? Où arrivera-t-on? C'est la marmelade. »

« J'en étais bientôt sûr [convaincu] », ajoute Maxime Rude, qui va raconter sa surprenante entrevue avec Crémieux (voir plus loin).

 

Le comité républicain (de la Garde nationale ?) se déclare solidaire du conseil municipal : « Le Comité a pleine confiance dans l’énergie et l’initiative du Conseil municipal pour maintenir haut et ferme le drapeau de la République et pour assurer à Marseille le respect des personnes et des propriétés publiques ou privées »

La Commission départementale provisoire décide de réorganiser la Garde nationale.

Des armes (fusils, canons) sont saisies par les hommes de la Commission départementale à l’atelier de réparation de Menpenti qui dépend de l’Etat, suscitant la protestation écrite de l’ingénieur responsable, Laur. On retrouvera une partie de ces armes en vente dans les rues un peu plus tard…

Le 25 mars les divers organes affichent leur entente : « Le conseil municipal, la Commission départementale et les comités républicains sont d’accord pour maintenir à la fois l’ordre et la République (Le maire de Marseille Bory).

Il en est de même d’une Alliance républicaine, composée du Club républicain de la Garde nationale, du Cercle républicain du Midi et du Comité des réunions populaires : « Agissons donc tous en citoyens en bons Français Gardes nationaux. Le Comité [Commission] départemental provisoire, le conseil municipal et les comités réunis de l’Alliance Républicaine comptent sur vous. A vous de les aider à protéger l’ordre et la République… »

Notons que personne ne parle de Commune révolutionnaire.

 

La Commission départementale provisoire se félicite de l’union et dément les bruits de désaccord ; « L’ordre est donc assuré. Avec l’ordre, la liberté. Avec la liberté, le salut de la République. Avec le salut de la République, la sécurité des foyers, du commerce et de l’industrie. Vive la République une et indivisible ! Gaston Crémieux, Job, Etienne père, Sidore, Bosc, Desservy, Alerini, Guilhard, Mariel [Maviel], Fulgéras, Cartoux, Emile Bouchet.

 

 

 

 

PREMIERS DÉSACCORDS

 

 

 

Mais le conseil municipal parait faire marche arrière et rappelle dans une proclamation qu’il est élu par le suffrage universel et que la Commission départementale, qui n’a pas été instituée par lui, n’a pas le pouvoir d’administrer Marseille. Le conseil municipal semble en appeler à la Garde nationale : « Gardes nationaux, vous êtes les gardiens de la cité, sortez de votre apathie, par votre masse imposante, par la force morale qui vous est propre et qui est bien plus puissante que la force matérielle, vous empêcherez que l’ordre soit  troublé. Quand il s’agit de la sécurité du foyer, de la tranquillité publique, du travail, sans lequel une société est condamnée à périr, qui pourrait hésiter ? »

Le lendemain même de son installation à la préfecture, le désaccord se fit au sein de la Commission départementale provisoire.

Dans son Histoire de la Commune de 1871, Lissagaray indique que la Commission paraissait tiède aux yeux des militants les plus décidés, « les civiques » (ils ont repris l’appellation de Garde civique, reconstituée de fait) : « Desservy, Fulgéras, s’abstenaient de venir à la préfecture. Cartoux était allé se renseigner à Paris. Tout le poids reposait sur Bosc* et Bouchet** qui s'efforçaient, avec Gaston Crémieux, de régulariser le mouvement, disaient le drapeau rouge dangereux, la détention des otages inutile. Ils devinrent vite suspects et furent menacés. Le 24 au soir, Bouchet, découragé, donna sa démission. Gaston Crémieux alla se plaindre au club de la garde nationale et Bouchet consentit à reprendre son poste. »

                                      * Il s’agit ici de David Bosc, armateur, membre du conseil municipal. Ne pas confondre avec l’internationaliste Victor Bosc, maçon, une des personnes arrêtées au 8 août 1870, qui fit partie de la Commission départementale lorsqu’elle fut recomposée après l’arrivée des Communards parisiens, selon R. Vignaud, dict. Maitron, pour compenser le départ de 6 des membres initiaux (le 2 avril 1871, la Commission est complétée d’un délégué par bataillon de la garde nationale, dont Bosc Victor).

                                    ** Emile Bouchet, avocat républicain, proche de Gambetta lors de sa campagne électorale de 1869, conseiller d’arrondissement à Embrun, nommé substitut du procureur de la République à Marseille par le gouvernement du 4 Septembre. Démissionne peu avant les événements de mars 1871 et participe de façon ambigüe à la Commune de Marseille. Acquitté par le conseil de guerre mais exclu définitivement du barreau pour sa participation à l’insurrection. Elu conseiller général puis député des Bouches-du-Rhône à l'élection complémentaire de 1872. Vote avec « l’extrême-gauche » (en fait les partisans de Gambetta). Réélu en 1881, mais poursuivi pour délit financier en tant qu’administrateur de la société le Zodiaque, condamné en 1884 à quatre mois de prison et 3 000 francs d'amende. Il quitte la France et semble s’installer (comme avocat, malgré son interdiction d'exercer en métropole ?) en Indochine.

 

Selon l’HEM presque tous les maires d’arrondissement du département refusent d’afficher la proclamation de la Commission départementale.

Une pétition circula auprès des Gardes nationaux, « qui recueillit un nombre considérable de signatures » et fut publiée par le Journal de Marseille. Les signataires « dévoués à l’ordre public », déclaraient qu’ils se rallieraient à toute autorité qui aurait préalablement affirmé sa soumission à l’Assemblée nationale.

 

  

 

LA COMMISSION EXPLIQUE SES BUTS

 

 

 

La Commission explique par circulaire aux municipalités et départements voisins (qui parait être du 25 mars) que les autorités qui ont suivi l’ordre du gouvernement de Versailles de manifester ne sont plus fiables et ont été remplacées, en accord avec le conseil municipal et la Garde nationale ; le préfet des Bouches du Rhône et le général de brigade ont remis leurs pouvoirs à la Commission. « Les républicains de Marseille se conforment aux principes démocratiques qui imposent comme seule base d’un Etat librement et logiquement constitué l’unité de direction politique et la décentralisation administrative. Ils veulent donc que Paris et le gouvernement qui y siégera gouvernent et administrent la France entière et qu’à Marseille les citoyens marseillais s’administrent eux-mêmes dans la sphère des intérêts locaux. 

Il serait opportun que le mouvement qui s’est produit à Marseille fût bien compris et qu’il se propageât. Cette manifestation républicaine de la province contraindrait alors l’Assemblée nationale à se dissoudre pour faire place à une Assemblée constituante et le gouvernement à siéger dans la capitale. L’ordre serait ainsi rétabli.  Les membres de la Commission ».

Mais dans une autre proclamation, des difficultés sont indiquées : les fusils saisis Menpenti sont en vente dans les rues, des fonctionnaires et magistrats refusent d’obéir à la Commission provisoire, ils contribuent à organiser l’anarchie pour pouvoir en faire reproche à la Commission…

L’HEM cite un article, probablement d’Aubray dans le Petit Marseillais, qui analyse la situation du point de vue des modérés. Selon lui, on accepte le fait accompli pour ne pas provoquer plus de troubles, mais c’est dangereux :

« On laisse tacitement un groupe de citoyens dont le but est mal défini, dont les moyens d’action sont illégaux, se mettre à la tête du département parce qu’on se souvient du passé, qu’on veut le maintien de l’ordre et de la tranquillité. Mais en attendant on laisse se créer une situation anormale désastreuse pour les intérêts de tous (…) C’est un de ces pouvoirs irréguliers et éphémères que Marseille tolère en ce moment, pouvoir tellement illusoire qu’il nous a fait dans sa dernière proclamation l’aveu de son impuissance. Pauvre Commission départementale, personne ne veut la prendre au sérieux, personne ne reconnaît son autorité, personne ne lui ouvre la moindre caisse publique, elle se débat dans le vide … »

Le nouveau chef de la garde nationale Ducoin, nommé par le conseil municipal et la Commission départementale en remplacement de Jeanjean, s’adresse à ses troupes : « Je compte donc vous, citoyens, comme vous pouvez compter sur moi tant qu’il s’agira de la défense et du maintien de la République et de l’ordre, deux grandes choses à jamais inséparables ».

 

 

  

UNE INCONNUE, L'AVIS DE LA POPULATION

 

 

 

Que pense la population dans son ensemble ? Il est évidemment difficile de se rendre compte de l’opinion, aussi bien majoritaire que dans sa diversité.

Taxil (qui ne l’oublions pas, écrit ses souvenirs alors qu’il est supposé avoir tourné le dos à ses convictions passées - ce qui est probablement vrai, même si sa « conversion » au catholicisme et au conservatisme est une fumisterie - écrit dans ses Confessions d’un ex-libre penseur (1887) :

« Pendant onze jours, la ville fut livrée à la plus complète anarchie.

Les chefs du gouvernement improvisé étaient incapables de faire face à la situation. Aucun de mes compatriotes ne me démentira quand je dirai que la Commune de Marseille fut absolument grotesque. Il y avait là, au nombre de ses chefs, un coiffeur et un cordonnier ; pour affirmer le principe internationaliste, on avait placé aussi un nègre parmi les gouvernants. Un limonadier fut nommé général en chef des forces insurrectionnelles.* »

                             * Le « nègre », dont on voit mal en quoi il symboliserait l’internationalisme, est le "mulâtre" Job ; Le limonadier nommé chef militaire est Pélissier, qui ne sera nommé qu’à la fin de la période, par Landeck délégué de la Commune de Paris, venu « coiffer » les insurgés marseillais.

 

 

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 Joseph Hurard (1887-1956), Notre-Dame de la Garde et les escaliers de la rue Bompard.

 Une rue d'un quartier populaire au début du 20 ème siècle (il s'agit du quartier Saint-Jean, construit en hauteur derrière l'Hôtel-de-Ville, qui fut détruit par les Allemands durant la seconde guerre mondiale).

https://www.museeregardsdeprovence.com/exposition/marseille-eternelle

 

 

 

LA COMMISSION PEINE À CONVAINCRE

 

 

 

Dans son Histoire de la Commune de 1871, le Communard parisien Lissagaray évoque celui qui, a pris la tête du mouvement à Marseille: « Gaston Crémieux, parole élégante et féminine », « Enthousiaste doux qui voyait la révolution en forme de bucolique. »

Les déclarations officielles de la Commission sont loin d’évoquer un changement radical de société ; elles se bornent à parler de décentralisation administrative et maintiennent que le pays a besoin d’une autorité politique centrale (« unité de direction politique ») alors que la Commune de Paris, au même moment, parle d’autonomie absolue des Communes, qui formeront une fédération, ce qui est très différent.

Très vite, il apparait que la Commission piétine. Selon Lissagaray :

« Personne ne s'armait contre la commission, mais personne ne s'y ralliait. Presque tous les maires du département refusaient d'afficher ses proclamations. A Arles, une manifestation en faveur du drapeau rouge avait échoué. »

La Commission s’occupe du ravitaillement de nombreux garibaldistes et soldats démobilisés qui erraient dans la ville. Un sous-intendant militaire, M. Brissy, est chargé de s’occuper d’eux. Crémieux fait une proclamation pour recommander à ces soldats de ne pas oublier qui sont leurs amis.

On reprochera ensuite à Crémieux d’avoir voulu embaucher les démobilisés (qui sont toujours sous discipline militaire jusqu’à leur retour dans leurs foyers) d’autant qu’il semble avoir donné l’ordre d’imprimer 10 000 affiches de petit format (des « tracts ») pour les soldats (ses accusateurs en feront état lors de son procès).

Des contacts ont lieu entre Crémieux, la Mairie et Fouquier (le secrétaire général de la préfecture) sans résultats.

Le 26 mars, Crémieux télégraphie au préfet maritime à Toulon pour l'assurer que les autorités marseillaises et la population sont unanimes en faveur de Paris et lui demander de ne pas intervenir car la population est armée et résistera. 

Le 27 mars, les 3 membres du conseil municipal qui faisaient partie de la Commission provisoire se retirent, sur décision du conseil municipal. Ils n’y avaient participé « que dans un but de conciliation et pour éviter les malheurs qui étaient imminents ».

Job, Crémieux et Bouchet viennent au conseil municipal pour essayer de le convaincre de retirer cette délibération, en vain.

 

C'est probablement à ce moment que Pierre Pacini, un ancien ouvrier tapissier, membre de l'Internationale, devenu après le 4 septembre commissaire spécial de police à la gare, vint avec une délégation pour « sommer le conseil municipal de mettre fin à son attitude équivoque et de se rallier franchement à la Commune » (dictionnaire Maitron), en vain. Pacini fut tué par les troupes régulières au cours des combats d’avril 1871.

 Le 27 mars, dans le journal démocrate L'Egalité, le rédacteur en chef Gilly La Palud exprime  ses inquiétudes. Bien qu'un correspondant du journal à Paris ait commenté avec sympathie la proclamation de la Commune de Paris, Gilly La Palud reproche à celle-ci d'avoir agi sans attendre de voir ce que proposait l'Assemblée nationale en matière d'organisation municipale et de prendre des décisions qui excèdent les compétences d'une municipalité. A Marseille aussi, il refuse de soutenir ce qui peut déboucher sur une guerre civile : Verrons-nous le sang provençal tâcher et rougir notre magnifique sol ? Non, jamais ! Si les citoyens des belles villes du Midi ont évité la guerre étrangère, ce n'est pas pour se précipiter dans la guerre civile (cité par Louis M. Greenberg, Sisters of Liberty: Marseille, Lyon, Paris, and the Reaction to a centralized State, 1972).

 

 

 

 

«  CETTE FOIS, GASTON,  TU NE NOUS LÂCHERAS PAS ... »

 

 

 Un témoignage du journaliste Maxime Rude, permet de se rendre compte de l’ambiance qui règne à la préfecture où siège la Commission départementale et son président Crémieux (deux ou trois jours après le 23 mars). Le journaliste qui voulait envoyer une dépêche à Nice est avisé que les câbles du télégraphe ont été coupés sur ordre de la Commission. Il veut avoir des explications et un ami lui procure un laisser-passer pour rencontrer Crémieux à la préfecture :

« Un moment après (…) j'apercevais Crémieux collé debout dans un coin, et menacé à hauteur du menton des crosses de fusil de trois ou quatre gaillards très barbus et aussi farouches, qui répétaient l'un après l'autre :

— Cette-fois, Gaston, tu ne nous lâcheras pas!

Il passa la main dans sa chevelure noire, d'où la sueur découlait sur son front pâle, et essaya de faire un pas vers moi. De mon côté, j'allais à lui, prenant en pitié cette ridicule et odieuse situation. Un de ses assaillants s'était retourné.

— Je désire, dis-je, parler au citoyen Gaston Crémieux.

Des regards soupçonneux se portèrent sur moi, — mais Crémieux était dégagé.

Je le suivis dans son cabinet, où il m'approcha un fauteuil à l'angle de son bureau. »

Crémieux explique qu’aucun ordre de couper les fils du télégraphe n’a été donné, mais que les dépêches doivent être contrôlées.

« Vous savez qu'il y a forcément un peu de trouble dans les premiers moments. Quant au désordre, je crois qu'on ne saurait s'en plaindre. En somme la position est bonne. Qu'en pensez-vous ?

J'avais fort envie de rire en songeant à la sienne cinq minutes auparavant. Crémieux avait la voix d'un sourd, — qu'il était un peu (…). »

Le journaliste interroge Crémieux : que se passera-t-il lorsque le général Espivent reviendra avec ses troupes ? Crémieux répond que les précautions sont prises et l’invite à aller voir les canons qui sont dans la cour. Les gardes civiques tiquent un peu en voyant sortir Crémieux mais sont rassurés parce qu’il n’a pas pris son chapeau (il ne va donc pas s’en aller).

« Il me montra dans la cour deux canons sur leurs affûts escortés des piles de boulets.

Sans me targuer d'avoir le coup d'oeil militaire, je remarquais que les canons et les boulets empilés derrière chacun d'eux étaient d'un calibre visiblement différent, et je ne pus m'empêcher de le faire observer.

— Oh ! ça, — me répondit Crémieux avec une confiance qui n'avait d'égale que la naïveté, — c'est l'affaire des artilleurs.

Je n'avais rien à répliquer. Cet homme me paraissait sourd de toutes façons. Je le quittai à la porte, à l'ombre du drapeau rouge qui y flottait au balcon. »

Maxime Rude ajoute, de façon assez peu sympathique pour Crémieux :

« Je ne l'ai revu ensuite que deux fois : la première, perché sur une fenêtre de la préfecture, à côté de ce grotesque et terrible Landeck, délégué de la Commune de Paris, qui menaçait de faire fusiller tout le monde, Gaston Crémieux tout le premier (…), la seconde fois, devant le conseil de guerre. Triste Crémieux! a-t-il avalé assez de crapauds avant sa condamnation à mort ? »

 

 

 

L'ARRIVÉE DES DÉLÉGUÉS DE LA COMMUNE DE PARIS

 

 

 

Le 27, un fait nouveau se produit. La Commission départementale, voyant que l’appui du conseil municipal faisait défaut, voulait se dissoudre. Bouchet proposa à la Commission de télégraphier à Versailles qu'elle remettrait ses pouvoirs entre les mains d'un préfet républicain. « Pauvre issue d'un grand mouvement », écrit Lissagaray. Au moment où on rédigeait le télégramme, entrèrent dans la pièce où siégeait la Commission les délégués de la Commune de Paris, Landeck, Amouroux et May, « porteurs des pleins pouvoirs de la Commune révolutionnaire et du comité central de la garde nationale de la Seine » (HEM). Ces délégués, qui ont pu sortir de Paris pas encore complètement encerclé par les Versaillais, vont reprendre en mains la Commission départementale.

La municipalité confirme son retrait de la Commission départementale et les délégués du club de la Garde nationale se retirent également (dont Bouchet, qui était délégué de la Garde nationale).

 

Lissagay commente : « La bourgeoisie libérale lâchait pied, les radicaux se dérobaient, le peuple restait seul pour faire face à la réaction. » Cette présentation est passablement tendancieuse, car quel aurait été l’intérêt des bourgeois libéraux de soutenir une insurrection ni bourgeoise ni libérale, sinon justement par un réflexe de prudence de ne pas se mettre à mal avec un nouveau pouvoir ?

 

Le 28 mars, la Commission départementale annonce l’arrivée des délégués de Paris, les dernières nouvelles encourageantes extraites du Journal Officiel de la Commune etc. Une autre proclamation (Crémieux dira qu’il n’y était pour rien) annonce que le drapeau noir (probablement comme symbole du combat à mort et non comme symbole du mouvement anarchiste) est adopté par la Commission jusqu’au jour du succès.

 

 

 

LES HÉSITATIONS DE CRÉMIEUX ET LES PRÉPARATIFS DE LA COMMISSION

 

 

Le même jour on apprend que le général Espivent a placé le département en « état de guerre » depuis Aubagne.

 La Commission invite les gardes nationaux à une manifestation pour soutenir « le gouvernement régulier qui siège à Paris » et « défendre la République contre la réaction royaliste et les menées bonapartistes ». S’ils sont d’accord, qu’ils se rangent autour de nous, dit la proclamation qui se conclut par :

« VIVE PARIS ! VIVE LA RÉPUBLIQUE !

Marseille le 28 mars 1871 Les membres de la Commission : Gaston Crémieux , Etienne père, Sidore, Bosq, Desservy, Alerini, Guilhard, Maviel, Fugeraz [Fulgéras] Cartoux, Bouchet »

On remarque que la signature des délégués démissionnaires (ou plutôt leurs noms), figure toujours sur les proclamations.

Dans le journal L’Egalité, Bouchet proteste contre le fait que son nom apparaisse encore sur les affiches de la Commission (Ugo Bellagamba, Les avocats à Marseille : praticiens du droit et acteurs politiques: XVIIIème-XIXème siècles, 2001).

 

 

Les partisans de la Commisssion font rentrer à la préfecture du matériel de guerre et des munitions.

Dans la soirée du 28 mars, Crémieux eut une discussion violente avec Landeck au sujet des prisonniers. Crémieux voulait les faire libérer, Landeck refusa.

Ce dernier devient le vrai chef de la Commission. Lissagaray est sévère sur lui : « Ce n'était en réalité qu'un cabotin de foire, ne doutant de rien parce qu'il ignorait tout. La situation devenait tragique avec ce saltimbanque en tête. »

Landeck est le mal-aimé de l'histoire de la Commune de Marseille, généralement on ne l'épargne pas. Antoine Olivesi (La Commune de 1871 à Marseille et ses origines, 1950) écrit qu'à Paris, Landeck « s’était rendu antipathique même à ses camarades. Les Parisiens en firent don, sans doute, à Marseille pour s’en débarrasser ».

Selon l’HEM, Crémieux fut un instant arrêté mais grâce à un laissez-passer délivré par Mégy, il sortit de la Préfecture et se rendit au club de la Garde nationale. « Le soir même son ami M Comy, directeur de l’Alcazar, l’enlevait dans une voiture et le conduisait à une campagne dite la Blancarde. »

Mais dès le lendemain, Crémieux était de retour à la préfecture. Aux membres de la Commission, il aurait déclaré : « Fusillez-moi si vous pensez que j’ai déserté* ». Lors de son procès, il déclara être revenu pour protéger les otages.

                                         * C’est ce que dit Alfred Naquet, dans sa notice biographique précédant les oeuvres de Gaston Crémieux (ici il s’agit bien d’Alfred Naquet, et non de Gustave Naquet).

 

Selon Lissagaray, Crémieux reprit « son singulier rôle de chef captif et responsable ».

Le 29 mars, 400 délégués de la Garde nationale se réunissent (dans les locaux de la loge maçonnique au Musée) et décident que les bataillons doivent se fédérer pour établir l’unité, une commission est nommée pour s’interposer entre l’Hôtel de Ville et la préfecture (c’est-à-dire la Commission départementale provisoire).

Léo Taxil décrit de son côté les préparatifs défensifs des partisans de la Commission provisoire :

«  Ce fut le commandant de la Jeune Légion Urbaine [ou plutôt l’ancien commandant ?] qui reçut la mission de créer un arsenal insurrectionnel, attendu que les forts de la ville se refusaient à reconnaître Gaston Crémieux et ses collègues.

— Gare aux versailleux, s’ils viennent ! disions-nous ; ils seront contents de la réception !…

Et notre chef de la Légion Urbaine, notre brave commandant Giraud, en voilà un qui se donnait du mouvement !

— Prenez garde ! criait-il ; attention ! ne touchez rien ici ! il y a dans ce bureau de quoi faire sauter tout Marseille ! »

 

 

 

PROCLAMATION DU GÉNÉRAL ESPIVENT

 

 

Selon l’HEM, la proclamation du général Espivent plaçant le département en état de guerre, date du 26 mars, est connue le 29 à Marseille (mais on a vu qu’une déclaration de la Commission du 28 en faisait déjà état ?).

Dans sa proclamation, Espivent semble considérer que l’ensemble de la population marseillaise est d’accord avec la Commission, puisqu’elle ne proteste pas :

« Considérant que la ville de Marseille est occupée par des étrangers en armes qui soutiennent un gouvernement insurrectionnel et factieux ;

Considérant que ces hommes en arrêtant le préfet, le général de brigade, le maire, et remplaçant le Conseil municipal* par une Commission révolutionnaire, ont suspendu eux-mêmes l’action de l’administration civile ;

Considérant que la population de Marseille en tolérant cet état de choses, s’est placée et se maintient en état d’insurrection ouverte contre le gouvernement légitime de la République ;

Considérant que pour donner à cette population le temps de réfléchir et de réagir contre ces étrangers qui la dominent, nous avons concentré au dehors les troupes de la garnison et porté le quartier général de la division à Aubagne (…)

Le département des Bouches du Rhône est déclaré en état de guerre. Toutes les autorités civiles relèveront désormais de l’autorité militaire. Il n’est rien changé à l’action des pouvoirs judiciaires.

Au quartier général, Aubagne, 26 mars

Le général commandant l’état de guerre,

Espivent de la Villeboisnet »

                                                                 * A ce moment le conseil municipal n’a pas été supprimé par la Commission départementale et le maire n’a pas été arrêté.

 

 

 

LA MAIRIE NE RÉPOND PLUS

 

 

 

Le 28 mars (ou le 29 ?), la Commission se dit prête à se retirer si la Mairie donne 4000 francs pour l’entretien des gardes civiques qui sont en poste à la préfecture : « le Conseil municipal averti par Job acceptait sous la condition d’évacuation de la Préfecture et de la mise en liberté des prisonniers » (HEM, relation du procès). Cette acceptation n’eut pas de suite et c’est sans doute à cela que Crémieux fait allusion dans son courrier à la Mairie du 29 mars, ainsi rédigé :

« Messieurs,

Hier dans la matinée, je vous ai transmis la résolution prise par le Conseil [Commission] départemental de se retirer en vous laissant la responsabilité des événements qui pourraient s’accomplir. J’ai attendu toute la journée l’accusé de réception de cette lettre importante. Je pensais que vous prendriez des mesures et que vous enverriez un délégué pour une entente commune (…) Il ne m’était pas permis de me retirer effectivement sans avoir mis en ordre, sans avoir inventorié les documents les armes etc que contient la Préfecture et surtout sans avoir assuré le transfert dans un local autre des quatre personnes séquestrées. 

J’ai attendu en vain. Vous avez cru qu’il vous suffisait d’une délibération pour dégager votre responsabilité. Je crois que Marseille en jugera autrement. Quant à moi, je suis demeuré à mon poste jusqu’au moment où menacé de tous les côtés, surveillé et retenu de force, il ne me restait plus aucune autorité, si ce n’est tout au plus le droit de me faire ouvrir la porte de la Préfecture. Quand le moment sera venu et si nous parvenons à éviter encore les malheurs qui nous menacent, je vous contraindrai à rendre compte de votre conduite et l’on saura quels sont les citoyens qui jusqu’au bout ont accompli leur devoir.

Agréez, Messieurs, mes civilités,

Gaston CRÈMIEUX »

 

Lissagaray accuse le conseil municipal de mener un « jeu misérable entre la réaction et le peuple », description polémique, pourtant rejointe par l’HEM qui parle de « ménager la chèvre et le chou » - mais était-il permis au conseil municipal d’être plus clair dans ses choix ?

La Commission provisoire envisageait-elle vraiment de se retirer - et qu’en pensaient Landeck et les délégués de Paris ? Ou était-ce la seule position de Crémieux ? De toutes façons, la Mairie ne répondait pas – ce qui indiquait suffisamment sa position. On notera la façon très directe dont Crémieux qualifie ce qui lui reste d’autorité chez les insurgés: à peine le droit de se faire ouvrir la porte de la préfecture…

 

 

 

LAISSER PASSER LE CITOYEN PANCIN

 

 

 

Taxil décrit le climat de ces jours, avec son goût habituel pour le détail comique :

« Partout régnait un désordre dont il est impossible de se faire une idée.

La Commune de Paris nous avait envoyé trois délégués : Mégy, Amouroux et Landeck [ici, erreur de Taxil : Mégy, qui est présent à la préfecture, était déjà à Marseille depuis quelques semaines. Le délégué venu de Paris avec Amouroux et Landeck est Albert May, dont on ne parle presque jamais]. Ils voulaient commander, et chacun, au surplus, avait les mêmes prétentions. On se traitait de temps en temps de traîtres, mutuellement ; on parlait beaucoup plus de se fusiller que de s’organiser.

Parfois, une consigne, que rien ne justifiait, était donnée tout à coup.

Ainsi, un jour, je ne sais qui intima aux factionnaires l’ordre de ne laisser sortir personne sans laisser-passer.

Le premier qui se présenta pour franchir la porte ignorait absolument la consigne. C’était un des orateurs habituels de l’Alhambra, nommé Pancin.

Pancin remonte dans le premier bureau venu, prend une feuille de papier quelconque et y écrit ces mots :

Laissez passer le citoyen Pancin.

Signé : Pancin.

Puis, il descend gravement et remet son papier à la sentinelle.

Le civique lit.

— Très bien, citoyen, vous êtes en règle.

Et il lui permet enfin de sortir.

Cette simple anecdote, authentique, quoique invraisemblable, suffira à donner la mesure du gâchis dans lequel la Commune pataugeait. »

 

 

 

DERNIÈRES TRACTATIONS

 

 

Pendant cette période, le contact télégraphique est interrompu entre Versailles et Marseille, mais le gouvernement continue à être informé de ce qui se passe en ville grâce aux nouvelles que lui envoie, par une ligne particulière à laquelle il a accès, un personnage pittoresque, le journaliste Henri Opper de Blowitz, originaire de Blovice en Bohême, qui sera par la suite correspondant du Times de Londres à Paris.

Selon l’HEM : « On était au 30 mars. Crémieux songeant la possibilité d’un retour offensif de l’armée et sentant la situation compromise cherchait un rapprochement avec le Conseil municipal. Il donnait rendez-vous à M. Giraud-Cabasse qui se disait conciliateur envoyé par le chef du pouvoir exécutif » (M. Thiers). Dans cette entrevue qui eut chez M. Grimanelli*, avocat à Marseille, Crémieux exposa sa position, déclarant que lui et ses collègues sont débordés et qu’ils sont prêts à  dissoudre la Commission à la condition d’une amnistie et de l’envoi d’un préfet sincèrement républicain.

                                                                          * Périclès Grimanelli (né à Marseille en 1847, mort en 1924), d’origine grecque, d’abord avocat et journaliste démocrate, puis sous la 3ème république haut fonctionnaire, préfet, directeur de l’administration pénitentiaire ; il a contribué à une modernisation des tribunaux d'enfants. Il est également essayiste positiviste, admirateur d'Auguste Comte et adepte de Pierre Laffitte. Il fut notamment préfet des Bouches-du-Rhône en 1900 (d'après notice Wikipedia). L'internationaliste Charles Alerini, de retour en France après l'aministie, dans les années 1880, sera le chef de cabinet de Grimanelli dans plusieurs postes.

 

 

M. Giraud-Cabasse se rend à Aubagne auprès du général Espivent, porteur d’une lettre de Crémieux. Manifestement, il n’y eut pas de suite, ce qui laisse penser qu'Espivent souhaitait l'épreuve de force, probablement pour abattre définitivement les révolutionnaires et peut-être se faire bien voir en remportant une victoire militaire.

Le 31 mars, une proclamation des chefs de bataillon de la Garde nationale expose qu’ils sont « résolus à défendre à la fois la République et l’ordre afin de ramener dans notre ville le travail et la prospérité » ; ils condamnent les personnes étrangères à la ville qui poussent à l’affrontement [il doit s’agir des délégués de la Commune de Paris] et qui sont indifférentes à « la ruine de notre chère cité . Ils prennent acte de la déclaration du pouvoir exécutif (de Thiers) qui annonce défendre la république. La Garde nationale abandonnera l’Assemblée nationale « le jour où elle violera son mandat et cessera de soutenir la République ». « La présente proclamation signée par les chefs de bataillon, sera déposée entre les mains du Conseil municipal pour être adressée au chef du pouvoir exécutif.

VIVE LA RÉPUBLIQUE ! VIVE L’ORDRE !

Suivent les signatures et la mention : Vu et approuvé, Le Maire de Marseille, BORY.»

 

 

 

NOUS VOULONS CE QUE VOUDRA MARSEILLE

 

 

 

La Commission départementale précise ses buts dans une proclamation du 31 mars :

« En un mot on ose nous demander ce nous voulons. Nous voulons la consolidation de la République par les institutions républicaines. Nous voulons l’unité de direction politique avec une assemblée constituante et un gouvernement républicain issu de cette assemblée, tous les deux siégeant à Paris. Nous voulons la décentralisation administrative avec l’autonomie de la Commune*, confiant au Conseil municipal élu des grandes cités les attributions administratives municipales.  L’institution des Préfectures est funeste à la liberté. Nous voulons la consolidation de la République par la fédération de la garde nationale sur toute l’étendue de notre territoire. Mais par-dessus tout et avant tout, nous voulons ce que voudra Marseille.

Si le Gouvernement qui siège à Versailles avait consenti à dissoudre l’Assemblée dont le mandat a expiré** et qu’il se fût transporté à Paris, nous n’aurions pas exigé des garanties aussi considérables  (…) puisque le conflit continue à subsister nous devons maintenir et faire prévaloir nos légitimes revendications. En vertu de ces principes, l’ administration préfectorale à MarseilIe doit être supprimée. Le conseil municipal doit être dissous. Un nouveau Conseil municipal doit être élu, investi de l’administration départementale et de la gestion des intérêts communaux. Le maire de Marseille remplira les fonctions de préfet (…) ».

                             * Le mot Commune, avec une majuscule, est ici utilisé - mais dans le cadre d'une demande de décentralisation "administrative" ; or dans le langage de l'époque, comme aujourd'hui d'ailleurs, les compétences administratives sont d'un niveau subordonné, inférieur aux compétences politiques. Il n'y a pas ici de réclamation d'autonomie complète de la Commune comme elle existe chez certains Communards parisiens. 

                            * Pour Crémieux (ou les rédacteurs de la proclamation), l’Assemblée a été élue seulement pour se prononcer sur la paix et non pour légiférer de façon générale. Lors de son procès, Crémieux déclara qu'il était bien l'auteur de la proclamation, qui constituait moins un progralme que des voeux..

 

La Commission dénonce aussi les agents des dirigeants monarchistes Cathelineau et de Charrette qui chercheraient à soudoyer les soldats isolés !

Sans doute pour mettre en application leur proclamation, au moins sur un point, Crémieux Job et Alerini essaient de convaincre le préfet Cosnier, toujours prisonnier, de se démettre de ses fonctions (ce qui revient à reconnaître sa légitimité).

Alerini, qui représente la section marseillaise de l’Internationale, parait très présent dans l’activité de la Commission; est-il vraiment en accord avec Mégy et les délégués de Paris ?

De son côté, « Le conseil municipal reconnaît M. Fouquier [(le secrétaire général de la préfecture] comme le représentant légal du gouvernement et l’invite à prendre la direction de l’administration ».

Mais Fouquier et des conseillers municipaux préfèrent se réfugier sur la frégate La Couronne, « précaution bien gratuite, car les réactionnaires les plus notoires allaient et venaient sans être inquiétés », ironise Lissagaray.

 

 

 

ARRESTATIONS, APPEL AUX SOLDATS

 

 

 

La Commission départementale continue à se faire livrer des armes, imprime des affiches invitant les militaires à la rejoindre, confisque des caisses d’administration (quand elle le peut) et arrête des responsables administratifs comme le procureur de la république Gauthier, son substitut, le directeur de l'octroi et d’autres agents ; voulant arrêter le maire Bory, qui s’est enfui, elle arrête son fils (l'arrestation est opérée par Gavard, un des chefs de bataillon de l'ancienne Garde civique, reconstituée de fait). Par contre la Commission relâche le général Ollivier. Crémieux dissuade Landeck de faire arrêter l’évêque.

Quelques particuliers sont arrêtés, puis généralement relâchés. Crémieux obtient de Landeck l’ordre de mettre en liberté le procureur et son substitut, une affiche annonce la nouvelle - mais Maviel et Alerini ne sont pas d’accord et une nouvelle affiche annonce que la première affiche était une erreur de l’imprimeur !

L’appel aux soldats de l’armée régulière est ainsi conçu :

« Soldats, Une guerre fatale dans laquelle votre bravoure a été lâchement exploitée par des chefs traîtres et incapables vient de se terminer dans les conditions déplorables que vous connaissez tous. Vous avez quant à vous bien mérité de la Patrie. Aujourd’hui la République a licencié les armées permanentes [ ?]. Elle ouvre les bras à tous ses défenseurs librement dévoués et pourtant des généraux de la réaction vous retiennent encore malgré vous sous les drapeaux. Leur but serait-il de vous mener au combat contre les républicains ? Voudraient ils organiser la guerre civile ? (…) Soldats, vous êtes des citoyens libres et à ce titre, vous vous rallierez aux républicains dont les intentions à votre égard sont connues depuis longtemps. Leur désir le plus ardent est de maintenir entre la garde nationale et vous la fraternité la plus étroite et cette union qui fait la force et l’honneur des peuples libres.

Les habitants de Marseille vous envoient d’avance l’expression de leur franche sympathie et de leur entier dévouement. Enfants du peuple, vous servirez avec nous la cause républicaine. Vive la République ! Vive Paris ! Vive l’armée !

Marseille, le 1er avril 1871, Pour la Commission départementale provisoire, Le président Gaston Crémieux. »

 

Cette affiche sera reprochée à Gaston Crémieux lors de son procès, comme preuve du crime d’embauchage, qui consiste à appeler les soldats à se mettre au service d’une autorité irrégulière, puni de la peine de mort par le code de justice militaire.

La Commission fait remise de moitié ou du tiers sur les loyers selon leur montant.

A ce moment, Landeck fait remplacer le général Espivent par un militant révolutionnaire nommé Pélissier, ancien militaire, par une décision « par ordre du ministre de la guerre (gouvernement de Paris) », datée du 1er avril, ce qui permet à l’HEM de faire des effets d’ironie facile, mais Lissagaray trouve aussi que c’était une « bonne farce ».

 

 

 

LA COMMISSION DISSOUT LE CONSEIL MUNICIPAL

 

 

Le 2 avril, la Commission départementale confirme la dissolution du conseil municipal* appuyée selon elle par les délégués de la Garde nationale à l’unanimité sauf une voix et par les clubs républicains, Elle appelle de nouvelles élections pour le conseil municipal « de la commune de Marseille » le 5 avril et complète la Commission départementale par des délégués des bataillons de la garde nationale.**

                           * « Le conseil municipal de la commune de Marseille est et demeure dissous. »

                           ** Evidemment seuls les bataillons favorables à la Commission ont délégué un de leurs membres.

 

La proclamation pour les élections parle bien de « commune » (avec une minuscule) pour Marseille, mais en conservant l’ambigüité de l’expression - sauf erreur, aucune Commune insurrectionnelle ne fut jamais constituée réellement, même sur le papier - ce qui en tenait lieu était la Commission départementale provisoire.

Crémieux souhaite éviter l’épreuve de force, mais Landeck ne s’en soucie pas : « je ne suis pas Marseillais, je m’en fous », dit-il, comme le rapportera ensuite Crémieux à son procès*.

                                                   * Selon une source, le 4 avril, avant l’assaut de la préfecture, Landeck, s’en allant, "sa valise à la main", aurait déclaré à Sorbier : débrouillez-vous, après tout, je ne suis pas Marseillais (rapporté par Louis Fiaux, Histoire de la guerre civile de 1871 : le gouvernement et l'assemblée nationale, 1879). Mais Landeck a pu se servir plusieurs fois d'expressions similaires.

 Le conseil municipal ne se considère pas comme dissous. L'historien américain Louis M. Greenberg (Sisters of Liberty: Marseille, Lyon, Paris, and the Reaction to a centralized State, 1972) signale que quatre conseillers municipaux (dont David Bosc) démissionnent le 1er et le 2 avril, en désaccord avec la majorité, mais que c'est celle-ci qui est en phase avec l' opinion de la ville. Le maire Bory se rend à Aubagne auprès du général Espivent.

 

Plus généralement, la Commission a du mal à se faire obéir. Elle peut envoyer ses "civiques" opérer des arrestations, elle se heurte à la résistance passive des fonctionnaires et d'une partie de la population. Les journaux, prudemment, ne font plus de commentaires politiques et se contentent de publier impartialement les proclamations des uns et des autres ainsi que les avis officiels du gouvernement de Versailles.  Pour beaucoup, il est clair que le pouvoir de la Commission va tomber, la question étant de savoir comment et s'il y aura du sang versé.

Louis M. Greenberg (Sisters of Liberty: Marseille, Lyon, Paris, ouv. cité) écrit : « The city’s population sought to divorce from what was occurring at the préfecture» (la population de la ville souhaitait se désolidariser de ce qui se passait à la préfecture), les «bon citoyens » passaient à l'écart de celle-ci, « given over to the Parisian demagogues and to the riff-raff of the town » (livrée aux démagogues de Paris et à la racaille de la ville).

 

Dès le 29 mars, Le Journal de Marseille écrit qu'entre les « trois étrangers » [les délégués de Paris] et l’Assemblée nationale, on peut deviner quel sera le choix de Marseille (cité par Louis M. Greenberg). On a vu qu'à peu près à la même date, L'Egalité, après avoir pris ses distaces avec la Commune de Paris, prenait position contre tout ce qui risquait de conduire à la guerre civile.

 Le 31 mars, dans le Petit Marseillais, Maxime Aubray, qui semble penser à ce moment que Crémieux s'est retiré du mouvement (ou du moins s'est mis en retrait, ce qui est exact) écrit à propos de l'insurrection : « Cette mauvaise plaisanterie, qui n’a qu’à moitié réussi grâce à l'indifférence de la population dont les préoccupations étaient ailleurs, est demeurée jusqu’à présent assez inoffensive, grâce au bon sens de la garde nationale. » Il estime qu'il est temps que la comédie se termine et que les meneurs, « que nous tenons d’ailleurs pour de très honnêtes citoyens au fond », rentrent dans le rang.

https://www.retronews.fr/journal/le-petit-marseillais/31-mar-1871/437/1795587/1

 

Au sein de la Commission, l'ambiance est en permanence tendue, on rapportera que Landeck menace fréquemment de faire fusiller ses contradicteurs, et notamment Crémieux.

 Les Parisiens Landeck et Mégy représentent une tendance dure parmi des Marseillais visiblement plus conciliants.

Tandis qu' Etienne, Job, et bien entendu Crémieux, sont attentionnés pour les prisonniers ou otages détenus à la préfecture, les Parisiens sont souvent plus menaçants.

Parlant aux otages,  «  Landeck nous dit :  A Versailles, on arrête beaucoup de nos frères, faites qu'on ne touche pas un seul cheveu de leur tête, sinon ... » (mais le préfet Cosnier trouve que la menace « n’avait rien de bien terrible », et d'ailleurs Landeck se modère aussitôt et encourage les prisonniers à s'entremettre pour trouver un accommodement avec Espivent.

 

Mégy serait le plus dur: « S’adressant aux gardes en faction, il leur dit : « Ouvrez l’œil, si l’un de vos prisonniers cherche à s’évader, brûlez-lui la cervelle, où je vous la brûle à vous » (Dict. Maitron). C'est un homme qui a déjà tué un policier qui venait l'arrêter à Paris et qui en tire fierté. Plus tard, il dira que sa devise est : Tuons toujours nos ennemis, ça fera ça de moins.

Toutefois, Louis M. Greenberg (Sisters of Liberty: Marseille, Lyon, Paris, ouv. cité) pense que Mégy a pu protéger Crémieux contre Landeck, prêt à faire fusiller ce dernier.  

Enfin, on  aurait tort de prendre Job pour un personnage seulement pittoresque; il représentait avec Étienne et Gaston Crémieux, le Club (ou Cercle) républicain du Midi* (qui mériterait d'être étudié). Mégy  écrivit plus tard (novembre ou décembre 1871), dans une lettre adressée à Eudes, un des chefs de la Commune de Paris, en exil comme Mégy, que c'était Job qui avait « apprêté et mené tout le mouvement marseillais » (art. Job Joseph, dans le Dict. Maitron), ce qui laisse penser à un rôle de préparation avant le déclenchement de l'insurrection.

                                                                              * Le Cercle avait été fondé par Esquiros (après sa démission en tant qu'administrateur supérieur), Crémieux et d'autres après la disparition de la Ligue du Midi, pour en prolonger le programme. Il semble que le Cercle avait son siège rue Dauphine (devenue rue Nationale, cette voie aboutit au cours Belsunce).

 

 

 

CommuneMarseilleAffiche

 Arrêté de la Commission départementale provisoire annonçant la dissolution du conseil municipal et la tenue des élections municipales pour le 5 avril 1871. La "Commune de Marseille" n'a jamais été mentionnée comme l'autorité décisionnaire sur les documents officiels, tous se référant seulement à la Commission départementale provisoire.

https://wikirouge.net/Commune_de_Marseille

 

 

 

 

espivent

  Les journaux comme Le Petit Marseillais expliquaient à leurs lecteurs que compte tenu de la situation, ils se bornaient à reproduire les proclamations officielles des deux camps adverses, sans exclusive, semble-t-il, « jusqu'à ce que les choses aient repris leur cours normal ». Ici, un ordre du jour du général Espivent du 2 avril 1871 est publié en-dessous d'une décision signée du président de la Commission, G. Crémieux.

https://www.retronews.fr/politique/echo-de-presse/2018/03/22/1871-proclamation-et-chute-de-la-commune-de-marseille

 

 

 

L'AFFRONTEMENT EST IMMINENT

 

 

 

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 La presse marseillaise publie la proclamation de l'état de siège du général Espivent. Au-dessus, un texte signé par Thiers, publié pour copie conforme par le sous-préfet de Toulon.

https://www.retronews.fr/politique/echo-de-presse/2018/03/22/1871-proclamation-et-chute-de-la-commune-de-marseille

 

 

   

Selon Lissagaray, qui souhaite démontrer que la plus grande partie de la population soutenait la Commune, « la ville continua d’être calme, gouailleuse. L’aviso le Renard étant venu montrer ses canons à la Cannebière, la foule le hua si bien qu’il fila son câble et rejoignit la frégate [La Couronne ou La Magnanime] ».

Le 3 avril, Espivent proclame Marseille en état de siège* (en utilisant d’ailleurs les mots « la ville et la commune de Marseille »). Il s’apprête à faire marcher ses troupes, 6000 hommes qui ne sont pas vraiment sûres. Il peut aussi compter sur les marins de deux navires de guerre. A l’intérieur de la ville, il peut aussi compter sur les bataillons de la Garde nationale des quartiers bourgeois, Le 3, il a envoyé un ordre aux chefs de bataillon ; tous ont signé leur accord, sauf un, Duclos, qui fait arrêter le porteur de l’ordre (Duclos est le chef de l’artillerie de la Garde nationale, qui a été composée avec les anciens gardes civiques).

                              * Des spécialistes pourraient expliquer la différence et l’utilité de cette proclamation par rapport à celle de l’état de guerre (pour tout le département) quelques jours plus tôt. L’état de siège fait passer aux autorités militaires la compétence en matière judiciaire.

 

 

LE 4 AVRIL 1871

 

 

 

On a reproché aux partisans de la Commission départementale de ne pas avoir occupé les forts (Saint-Nicolas, Saint-Jean) ou les hauteurs (Notre-Dame de la Garde) et de ne pas avoir particulièrement enrôlé des défenseurs en vue de l’épreuve de force. Mais les « Communalistes* » comme on les appelle parfois (pour les distinguer des Communards) avaient-ils les moyens de prendre les forts où il semble qu’il restait une petite garnison ?

                                                                      * « Quelle signification donner à ces mouvements qu’on ne sait trop comment désigner ; « communalistes » est probablement le terme le mieux approprié. Il reste à le bien cerner. » (Jacques Rougerie, La Commune de Marseille, sur son site La Commune de Pris 1871 http://www.commune1871-rougerie.fr/commune-de--marseille%2Cfr%2C8%2C98.html)

 

 

D’ailleurs, la Commission avait quelques forces à sa disposition, notamment des garibaldiens ou francs-tireurs démobilisés et les gardes nationaux des quartiers populaires – ces derniers n’étant pas disponibles en permanence. On a dit (Lissagaray) que la Commission (sans doute Crémieux le premier) pensait que si l’armée tentait de reprendre Marseille, elle fraterniserait avec « le peuple ».

Dans la nuit du 3 au 4 avril, Espivent fait avancer ses troupes. Il s’est mis d’accord avec les chefs conservateurs de la Garde nationale pour que ces derniers mettent leurs bataillons en alerte. La Commission départementale est informée de cette avance par des garibaldiens.

Selon Lissagaray : « À une heure et demie, elle [la Commission] se décida à battre le rappel. Vers quatre heures, quatre cents hommes environ arrivèrent à la préfecture. Une centaine de francs-tireurs s’établirent à la gare où la commission n’avait pas su mettre un canon.

À cinq heures du matin, le 4, quelques compagnies [de la Garde nationale] réactionnaires apparaissent sur la place du Palais de Justice et au cours Bonaparte [Pierre Puget] ; les marins de la Couronne s’alignent devant la Bourse ; les premiers coups de feu éclatent à la gare.

Espivent se présente sur trois points : la gare, la place Castellane et la Plaine. »

Selon Léo Taxil :« Le 4 avril, au matin, on fut tout surpris de voir la troupe campée sur plusieurs points de la ville. »

Le 4 avril vers six heures du matin* Crémieux et Pélissier (le commandant en chef des forces communalistes), ceints d’une écharpe**, accompagnés d’un « délégué de Paris » (très probablement Landeck ? ***) et suivis de quelques accompagnateurs et d’une « foule immense de gens armés et non armés », viennent aux abords de la place Castellane pour parler au commandant en chef. Le commandant du 6ème bataillon de chasseurs, de Villeneuve s’avança et Crémieux lui demanda ses intentions. Comme il répondait « rétablir l’ordre », Crémieux répondit à peu près : Oseriez-vous tirer sur le peuple, l’empêcher d’élire ses magistrats ? (faisant référence à la convocation des électeurs pour les élections municipales).

                              *  A 6 heures selon ce qui est dit au procès des Communalistes (raporté par l'HEM) ou à 9 heures comme il est dit ailleurs par l’HEM ? Mais il semble qu'il y a eu deux entrevues, la seconde pourrait avoir eu lieu à 9 heures.

                             ** Au procès, il sera précisé qu’il s’agit d’une écharpe rouge à glands d’or.

                                   *** Selon Louis Fiaux (Histoire de la guerre civile de 1871, le gouvernement et l'Assemblée de Versailles, la Commune de Paris, 1879) et selon le témoignage de Landeck lui-même.

 

 

 

LA FRATERNISATION IMPOSSIBLE

 

 

 

Le commandant de Villeneuve coupe court à un début de discours de Crémieux à la foule et fait conduire les négociateurs de la Commission au général Espivent. Pendant ce temps, la foule criait : Vive les chasseurs ! La crosse en l’air, tuez vos officiers, ce sont des brigands, des assassins » (d’après les témoignages des officiers lors du procès des responsables de la Commune, repris par l’HEM).

Espivent reçoit Crémieux et l’autre délégué*, « parle de les arrêter, leur donne cinq minutes [c’est Villeneuve qui avait parlé de cinq minutes - selon d'autres sources, Espivent donne un quart d'heure] pour évacuer la préfecture. Gaston Crémieux, à son retour, trouve les chasseurs aux prises avec la foule qui cherche à les désarmer.

Un flot nouveau de peuple précédé d’un drapeau noir**, arrive, fait une poussée contre les soldats. Un officier allemand [ou autrichien] qui s’est mis « en amateur » au service d’Espivent, arrête Pélissier [qui a dû être séparé de ses camarades par le mouvement de foule] ; les chefs versaillais, voyant leurs hommes très ébranlés, ordonnent la retraite » (Lissagaray).

                                               * Notons que lors du procès, Crémieux a rapporté que devant Espivent, il avait "chargé" Landeck, le rendant responsable de l'affrontement, ce qui ne semble guère possible si tous deux étaient présents à l'entrevue avec Espivent. Il est donc probable qu'il y a eu une autre entrevue, plus tard, entre Crémieux seul et Espivent.

                                             ** On indique que la manifestation précédée d’un drapeau noir était conduite par l’internationaliste Sorbier – mais celui-ci s’en est défendu au procès. Les juges furent probablement convaincus car il fut acquitté.

 

La foule croit à la fraternisation. Quelques soldats se laissent convaincre mais les officiers parviennent à contenir leurs troupes, simplement il les font reculer.

 

Selon le témoignage plus tard de Landeck, Crémieux, voyant que certains soldats fraternisaient avec le peuple, aurait embrassé Landeck en lui disant : tu vois, la Commune triomphe sans avoir versé une goutte de sang.

                                   

 L’HEM, dont les auteurs sont journalistes, rapporte « les faits dont nous avons été nous-mêmes témoins ». « A huit heures et demi les rues commencent à se remplir. (…) la place Saint Ferréol [depuis place Félix Baret, devant la préfecture] est libre, toutes les forces appelées par la Commission pour défendre le palais préfectoral transformé en forteresse sont en partie à l’intérieur, les autres en train de faire une manifestation pacifique drapeau noir en tête et la crosse en l’air ». La foule (notamment des femmes) crie : Vive Paris !

Selon le journalise Elbert*, la Garde nationale des quartiers populaires a une conduite hésitante : les bataillons marchent de manière décidée, comme pour en découdre avec les soldats, puis quand ils arrivent au contact de ces derniers, les gardes nationaux mettent crosse en l’air et se présentent comme une manifestation pacifique cherchant la conciliation. Mais il s’agit moins d’hésitation que d’inciter les soldats à fraterniser.

                                * Elbert, un des organisateurs de la journée du 8 aout 1870, ne semble pas avoir participé aux épisodes suivants; sous-secrétaire général de la préfecture à l’époque d’Esquiros, directeur de l’opéra de Marseille vers 1885, directeur du Petit Marseillais, 1895-1896.

 

Selon Lissagaray :  « La place de la préfecture se remplit de groupes confiants. Vers dix heures, les chasseurs débouchent par les rues de Rome et de l’Armény [d’Armeny ou Armeny]. On crie, on les entoure. Beaucoup lèvent la crosse en l’air. Un officier parvient cependant à enlever sa compagnie, qui croise la baïonnette ; il tombe la tête traversée d’une balle. Ses hommes que cette mort irrite chargent les gardes nationaux jusque dans la préfecture où ils les suivent et sont faits prisonniers. Les fenêtres de la préfecture se garnissent de fusillade. » Depuis les maisons voisines les chasseurs et les gardes nationaux conservateurs tirent sur la préfecture.

De son côté, relatant les mêmes événements en témoins visuels, les auteurs de l’HEM disent :

« Tout le monde paraît convaincu aux abords de la préfecture qu’il n’y aura pas de conflit et que la troupe en masse a refusé de marcher. Nous quittons la place Saint Ferréol pour aller vers la Bourse voir l’attitude des marins. Mais aussitôt des coups de feu éclatent et la foule prise d’une terreur folle fuit en courant dans toutes les directions. C’est le commencement de la lutte. Les chasseurs que l’on croyait avoir fait défection, sont revenus et un premier coup de révolver tiré sur le général qui est avec eux vient de mettre le feu aux poudres. »

A la gare, les francs-tireurs, malgré une bonne défense, sont obligés de battre en retraite. Les Versaillais fusillent le commissaire de la gare, sous les yeux de son fils de seize ans (Lissagaray).

De son côté, Maxime Rude (Confidences d’un journaliste, 1876) décrit les mêmes événements avec quelques variantes.

« Le 4 avril, à l'aurore, l'armée du général Espivent campait à son tour sur le cours Belzunce et le cours Saint-Louis. Une partie assez imposante de la population de Marseille marcha de ce côté, le drapeau noir en tête. C'était le deuil de la France qu'elle portait, un grand deuil que des Français allaient ensanglanter eux-mêmes dans la guerre civile.

Les soldats comprenaient, émus les premiers de cette manifestation muette, mais la discipline commandait. »

 

 

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Le Cours Saint-Louis à Marseille. Au 19ème siècle, on y trouvait le marché aux fleurs avec des kiosques en fonte. Dans la journée du 23 mars, les forces des insurgés y prirent position, puis lors de la journée du 4 avril, ce fut le tour de l'armée régulière.

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Selon Rude, dès 7 heures, les troupes d’Espivent ont attaqué la préfecture, défendue par seulement 300 hommes. « Mais trois cents hommes armés, tirant par les fenêtres de cette immense caserne, c'était plus qu'il ne fallait pour repousser les assaillants, et ceux-ci échouèrent trois fois ».

Maxime Rude est toujours assez hostile aux « Communalistes » :

« Au reste, il [Crémieux] avait quitté la préfecture avec Landeck, à neuf heures du matin, pour aller parlementer à Castellane avec le général Espivent*. — On ne l'a plus revu de la journée. Le pauvre « Gaston » avait lâché ses terribles gardiens qui se fiaient à la surveillance de l'implacable Landeck, lequel ne reparut pas davantage. »

                                                                                         * Ce serait en fait la seconde entrevue de Crémieux (accompagné ou pas de Landeck) avec Espivent.

 

 

  

COMBATS DE RUE - L'ARTILLERIE ENTRE EN ACTION

 

 

 Selon Léo Taxil, à la préfecture, on s’aperçoit que presque rien n’a été prévu pour la défense : les bombes du commandant Giraud qui soi-disant auraient pu faire sauter tout Marseille, n’existent pas ; « on aligne un canon pour la défense, on se met en devoir de le charger. Ah bien oui ! impossible de trouver un boulet qui pût entrer. Le diamètre de tous ces boulets, que nous avions tant pris de peine à charrier, était plus grand que le calibre des canons » ; c’est ce qu’avait observé Maxime Rude.

Taxil continue : « Ceux que tenait l’envie de se battre n’avaient plus qu’à aller faire le coup de feu dans les rues, derrière les deux ou trois barricades qui se trouvaient en ville. »

Mais Taxil exagère un peu sur le défaut d'armement des défenseurs de la préfecture : à défaut de canons ou d'explosifs, il semble qu'ils avaient une mitrailleuse et d'excellents fusils. De quoi tenir quelque temps, mais pas de quoi gagner.

 

Partout des curieux essaient de voir ce qui se passe au risque d’être pris sous le feu des combattants.

Selon l’HEM : « 11 heures du matin. Nous montons à la Plaine par les rues d’Aubagne, Fongate et des Bergers. La fusillade ne ralentit pas un instant. Au coin des rues Marengo et des Bergers, nous voyons par terre une traînée de sang », il y a eu des victimes à cet endroit. Les journalistes interrogent des femmes sur le pas de leur porte. L’une d’elle s’écrie que c’est la faute de la « réaction » et des riches : « nous ne voulons pas en entendre plus long et nous filons ». A la Plaine les troupes régulières attendent les ordres, les officiers, soucieux, fument leur cigare en faisant les cent pas. Le général Espivent a donné à la préfecture jusqu’à une heure pour capituler.

A une heure le premier coup de canon est tiré de Notre-Dame de la Garde. Une batterie tire aussi sur la préfecture depuis la gare. L’HEM observe que le parapet sud de la gare « est garni de curieux et de pas mal de curieuses ».

 

 

 

communemarseille

« Bombardement de la Commune de Marseille ( 4 avril 1871) », estampe - source : Les Amies et Amis de la Commune.

L'image, très connue (une des rares concernant la Commune de Marseille), représente la batterie tirant sur la préfecture depuis Notre-Dame de la Garde. Ce sont les marins qui sont à la manoeuvre.

https://www.retronews.fr/politique/echo-de-presse/2018/03/22/1871-proclamation-et-chute-de-la-commune-de-marseille

 

 

 

« La rue Saint-Ferréol est encombrée par une foule dans laquelle se produisent de nombreuses paniques ; les rues de Rome, Paradis et Breteuil sont désertes. De nombreux blessés sont portés tantôt dans les pharmacies, tantôt dans les ambulances » (HEM).

La Garde nationale conservatrice unie aux militaires affronte les tireurs embusqués, on élève de part et d’autre des barricades.

Selon l’HEM, les insurgés sont bien armés : « A chaque instant on amène des émeutiers saisis les armes à la main ; presque tous ont les poches bourrées de cartouches (…) des balles mâchées ou limées … des bombes Orsini* parfaitement explosibles ».

                                                   * Orsini était l’auteur d’un célèbre attentat à la bombe contre Napoléon III.

 

Les « civiques » et garibaldiens prisonniers sont dotés de bon fusils que les gardes nationaux de l’ordre s’empressent de récupérer.

Les journalistes auteurs de l’HEM notent parmi les insurgés, des adolescents de 15 à18 ans portant des chassepots ; les tireurs se mêlent en permanence aux curieux (« sur la rue Cannebière », un « monsieur » essaye d’arracher son fusil à un adolescent qui se vante d’avoir abattu trois soldats ; il doit le lui rendre devant la réaction hostile d’autres passants et il s’éloigne, indigné).

 

Selon un individu qui s’est introduit dans la préfecture « poussé par la curiosité » et s’y retrouve bloqué toute une partie de la journée du 4, le nombre des morts dans la préfecture est de 20 environ et celui des blessés de 50. Le nombre des insurgés de la Préfecture est d’environ 2000* hommes, « anciens civiques, gardes nationaux, garibaldiens et militaires ralliés, appartenant à divers corps de l’armée ».

                                  * Chiffre qui ne correspond pas à d’autres sources qui parlent d’un assez petit nombre de défenseurs à la préfecture, environ 300, Crémieux lui-même parlera de 200. Les 2000 ont pu se réduire au chiffre de 200 à 300 au fil de la journée. Lors du procès, on dira que Pélissier, au matin du 4 avril, « se trouvait dans la Préfecture à la tête de 1000 à 1500 rebelles armés ». Certains d'entre eux ont pu participer aux manifstations de fraternisation, puis selon leur humeur ou leur courage, participer aux combats dans les rues ou se mettre à l'abri, sans revenir à la préfecture.

 

A une heure, « Les civiques embusqués dans les rues Sainte, Grignan et Fortia ouvrent un feu assez vif sur les gardes nationaux et les soldats qui occupent le Palais de Justice ; ceux- ci ripostent et forcent les assaillants à battre retraite.

Tout à coup le fort Saint Nicolas ouvre son feu. Son tir est loin d’être juste. » (HEM)

 

Maxime Rude est aussi témoin des combats. Il note que les artilleurs de l’armée tirent d’abord au canon à blanc depuis la rue Saint-Ferréol. Leur canon est capturé par des gardes nationaux insurgés.

Bientôt les combats deviennent acharnés. Rude, qui est allé au journal Le Peuple, essaie de rentrer chez lui :

« Les obus avaient succédé aux balles; au lieu de traverser la rue de Rome, absolument déserte, j'en longeai les murs pour gagner mon hôtel par un assez long détour. Des persiennes tombaient en morceaux à mes pieds. Arrivé au cours Saint-Louis, je vis la tête d'un passant comme moi emportée par un obus. Je fus obligé de me réfugier dans un café, dont la porte basse, dans le volet, était restée entr'ouverte.

J'attendis plus d'une demi-heure.

A midi le canon tonnait à Notre-Dame de la Garde, — les premiers obus tombaient sur la préfecture. »

« Dès quatre heures, le drapeau blanc était hissé au balcon de la préfecture; — il parait qu'on ne le distingua pas des hauteurs de Notre-Dame et les obus continuaient à éclater sur les dômes et dans la cour de la préfecture jusqu'à huit heures du soir. »

 

Selon l’HEM, « vers les cinq heures les marins de la Couronne et de la Magnanime [les deux frégates des forces légalistes] arrivent entraînant quatre canons. Deux sont mis en batterie contre la barricade de la rue Montgrand et deux contre celle de la rue Armény. »

Selon Louis Fiaux (Histoire de la guerre civile de 1871, le gouvernement et l'Assemblée de Versailles, la Commune de Paris, 1879) : «  Vers six heures, plus de 280 projectiles ont criblé la préfecture, qui se vide peu à peu de ses défenseurs. Landeck, si chaud pour la bataille, prépare ouvertement sa fuite ; M, Sorbier, journaliste, en pénétrant dans le palais pour engager les civiques à parlementer, le trouve une valise à la main, prêt à s'échapper et lançant cet adieu : « Faites vos affaires vous-mêmes, après tout je ne suis pas Marseillais ! *»

                                                                                            * Version qui au passage contedit celle de Maxime Rude selon laquelle Landeck aurait quitté la préfecture à 9 heures avec Crémieux pour parlementer avec Espivent, et n'aurait pas reparu !

 

 

 CF4129

La préfecture des Bouches-du-Rhône vers 1890.  En 1871, la préfecture était achevée depuis peu de temps.  Beaucoup de Marseillais et d'habitants du département avaient désapprouvé le coût de la construction de cet immense bâtiment d'allure massive. Tirage albuminé

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« NOUS ALLÂMES TIRER QUELQUES COUPS DE FUSIL» (LÉO TAXIL)

 

 

  

Pendant ce temps, le procureur général reprend possession du palais de justice ; il déclare : « pas de vengeance, pas de haine, nous représentons le droit ».

Trois entrevues ont eu lieu entre les assiégés et assiégeants, à la 3ème, Espivent consent à laisser sortir tous ceux qui se trouvent dans la préfecture sans armes, sans doute sur intervention des otages (le préfet et le procureur remettent à Alerini une lettre pour  Espivent).

A 7 heures 1/2 les marins des frégates La Couronne et La Magnanime débouchent en deux colonnes par la rue d’Armény et le boulevard du Muy ; ils rasent le mur de la préfecture et se précipitent à l’intérieur par la grande porte. A huit heures ils sont complètement maîtres des lieux.

De son côté, que fait Léo Taxil ? Il note bien que la préfecture avait l’intention de se rendre mais qu’on ne vit pas son drapeau blanc : 

« De la colline de la Garde et du fort Saint-Nicolas, les obus pleuvaient. Au haut du belvédère de l’horloge préfectorale, mon camarade Élie Devèze et le citoyen Pancin eurent la constance de tenir, jusqu’à quatre heures* de l’après-midi, un drapeau blanc pour demander la cessation du bombardement. »

                            * Noter que Rude dit que le drapeau blanc fut hissé à quatre heures (?)

 

Taxil prend des risques avec une certaine désinvolture.

« Dans la journée, après avoir déjeuné à midi à la maison, je me rendis un moment à la Préfecture, où l’on entrait à ses risques et périls ; car on franchissait la place sous une grêle de balles, tombant des maisons voisines occupées par la troupe.

Les partisans de la Commune n’étaient plus nombreux. Quelques anciens civiques gardaient l’amiral-préfet, à qui l’on avait adjoint, comme otage, le fils du maire. Les salons étaient transformés en ambulances ; une jeune femme et un chirurgien, tous deux n’appartenant à aucun parti, pansaient les insurgés aussi bien que les soldats blessés.

En compagnie de trois camarades légionnaires [de l’ancienne Jeune Légion urbaine], j’enfilai un pantalon de toile et une vareuse bleue, et nous allâmes tirer quelques coups de fusil, tout auprès, à la barricade qui était à l’angle de la rue Montgrand et de la place Saint-Ferréol ; de là, nous ajustions tant bien que mal les gardes nationaux du parti de l’ordre (…)  Jugeant alors que la partie n’était plus égale, nous quittâmes la barricade ; retournant vivement à la Préfecture, nous fîmes toilette et nous débarrassâmes de nos vêtements d’emprunt. »

Taxil arrive à sortir de la préfecture comme presque tous les défenseurs, puisqu’Espivent avait accepté que les hommes sans armes puissent sortir. Véritable badaud, il monte à N.D. de la Garde voir les artilleurs qui tiraient sur la préfecture…

« Vers cinq heures, je grimpai à la colline de la Garde, pour me rendre compte du tir de nos adversaires. Il y avait là quelques curieux. Les soldats nous défendirent de stationner. 

Enfin, à la tombée de nuit, les marins (…) arrivèrent devant le palais préfectoral, siège abandonné de l’insurrection, et escaladèrent les fenêtres. Ils ne trouvèrent guère que les otages. »

 

 

 

QUELLES ÉTAIENT LES RAISONS DE L’INSURRECTION DU 23 MARS ?

 

1. DES BUTS LIMITÉS

 

 

Selon les témoignages, elle résultait uniquement (même si des facteurs locaux ont joué inévitablement dans son déclenchement) de la situation de Paris. La lutte qui venait de s’engager entre le gouvernement réfugié à Versailles et Paris (pour être exact, une partie considérable de la population parisienne) a déterminé les radicaux les plus « intransigeants » et les milieux révolutionnaires marseillais à se prononcer en faveur de Paris. C’est le sens du discours à l’Eldorado de Crémieux. Mais comment comprenaient-ils l’insurrection parisienne, qui n’avait pas encore eu le temps de mieux préciser ses buts ?

D’une part, il s’agit d’une insurrection pour protéger la république qui apparait menacée par l’Assemblée nationale conservatrice et même monarchiste en majorité : Est-ce que les monarchistes ne vont pas profiter qu’ils ont la majorité pour procéder au rétablissement de la royauté, royauté qu’on imagine volontiers sous sa forme la plus rétrograde, celle du légitimisme, nostalgique de l’Ancien régime ?

Le gouvernement de Thiers se proclame certes républicain, mais chez les républicains d’extrême-gauche, on ne lui fait pas confiance.

La paix « honteuse » a probablement joué un rôle dans la montée de la méfiance puis de l’hostilité déclarée envers le gouvernement et l’Assemblée. Mais à aucun moment, sauf erreur, il n’est envisagé de reprendre le combat (la Commune de Paris acceptera aussi le fait accompli de la paix). C’est donc sur ce point plutôt une rancœur qui est à l’oeuvre qu’une véritable intention de rallumer la guerre.

La circulaire du 25 mars de la Commission provisoire adressée aux municipalités du département fournit un éclairage sur le programme des Communalistes marseillais :

« A Marseille, tous les groupes républicains réunis (…) ont institué d’un commun accord une Commission départementale provisoire chargée d’administrer les Bouches-du-Rhône en attendant qu’un gouvernement régulier siégeât dans la capitale Cette Commission (…) résignera ses pouvoirs entre les mains du préfet nommé par le gouvernement. (…) Les républicains de Marseille n’ont fait par là que se conformer aux principes démocratiques qui imposent comme seule base d’un état librement et logiquement constitué l’unité de direction politique et la décentralisation administrative.

Les républicains de Marseille veulent que Paris et le gouvernement qui y siégera gouvernent politiquement la France entière, et à Marseille, les citoyens marseillais prétendent s'administrer eux-mêmes dans la sphère des intérêts locaux. »

Selon Louis Fiaux, cette circulaire du 25 mars ne présente « même pas l’ombre d’un sentiment séparatiste ».

Dans une proclamation du 31 mars, ces buts sont rappelés et à peine mieux précisés :

« Nous voulons la consolidation de la République par les institutions républicaines. Nous voulons l’unité de direction politique avec une assemblée constituante et un gouvernement républicain issu de cette assemblée, tous les deux siégeant à Paris. Nous voulons la décentralisation administrative avec l’autonomie de la Commune en confiant au Conseil municipal élu de chaque grande cité les attributions administratives et municipales. L’institution des Préfectures est funeste la liberté », elle doit donc être supprimée*.

                                         * On se souvient que la proclamation du 25 mars annonçait sagement que la Commission provisoire résignerait, le moment venu, ses pouvoirs entre les mains du préfet nommé par le gouvernement. Certains aspects de la proclamation du 31 mars sont peut-être à mettre au compte des délégués de Paris (qui ayant pris les choses en main, sont peut-être les véritables auteurs des proclamations à compter du moment de leur arrivée ?). 

 

On voit que les Communalistes de Marseille (étant rappelé qu’il n’y eut jamais une instance organisée sous le nom de « Commune de Marseille »), même après l’arrivée des délégués de Paris, restait très loin des buts affichés par la Commune de Paris (buts qui, au demeurant, étaient loin d’être partagés par tous les membres parisiens et sans doute, encore moins, par la population parisienne soutenant la Commune) : là où la Commune de Paris prétendait remplacer l’Etat par une fédération de Communes, là où elle considérait que Paris n’était plus et n’avait plus à être la capitale de la France et refusait de légiférer pour la France, les Communalistes marseillais parlaient de réinstaller à Paris le gouvernement et l’assemblée et lorsqu’ils parlaient des droits de la Commune, c’était pour lui confier modestement des « attributions administratives et municipales » et non la plénitude des droits politiques.

Jacques Rougerie a raison de rapprocher cette modeste tendance à la décentralisation (allant au mieux jusqu’à supprimer les préfets) des réflexions du libéral Edouard de Laboulaye* qui donnait, en pleine période de la Commune, sa définition - imprécise d'ailleurs - de la décentralisation : « A l'individu ce qui appartient à l'individu, à la commune ce qui appartient à la commune, au département ou à la région ce qui appartient au département ou à la région, à l'État enfin ce qui appartient à l'État, voilà une formule excellente. » (J. Rougerie, La Commune de Marseille, sur son site La Commune de Pris 1871 http://www.commune1871-rougerie.fr/commune-de--marseille%2Cfr%2C8%2C98.html)

                                          * E. de Laboulaye, penseur politique, membre de l’Institut, opposant libéral à l’Empire. Elu député en juillet 1871, siège au centre-gauche, appuie la politique de Thiers. En 1872, fait partie du groupe dit de la République conservatrice. Membre de la commission des trente, chargée de rédiger les lois constitutionnelles, il déclara que la forme du gouvernement lui était indifférente, pourvu que le gouvernement ne soit pas despotique. Admirateur des Etats-Unis, président du comité franco-américain, il est connu pour avoir été à l’initiative de la souscription ayant pour but d’offrir aux USA la statue de la Liberté.

 

Les Communalistes marseillais se focalisent sur la forme du régime (ce sont des républicains intransigeants) et, à la rigueur, émettent de modestes revendications de libertés municipales, celles qui seront plus ou moins satisfaites par la loi de 1884 sur les municipalités (« Le conseil municipal règle, par ses délibérations, les affaires de la commune » ; il s’agit du principe de « libre administration des collectivités locales », mais réduit aux affaires strictement locales, toujours en application); cette loi constituait un progrès par rapport à l'époque antérieure en rééquilibrant les pouvoirs respectifs des conseils municipaux et des préfets - sans mettre fin au rôle de tutelle de ces derniers, qui, même modifié depuis les lois de dcentralisation existe toujours. 

 

  

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 Marseille, le Quai de la Fraternité (ex-Quai Napoléon,  plus tard Quai des Belges à partir de 1915 *), au débouché de la Canebière, vers 1900.

                                                      * Le nom officiel est redevenu Quai des Belges - Quai de la Fraternité.

Detroit Photographic Company, 1905.

Wikipedia.

 

 

 

2. UNE INSURRECTION SOCIALE ?

 

 

Dans le programme de la Commune de Marseille sont quasiment absents tout aspect social, tout programme collectiviste ou favorable aux classes populaires (sauf à postuler que la république est par définition, plus favorable aux classes populaires que la monarchie). La Commune (ou plus exactement, la Commission provisoire) prit une mesure sur le report du paiement des loyers, c’est peu de chose. On dira que la Commune n’a pas disposé du temps nécessaire pour mettre sur pied un programme social.

Mais indépendamment du programme de la Commune, peut-on dire que celle-ci a été soutenue par les classes populaires dans leur ensemble, par « le peuple » comme le dit Lissagaray ? Remarquons au passage que cette expression est polysémique : parle-t-on de l’ensemble de la population d’un Etat (ou d’une ville), ou de l’ensemble des classes populaires, ou même d’une partie de celles-ci en postulant que la partie suffit à représenter le tout ?

C’est pourquoi on ne peut pas accepter comme allant de soi, les déclarations selon lesquelles la Commune représentait le peuple, se confondait avec lui.

A l’inverse, on ne peut pas non plus accepter le point de vue de Raoul Busquet, un historien marseillais plutôt conservateur, qui écrit dans son Histoire de Marseille (première édition 1945) : « La Commune de Marseille avait été facilement vaincue ; la population lui était demeurée étrangère ».

 Alors comment mesurer le soutien de la population à la Commune ?

On peut déjà interroger le nombre de ceux qui ont soutenu la Commune (on parle ici de la 2ème Commune, celle de mars-avril 71)* lors des mobilisations du  23 mars ou du  4 avril 71, tel qu’il ressort des récits d’époque.

                                   * Il est probable que beaucoup de ceux qui ont soutenu la très courte Commune de novembre 70 ont aussi soutenu celle de mars 71. Mais il y a eu aussi des exceptions ou des défections. Que fait par exemple Carcassonne, le chef (bien peu charismatique) de la Commune de 70, en mars 71 ? Son nom n’apparait jamais (toutefois, selon l'article de Roger Vignaud consacré à Carcassonne dans le dict. Maitron, après l’échec de la Commune de mars-avril 1871, il se réfugia quelque temps en Suisse - mais rien n'indique que des poursuites aient eu lieu contre lui). Gustave Naquet passe pour avoir soutenu sans participer la Commune de 70 (ce serait à préciser, car sa nomination comme préfet de Gambetta trois mois après ne plaide pas vraiment en ce sens). Il est pour le moins réservé en 71, etc.

 

Le 22 mars, Crémieux fait applaudir Paris à la salle de l’Eldorado (1500 à 2000 personnes) ; le lendemain, la Garde nationale des quartiers populaires refuse de défendre le gouvernement de Versailles. Mais combien sont ceux qui envahissent la préfecture ? Le préfet Cosnier évoque « un détachement d’insubordonnés suivis de garibaldiens et d’une foule de gens étrangers à Marseille » et « deux autres corps vinrent se masser (…) ils formaient en tout de 7 à 800 hommes ». Faut-il comprendre 7 à 800 personnes en tout, ou en plus de la foule citée en premier lieu ?

L’HEM écrit que « des hommes de l’ancienne garde républicaine [civique], des Garibaldiens, des francs-tireurs et des gardes nationaux de banlieue » s’étaient massés pour marcher sur la préfecture – mais combien ?

Maxime Rude ne donne pas de chiffre non plus mais sa description laisse penser qu’il y avait une masse importante : « je descendis, cette fois, à la rue Saint-Ferréol, — du côté où l'on battait maintenant la marche et où l'on sentait des pas innombrables, mais confondus dans la même allure, ébranler en masse le pavé.

La garde nationale défilait et se dirigeait droit vers la Préfecture. (…) Elle se rangea en bataille sur la place ; les cris de Vive Paris ! retentissaient, formidables ».

On devrait retrouver le même effectif ou à peu près, lors du 4 avril quand il s’agit de défendre la Commune. Ici nous avons des chiffres : on dit que les défenseurs de la préfecture étaient environ 1500 à 2000 – mais ceux qui résistent toute la journée aux troupes d’Espivent dans la préfecture même sont 200 à 300 selon plusieurs estimations (dont celle de Crémieux - qui il est vrai n’était semble-t-il plus sur les lieux) ; il faut ajouter les défenseurs des barricades. Lissagaray dit qu'au matin du 4 avril, 400 hommes avaient pris position à la préfecture et 100 à la gare.

Dans une chanson de Michel Capoduro (datant de 1879), Siatz desarmats (vous êtes désarmés), écrite en provençal de Marseille, l'auteur insiste sur la défection de ceux qui auraient dû soutenir la Commune, mais qui ne sont guerriers qu'au cabaret ou au cabanon (nous ne donnons que la traduction de quelques vers):

(...)

Regardez le quatre avril

 (...)

Vous dormiez bien, et tout s’explique.

Enfants de la république Je ne vous croyais pas tant bornés ;

 (...)

Lorsqu’il fallait quelques renforts,

Vous jouiez à vous cacher (...)

Site Les amies et amis de la Commune de Paris, 2021, https://www.commune1871.org/la-commune-de-paris/histoire-de-la-commune/commune-1871-ephemeride/1192-commune-1871-ephemeride-4-avril-ecrasement-de-la-commune-de-marseille-la-breve-commune-de-limoges

 

Selon toutes les sources, l'effectif des insurgés actifs ou combattants  semble assez réduit au final. Ce constat a permis aux milieux conservateurs de considérer que l'insurrection avait été le fait d’un « ramassis de quelques centaines de gredins » (c'est l'expression utilisée par le conseil de l'ordre des avocats en 1872, lors de l'examen de la demande de réintégration  dans l'ordre d'Emile Bouchet, cité par U. Bellagamba).

Par contre, il faut tenir compte d’une masse certainement bien plus importante, c’est la foule qui vient manifester pour obtenir la fraternisation des troupes. Ici encore, cette foule (cette fois avec des femmes) n’est pas dénombrée mais elle était certainement considérable comme le montrent les expressions dont se servent les narrateurs.

Selon Maxime Rude, « Une partie assez imposante de la population de Marseille marcha de ce côté, le drapeau noir en tête. ».

Selon le rapporteur de l’accusation lors du procès (HEM) : « Le 4 avril vers six heures du matin Crémieux, Pélissier et un autre, les deux premiers ceints d’une écharpe, escortés de plusieurs individus … [et] une foule immense de gens armés et non armés … arrivaient, demandant à parler au commandant do la troupe. » Il y a sans doute eu deux groupes : ceux qui avaient suivi Crémieux et Pélissier et ceux qui les ont rejoints ensuite, formant « une manifestation pacifique, drapeau noir en tête et la crosse en l’air » (qui aurait été conduite par Sorbier).

On peut donc conclure qu’une partie importante de la population marseillaise avait de la sympathie pour la Commune, mais sans aller jusqu'à prendre parti physiquement pour elle - peut-être parce que la Commune n'avait pas réussi à convaincre les gens qu'elle représentait un pouvoir "sérieux" et durable. En tous cas, cette population ne soutenait pas les adversaires de la Commune - mais elle agissait plutôt en essayant de s’interposer qu’en participant directement aux combats.

Témoignent aussi, à leur manière partielle, d'une sympathie pour les insurgés, les réactions individuelles notées par l’HEM, parmi le public (la femme qui dit que c’est la faute de la "réaction " et des riches, les gens qui sur la Canebière prennent à parti le « monsieur » qui veut enlever son fusil à un gamin qui se vante d’avoir déjà dégommé trois soldats).

 

Quelle était la composition sociale des soutiens de la Commune ?

Ici on peut citer le grand spécialiste de la Commune, Jacques Rougerie 

« Qui formait la masse des rebelles de mars ? (…) Mais il me semble que, si l’on veut faire une sociologie sommaire des acteurs populaires des mouvements marseillais, il faille préférer s‘en tenir aux participants (réels ou supposés, soit un peu plus de 300, y compris les non-lieux [lors des procédures de justice après la fin de la Commune]) à la tentative du 23 mars au 4 avril, dont beaucoup avaient aussi participé aux mouvements précédents. J’en ai tenté rapidement l’essai et je dénombre : 15% de travailleurs du bâtiment : 14% de petits commerçants et travailleurs des services courants (non compris les maîtres et garçons de maison de tolérance, activité bien caractéristique d’un port, 2%) : 9% d’employés divers.

8,5% de travailleurs du métal :  6% d’ouvriers du port, en y comprenant les tonneliers, 6% de journaliers : 4,5% d’ouvriers du meuble, non compris 3 % de menuisiers : 4% de travailleurs du vêtement.

6% seulement de membres des professions libérales, catégorie qui, est surreprésentée si on prend en compte les militants des deux premiers mouvements.

Le reste en travailleurs divers. »

http://www.commune1871-rougerie.fr/commune-de--marseille%2Cfr%2C8%2C98.html

 

Il n’est pas surprenant de trouver une majorité d’ouvriers parmi les défenseurs de la Commune – ceux-ci sont prêts à appuyer des mouvements insurrectionnels même si la question sociale n’est pas explicitement au premier plan. Quant à la population qui sans prendre part aux combats, est favorable aux insurgés, elle ne peut être dénombrée mais elle est incontestablement considérable.

J. Rougerie cite d’ailleurs les bataillons de la Garde nationale, qu'on peut penser assez représentatifs de la population, où sur 18, il y en avait 13 ou 14 de « mauvais », selon un défenseur de l’ordre, le procureur général Thourel (déclaration lors du procès des Communalistes).

 On peut supposer sans grand risque d'erreur que la composition sociale de la partie de la  population qui apporte un soutien "moral" aux insurgés est identique à celle des quelques 300 insurgés combattants.

 

Quelle conclusion proposer ? Que seulement 2000 Marseillais au plus, étaient prêts à défendre effectivement la Commune, effectif ensuite réduit à 300 défenseurs permanents (en comptant ou pas quelques « intermittents » comme le jeune Léo Taxil). Ces « permanents » se recrutaient parmi les vieux routiers des insurrections depuis les journées des 7- 8 août 1870.

 

 

Mais peut-être plus important et c’est une hypothèse personnelle - un grand nombre de Marseillais qui ne se souciaient pas forcément de la Commune étaient prêts à sortir dans la rue pour éviter l’effusion de sang (mais en s'exprimant de façon plutôt hostile sinon aux soldats, du moins à l’armée); ils manifestaient leur soutien aux assiégés de la préfecture, peut-être pas tant par sympathie politique que parce qu’ils avaient le sentiment que ces derniers étaient essentiellement des Marseillais et que ceux qui voulaient les réduire par la force, eux, ne l’étaient pas (si on oublie les bataillons « bourgeois » de la Garde nationale) : ni Espivent ni ses soldats n’étaient des Marseillais *.

                                                        * Certes, selon les témoins, on crie "Vive Paris", ce qui parait dénoter une adhésion - minimale ou peu renseignée ? -  aux buts de la Commune/Commission, au moins pour une partie des manifestants "pacifiques". Vive Paris est - paradoxalement - le seul cri de ralliement que les Communalistes marseillais ont pu mettre en circulation... avec Vive la République !

 

 

3. UNE INSURRECTION « OCCITANISTE » ?

 

 

Autre aspect mythifié : le soi-disant caractère occitaniste de l’insurrection, qui est mis en avant par quelques uns (assez peu nombreux). On ne peut pas le déduire du fait qu’après coup, des chansons (en provençal de Marseille) ont évoqué la période insurrectionnelle et sa répression, car l’usage du provençal était assez général dans la population (quoique certainement en déclin) : il ne constituait donc pas un marqueur particulier d’aspirations consciemment régionalistes, et encore moins séparatistes, mais un mode d’expression courant, notamment pour la poésie populaire. 

Comme on l’a vu, il n’y a quasiment aucune trace de « patriotisme » provençal ou même marseillais (et encore moins occitan*) dans l’insurrection, telle qu’elle apparait dans ses proclamations (et dans les expériences qui l’ont précédé comme la Ligue du Midi), ni de séparatisme à plus forte raison. Aussi bien le 23 mars que le 4 avril, paradoxalement, on crie Vive Paris et pas Vive Marseille, on veut que Paris redevienne capitale de la France (ce qui n'était même pas le but officiel de la Commune de Paris qui prétendait former une cité autonome), et on conteste seulement l’excès de centralisation, et encore ce thème n’est pas prédominant et intéresse probablement plus les chefs du mouvement que la "base".

                                 * Il existe des querelles linguistiques et idéologiques que nous n’avons pas besoin d’évoquer davantage entre les « occitanistes » et les provençalistes ».

 

Mais comme on l’a dit, il est probable que lors de la répression de la Commune, un réflexe de solidarité marseillaise a joué.

Par la suite, même sans signification « régionaliste » initiale, l’épisode, important par lui-même dans la vie de la population, a pris le sens d’une manifestation de l’identité marseillaise réprimée par la puissance étatique nationale ; il représente un moment de plus où Marseille révoltée a été punie par le gouvernement central, à ranger dans l’imaginaire de la ville aux côtés de la tentative de sécession de Cazaux à la fin du 16 ème siècle, de l’opposition au pouvoir monarchique de Louis XIV ou de la révolte dite "fédéraliste" contre la Convention jacobine en 1793.

 

 

 

 Nous reprendrons bientôt cette suite de messages pour examiner la répression après le 4 avril et notamment le procès des principaux accusés, dont Gaston Crémieux.

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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