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Le comte Lanza vous salue bien
17 mars 2020

LA COMMUNE DE MARSEILLE EN 1871 DEUXIEME PARTIE

 

 

LA COMMUNE DE MARSEILLE EN 1871

DEUXIÈME PARTIE

LA PREMIÈRE COMMUNE (NOVEMBRE 1870)

 

 

 

  

 

 [ Nous utilisons dans ce message des photos trouvées sur internet, que nous créditons. En cas de contestation, nous les supprimerons à la première demande des ayant-droit ]

 

 

 

 

 

UN AMÉRICAIN À MARSEILLE

 

 

 

 

Un curieux personnage arrive alors à Marseille (le 20 octobre 1870); c’est l’Américain George Francis Train*, moitié politicien ultra-démocrate [au sens français, pas au sens du Parti démocrate américain qui à l'époque est plutôt conservateur], moitié businessman, qui accomplit un tour du monde en 80 jours dont il prétendra ensuite qu’il a inspiré Jules Verne (étant donné le temps perdu par Train à participer à des meetings politiques, il est hasardeux de penser qu’il s’agissait de battre un record ?).

                                                                  * George Francis Train fut un homme d’affaires prospère dans la première partie de sa vie, créateur du Crédit Foncier d’Amérique, investissant dans les chemins de fer. En même temps, il affichait des opinions politiques radicales, soutenant particulièrement les nationalistes irlandais contre la Grande-Bretagne, contacté par des républicains australiens pour être le « président de leur république de papier », selon ses termes. Dans la seconde partie de sa vie, il devint de plus en plus excentrique, menacé même d’enfermement en hôpital psychiatrique. Une féministe de l’époque (Train était féministe) le qualifia de « crack-brained harlequin and semi-lunatic » (Arlequin au cerveau fêlé et moitié fou). Bien que défavorable au Sud dans la guerre de Sécession, il semble avoir été opposé à l’émancipation des Noirs.

 

Selon les Mémoires de Train*, il est accueilli comme un libérateur (pourquoi ?) par un comité de révolutionnaires qui ont suivi sa route depuis Port-Saïd ; on lui dit que 6000 personnes l’attendent « à l’opéra »**. Train, convaincu de la détermination des révolutionnaires, décide de ne pas décevoir ses nouveaux amis. Il se rend à la réunion, prêt à électriser la foule. Il est accueilli aux cris de «  Vive la République! Vive la Commune!*** ».

                                                  *  George Francis Train, My Life in Many States and in Foreign Lands, 1902, http://www.gutenberg.org/files/38265/38265-h/38265-h.htm

                                                              **  Probablement à l’Alhambra.

                                                  *** Si Train n’a pas été influencé par des événements postérieurs dans son récit (paru en 1902), le cri « Vive la Commune » était déjà un cri révolutionnaire à Marseille (?)

 

Selon l’HEM, il parait vouloir profiter de l’occasion pour vendre de mauvais fusils, Il prend la parole à l’Alhambra : il fait applaudir « Suez, votre canal », il prétend parler au nom des millions d’ouvriers d’Irlande* et d’Amérique qui aiment la fraternité. Il critique l’inaction des Marseillais : « vous fumez vos cigares, vous jouez au billard, vous buvez votre vin alors que la France est en flammes » (applaudissements frénétiques). Formez vos bataillons, sonnez vos cloches, marchez sur Paris contre les Prussiens. Il promet 100 000 carabines Remington !

Il veut délivrer « Votre beau Paris, notre Paris, car Paris appartient au monde entier ». Il en appelle à des héros français assez loin des références républicaines : La Fayette, de Grasse, Rochambeau, qui ont aidé l’Amérique, mais aussi Charles Martel, Condé, Bayard, Jeanne d’Arc** et les braves Irlandais qui ont combattu à Fontenoy !

                                               * Train est favorable aux Fenians, les nationalistes irlandais anti-Britanniques ; mais y avait-il à l’époque des millions d’ouvriers en Irlande, pays agricole ?

                                              ** En fait, Train déclame (en traduction ?) un poème de Oliver Wendell Holmes en hommage à la France : « Pluck Condé's baton from the trench ; Wake up stout Charles Martel; Or give some woman's hand to clench The sword of La Pucelle! », ainsi qu'il le raconte dans ses mémoires. Sur ce point, l'information de l'HEM est parfaitement corroborée.

 

Après cela, Train indique qu’il fut raccompagné à son hôtel par une foule enthousiaste : les 6000 personnes de l’auditoire et 20 000 qui attendaient dehors !

Train raconte ensuite que lui et le comité d’insurrection firent venir Cluseret de Suisse, car il paraissait être l’homme qu’il fallait pour conduire les révolutionnaires (or, il semble que Cluseret était déjà à Marseille ?). Train fait alors la connaissance de Cluseret qu’il décrit comme un homme de belle prestance ; il sympathise avec lui (sans doute en raison des liens de Cluseret avec les progressistes américains et les Fenians). Ils sont vite inséparables. Train présente le général Cluseret devant 10 000 personnes, « au Cirque » ( ?) :

« There were at least 10,000 men in this gigantic amphitheater. I made a short speech and said I wanted to give them a surprise. "You want a military leader. I have brought you one. Here is your leader—General Gustave Paul Cluseret." He was greeted with tremendous cheers » (il y avait au moins 10 000 hommes dans ce gigantesque amphithéâtre. Je fis un court discours et je déclarai que je voulais leur faire une surprise. Vous voulez un chef militaire, je vous en amène un. Voilà votre chef, le général Gustave Paul Cluseret. Il fut salué par des acclamations formidables).

Cluseret et Train, selon les Mémoires de ce dernier, mettent au point leurs dispositions pour prendre possession de la ville au nom de la Commune, « the red republic » (la république rouge). Selon cette version, l'insurrection avait donc été préparée à l'avance, avec un comité attendant l'occasion propice.

Dans ses Mémoires, Train émet une opinion sur la Commune, « one of the darkest and most desperate enterprise known in history … - the attempt to transform France and the world in a system of communes erected upon the ruins of all national governments » (une des entreprises les plus obscures* et les plus désespérées de l’histoire … la tentative de transformer la France et le monde en un système de communes bâties sur les ruines de tous les gouvernements nationaux).*

                                         * Darkest ; Train veut sans doute dire « obscur » au sens d’« incompris » ? Ou alors il faudrait traduire par « sombre, triste » eu égard au résultat. Dans tous les cas, Train a bien compris le but affiché par certains Communards, aujourd’hui négligé même par les admirateurs de la Commune. Mais à Marseille en octobre 1870, les préoccupations n'avaient sans doute pas grand chose à voir avec ce but et se limitaient à la guerre à outrance (et encore dans des discours de cafés et de clubs, comme Train l'avait bien vu : vous fumez vos cigares, vous jouez au billard...).

 

L'avis exprimé par Train sur  la Commune semble plus influencé par ce qu’il a ensuite appris de la Commune de Paris que par son expérience à Marseille, où, comme le rapporte l’HEM, il est surtout question de marcher sur Berlin et de la guerre à outrance. Les auteurs de l'HEM, Aubray et Michelesi, présentent Train comme un cabotin, cherchant surtout à vendre des fusils de mauvaise qualité, applaudi par des révolutionnaires de bastringue s'étourdissant de déclarations creuses.

  

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Francis George Train, "industriel et aventurier", avec une immortelle citation du personnage :  " Nous vivons dans une époque étrange, en vérité, quand jeunes et vieux apprennent des faussetés à l'école, et quand le seul homme qui ose dire la vérité est traité aussitôt de fou et d'idiot."

 

 

 

 

« FLOTS D’ENCRE » ET DE PAROLES

 

 

 

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 Le Vieux-Port et Notre-Dame de la Garde avec au premier plan la consigne sanitaire.

Photo de la fin du 19ème siècle.

Passion Provence http://www.passionprovence.org/archives/2018/06/14/36400580.html

 

 

 

Pendant ce temps, selon l’HEM, « M. Esquiros se noyait dans des flots d’encre », multipliant les proclamations et décisions, purement verbales. « Tontes les questions étaient résolues une facilité qui tenait du prodige, toutes les difficultés s’aplanissaient comme par enchantement sous la plume de l’administrateur supérieur », ironise l’HEM.

Parmi ses productions, la proclamation suivante (22 octobre) adressée « aux campagnes » :

« J’autorise les maires à déclarer mauvais citoyens tous ceux qui à l’heure des exercices militaires se livreraient à des jeux ou à des récréations intempestives. Trêve aux amusements et aux exercices d’adresse quand la France est sous les armes. Laissons dormir les boules quand les boulets déchirent le sol sacré de la patrie. »

Le 20 octobre, devant une délégation de l’Assemblée internationale des travailleurs, il déclare « si l’administration de Tours m’abandonne, je suis certain que Marseille ne m’abandonnera pas ». Il annonce qu’il partira bientôt avec la Garde nationale « prêcher la guerre sainte » de village en village.

Une proclamation de la Ligue du Midi du 25 octobre, signée Esquiros, président de la Ligue, de tous les délégués, du préfet Delpech, du conseil départemental (Etienne, Crémieux, Albert Baume etc), des membres du comité de défense (le colonel Marie, commandant la garde nationale, Naquet etc)  annonce que 15 départements et l’Algérie sont unis : les populations du Midi doivent se lever en masse, tous les citoyens doivent être prêts à quitter leurs foyers pour marcher contre le despotisme monarchique et prussien. Des délégués, appelés commissaires généraux, sont nommés, ils se rendront dans les départements pour prêcher « la guerre sainte » ; une assemblée générale de la Ligue aura lieu à Marseille le 15 novembre, une souscription est prévue; la formule rituelle « vive la république, une et indivisible » clôt la proclamation.

Fin octobre, Train fait un discours à la préfecture, lors d’une réunion de la Ligue du Midi, devant Esquiros, et déclare : Mort à l’homme qui refuse de marcher, tuons-le comme un lâche, à Berlin ! (selon l’HEM).

Selon la même source, le 28 octobre, à l’Alhambra, en présence des « chefs de la guérilla marseillaise » et de la « commune révolutionnaire » ( ?)*, Train reparle des fusils (c’est raté pour les Remington, mais il cherche d’autres fusils). Il galvanise le public (malgré quelques manifestations d’opposants) : Pas de paix, ce serait la trahison… Vive la république universelle… A Berlin en masse, voulez-vous que je vous y conduise ?  On chante La Marseillaise, le Chant du départ, le Chant des Girondins. Crémieux congratule Train et évoque l’aide apportée par « la jeune république française » à l’Amérique lors de la guerre d’indépendance - erreur de Crémieux car c’est bien la monarchie finissante qui a aidé les insurgés américains – ou malveillance de l’HEM qui rapporte ses propos ?

                                                      * L’HEM veut peut-être parler des futurs chefs de la Commune révolutionnaire, puisqu’à cette date celle-ci ne s’est pas encore manifestée. Un groupe de francs-tireurs portait le nom de « Guérilla marseillaise ».

 

La réunion se clôt par une quête rapportée ironiquement par l’HEM. 5000 personnes reconduisent triomphalement Train à son hôtel, en chantant la Marseillaise.

 

 

 

NOUS VOULONS ESQUIROS

 

 

 

Le 30 octobre on apprend la nouvelle de la capitulation de Metz, où était retranchée l’armée du maréchal Bazaine : on crie de nouveau (dans toute la France) à la trahison, puisque Bazaine était un militaire suspect, qui avait fait sa carrière sous l’Empire.

Les événements militaires catastrophiques augmentent encore la tension entre les modérés (soutenus par le gouvernement) et les démocrates de gauche.

On annonce l’arrivée du nouvel administrateur supérieur, Gent. Il n’est plus question de Dufraisse, qui semble être brièvement venu à Marseille et reparti illico (comme l’indique Léo Taxil). Dufraisse fut nommé préfet des Alpes-Maritimes.

Le 31octobre, le préfet Delpech annonce le remplacement du conseil municipal par une commission. Tensions entre Delpech et le commandant de la Garde nationale, le colonel Marie, auprès de qui le conseil municipal s’est réfugié. Marie a reçu l’ordre du gouvernement, de proclamer l’état de siège, jusqu’à l’arrivée du nouvel administrateur, ce que Delpech lui interdit de faire.

Selon Léo Taxil :

« La nomination de Gent fut accueillie par des cris de colère de la part des partisans d’Esquiros et de Delpech. J’étais au nombre de ces derniers. Nous nous disions que la France était perdue si le nouvel administrateur prenait possession de la Préfecture. À la rigueur, on sacrifiait Delpech, le préfet n° 2, aux exigences de Gambetta ; mais le préfet n° 1, c’est-à-dire Esquiros, jamais !  (…) Le désordre était à son comble.

Les partisans de la Ligue du Midi couvraient toutes les murailles de la ville de gigantesques affiches, sur lesquelles on lisait ces seuls mots en caractères immenses :

NOUS VOULONS LE MAINTIEN D'ESQUIROS »*

                                                              * Curieusement, l’HEM ne se souvient que de « petites affiches » ; mais il peut s’agir de feuilles volantes qui ont continué à être répandues jusqu'au départ effectif d'Esquiros en décembre  …

 

Il semble que des télégrammes furent adressés à Gambetta : « Maintien d’Esquiros, ou la guerre civile » (Alessi Dell’Umbria, Histoire universelle de Marseille, 2006).

Enfin, il existe forcément des interrogations quand on parle des foules de manifestants. Jacques Rougerie parle des 100 000 personnes qui manifestent pour demander le maintien d’Esquiros (le tiers de la population marseillaise !). Mais d’où vient ce chiffre, est-il vérifié et comment pourrait-il l’être ? N’y a-t-il pas d’ailleurs (avec tout le respect dû au grand historien de la Commune) une confusion avec les 100 000 personnes qui accueillent Esquiros à son arrivée à Marseille, chiffre qui suscite les mêmes interrogations ? ((http://www.commune1871-rougerie.fr/commune-de--marseille%2cfr%2c8%2c98.html). Les effectifs des manifestants sont forcément ceux fournis par les journaux d’époque, selon leur option politique ou leur tendance à l'exagération.

Esquiros est au même moment frappé par un drame familial : son fils (et collaborateur) William, gravement malade, va bientôt mourir.

Le soir, le préfet Delpech append qu’il est mis fin à ses fonctions par le gouvernement de Tours. Il annonce sa démission.

 

 

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 Alphonse Esquiros (1812-1876), ici  vers 1869. Député en 1850 et 1869, préfet (administrateur supérieur) en 1870, député de 1871 à 1876, puis sénateur (1876) des Bouches-du-Rhône.

Bibliothèque nationale de France, cabinet des estampes.

Wikipedia.

 

 

 

LA PREMIÈRE COMMUNE DE MARSEILLE

 

 

Le 1er novembre, les gardes nationaux et civiques favorables à l’insurrection, encerclent l’Hôtel de Ville qui est envahi : une Commune révolutionnaire s’y installe avec Carcassonne * comme président provisoire, Bastelica, Combes, Sorbier (ces derniers sont des Internationalistes) et de nombreux autres **. Dans une proclamation, elle se déclare solidaire du conseil départemental et de la Ligue du Midi et justifie son action par le fait que l’ancien conseil municipal était incapable d’accomplir le salut de la république ( ! ) : « On ne nous accusera pas de séparatisme et vos ennemis qui disent bien haut que le Midi veut faire scission avec la France de 89 et de 93 mentent effrontément ». D’ailleurs le programme de la France méridionale se confond avec « celui du gouvernement ».  Dans le « programme » de la Commune marseillaise, malgré la participation des internationalistes, on trouve uniquement des préoccupations liées à l’effort de guerre, bien loin de l’inspiration libertaire de la Commune de Lyon, un mois plus tôt, sous l’inspiration de Bakounine.

                                                     * Adolphe Carcassonne, témoin au mariage de Gaston Crémieux, est probablement un cousin des Crémieux. Décrit comme un personnage falot, poète, auteur de comédies pour enfants et pensionnats de jeunes filles dans les années 1880.

                                                     ** Selon l’HEM, les membres de cette Commune auraient été désignés par deux groupes, le conseil départemental et la commission municipale (celle qui avait été nommée par Delpech) ?

 

Il semble que Bastelica se retira de la Commune insurrectionnelle par peur des responsabilités selon Alerini (lettre à Bakounine, 9 novembre 1870, citée par J. Guillaume, indication du Dictionnaire Maitron).

 

 

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Nous ne disposons pas de photo ou de gravure représentant Bastelica. Mais à la place, voici la photo de sa soeur, provenant d'un album que possédait l'internationaliste suisse James Guillaume, ce qui montre qu'il existait des rapports suivis entre Bastelica et sa famille et James Guillaume. Après la défaite de la Commune de Paris, Bastelica se réfugia en Suisse et travailla un moment pour l'imprimerie de Guillaume à Neuchâtel. J. Guillaume parut ensuite porter un jugement mitigé (pour le moins !) sur Bastelica, le traitant de "pauvre cervelle de blagueur marseillais".

 James Guillaume, Un itinéraire, Hypothèses Academic blogs

Album souvenir conservé aux archives de l’État de Neuchâtel.

https://jguillaume.hypotheses.org/album-souvenir-anarchiste-aen

 

 

Gaston Crémieux ne fait pas partie de la Commune car au même moment, il se trouve en mission en Isère pour la Ligue du Midi.

Cluseret, présent à Marseille depuis quelque temps, est chargé des pouvoirs militaires. Lui aussi publie des proclamations assez confuses :

« ... la France républicaine va avoir une armée républicaine… on a assez parlé de droits, parlons de devoirs... le devoir de tout patriote est de mourir pour la patrie… Aux armes, place à l’initiative individuelle ! Vive la république universelle ! »

Il déclare assumer (provisoirement) la direction de la Garde nationale et celui de l’armée du Midi, au nom de la Ligue du Midi, du conseil départemental, de la Commune révolutionnaire : « le temps des armées permanentes est passé, place aux armées populaires ! »

Faut-il croire Léo Taxil, d'aileurs plutôt sympathique pour Cluseret, quand il écrit : « Cluseret voyait les bataillons de la garde nationale les uns après les autres, sauf de rares exceptions, refuser de reconnaître son autorité ».

Dans tous les cas, la Commune qui s’est installée à l’Hôtel de ville ne dirige pas Marseille et à part quelques proclamations, ne peut exercer de véritable autorité. La ville est plongée dans la confusion et l’agitation. Certains applaudissent la Commune, d’autres restent sur la défensive. Sans doute le plus grand nombre attend de voir qui va l’emporter.

 

 

 

DU SANG SUR LES PAVÉS ET UN BLESSÉ À LA PRÉFECTURE

 

 

 

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Paul Guigou, La Canebière vue des Allées de Meilhan (vers 1860). Les Allées de Meilhan constituaient le prolongement de la Canebière vers le haut; en 1927 elles perdirent ce nom et devinrent la dernière partie de la Canebière. En novembre 1870, elles furent le théâtre d'une  fusillade le jour de l'arrivée du nouveau préfet.

Dominique Artis, photographie.

https://dominiqueartis.fr/border_galleries/galerie-du-musee-des-beaux-arts-de-marseille/la-canebiere-vue-des-allees-de-meilhan-paul-guigou/

 

 

Le 2 novembre, le  nouveau préfet, Adolphe Gent *, arrive à Marseille,  « avec pleins pouvoirs administratifs et militaires en remplacement de MM. Esquiros et Delpech ». Il avait d’ailleurs été un des commissaires de la Ligue du Midi pour le Vaucluse, mais était en plein accord avec Gambetta. Selon le message qu'il enverra ensuite à Gambetta, il est reçu avec des acclamations unanimes.

                                                                                   * Alphonse Gent, avocat, franc-maçon, républicain, appartient à une riche famille du Vaucluse. Après la révolution de 1848, maire provisoire d’Avignon, commissaire du gouvernement et député. Non réélu en 1849, membre d’une société secrète, la Nouvelle Montagne, accusé de conspiration et déporté aux îles Marquises en 1851 après jugement par un conseil de guerre ; sa peine est commuée en bannissement, il s’installe comme avocat au Chili. Séjours à l’étranger, candidat à des élections en France. En 1870, rentre définitivement en France, membre du comité de guerre auprès de Gambetta, nommé préfet des Bouches-du-Rhône en remplacement d’Esquiros. Elu député du Vaucluse en février 1871, invalidé, réélu en juillet, président de l’Union républicaine à l’Assemblée (groupe de Gambetta). Sénateur du Vaucluse de 1882. A ses obsèques, en 1894, le vénérable de la loge maçonnique d’Avignon déclare :  il ne séparait pas la franc-maçonnerie de la république, sa vie fut un long combat pour l’une et pour l’autre.

 

Gambetta a envoyé ses instructions à Gent: «  Je suis informé que le général  Marie a été destitué de tout commandement pour faire place à M. Cluseret, le même dont ni Paris ni Lyon n'ont voulu; ce n'est certainement pas pour que Marseille le prenne. Réintégrez Marie; il m'a promis d'être votre bras droit.  Dissolvez le conseil départemental. Dispersez les derniers éléments de la garde civique. Voilà deux premières mesures. Pour la Ligue [du Midi], on en viendra facilement à bout ».

 

Dès le soir-même, à la préfecture, au milieu de 50 personnes plus ou moins houleuses qui l’entourent (parmi lesquelles des membres de la Commune révolutionnaire, Bastelica et quelques « francs-tireurs de la mort », selon l’HEM), Gent déclare qu’il ne reconnait pas la Commune révolutionnaire ; on lui demande de garder Esquiros, ce qui ne lui parait pas possible puisqu’Esquiros a donné 3 fois sa démission ; on accuse le gouvernement de provoquer la guerre civile – soudain, des hommes armés de baïonnettes font irruption. Dans la bousculade, un coup de feu part et Gent est blessé. Ni la Commune révolutionnaire, ni Bastelica, qui selon les récits, s’est interposé, n’y sont pour rien.

Taxil, qui n’était pas présent, raconte la scène à la façon d’une péripétie de comédie :

« Gent porte la main à la hauteur de sa ceinture, l’appuie contre le gousset de son gilet, et s’écrie :

— On m’assassine !… Je suis mort !…

C’est un vrai coup de théâtre. Chacun se précipite vers le préfet n° 3. On le transporte dans la coulisse… pardon, dans le cabinet voisin. Un conseiller d’arrondissement, qui est vétérinaire, dit :

— Cela me regarde.

Alphonse Gent se déshabille. Il n’avait rien du tout.

Cependant, un coup de pistolet avait été tiré ; toutes les personnes présentes l’avaient entendu.

On rentre dans le salon de réception, on dérange tous les meubles, on cherche la balle. Pas plus de balle que sur ma main, pas une éraflure dans les lambris.

— Mes enfants, murmure Gent d’un ton ému, je pardonne à mon assassin. »

Mais à Marseille, on croit d’abord que Gent a été tué. C’est un autre incident qui va provoquer une flambée de violence. Nous suivons ici le récit de l’HEM. 

Un officier de la Garde nationale, Nicolas (nommé commandant en chef par l’état-major) est arrêté, probablement par les gardes civiques (« mais tant de corps existent à Marseille que nous craindrions de faire une erreur », écrit le lendemain le journal L’Egalité), ce qui provoque un affrontement entre les gardes nationaux fidèles au gouvernement et les partisans de l’insurrection : on tire sur les Allées de Meilhan (actuellement dernière partie de la Canebière vers le haut) et rue Sénac, il y a trois morts et des blessés.

Le lendemain, le journal L’Egalité  écrit : « Le pavé est rouge du sang français versé par les français ».

 

De son côté, la Commune révolutionnaire désigne l’auteur de la blessure de Gent : c’est la « réaction » !

Elle appelle les électeurs à désigner un administrateur supérieur autre que Gent, pendant qu’Esquiros appelle au calme et confirme son départ.

La blessure de Gent, réelle ou supposée, fait pencher l’opinion pour lui.

Gambetta lui écrit : « Je vous tenais pour un héros du droit, maintenant vous en êtes un martyr ».

Le 4 novembre, la Garde nationale cerne la préfecture occupée par les gardes civiques tandis qu’une foule nombreuse appelle au calme - des pourparlers ont lieu, une conciliation est trouvée. Esquiros appelle également à la concorde.

La Commune insurrectionnelle s’efface, elle a au plus duré du 1er novembre au 4 novembre 1870 et n’a pas réellement contrôlé Marseille. Ses membres ne sont pas inquiétés.

 

 

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Alphonse Gent (1813-1894), député en 1848, préfet des Bouches-du-Rhône (1870-71), député du Vaucluse* de 1871 à 1881, puis sénateur du Vaucluse de 1882 à 1894.

                                            * On dit aussi "de Vaucluse".

 http://www2.assemblee-nationale.fr/sycomore/fiche/(num_dept)/8282#prettyPhoto/0/

 

 

 

FIN DE PARTIE POUR MISTER TRAIN

 

 

Cette période troublée est rapportée par Train de façon assez fantaisiste, soit que Train affabule, soit que ses souvenirs, 30 ans après, lui fassent défaut : dans son récit, il se met en scène avec Cluseret, tous deux prenant possession d’un poste dans les fortifications de Marseille, au nom de la Commune. Mais le lendemain, 150 gardes mobiles viennent à l’hôtel où Train et Cluseret sont tous les deux descendus (Train y a la plus grande suite) pour arrêter Cluseret : Train s’y oppose, revolver à la main ainsi que « trois de ses secrétaires », également armés !

Le jour suivant, il voit du balcon de l’hôtel une troupe de soldats arriver, il les salue en criant « Vive la Commune » mais il comprend vite que les soldats ne sont pas des partisans de la Commune. Il voit alors arriver le nouveau préfet, Gent, en voiture à cheval, escorté de soldats, et assiste à la tentative d’assassinat contre lui. Les soldats mettent ensuite Train en joue car le drapeau de la Commune (on suppose que c’est le drapeau rouge) flotte au balcon où il se tient. Train s’enveloppe alors du drapeau américain et du drapeau français qui flottent aussi au balcon (!) et s’adresse aux soldats : tirez, tirez, misérables lâches, mais vous tirerez sur un citoyen américain. Son geste empêche les soldats de tirer, mais il a cru que sa dernière heure était venue.

Le récit de Train mélange sans doute des faits exacts et des circonstances imaginées ou enjolivées : on sait que la tentative d’assassinat (ou pseudo-tentative) de Gent a eu lieu à la préfecture, non dans la rue, et personne n’a jamais parlé d’une autre tentative. Train affabule donc, au moins sur ce point.

Train note: « The attempted assassination of the préfet had an unexpected effect upon public opinion in Marseilles. It turned the mercurial Frenchman against the Commune. I advised General Cluseret to go at once to Paris. I even purchased a gold-laced uniform for him » (la tentative d’assassinat du préfet avait eu un effet inattendu sur l’opinion publique à Marseille. Elle retourna les versatiles Français contre la Commune. Je prévins le général Cluseret de partir immédiatement pour Paris. Je lui achetai même un uniforme à broderies d’or).

Comprenant que les Communards ont perdu la partie, et qu’il n’est plus en sécurité, Train quitte Marseille pour Lyon. Nous le retrouverons, avec Crémieux qui joue un rôle dans la suite de son récit.

 

 

 

PROCÈS CHEZ LES JUNIORS

 

 

Autre approche (sous un angle souriant) de la même période troublée, par Léo Taxil, qui rapporte la division créée par les événements dans la Jeune Légion urbaine (composée d’adolescents de 16 à 20 ans) dont il fait partie :

« À la Jeune Légion Urbaine, les uns tenaient pour le gouvernement de Tours, et les autres, pour la Ligue du Midi. Les Girondins, — tel était le nom que nous donnions aux légionnaires qui acceptaient Gent, — furent plus adroits que les Montagnards*. Ils firent un coup d’État. Une nuit, ils déménagèrent toutes les carabines avec lesquelles nous exécutions nos manœuvres sur la plaine Saint-Michel et les remirent aux bataillons de la garde nationale qui soutenaient le nouveau préfet.

C’était une « exécrable trahison ». »

                                                            * Curieusement, et contrairement à ce qu’on attendrait, ce sont les partisans de la Ligue du Midi qui se font appeler les Montagnards (alors qu’en 1793, ces derniers étaient partisans de la centralisation) et leurs adversaires gouvernementaux sont les Girondins.

 

Chaque clan de la Jeune Légion organise alors une cour martiale pour juger les autres, par contumace. Les Montagnards d’Esquiros condamnent à mort les Girondins. Leurs adversaires, « furent plus cléments que nous, tout en qualifiant de « crime de lèse-patrie » le fait de vouloir le maintien d’Esquiros. Nous poussions la cruauté jusqu’à les condamner tous à mort ; ils eurent l’indulgence de ne nous condamner tous qu’aux travaux forcés à perpétuité. »

Léo Taxil (à l’époque toujours connu comme Gabriel Jogand-Pagès) est l’accusateur public pour la cour martiale de sa faction ; un autre légionnaire, un de ses camarades de lycée, joue mollement les défenseurs :

« — Pour quel motif mon client Tistin Capefigue est-il mis en accusation ?

« — C’est à lui, répliquais-je, qu’étaient confiées les clefs des placards dans lesquels nous avions déposé les carabines de la Légion. Tistin Capefigue a livré les clefs à l’ennemi. C’est une trahison en temps de guerre. Je conclus à la condamnation à mort de Tistin Capefigue. »

 « Pendant que délibéraient nos Cours Martiales (…) Alphonse Gent débarquait à Marseille par le train d’Avignon. »

Il y a dans le récit de Taxil une forme de comédie « pagnolesque » avant la lettre, mais les « peines » prononcées laissent un peu songeur. On dira qu’il s’agissait de sentences « pour rire » - mais est-ce que ça l’était vraiment  pour tous? Taxil ajoute, toujours avec la même drôlerie ambigüe : « …ce qui nous exaspérait, c’était que nous ne pouvions pas exécuter notre sentence, puisque nous n’avions plus de fusils ».

 

 

 

RETOUR AU CALME

 

 

Le 5 novembre, une fois l’ordre tant bien que mal revenu, Gent fait une proclamation prolixe : paix entre les frères et guerre à l’étranger, tout le passé triste doit être oublié et effacé. Une autre proclamation annonce des élections municipales, le suffrage universel décidera*.

                                                           * Les élections sont annoncées sous le titre « Elections municipales de la commune de Marseille », ce qui montre le double sens du mot "commune", à la fois municipalité classique et organe insurrectionnel (souvent appelé alors "commune révolutionnaire" ou Commune tout court avec une majuscule).

 

Le colonel Nicolas, nommé chef d’état-major de la Garde nationale, annonce que le gouvernement de Tours a décidé le départ de tous les hommes mariés ou non de 20 à 40 ans – un seul but, la défense de la patrie.

Cluseret, mis en cause dans les derniers événements (on l’accuse même d’avoir fait main basse sur la caisse) se défend dans la presse. Une manifestation a lieu pour le soutenir. Il quitte la ville sans trop attendre. Léo Taxil évoque ainsi son départ : « Quant à Cluseret,  il n’eut que le temps de disparaître. Il avait  été appelé par les organisateurs de la Ligue,  et c’était lui que, depuis la débâcle, on accusait  de tout le mal. Étranger à ces évènements [c'est un peu discutable si on juge par les mémoires de Train !]  il était chargé des responsabilités de chacun.  Je crois même que Gambetta donna l’ordre de  l’arrêter et de le fusiller. Il fallait bien venger  l’assassinat de ce pauvre Alphonse Gent.»

Une polémique s’élève sur les événements entre les deux journaux démocrates, Le Peuple (dirigé par Gustave Naquet) et L‘Egalité.

Delpech (qui a démissionné bon gré mal gré) polémique aussi contre Naquet et empile des arguties juridiques : le conseil municipal de Bory qui continue à siéger (en attendant les élections) est illégal, car lui Delpech l’avait remplacé par une commission provisoire, elle-même chassée illégalement par la Commune révolutionnaire ; seule la commission provisoire Delpech devrait siéger. Il se réserve d’attaquer en temps voulu, « devant le Conseil d’Etat reconstitué », toutes les décisions que prendra le conseil municipal, « soigneusement annotées par moi ».

Il affirme que le responsable des violences est le colonel Marie qui a voulu provoquer des troubles pour pouvoir les réprimer. Il ajoute que le gouvernement avait offert la préfecture des Bouches-du-Rhône à « mon ami Rouvier », qui l’a « noblement » refusée, à Labadié, avant de l’offrir à Gent.

Naquet de son côté ironise sur le préfet Delpech (« Marseille s’en souviendra ! ») et sa fameuse commission municipale que « personne n’a pris au sérieux, même pas ceux qui en étaient membres ».

Lors des élections municipales, il y a deux listes en présence, celle (démocrate) du journal L’Egalité et celle du Comité républicain, patronnée par les autres journaux, mais on retrouve plusieurs candidats communs aux deux listes.

La liste modérée est largement élue, son chef Bory est de nouveau maire de Marseille.

Le grand spécialise de la Commune, Jacques  Rougerie, sur son site  Commune de Paris, consacre une étude aux deux épisodes de Commune à Marseille. Il souligne que le nouveau conseil représente «  une très forte majorité modérée ; en moyenne 21 600 voix modérées contre 7800 voix radicales : le rapport de force s’est inversé. Une bonne moitié des électeurs s’est abstenue : incertains ou indifférents, mêlés à des conservateurs « blancs » peu portés à s’exprimer. L’internationaliste  Alerini avait fait prôner l’abstention ; ce n’a probablement pesé que très peu sur le scrutin. » (http://www.commune1871-rougerie.fr/commune-de--marseille%2cfr%2c8%2c98.html).

Le suffrage universel a donc tranché. Une période de calme relatif commence à Marseille.

 

 

 

RÉFLEXIONS ET MISE EN PERSPECTIVE SUR LA SITUATION APRÈS LA PREMIÈRE COMMUNE

 

NE PAS SIMPLIFIER EXAGÉRÉMENT LES FAITS HISTORIQUES

 

Le récit des événements, même éclairé par des témoignages, peut laisser une impression de désordre et d’incohérence.

Souvent, on préfère plaquer sur les événements de la Commune de Marseille (au sens large et pas seulement les quelques jours de la première ou de la seconde Commune) une interprétation simple et facilement compréhensible : on les présente comme un affrontement entre révolutionnaires et conservateurs, ou mieux, entre partisans d’un monde plus juste et partisans des inégalités sociales. L’affrontement est alors décrit de façon épique, en insistant sur l’héroïsme et l’idéalisme, des premiers, à l’opposé de la violence et de l’égoïsme de classe des autres.  Ajoutons que des sites plutôt militants rapportent les faits avec des exagérations naïves : ainsi, lors de l’émeute du 8 août 1870, on indique que Crémieux se trouve placé « à la tête d’un pouvoir municipal », pour dire immédiatement après que ce pouvoir est dispersé par une « escouade de policiers » !

La vision simplifiée des faits correspond-elle vraiment à la réalité ?

Dans le récit des faits tel qu’il ressort de l’HEM, jusqu’à présent, on trouve difficilement mention d’aspirations à un changement social. Certes l’HEM est un livre dû à des auteurs plutôt conservateurs. Mais si des aspirations au changement social s’étaient manifestées, pourquoi les auteurs auraient-ils choisi de ne pas en parler, au moins pour les dénoncer ?

Si on fait la synthèse de ce que nos auteurs rapportent du programme des républicains de tendance démocrate « avancée » (appelés souvent révolutionnaires par leurs adversaires), on trouve presqu’exclusivement un bellicisme appuyé, qui souhaite la levée en masse, des mesures d’économie de guerre, dénonce les lâches qui veulent arrêter la guerre, etc. On y ajoute un fort anticléricalisme.

Même l’Américain Train, qui, dans ses mémoires, parait avoir bien compris le programme de la Commune (mais comme on l’a dit, est-ce qu’il ne se laisse pas influencer par ce qu’il a compris par la suite de la Commune de Paris ?), se fait applaudir, pendant son séjour à Marseille, comme le  rapportent Aubrey et Michelesi (on n’a aucune raison de suspecter leur récit sur ce point), avec des propos bellicistes de rigueur, sur un mode outré et maximaliste (A Berlin, mort à l’homme qui ne veut pas marcher, etc) et non avec des appels à la révolution sociale.

 

 

AUTOGESTION ?

 

 

La période septembre-octobre 1870 a donné lieu à des réflexions intéressantes d’Antoine Olivesi, qui a écrit il y a plus de 60 ans un livre classique sur la Commune de Marseille. Dans une contribution à l’ouvrage collectif La Commune de 1871, 1971, il signale que la « fête révolutionnaire du peuple qui occupe sa ville, à Marseille, ce n’est pas en mars 1871 [lors de la Commune], mais en septembre-octobre 1870, avec la complicité des préfets Esquiros et Delpech (bien qu’Olivesi parle de « vacance du pouvoir » – ce qui un peu contradictoire avec l’idée d’un pouvoir complice). Cette fête s’exprime selon Olivesi, par des perquisitions, chasse aux prêtres, arrestation des Jésuites !

Il qualifie cette période d’autogestion, de démocratie directe, « bien avant Paris ». Mais cette vision sympathique parait contestable. Seule une partie de la population se défoule et tient la rue (sans violences graves mais avec des désordres et si on croit l’HEM, une forte augmentation de la délinquance de droit commun) : la démocratie directe ou l’autogestion (en admettant que ces notions soient justifiées, ce qui n’est pas évident), est donc limitée à une partie de la population.

Nous soulignons ensuite 4 points :

 

 

1. L’ATTITUDE DE L’ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS (AIT)

 

Selon certaines sources, l’AIT comptait dans la région marseillaise une force de 4500 adhérents (cf. art. Bastelica, dict. Maitron). Mais d’autres donnent seulement « une grosse centaine de membres » (cf. les remarques  de Jacques  Rougerie, sur son site  Commune de Paris 1871 http://www.commune1871-rougerie.fr/commune-de--marseille%2cfr%2c8%2c98.html) ; la différence d’effectif pourrait s’expliquer si on compte comme membres de l’AIT les adhérents des chambres syndicales mises en place avec succès par Bastelica avant 1870 (mais qui semblent avoir souffert des tracasseries de l’administration, tandis que les membres e l’AIT étaient poursuivis en justice). Nous voyons Bastelica appuyer le programme de défense nationale des démocrates « avancés » (ou républicains de gauche* ou d’extrême-gauche) qui sont actifs à Marseille. Ces derniers s’opposent (plus ou moins directement) à la politique du gouvernement, qui a pourtant les mêmes buts de guerre. Pour les démocrates d’extrême-gauche, le gouvernement n’en fait pas assez, il est suspect de modérantisme, voire bientôt de traîtrise. Ils veulent des mesures dictatoriales en faveur de la guerre, on y reviendra.

                                                     * Faut-il réserver l’appellation « gauche » à Gambetta et aux radicaux favorables au gouvernement ?

 

Pourquoi un internationaliste appuie-t-il des manifestations de patriotisme belliciste qui, a priori, sont étrangères à son programme* ? Certes on peut dire – c’est un point de vue admis par certains historiens et hommes politiques – qu’être internationaliste n’est pas incompatible avec le patriotisme**, d’autant plus que la patrie est maintenant envahie (après avoir été l’agresseur).

                                                         * Cf. l’appel de l’AIT au début de la guerre : «  une fois encore, sous prétexte d'équilibre européen, d'honneur national, des ambitions politiques menacent la paix du monde. Travailleurs français, allemands, espagnols, que nos voix s'unissent dans un cri de réprobation contre la guerre ! (...) La guerre ne peut être aux yeux des travailleurs qu'une criminelle absurdité ».

                                                        ** On pense ici à la formule de Jaurès : « Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie; beaucoup d'internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l'Internationale; beaucoup de patriotisme y ramène. » (Jean Jaurès, L'Armée nouvelle, 1910), formule que nous n’avons pas besoin de commenter ici.

 

Nous savons que Bastelica signa avec 15 autres internationalistes marseillais un appel aux travailleurs allemands qui demandait, après la chute de l’Empire, aux « frères allemands » de regagner leurs frontières, leur promettant une lutte à mort s’ils ne le faisaient pas. Dans une proclamation de l’AIT de septembre 1870 (citée plus haut), les signataires dont Bastelica affirment que leur seul but est le salut de la France. Cet engagement était conforme aux idées de Bakounine (voir sur ce point l’étude de Jean-Christophe Angaut, Marx, Bakounine et la guerre franco-allemande, site Sens Public http://sens-public.org/article131.html).

On peut supposer (sans pouvoir le démontrer) que Bastelica a utilisé sciemment le patriotisme des républicains « avancés » et leur mécontentement contre le gouvernement trop mou selon eux, pour mettre en place les conditions d’une insurrection où les socialistes seraient amenés à jouer un rôle de plus en plus important et finalement, prendre l’avantage, d’où leur participation à la Commune de novembre 1870.

 

 

 2. LE PROGRAMME DES DÉMOCRATES « AVANCÉS »

 

 

Comme on l’a vu, les internationalistes sont peu nombreux, bien moins que les « démocrates de gauche ou d’extrême-gauche » ou « républicains avancés », et ce sont ces derniers qui tiennent la rue à Marseille, et qui sont représentés dans les instances dirigeantes (avec Esquiros et Delpech) jusqu’à l’arrivée de Gent, plus centriste. Or le programme de ces démocrates est républicain, anticlérical et belliciste, ce qui implique des mesures autoritaires (emprunt forcé par exemple) mais ne comporte pas de volet social appréciable (sinon, comme on l’a vu, quelques mesures comme la création d’une commission d’enquête sur la situation de la classe ouvrière par Esquiros).

Le cœur de leur « programme » est la critique du gouvernement, accusé d’en faire trop peu dans la conduite de la guerre. Les républicains démocrates (de gauche et d’extrême-gauche) sont sur ce point des maximalistes.

Mais regardons de plus près. Ils veulent « la guerre à outrance » (faut-il dire « la guerre totale », selon un concept plus récent ?), la levée en masse, des mesures extraordinaires pour l’effort de guerre. Or ces bellicistes ne partent pas à la guerre (pourtant, ils pourraient s’engager*) ; ils préfèrent rester à Marseille et participer à des meetings bellicistes. La situation leur permet d’exercer une sorte de pouvoir local dont ils paraissent se contenter : par leur activisme dans les réunions publiques, leur présence dans la Garde nationale et surtout la Garde civique (celle-ci est rémunérée), dans les comités, les démocrates bellicistes sont maîtres de la rue, exercent un large pouvoir et dominent l’opinion - du moins en apparence.

                                                       * Ils ont probablement plus de 40 ans ou ont des enfants et ne sont donc pas « mobilisables » au premier chef, sauf engagement volontaire. De plus, il n'est pas certain que l’engagement volontaire dans un corps-franc implique forcément d’aller au front.

 

A l’opposé, l’HEM, tout en affichant le patriotisme de rigueur, se fait l’écho de ceux qui en ont assez des rodomontades, des discours d’estrade, de ceux qui sont astreints à la mobilisation et en subissent le poids (même si eux non plus, ne partent généralement pas pour le front !). Il y a une situation qui devrait être étudiée plus attentivement : d’un côté les mobilisés (dont l’HEM nous dit qu’ils voteront pour la paix en février 1871) et de l’autre, des non mobilisés, bellicistes « à outrance » en paroles, à qui la guerre sert de prétexte d’agitation et donne de l’importance.  Lorsque la première Commune s’installe brièvement à l’Hôtel de Ville, son prétexte est que la municipalité n’est pas à la hauteur de l’effort de guerre pour « accomplir le salut de la république » (comme si c’était la mission de la municipalité) et non un quelconque programme social…

Entre les républicains dits de gauche ou d’extrême-gauche et les socialistes internationalistes il y a une proximité ou si on veut, des passerelles (même si à un moment Esquiros met en garde contre un complot internationaliste) : ainsi,  Gavard, le matamore un peu ridicule du récit de Taxil (celui qui arrête le maire de Septèmes) fut, selon un récit, chargé d’arrêter Bakounine ; il donna alors sa parole à Alerini [militant internationaliste] de ne le rechercher « que là où il serait sûr de ne point le trouver, et de ne point le voir s’il venait à le rencontrer ». C’est ce que rapporte James Guillaume*, sans doute d’après ce que lui a confié Alerini (Dict. Maitron, art. Paul Gavard de Roger Vignaud). Cette promesse doit se placer après l’échec de la première Commune de Lyon, lorsque Bastelica rentre à Marseille, accompagné de Bakounine fugitif, fin septembre ou début octobre 1870 (selon nous, l’article donne à tort la qualité de commandant de la Garde nationale à Gavard, que d'autres sources présentent comme le chef d'un des bataillons de la garde civique dénommé de l'ordre et de la paix).

                                                                             * James Guillaume, militant socialiste internationaliste suisse, l’un des fondateurs en 1872 de la fédération jurassienne, de tendance libertaire, opposée à Karl Marx (il avait été exclu avec Bakounine de l’Internationale par Marx et ses partisans la même année). J. Guillaume connaissait de nombreux militants français avec lesquels il resserrera ses contacts après l’échec de la Commune. Il appréciait beaucoup Alerini, mais moins Bastelica (qui fut d’ailleurs employé dans l’imprimerie de Guillaume à Neuchâtel vers 1872), qu’il définissait (il est vrai, longtemps après, dans une lettre de 1907), comme une « pauvre cervelle de blagueur marseillais... ». Finalement Guillaume s'installa en France et devint un spécialiste de la pédagogie. En 1914, il fut un partisan de "l'Union sacrée" (union de tous les partis et familles de pensée autour de l'effort de guerre) et en profita pour dénigrer Marx, qu'il présenta comme un pangermaniste ...  

 

 

3. UNE QUASI-LÉGENDE, LE PROGRAMME AUTONOMISTE OU FÉDÉRALISTE DE LA LIGUE DU MIDI

 

 

Toutes les proclamations de la Ligue disent bien que son but est de défendre la république française une et indivisible. La première Commune de Marseille en novembre 1870 (qui est solidaire de la Ligue) se défend de tout séparatisme. On dira que la Ligue ou la Commune ne pouvaient pas ouvertement afficher un programme séparatiste.

Mais force est de constater que le programme de la Ligue se situe dans le cadre de la défense nationale, mais en essayant d’obtenir une liberté d’action et d’organisation qui la rend suspecte aux yeux du gouvernement et notamment de Gambetta : en ce sens restreint seulement on peut parler de volonté d’autonomie (mais pas d’autonomisme institutionnel) et il parait excessif comme le fait l’HEM, de  parler de la constitution d’un espace politique tendant à n’avoir presque plus rien en commun avec le reste du pays, tout en signalant que ce but ne fut jamais atteint. En fait, il est probable qu’il ne fut même pas esquissé.

Tout au plus pourrait-on supposer que si la Ligue avait continué d’exister, les conditions d’un programme fédéraliste, sinon séparatiste, auraient peut-être pu apparaître, au fil des circonstances.

Notons en ce sens ce que Gaston Crémieux aurait eu des tendances au fédéralisme, si on suit Alessi  dell’Umbria,  dans son Histoire universelle de Marseille, 2006, qui écrit  que Crémieux « estime que le département est un cadre artificiel. Le pays doit s’organiser à partir des régions, cadre géographique et historique qui crée une cohésion culturelle. Ces régions doivent être dotées d’une grande autonomie » - mais sans indiquer sessources; et on peut être étonné que Crémieux, admirateur de Robespierre jusqu'au bout, ait pu incliner au fédéralisme; on verra ultérieurement que lors de la Commune de Marseille en mars-avril 1871, Crémieux se prononcera en faveur d'une décentralisation alors dans l'air du temps (réclamée par nombre de libéraux) et assez anodine.

 

 Jacques Rougerie dans ses réflexions su la Commune de Marseille, s’interroge sur la Ligue du Midi : 

« Mais s’agit-il de fédéralisme, de provincialisme, d’autonomie régionale ?

Ce sont les adversaires de la Ligue qui parlent de séparatisme : tant le Gouvernement de Tours que les rédacteurs de l’Enquête sur les actes de la Défense nationale.

Il est vrai qu’il y a un relent de bakouniniste fédéraliste dans l’attitude et la conduite de Bastelica lors de la création de la Ligue. Mais le programme de la Ligue des 22-23 septembre est très clairement et simplement « radical », avec une pointe de rancœur (régionale ?) contre la mollesse du gouvernement de Tours » (http://www.commune1871-rougerie.fr/commune-de--marseille%2cfr%2c8%2c98.html).

Antoine Olivesi notait de son côté l’incertitude des expressions employées pour qualifier la Ligue du Midi, notait qu’Esquiros semblait avoir été converti aux « libertés locales », malgré son admiration pour les Montagnards de 93*, mais que tout le monde n’envisageait pas les libertés locales de la même manière (contribution à La Commune de 1871, 1971).

                                                   * Esquiros aurait dit de la Ligue du Midi : c’était du régionalisme, ce n’est pas allé jusqu‘au fédéralisme.       

 

On remarque significativement que lors de la scission de la Jeune Légion urbaine évoquée par Léo Taxil, les partisans d’Esquiros, qui sont aussi ceux de la Ligue, se donnent le nom de Montagnards, leurs opposants étant les Girondins. A supposer que la Ligue ait été potentiellement ou secrètement fédéraliste, il est contradictoire que certains de ses partisans s’assimilent aux Montagnards centralisateurs de la révolution française (même s’il s’agit ici d’adolescents dont les idées politiques sont probablement peu cohérentes). En témoigne le jeune Taxil, que son admiration pour les grands hommes de la révolution, dont Marat, place clairement dans la filiation des Montagnards et Jacobins de 93 et non de leurs adversaires Girondins de l’époque (lesquels étaient d’ailleurs, souvent taxés de fédéralisme).

 

 

4. LA MAJORITÉ MODÉRÉE

 

 

Enfin, un fait peut être mis en évidence :  lorsque le suffrage universel s’exprime à l’occasion des élections municipales, après l’épisode de la première Commune, c’est la liste modérée de Bory qui remporte les élections. La majorité de la population ne se reconnait donc pas dans les démocrates avancés ni a fortiori dans les révolutionnaires. Ces deux groupes, malgré leur indéniable force et leur activité militante, sont en minorité à Marseille. Si on admet que la classe bourgeoise ne peut, à elle seule, représenter la majorité de la population, cela implique qu’une grande partie des classes moyennes et populaires a voté pour les modérés.

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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