Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le comte Lanza vous salue bien
26 février 2017

LE CARICATURISTE PILOTELL, EN MARGE DE LA COMMUNE DE 1871 DEUXIEME PARTIE

 

LE CARICATURISTE PILOTELL,

EN MARGE DE LA COMMUNE DE 1871

 

DEUXIEME PARTIE

 

 

 

 

 

 

 

[ Pour cette deuxième partie, on trouvera peut-être que nous nous éloignons de l'histoire de la Commune pour parler beaucoup de la société anglaise à la fin de l'époque victorienne. Mais la vie de Pilotelle s'est déroulée durant 45 ans dans le cadre que nous évoquons . Les théâtres et les restaurants du Strand, la vie des grands personnages comme le prince de Galles ou la comtese d'Aberdeen, n'étaient pas pour Pilotelle des choses lointaines, mais, jusqu'à un certain point, des éléments de sa propre existence. La vie anglaise de Pilotelle, personnage mal connu, réserve certainement des surprises et des découvertes à l'historien bien informé du cadre anglais - ou britannique si on préfère - de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème ].

 

 

 

 

 

LA ROBE IRLANDAISE DE LA COMTESSE D'ABERDEEN

 

 

 

 

Nous ne savons pas comment Pilotelle débuta dans le dessin de mode.  Il signa ses dessins de mode avec son nom véritable, Pilotelle avec le e à la fin. On peut observer une véritable rupture avec le style de ses caricatures : les femmes aux formes puissantes qu’il aimait cèdent la place à des créatures à la taille très fine, selon les canons de l’époque, aux visages jolis – mais stéréotypés. Les personnages féminins qu’il dessine ne sont que des mannequins interchangeables qui servent à mettre en valeur la robe portée.

 

Comme dessinateur de mode, il devint progressivement célèbre et reconnu.

En 1888 il dessina dans le magazine Lady's Pictorial  une des robes irlandaises de la comtesse d’Aberdeen.

Celle-ci était l’épouse du Lord-lieutenant d’Irlande (représentant du roi en Irlande, donc l’équivalent d’un Vice-roi). Lady Aberdeen souhaitait promouvoir l’artisanat irlandais et surtout la dentelle. Elle se fit faire plusieurs robes, avec des garnitures de broderie et de dentelle irlandaise typiques.

 

 

 

lady aberden

 

Robe brodée par des jeunes filles irlandaises pour la comtesse d'Aberdeen. Illustration de Pilotelle pour le  magazine Lady's Pictorial, 1888.

(origine de l'illustration indiquée ci-dessous.  Je supprimerai l'illustration si la reproduction n'est pas autorisée par l'éditeur)..

https://books.google.fr/books?id=6RBqDAAAQBAJ&pg=PT154&hl=fr&source=gbs_selected_pages&cad=2#v=onepage&q&f=false

 

L'une des robes irlandaises de Lady Aberdeen est décrite ainsi :

 

The sumptuous black and silver dress was arguably the most modern of the dresses, particularly when sketched by the talented French émigré artist, Georges Pilotelle, considered the leading fashion illustrator of the late nineteenth century. He presented the dress as fashion on an elongated, archly posed body that barely suggested the aristocratic presence of the countess. The modernism of Irish fashion was consistently enhanced by its representation in women’s magazines, particularly when sketched by Pilotelle: ‘it is to him that we owe the chic elegance of the modern modes.’ 

 

( La somptueuse robe noir et argent était sans doute  la plus moderne de toutes, surtout dessinée par le talentueux artiste émigré français Georges Pilotelle, considéré comme l'illustrateur de mode le plus remarquable de la fin du 19ème siècle. Il présenta la robe sur un corps allongé, à la pose malicieuse,  qui suggère à peine la présence aristocratique de la comtesse. La modernité de la mode irlandaise était systématiquement soulignée lorsqu'elle était présentée dans les magazines féminins, particulièrement lorsque le dessinateur était Pilotelle : " c'est à lui que nous devons l'élégance chic des modes modernes".)

(article de Janice Helland, The craft ad design of dressmaking, 1880-1907  dans The Routledge Companion to Design Studies, 2016, publié par Penny Sparke,Fiona Fisher;  reprise partielle de l'article du même auteur Ishbel Aberdeen’s ‘Irish’ Dresses: Embroidery, Display and Meaning, 1886–1909, Journal of design history, 2013. Les deux sources reproduisent le même dessin de Pilotelle et des photos de Lady Aberdeen.

 https://books.google.fr/books?id=6RBqDAAAQBAJ&pg=PT154&hl=fr&source=gbs_selected_pages&cad=2#v=onepage&q&f=false

 

Pilotelle créa aussi les costumes pour certaines productions théâtrales.
On sait qu'il participa notamment aux costumes de l’opérette Patience, de Gilbert et Sullivan, qui brocardait les esthètes de l’époque et dont l’un des personnages était peut-être inspiré d’Oscar Wilde.  Les opérettes de Gilbert et Sullivan avaient à l’époque un succès considérable et sont restées très connues dans un large public, non seulement en Angleterre, mais dans le monde anglo-saxon.

 

 

 

 

 

 

 LA COMTESSE D'ABERDEEN, PLUS TARD MARQUISE D'ABERDEEN ET TEMAIR

 

 

Au départ, il ne semble pas que Pilotelle était un créateur de mode (un couturier) mais seulement un illustrateur (l’équivalent du photographe de mode aujourd’hui).

Il n’avait donc pas forcément un contact immédiat avec les femmes (il ne s’occupait que de mode féminine) destinées à porter les robes qu’il illustrait. Mais pour dessiner les robes, il devait bien avoir des points de contact avec la société mondaine britannique qui constituait un univers assez différent de celui qu’il avait côtoyé en France.

Si on retient l’exemple de la comtesse d’Aberdeen, celle-ci était née Ishbel (Isabel en gaélique) Marjoribanks. Elle était la fille d'un aristocrate écossais, le premier baron Tweedmouth (fils d'un banquier) et homme politique libéral.

Elle épousa à 20 ans John Hamilton-Gordon, 7ème comte d'Aberdeen, d'une famille plus ancienne et prestigieuse que les Marjoribanks, qui fit une carière politique dans le parti libéral et fut un soutien du Premier mnistre Gladstone. Aberdeen a exercé des fonctions de représentation du souverain (comme Lord lieutenant ou gouverneur général), d’abord en Irlande (6 mois seulement), puis au Canada, puis de nouveau en Irlande.

 

Le comte et la comtesse d’Aberdeen (qui devaient plus tard recevoir le titre de marquis et marquise d'Aberdeen et Temair) étaient des aristocrates libéraux : ils étaient  plus démocrates, plus soucieux des conditions de vie des classes populaires, moins impérialistes, que leurs homologues conservateurs.

Une anecdote montre le comte et la comtesse d’Aberdeen recevant à dîner des personnalités officielles en Irlande, lors de leur premier séjour en 1886. On discutait alors beaucoup (et on devait en discuter encore pendant des années, jusqu’à la guerre de 14) du Home Rule (l’autonomie) de l’Irlande, que voulait faire voter le Premier ministre libéral Gladstone et que refusaient les conservateurs, une partie des libéraux et les protestants d’Ulster. Lady Aberdeen s’adressa à l’un de ses invités, le plus haut magistrat de l’Irlande (le Chief Justice, qui était probablement anglais) : Je suppose que ce soir, tout le monde ici est en faveur du Home Rule, sauf vous ?

Ce à quoi le Chief Justice répondit avec froideur : Votre Excellence, je vous assure que dans cette pièce, personne, excepté vous et les serviteurs, n’est en faveur du Home Rule.

Pendant son séjour, Lady Aberdeen encouragea l’artisanat irlandais, en particulier les ateliers de broderie et de dentelle, emblématiques de la culture locale. Les robes qu’elle portait avaient donc la justification d’être un encouragement et une publicité pour les productions et l’identité irlandaises. Elle gagna lors de ce séjour une certaine popularité et continua à s’occuper de la promotion de l’Irlande par la suite.

Lors de son séjour au Canada, où son mari avait été nommé gouverneur général, elle encouragea aussi les productions locales, le rôle des femmes dans la société (on la considère comme une pionnière du féminisme; elle fut la présidente du conseil international des femmes à partir de 1893). Elle fonda des associations féminines et en faveur de la santé.

Elle et son mari voyagèrent dans tout le Canada, et Lady Aberdeen s’attacha particulièrement au pays, déclarant par la suite qu’elle était une Canadienne. Les politiciens conservateurs du Canada reprochèrent au couple une certaine partialité en faveur des libéraux.

Elle resta présidente du conseil international des femmes jusqu'en 1936.

Evidemment sa conception de la promotion du Canada passait aussi par la mode et les mondanités. Lady Aberdeen donna des bals dont l’un, sur le thème de l’histoire du Canada, resta célèbre : Lady Aberdeen y figura costumée en habit (aristocratique) du 18ème siècle, représentant une ancêtre française qui avait vécu au Canada à l’époque. Des sites canadiens s’en souviennent encore avec la nostalgie d’une époque enfuie.

Lorsqu’elle revint en Irlande avec son mari, nommé de nouveau Lord lieutenant, en 1906, les choses avaient changé. Les Irlandais (catholiques) s’étaient fatigués d’attendre un Home Rule qui n’arrivait jamais (il sera voté peu de temps avant qu’éclate la guerre de 14, provoquant la colère des protestants – et immédiatement suspendu en raison de la guerre). Le nationalisme irlandais avait fait des progrès. Lady Aberdeen fut donc moins vue comme celle qui défendait les intérêts de l’Irlande que comme la pure et simple représentante avec son mari, de l’autorité anglaise de plus en plus difficilement supportée.

 

 

 

lord__lady_aberdeen_1898

 

 Le comte et la comtesse d'Aberdeen à l'époque où le comte était gouverneur général du Canada (1893-1898).

Patrimoine de la Gaspésie, La rivière Cascapédia : Le domaine des gouverneurs généraux du Canada

 http://gaspesie.quebecheritageweb.com/fr/exhibit/la-riviere-cascapedia-le-domaine-des-gouverneurs-generaux-du-canada

  

 

 

 

 

 

       

  

LA GRANDE EPOQUE DE ROMANO'S

 

 

 

Que pensait Pilotelle de personnes comme la comtesse d’Aberdeen ou d’autres personnes appartenant à la haute société du Royaume-Uni ou de la structure sociale du pays ? On l’ignore, mais comme on le verra, il restait fidèle à certaines idées politiques – ou plutôt, ses idées avaient évolué plus clairement qu’à l’époque de la Commune vers l’anarchisme, qui convenait peut-être à sa personnalité probablement individualiste.

De toutes façons, l’Angleterre ne pouvait donner asile aux exilés politiques qu’à la condition de ne pas avoir d’activités dirigées contre le pays d’accueil. Après l’amnistie de 1880, les anciens Communards étaient rentrés en France sauf quelques exceptions qui avaient probablement cessé tout militantisme.

On peut penser que la société que côtoyait quotidiennement Pilotell était celle qu’on trouvait dans des restaurants comme Romano’s et le Café Royal sur la grande artère centrale et commerçante du Strand.

Nous savons que Pilotelle fréquentait ces restaurants, notamment Romano's.

Romano’s était un célèbre restaurant italien. Un air de  music hall disait :

 

Romano's, italiano paradise in  the Strand

 

Parmi les habitués, il y avait le prince de Galles ; on dit communément que c’était plus qu’un restaurant, presque un club.

Pendant l'entre-deux guerres, l'une de ses attractions était un serveur hindou, originaire d'Afrique du Sud, qui préparait le café en habit... égyptien.

Endommagé par les bombardements de la 2ème guerre, Romano's ferma définitivement en 1948.

Aujourd’hui, l’emplacement de Romano’s est occupé par la célèbre firme de philatélie Stanley Gibbons.

 

Pilotelle semble avoir apprécié les gens de théâtre – or ces restaurants étaient situés en plein quartier des théâtres et notamment des théâtres de comédie musicale, comme Drury Lane, le Gaiety ou le Savoy.

 

Les troupes des théâtres, directeurs, acteurs et actrices fréquentaient ces restaurants – les patrons leur faisaient des tarifs préférentiels. On remarquait surtout les girls, une spécialité des comédies musicales, jeunes filles qui évoluaient sur scène court vêtues. On devine qu’elles attiraient la clientèle masculine – en tout bien tout honneur parait-il !

Il ne manque pas d’Anglais pour parler de cette époque comme d’un âge d’or. Certes la vie n’était pas rose pour tout le monde – mais c’est le cas à toutes les époques…

Pilotelle parait avoir été notamment lié avec un des célèbres entrepreneurs théâtraux du moment,  Augustus Harris, qui devait à la fin de sa vie être Sherif et deputy lieutenant de la Cité de Londres (fonction honorifique de représentation du souverain), président de l'Eccentric Club  et recevoir le titre de chevalier avec le prédicat de Sir.

A côté des gens de théâtre, on rencontrait dans ces restaurants des gens d’affaires (attirés par la vie plus libre des premiers) des militaires et des marins (de la marine de guerre, on suppose), venus pour la même raison, ainsi que des sportifs et des parieurs. Bref un mélange bohême et bourgeois dans le style de l’époque (pas grand-chose à voir avec ce que nous appelons bobos).

Lorsque le cheval du prince de Galles gagna la course du Derby, un grand nombre d’habitués de Romano’s avaient parié sur lui. Ils envoyèrent un télégramme au prince de Galles pour lui demander de venir fêter la victoire de son cheval à Romano’s. Mais le prince répondit par télégramme qu’il était pris par ailleurs, que ses amis fassent la fête sans lui. C’est ce qu’ils firent jusqu’au petit matin. Lorsqu’ils partirent, un serveur retrouva par terre le télégramme du prince de Galles. La direction le fit encadrer et il orna longtemps l’un des murs du restaurant.

Même si nous n’en savons rien, nous pouvons assez bien imaginer Pilotelle participant à cette fête mémorable avec les nombreux « amis » du prince de Galles.

 

 

 

 

 

 

 

UN AMI DU PRINCE DE GALLES

 

 

 

 

 

Nous savons que vers 1890, Pilotelle était en relations avec Edward Albert, prince de Galles (surnommé Bertie), le futur Edouard VII (nous gardons la graphie française Edouard pour parler du monarque, selon l'usage français) fils ainé de la reine Victoria.

Nous ne savons pas quand et comment cete relation a commencé. Il ne faudrait pas non plus en exagérer la proximité.

Nous savons que Pilotell fit le portait à la pointe séche des enfants du prince de Galles, Albert Victor et Frederick George.

Ce portrait (pas de reproduction disponible), conservé au Victoria and Albert Museum, fut acheté par le Musée dès 1877 et doit dater de cette époque.

http://www.britishmuseum.org/research/collection_online/collection_object_details.aspx?objectId=3196915&partId=1

 

 

Le prince de Galles, Bertie, menait une vie de noceur et ses amis n’étaient pas tous issus du monde aristocratique (même si la plupart l’étaient).

Un auteur britannique Andrew Cook a consacré un livre au fils aîné de Bertie, le prince Albert Victor, duc de Clarence et Avondale (surnommé Eddy) Prince Eddy : The King Britain Never Had  ( le prince Eddy : le roi que la Grand-Bretagne n'a pas eu, 2008). Son livre  fournit quelques renseignements sur Pilotelle à cette époque.

Signalons entre parenthèses que le duc de Clarence aurait dû être roi après son père, mais il mourut prématurément en 1892  et ce fut son frère cadet qui succéda à Edouard VII sous le nom de Georges V en 1911. Le duc de Clarence menait aussi une vie privée qui a donné lieu à des discussions.

En 1889  l'existence d'une maison close de prostitués masculins (recrutés parmi de jeunes télégraphistes), fréquentée par des gens de la bonne société fut dévoilée (scandale de Cleveland Street). Or parmi les personnes compromises, il y avait un proche du duc de Clarence,  Lord Arthur Somerset, écuyer du prince de Galles.

Somerset s'enfuit à l'étranger et ne revint jamais en Angleterre. Parmi les personnes suspectées en tant que clients, on trouvait le comte d'Euston, qui fut innocenté (l'homosexualité était à l'époque passible de prison).

La police enquêta discrètement, mais l'affaire fut étalée au grand jour à la fin de l'année par un obscur journaliste "radical" et le bruit commença à se répandre que le duc de Clarence y était impliqué. Elle devint politique lorsque le député Henry Labouchère,  de la frange radicale du parti libéral, attaqua le gouvernement conservateur de Lord Salisbury en l'accusant de protéger les coupables. Labouchère, par ailleurs un adversaire déclaré de l'impérialisme, était aussi vigoureusement homophobe (il avait précédemment fait durcir les peines contre les homosexuels).

Si la presse britannique ne cita pas le nom du duc, il semble que la famille royale fut alarmée et on prétendit qu'elle avait fait étouffé l'affaire. Le prince partit à ce moment en voyage aux Indes - et en revint avec une  autre affaire  - un peu plus gérable : la femme d'un ingénieur en poste aux Indes prétendit être tombée enceinte du prince et duc, rencontré lors de ce voyage.

Son nom a aussi été cité (sans vraisemblance) parmi les personnages qui auraient pu être le fameux Jack l’Eventreur, qui sévissait à la même époque. On a aussi dit que les crimes attribués à Jack l'Eventreur avaient été commis au nom de la raison d'Etat, pour éliminer les témoins de l'union scandaleuse du prince avec une ouvrière -  cette hypothèse impliquant même des membres éminents de la franc-maçonnerie, dévoués à la famille royale. Evidemment cette hypothèse est indémontrable mais séduit les adeptes des théories du complot.

Il est intéressant de noter que l'enquête sur le scandale de Cleveland Steet fut menée par l'inspecteur Abberline qui avait aussi participé à l'enquête sur les crimes de Jack l'Eventreur.

Mais apparemment Pilotelle ne fréquentait pas le duc de Clarence (sauf pour avoir fait son portrait quand le prince avait 12 ou 13 ans), mais son jovial père, Bertie, prince de Galles.

Les idées anarchistes de Pilotelle étaient, semble-il,  connues du prince de Galles. Pour autant, Pilotelle ne paraissait pas être en guerre contre la société qui l’entourait (ce qui aurait été difficile pour un dessinateur de mode).

Le prince de Galles lui fit passer commande d’un portrait de la reine Victoria pour le jubilé de 1887.

 

edward-VII-and-family-Queen-Alexandria-daughters-and-future-George-V-and-the-later-Duke-of-Clarence-who-died-from-Influenza-1892

 

Edward Albert, prince de Galles, futur roi Edouard VII  (à droite), avec sa femme la princesse Alexandra (au centre) et  ses enfants, Albert Victor, duc de Clarence et Avondale (debout à gauche), George  (assis, futur roi George V), et les princesses Louise, Maude Charlotte  et Victoria Alexandra.

 http://www.intriguing-history.com/periods-history/edwardian-period/

 

 

 

 

 

 

QUERELLE AVEC ROCHEFORT

 

 

 

C'est donc dans le livre d' Andrew Cook qu’on trouve le récit d’une bagarre à Londres entre Pilotelle et le célèbre Rochefort.

Pilotelle et Rochefort étaient tous deux des anciens Communards (un Communard ambigu pour Rochefort, mais condamné comme tel  et déporté en Nouvelle-Calédonie).

Il est probable qu’ils avaient renoué pendant l’exil de Rochefort à Londres, après son évasion de Nouvelle-Calédonie (1874).

 

Dans un livre intitulé The Wold of the Theater, paru en 1920-21, l'auteur,  William Heinemann, rapporte que  le journaliste français (malgré un nom anglais) Thomas Johnson, longtemps correspondant du Figaro à Londres et fondateur (avec Heinemann) de l'Association de la presse étrangère, présidait tous les jours au  Café Royal à l'heure du thé, une table d'apéritif où se retrouvaient  plusieurs personnes, dont Pilotelle et Rochefort, quand ceux-ci n'étaient pas brouillés, ce qui était assez fréquent (when the latter two did not quarrel, which was intermittently the case).

Johnson, mélange d'aristocrate et de démocrate, rendait aussi souvent visite à l'impératrice Eugénie, veuve de Napoléon III, qui vivait en exil en Angleterre. Celle-ci appréciait le charme du Français et sortait parfois à Londres à son bras pour visiter une exposition ou écouter un concert.

 On notera l'absence de sectarisme des anciens Communards - du moins ceux cités, qui fréquentent volontiers un journaliste du Figaro, chevalier servant de l'impératrice Eugénie.

 

Il est probable que cette évocation est relative aux années passées à Londres par Rochefort en 1874-1875, après son évasion de Nouvelle-Calédonie et avant son installation en Suisse.

Mais de l’eau avait coulé sous les ponts. Rochefort, installé à Genève puis rentré en France après l’amnistie de 1880, s’était de nouveau jeté dans le journalisme politique, avec son journal  L’Intransigeant et était devenu par la suite un des soutiens du général Boulanger.

Au moment de l’agitation boulangiste, Pilotelle avait publié dans un journal français de Londres, Le Courrier de Londres, une caricature du général Boulanger. Il continuait donc épisodiquement à faire des caricatures.

Il y a peut-ête eu plusieurs caricatures.

Celle reproduite ci-dessous n’est pas excellente, encore que les petits personnages, dans le bicorne du général, peu visibles en raison du format réduit, apportent leur lot d'ironie : il s'agit de jeunes femmes qui couvrent d'or ou de faveurs le général. L'une de ces petites silhouettes féminines porte l'indication "la duchesse usée" - il s'agit d'une plaisanterie sur la duchesse d'Uzès une des personnalités du parti monarchiste, qui apportait son soutien financier à Boulanger.

 

 

 

aze_carqb4799_001

 

 Le général Blanc-manger, caricature du général Boulanger, par Pilotell, parue dans le Courrier de Londres.

L'image porte en sous-titre "colonel honoraire du Royal-camelot".

 http://parismuseescollections.paris.fr/fr/musee-carnavalet/oeuvres/supplement-du-courrier-de-londres-edition-illustree-masques-politiques-le

 

 

 

Mais telle quelle, cette caricature avait irrité Rochefort à Paris, qui avait violemment attaqué Pilotelle dans L’Intransigeant. il serait curieux de retrouver ce qu’il avait dit, car Pilotelle fut piqué au point de lui envoyer ses témoins (Pat Stevens, journaliste du Topical Times et Augustus Moore - ces noms sont fournis par un article du Star, journal néo-zélandais dont on parlera plus loin) pour le défier en duel. Mais Rochefort déclina le duel, ajoutant, semble-t-il, qu’après 15 duels, il n’avait plus rien à prouver.

En avril 1889, Boulanger et Rochefort, menacés d'arrestation, avaient pris les devants et quitté la France, d'abord pour la Belgique puis pour l'Angleterre (sur Rochefort et le Boulangisme, voir les messages précédents " Communards ! " deuxième, cinquième et sixième parties).[voir depuis nos messages de la série Les Communards et le général Boulanger]

Rochefort, le général Boulanger et un troisième personnage, le comte  Dillon, furent jugés, en leur absence, par le Sénat constitué en Haute Cour de justice, sous l'inculpation de complot « ayant pour but soit de détruire ou de changer le gouvernement, soit d'exciter les citoyens ou habitants à s'armer contre l'autorité constitutionnelle ». Les trois hommes furent condamnés en août 1889, par contumace, à la déportation dans une enceinte fortifiée.

Comme beaucoup d’exilés politiques, Rochefort s'installa à Londres, tandis que Boulanger finit par chercher un logement moins cher à Jersey puis de nouveau en Belgique.          

Rochefort devait attendre quelques années une amnistie pour revenir en France. Depuis Londres, il continua d'envoyer tous les jours son article à L'Intransigeant.

En mai 1889, Rochefort et Pilotelle se trouvaient donc tous deux dans la même ville.

 

 

 

 

 

 

BAGARRE DANS LA  RUE

 

 

 

 

 

Un samedi soir de mai 1889, selon le livre d'Andrew Cook, Pilotelle était en chemin pour se rendre au restaurant  Romano’s, où il avait ses habitudes. 

Selon Andrew Cook, les exilés politiques français à Londres se répartissaient entre les deux restaurants célèbres du Strand. Les royalistes (dont certains avaient suivi les membres de la famille royale en exil) et les rédacteurs du Courrier de Londres  fréquentaient Romano's; c'était aussi, le cas de Pilotelle, qui collaborait au Courrier de Londres.

Tandis que les "républicains" (en fait là ce moment, il s'agissait des Boulangistes, également en exil) fréquentaient (paradoxalement !) le Café Royal, lui aussi sur le Strand.

 

On a vu qu'auparavant, Pilotelle avait eu aussi ses habitudes au Café royal, lorsque lui et Rochefort se retrouvaient avec au le journaliste Johnson (probablement dans les années1875).

 

Sur le chemin de Romano’s, Pilotelle avisa sur le trottoir d’en face, dans Regent Street, Rochefort en personne accompagné (bien entendu) d’une dame, qui se dirigeait vers le Café royal.

 

Pilotelle traversa la rue, traitant Rochefort de misérable et le souffleta avec son gant (un homme convenable ne sortait pas sans gants).

Rochefort – qui avait reconnu son antagoniste - ne perdit pas son temps et déclara qu’il avait dans la poche de quoi le tuer comme un chien !

Il sortit une boite ou un étui contenant un révolver, mais étant lui aussi ganté, il eut des difficultés pour ouvrir l'étui.

Pendant ce temps Pilotelle partait à la recherche d'un agent de police, puis glissait et tombait, tandis que Rochefort le frappait avec sa boite à pistolet et à coup de pied. Les passants puis la police intervinrent et Rochefort fut amené au poste de police de Vine Street. Là, Pilotelle déposa plainte.

Le général Boulanger se présenta pour obtenir la mise en liberté sous caution de son ami Rochefort, mais la police refusa sa caution en tant qu' étranger. Un écrivain anglais, George Moore (écrivain d'origine irlandaise, francophile, sa renommée n'a pas vraiment atteint la France) se présenta aussi pour payer la caution, mais la loueuse de Rochefort, Mme Dieudonné, était déjà sur les lieux et c'est elle qui paya  les 50 livres de caution.

Rochefort ressortit libre après deux heures de détention, après avoir été avisé de se présenter le lundi matin au tribunal de police de Marlborough Street.

 

Le compte-rendu du procès au tribunal de police de Marlborough Street est donné sur un site... consacré à Jack l'Eventreur ( Jack the Ripper and Victorian Crime http://victorianripper.niceboard.org/t1190-inspector-walter-andrews ; il s'agit d'un site qui parait publié par l'auteur féminine Karen Trenouth,  qui a publié à compte d'auteur des livres complotistes pour impliquer la franc-maçonnerie dans les crimes de Jack l'Eventreur - si le sujet vous intéresse vous pouvez lire une critique ironique de cet auteur sur un site maçonnique http://www.masonicinfo.com/trenouth.htm )

Quel est le lien de l'affaire Rochefort-Pilotelle avec les crimes de Jack l'Eventreur ? Aucun bien entendu, à part l'époque (à moins de signaler une coïncidence : l'inspecteur qui prit la plainte de Pilotelle s'appelait Andrews, comme un des inspecteurs chargés de l'enquête sur Jack l'Eventreur - mais il y avait sans doute plusieurs inspecteurs portant ce nom courant).

 

Le compte-rendu du procès donné sur le site Jack the Ripper and Victorian Crime semble authentique et on en retrouve les termes, avec d'autres détails, dans le livre d'Andrew Cook.

 Pilotelle était défendu par l'avocat Arthur Newton. Or ce dernier devait peu quelques mois après (le monde est petit !) être l'avocat de Lord Somerset dans l'affaire de la maison close de Cleveland Street dont on a parlé.

 

 Selon les articles de presse de l'époque, le tribunal était bondé, avec beaucoup de Français parmi les  spectateurs, mais  le général Boulanger n'était pas présent.

Mr. Newton, l'avocat de Pilotelle [l'article écrit constamment Pilotell !], fit valoir que le journal de Rochefort, L' Intransigeant, était un journal opposé à l'ordre sous toutes ses formes (" a paper which is opposed to all sorts of order"), argument amusant de la part du défenseur de l'ancien Communard Pilotelle. L'avocat de la défense, Mr. Lewis, contesta ce point; il définit plutôt L'Intransigeant comme un journal populaire bon marché et montra une caricature de Rochefort par Pilotelle. 

 Le président agacé, déclara que ce n'était pas la peine de descendre dans ces détails, ce n'était pas une affaire sérieuse.

 Mr. Newton rappela que Rochefort s'était moqué de M. Pilotell [l'article écrit M. devant le nom de Pilotelle ou de Rochefort, qui sont Français, et Mr. devant les noms  Anglais] dans une série d'articles puis rappela les faits. Il demanda que Rochefort soit condamné à verser une caution pour garantir sa future bonne conduite (envers Pilotelle)..

M. Georges Pilotell, domicilié  62, York Terrace, Regent's Park, fut appelé à la barre. Il raconta les faits. Ayant rencontré Rochefort dans Regent's Street, il s'adressa à lui en disant (en Français, on suppose) :  "You miserable flaneur, at last I find you" [ Toi, misérable flâneur, je te retrouve enfin !]. Il prit Rochefort par le collet et le gifla avec ses gants.

Rochefort répondit , "I have something in my pocket I have bought for you. I will kill you like a dog."[ j'ai quelque chose dans ma poche que j'ai acheté pour toi. Je te tuerai comme un chien]. Le pistolet, que Rochefort n'avait pu sortir de sa boite, était bien chargé de 5 balles.

 On demanda à Pilotelle si lui et Rochefort avaient été amis

-       Oui, autrefois, mais les choses ont changé depuis.

Rochefort contesta les paroles et les coups portés. Pilotelle l'avait agressé, puis avait glissé.

Après l'audition de plusieurs témoins, l'avocat de la défense fit valoir que si Pilotelle voulait défier Rochefort en duel, il n'avait qu'à lui envoyer son défi à l'hôtel de Rochefort au lieu de l'agresser dans la rue. Il n'avait que ce qu'il avait mérité. De plus il se conduisait lâchement : il était curieux qu'il prétende vouloir défier Rochefort en duel et réclame aujourd'hui des mesures de justice pour le protéger de Rochefort et donc empêcher tout duel (rires dans la salle) 

Le magistrat, Mr. Hannay, déclara que les choses étaient claires : si M. Rochefort n'avait pas donné des coups au prosecutor (le plaignant) quand il était à terre,  il n'y aurait pas lieu à sanction. Mais comme il l'a fait, il décide que M. Rochefort versera deux  sureties de 50 livres ou une de 100 livres  pour garder la paix pendant 6 mois [keep the peace; on comprend qu'il s'agit d'une caution pour s'assurer que Rochefort n'aura pas d'acte hostile contre Pilotelle durant 6 mois]. Il informa M. Rochefort qu'il avait la possibilité de porter plainte à son tour contre M. Pilotelle pour avoir été à l'initiative de l'attaque.

L'avocat de Rochefort, après s'être concerté avec son client, déclina l'offre et déclara traiter par le mépris l'attitude de Pilotelle.

 

 

Une gravure qu’on trouve sur internet, parue dans la presse britannique de l’époque, montre l’audience au tribunal de police de Marlborough Street. Rochefort est bien reconnaissable. En face, Pilotelle apparait adipeux,  les cheveux assez longs dans le cou, le visage glabre. Il relève sa manche pour montrer la trace des coups reçus.

 Nous ne sommes pas certain d'avoir le droit de reproduire cette gravure qui se trouve sur un site qui vend des reproductions. Nous donnons le lien :

http://www.allposters.fr/-sp/The-Scuffle-in-Regent-Street-Between-M-Rochefort-and-M-Pilotell-Affiches_i13528567_.htm

 On la trouve aussi sur ce site

http://www.alamy.com/stock-photo-exiles-squabble-65832061.html

 

 

 

 

LES RAGOTS ET COMMENTAIRES DE LA PRESSE

 

 

 

 

D’autres récits d’époque de l’incident qu’on a raconté présentent quelques différences. Ce n’est pas en se rendant au restaurant Romano’s que Pilotelle aurait rencontré, par hasard, Rochefort.

Selon certains récits parus dans la presse de l’époque, il se trouvait au Café Royal lorsque des amis lui auraient signalé la présence de Rochefort dans la rue. Pilotelle serait alors sorti pour s’en prendre à Rochefort.

Dans un article paru dans L’impartial, journal de la Chaux de Fonds (canton de Neuchâtel, Suisse), le récit des faits est en faveur de Pilotelle :

" On se souvient que le célèbre caricaturiste du Punch de Londres , M. Pilotell , insulté par l'Intransigeant de Paris , avait envoyé ses témoins à M. Henri Rochefort , mais celui-ci avait refusé de se battre. Depuis son arrivée dans la capitale anglaise avec la bande de la boulange, M. Pilotell attendait l'occasion de se trouver face à face avec son peu loyal adversaire ; cette occasion s'est présentée samedi et voici comment le correspondant du Matin raconte la scène :

[ici le journal reprend l'article du journal français Le Matin]

 « Il était à peu près six heures et demie, M. Rochefort passait dans Régent street, ayant une jeune femme à son bras. M. Pilotell passait la soirée avec des amis au café Royal. Averti par quelques-uns d'entre eux que son ennemi arrivait , M. Pilotell se leva spontanément et alla à sa rencontre.

D'après le récit des assistants , il saisit M. Rochefort par le collet et le souffleta de son gant. M. Rochefort immédiatement porta la main à la poche de sa redingote et chercha à retirer son revolver de son étui. M. Pilotell, assure-t-on, appela la police , et un officier arriva et arrêta M.Rochefort qui fut conduit au poste de police de Vine street.

La nouvelle de l'incident se répandit rapidement parmi la colonie française et arriva jusqu'aux oreilles du général Boulanger

Celui-ci se rendit immédiatement à Vine street et s'offrit à cautionner son ami qui était accusé.

(...)"

 

http://doc.rero.ch/record/80322/files/1889-05-21.pdf

 

 

On notera dans ce récit que Pilotelle est présenté comme caricaturiste au célèbre journal humoristique anglais Punch (ce qui n'est pas corroboré par ailleurs semble-t-il), que Rochefort joue le mauvais rôle ("peu loyal ennemi") et que l'opinion sur les Boulangistes est négative ("la bande de la boulange").

On pourra trouver étonnant qu'un journal du canton de Neuchâtel relaie des informations sur des personnages a priori bien éloignés des préoccupations suisses. Mais Rochefort et surtout le général Boulanger étaient des vedettes du moment, même hors de France. Peut-être faut-il  voir (sans certitude), dans la sympathie montrée à Pilotelle, une sensibilité locale car on sait que de nombreux anciens Communards, notamment de tendance anarchiste, avaient trouvé refuge dans le passé dans le Jura suisse. L'un des fondateurs de la Fédération jurassienne, de tendance anarchiste, James Guillaume, lié à de nombreux Communards, était originaire de la Chaux de Fonds (de nos jours la ville a installé un panneau à sa mémoire).

 

 

Mais on trouve l'écho de cette affaire bien plus loin encore. Dans un journal néo-zélandais, The Star, un article "de notre correspondant à Londres", intitulé  A French fracas (un esclandre français),  se montre assez venimeux à l’encontre de Pilotelle : il dit de lui que moins on parle de son passé et mieux c’est (sans d’ailleurs évoquer le passé de Communard de Pilotelle).

L’article indique que Pilotelle lui-même s’est vanté d’avoir fait 6 mois de prison pour « indecent assault » (attentat à la pudeur ou même viol ?) ; il revient sur la provocation en duel lancée par Pilotelle, outré des sarcasmes de Rochefort à son égard dans le journal L’Intransigeant (Rochefort se serait notamment moqué de l’obésité de Pilotelle). Le défi fut présenté par les deux témoins Anglais de Pilotelle, mais Rochefort ne se souciait pas de se battre en duel avec un "gentleman" de cet acabit.

L’article laisse entendre qu’il aurait été impossible à Pilotelle de se rendre en France pour se battre avec Rochefort, pour raisons politiques; mais nous sommes en 1889, donc après l’amnistie. L'auteur de l’article parait se ttromper sur ce point.

Même la rencontre avec Rochefort dans la rue à Londres est présentée de façon défavorable à Pilotelle, qui aurait souffleté Rochefort avec son dirty glove (gant sale).

L’article précise le nom de la jeune femme qui accompagnait Rochefort, Miss Vervoort (d’autres articles disent pudiquement que Rochefort était accompagné de « sa nièce »). Apparement il s'agissait d'une actrice de music hall.

D'autres Français étant apparus mystérieusement sur la scène de l'esclandre, tout le groupe fut conduit au poste de police gesticulant et criant comme des cacatoès ( petite pique anti-française).

Cet article montre que Pilotelle n’avait pas que des amis en Angleterre.

 

 (article du Star, A French fracas, du 10 juillet 1889 https://paperspast.natlib.govt.nz/newspapers/TS18890710.2.37)

 

 Quant au Gaulois, journal parisien qui fusionnera un peu après avec le Figaro, il indique qu'au cours du procès, Pilotelle a été forcé d'admettre qu'il avait été condamné à 6 mois de prison pour viol (il est en effet probable qu'on lui a posé une question sur ses antécédents judiciaires). L'article précise qu'à sa sortie du tribunal, Pilotelle était attendu par une foule rien moins que sympathique. Quant à Rochefort, l'article précise qu'il était défendu par le solicitor George Lewis, qui avait défendu le célèbre député autonomiste irlandais Parnell ("le roi sans couronne d'Irlande", dirigeant de l'Irish League ) dans un procès contre le journal The Times.

Le journal ajoute que les Boulangistes ont fait du Café Royal leur quartier général et qu'on peut être assuré d'y voir, tous les soirs à 5 heures, les dirigeants du parti, parmi lesquels les députés Laguerre et Naquet (sur Naquet, voir notamment Communards ! cinquième partie) [et depuis, notre série sur Les Communards et le général Boulanger où le rôle de Laguerre et Naquet est plus précisément exposé].

 

bag46131

Defendant and counsel, tableau de William Frederick Yeames, 1895.

Ce tableau du peintre académique Yeames obtint un grand succès lors de sa présentation en 1895; il montre une jeune femme avec son avocat (counsel) en robe et  perruque et ses assistants. Le defendant (on dit défendeur en français) est celui qui est mis en cause dans un procès. Yeames était spécialiste des problem pictures, des tableaux où le spectateur,était invité à imaginer l' histoire suggérée par le tableau.

Pilotelle avait sans doute une certaine expérience du monde judiciaire anglais et pas seulement pour son procès contre Rochefort.

Site de vente de reprductions art-prints-on-demand.com

http://www.art-prints-on-demand.com/a/yeames-william-frederick/defendant-and-counsel.html

 

 

 

 

 

LES DEUX FACES DE LA SOCIETE VICTORIENNE

 

 

 

 

 Le magazine The Spectator, de tendance conservatrice, rendit compte de l'incident de façon acerbe pour les deux protagonistes :

 

25 MAY 1889

 

 The Boulangist group have not hitherto been a success in London. The General himself has not been wisely advised, and has dined with the wrong people ; and his principal supporter among Reds, M. Rochefort, has been involved in a public squabble, and directed by a Magistrate to find securities. While walking in Regent Street on Saturday, he was struck by a M. Pilotel, an old Communist, who had been, as he admitted, sentenced in England to six months' imprisonment, and who wished to force him to a duel. M. Rochefort, it seems, always carries a revolver, and drew it out, but without removing it from its case. M. Pilotel, in retreating, fell down, and as the Magistrate believed, M. Rochefort kicked him on the ground. Mr Hannay considered the whole affair trivial, but in consequence of the kick, bound M. Rochefort over to keep the peace. We do not know that M. Rochefort was to blame, except for carrying a revolver ; but in England all revolutionary parties except the Irish are required to be careful of their dignity.

 

( Le groupe boulangiste n'a pas jusqu'à présent eu beaucoup de succès à Londres. Le général lui-même n'a pas été prudemment avisé et a dîné avec les mauvaises personnes; et son principal supporter parmi les Rouges, M. Rochefort, a été impliqué dans un esclandre public et a été forcé par un magistrat d'offrir des garanties. Pendant qu'il marchait dans Regent Street ce samedi, il a été agressé par un certain M. Pilotel [sic], un ancien communiste [sic - le mot utilisé communist opère une confusion entre communiste et communard, qui n'a sans doute pas d'équvalent en anglais ] qui a, comme il l'a admis, été condamné à 6 mois d'emprisonnement en Angleterre et qui souhaitait le forcer à un duel. M. Rochefort, semble-t-il, a toujours sur lui un revolver et l'a sorti, mais sans l'enlever de son étui. M. Pilotel, dans sa retraite, est tombé et selon le magistrat, M. Rochefort l'a frappé à terre. Mr. Hannay [le magistrat] a considéré toute l'affaire comme triviale mais en raison du coup donné, a condamné M. Rochefort a offrir des garanties pour garder la paix [keep the peace, s'abstenir d'actes hostiles]. Nous ne savons pas en quoi M. Rochefort était à blâmer, sinon de porter un revolver, mais en Angleterre, on attend de tous les partis révolutionnaires, sauf les Irlandais, d'avoir soin de leur dignité.)

 

Spectator Archive 

http://archive.spectator.co.uk/issue/25th-may-1889

 

 

( The Spectator est un magazine politique hebdomadaire britannique, créé en 1828. De tendance conservatrice, il revendique le titre du plus ancien magazine en langue anglaise publié sans interruption. Le titre fondé en 1828 a repris le titre de la célèbre revue littéraire fondée au 18ème siècle par Steele et Addison

La tradition veut que diriger la rédaction du Spectator permette d'accéder à un poste élevé dans la hiérarchie du Parti conservateur.  D'après Wikipedia)

 

L'article est rédigé avec un mélange de dédain et d'humour caractéristiques des milieux conservateurs britanniques. On ne sait pas à quoi l'auteur fait allusion en disant que le général Boulanger a dîné avec les mauvaises personnes.

On sait  qu'à son arrivée à Londres, Boulanger avait été pris en main par le célèbre avocat Alexander Broadley (surnommé Broadley Pacha en raison de ses illustres clients égyptiens, dont l'ancien khédive Ismaël). Broadley était un personnage assez controversé mais très répandu dans la bonne société. L'article vise peut-être Broadley lui-même et probablement d'autres personnes encore, qui déplaisent au Spectator. Lorsque le nom de Broadley fut cité peu après lors du scandale de Cleveland Street, le journal Le Figaro affirmera même que Broadley avait conduit Boulanger et Rochefort au bordel de Cleveland Street, ce qui obligea les Boulangistes à une protestation publique !

On notera que Rochefort est classé par The Spectator comme faisant partie des "Rouges" qui soutiennent Boulanger - ce qui n'est sans doute pas faux si on se souvient que Rochefort revendiquait l'étiquette de socialiste révolutionnaire. Enfin l'idée que les seuls révolutionnaires qui n'ont pas à prendre soin de leur dignité sont les Irlandais (en l'ocurrence il s'agit des nationalistes partisans de la rupture avec l'Angleterre) est évidemment ironique.

 

 Si l'article du Spectator représente l'aspect hautain et condescendant de l'époque victorienne (ou au moins des classes dirigeantes victoriennes), les mésaventures d'Arthur Newton, avocat de Pilotelle dans la plainte déposée contre Rochefort, montrent la face cachée (ou dissimulée) de cette époque et de l'époque ewardienne qui suivit (on pourrait en dire autant de son confrère l'avocat Alexander Broadley, qu'on a évoqué plus tôt et qui fut obligé un moment de quiiter l'Angleterre pour se mettre à l'abri de poursuites).

 

Comme on l’a dit, Arthur Newton, qui avait ses bureaux dans Marlborough Street, en face d'un des tribunaux importants de Londres,  a défendu par la suite – dans une affaire de toute autre importance –  Lord Somerset, compromis dans l’affaire du bordel masculin de Cleveland Street qui éclata justement en juillet 1889 et se développa dans les mois suivants.

Or dans cette affaire, Newton a été condamné à 6 semaines d’emprisonnement pour entrave à la justice (il avait organisé le départ à l'étranger de certains témoins). On a également évoqué un parjure de sa part (lequel ?) pour faire éviter des poursuites à son client.

Certains pensent qu'Arthur Newton a agi afin d'éviter de mettre en cause le duc de Clarence lui-même, l’héritier du trône après son père, le prince de Galles. Cette interprétation semble toutefois contestable et au contraire, il est possible que Newton, pour protéger son client Lord Somerset, ait suggéré faussement que le duc était impliqué dans l'affaire, espérant ainsi faire abandonner l'enquête.

 Newton fut quelques années après  l'avocat (ou le solicitor, avocat non plaidant ?) d'Alfred Taylor, co-accusé avec Oscar Wilde en 1895 dans le célèbre procès pour homosexualité qui devait ruiner la carrière et la vie de l'écrivain. A l'issue du procès, Wilde et Taylor (ce dernier était accusé de procurer des jeunes gens à  Wilde) furent condamnés à deux ans de prison.

Arthur Newton, après avoir exercé au Canada (il avait dû s'éloigner de l'Angleterre à lasuite de nouveaux soupçons sur sa probité)  fut ensuite momentanément interdit d'exercer pour comportement contraire à la déontologie des avocats : défenseur du célèbre assassin le docteur Crippen en 1910,  il vendit à la presse une fausse confession du Dr Crippen,  condamné à mort pour le meurtre de sa femme.

Pire, Newton fut ensuite finalement radié du barreau en1913 et condamné à de la prison pour son rôle dans une escroquerie au Canada.       .

Il semble avoir avant cela joué un rôle curieux dans la faillite de Lord Euston.

Cité dans l'affaire de Cleveland Street, Lord Euston avait réussi à faire admettre son innocence : selon lui, il s'était rendu une fois à Cleveland Street, attiré par un prospectus distribué dans la rue qui laissait penser qu'on y trouvait des "modèles féminins". Comme ce n'était pas le cas, il était reparti.

La faillite du comte d'Euston en 1902 s'explique du fait que celui-ci ne put rembourser de nombreux prêts contractés par lui. Or, interrogé sur ces prêts, Lord Euston déclara les avoir souscrits pour aider Arthur  Newton, à qui il avait des obligations.

Lord Euston  était le fils du  duc de Grafton, mais il mourut avant son père et donc ne put jamais bénéficier de la fortune et du titre ducal.

Enfin Lord Euston était un haut dignitaire de la franc-maçonnerie britannique.

Une anecdote valut à Lord Euston l’indignation d’une partie de la population, quand elle se répandit.

Alors qu’il exerçait comme juge du premier degré (en Grande-Bretagne, les juges des tribunaux du premier degré à l’époque – et peut-être encore aujourd’hui – étaient choisis parmi les notables et propriétaires fonciers du ressort du tribunal), il condamna à un mois de prison un homme qui avait volé un gâteau de 3 pence dans une boulangerie… mais peut-être Lord Euston, en bon humaniste franc-maçon,  avait-il voulu mettre le voleur – probablement un vagabond --  à l’abri pour un mois ?

 

 

372px-Arthur_John_Edward_Newton_Vanity_Fair_21_September_1893

 Arthur John Edward Newton, solicitor (le solicitor était un homme de loi qui ne plaidait pas, sauf dans quelques cas comme les procès au tribunal de police, le monopole de la plaidoirie étant détenu par le barrister).

Dessin de Spy, paru dans Vanity Fair en 1893 dans la série des hommes du jour. Spy (pseudonyme de Leslie Ward, plus tard Sir Leslie Ward ) était le caricaturiste des hommes célèbres dans l'Angleterre de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème.

De la renommée à la déchéance... Après avoir plusieurs fois joué avec la légalité, Arthur Newton fut condamné à 3 ans de prison et radié du barreau. Il devait par la suite ouvrir une agence de détective privé.

Wikipedia.

 

 

 

 

 

 

 

LE LIBERTAIRE

 

 

 

En 1897, pour le numéro de la Revue blanche consacré à la Commune, Pilotelle envoya sa contribution à l’éditeur, avec un portrait du Communard  Maroteau, mort en Nouvelle-Calédonie durant sa déportation :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Portrait de Maroteau par Pilotell.

La Revue Blanche, 1897, Wikisource

 

 Dans sa courte contribution, Pilotelle écrivait :

" Je vous envoie mon portrait de Maroteau, peut-être le seul libertaire de la Commune (et le plus calomnié, par conséquent).

Je suis désolé de ne pouvoir vous envoyer les notes que vous voulez bien me demander sur la Commune, mais depuis un mois je n’ai pas une minute à moi.

Et puis j’avoue que j’aurais peut-être été trop sévère pour nos anciens amis. Je ne parle pas des égorgés, quoique la mort ne soit pas une excuse ; mais de ces sectaires à vue étroite, à désirs bas, ambitieux médiocres, prêts à se contenter de l’os qu’on leur jette à ronger ; meneurs, politiciens et traîtres.

Maintenant c’est autre chose qui se dessine. L’évolution libertaire, en ce xixe siècle d’autoritarisme absolu, s’affirme superbe et philosophiquement, et artistiquement.

Je n’ai qu’un espoir, c’est que les fautes de la Commune serviront aux futurs démolisseurs.

Londres."

 

 

Cette contribution montre l’activité de Pilotelle à l’époque (sans doute pour des journaux de mode) puisqu’il indique n’avoir pas un moment à soi.

Elle est aussi le témoignage de ses sentiments toujours révolutionnaires, en l’occurrence anarchistes (il préfère dire libertaire)  – et aussi de son regard critique sur la Commune, qui semble avoir été composée en majorité de "sectaires à vue étroite, à désirs bas, ambitieux médiocres", sans vraiment excepter les morts !

 

Sa conception d'un anarchisme philosophique  et artistique est partagée, à son époque par plusieurs esprits. On la trouve par exemple chez le poète Laurent Tailhade qui écrit :

 

Par un matin vermeil de Salamine,

Frappe nos coeurs en-allés en lambeaux

Anarchie, ô porteuse de flambeaux.

 

(j'ai lu ces vers il y a quarante ans dans un livre emprunté à la bibliothèque municipale de Marseille et je ne les ai jamais oubliés - Salamine est la victoire des Grecs sur les Perses : cette référence  montre que Tailhade restait un poète parnassien - donc imitateur et admirateur de l'antiquité classique, même si les coeurs "en-allés en lambeaux" relèvent plutôt du symbolisme et auraient grandement agacé Leconte de Lisle, le maître impassible du Parnasse)

De même dans sa Ballade dédiée au personnage de l'auteur norvégien Ibsen, Solness le constructeur, qui évoque un architecte visionnaire, Tailhade prophétise qu'un jour, la construction idéale de Solness s'élevera :

La claire tour qui sur les flots domine

C'est aussi  une image de la  société future régénérée par l'anarchie, et peut-être même d'une nouvelle humanité.

 

Nous savons aussi qu’au même moment Pilotelle correspondait avec le théoricien anarchiste italien Errico Malatesta. (dans un courrier en vente sur un site de ventes aux enchères, Malatesta demande, si on comprend bien, un coup de main à Pilotelle pour trouver du travail à un ami).

 Dans ses mémoires, Louise Michel rappelle que les révolutionnaires proscrits pouvaient compter sur l'aide de quelques exilés installés en Angleterre, dont Pilotelle.

 

 

 

 

 

LE ROI DE LA MODE ?

 

 

 

 

Les activités de Pilotelle en Angleterre sont finalement mal connues. On ne dispose pas de photographie de lui vers la fin de sa vie (du moins accessible sur internet). Les articles parus en Angleterre (voire dans des pays de peuplement anglais comme l’Australie) qui parlent de lui, en font une sorte de « roi de la mode », ce qui n’était quand même pas rien

  Une étude plus approfondie de ses activités de dessinateur de mode reste à faire.

 

 

AristocraticWomenIllustration

Illustration de Pilotelle, sur le blog américain Love-j, de Jennifer Cho Salaff

http://jenniferchosalaff.blogspot.fr/2015/03/on-clothing-one-womans-opinion.html

 

 

Dans un ouvrage sur le Strand, la célèbre artère commerciale de Londres, figure, malheureusement non accessible en entier sur internet, une lettre de Pilotelle dans laquelle il se réjouit de faire ce qu’il aime, dessiner les plus jolies femmes du pays de Shakespeare et de Augustus Harris (le célèbre patron du théâtre Drury Lane).              .

 

Cette lettre est sans doute intéressante car Pilotelle semble y avoir évoqué sa  participation à la Commune ( ?) dans le style : finalement, je ne me plains pas de la façon dont les choses ont tourné, puisque cela m’a permis de vivre en faisant ce qui me plait.

 

Mais pourtant, sa contribution à la Revue Blanche réaffirmait ses conceptions anarchistes et se terminait par une remarque caractéristique (venant d’un anarchiste), non pour espérer la venue des bâtisseurs d’un monde meilleur, mais les  démolisseurs à venir…

Alors, Doctor Pilotelle and Mister Pilotell ?

 

 Il semble que Pilotelle, au-delà de sa qualité de dessinateur, avait fini par devenir créateur de mode pour une importante maison de couture (prêt-à-porter de qualité) :

" Debenham & Freebody is an enormous wholesale and retail establishment, which had been in existence for more than a century, and has spread its wholesale houses to New York, Paris, Melbourne, Sydney, and Brussels. The firm's artist 'Pilotelle,' who designed the costumes contributed below, is the most famous artist of London in this especial line." (extrait du catalogue  Coming styles designed by the great costumers of Europe, Jordan Marsh company, Boston, 1896).

 

(Debenham et Freebody est une énorme maison de vente en gros et au détail vieille de plus d'un siècle, qui a développé son activité de gros à New-York, Paris, Melbourne, Sydney et Bruxelles. L'artiste de la firme Pilotelle, qui a dessiné les costumes, est le plus fameux artiste à Londres dans cette spécialité).

 

 

comingstylesdesi00jord_0013

Un modèle de Pilotelle pour la  maison Debenham & Freebody

Planche extraite du catalogue  Coming styles designed by the great costumers of Europe. Le blason indique que la maison est fournisseur de la famille royale britannique.   

 

Jordan Marsh company, Boston, 1896

 

 

comingstylesdesi00jord_0012

 

Un modèle de Pilotelle pour la  maison Debenham & Freebody

 

Planche extraite du catalogue  Coming styles designed by the great costumers of Europe   

 

Jordan Marsh company, Boston, 1896

 

https://archive.org/details/comingstylesdesi00jord

 

 

 

Il est curieux qu’on trouve assez peu d’images des créations de mode de Pilotelle sur internet (publiées dans des revues britanniques ou portées par des femmes en Grande-Bretagne) ; ces images ou photos dorment sans doute dans des fonds inexploités, de plus, le passé communard de Pilotell n’intéresse pas forcément le public britannique.

On trouve un dessin de robe extrait de la revue The Queens’magazine. sur le site Alamy.

Je ne pense pas qu’on puisse la reproduire sans acquitter de droits. Et de ci de là; quelques dessins.

 

 

pilotelle 2

 

Modèles d'ombrelles par Pilotelle.

Page de magazine, date inconnue. Noter la signature Pilotell. Ce pourrait être un des premiers dessins de Pilotelle dans le domaine de la mode. L'ombrelle avec le dieu égyptien Bès sur la poignée (en bas à gauche) rappellera quelque choses à ceux qui ont regardé la série de dessins Avant, pendant et après la Commune,  clin d'oeil du nouveau Pilotelle à l'ancien

Vente e-bay

 

 

 

A côté de son activité pour Debenham & Freebody, Pilotelle pouvait aussi travailler dans la création de luxe. On lit ainsi, dans la Scottish Review de janvier 1900, sous le titre The coercion of custom  (la dictature de la coutume) :

 

" Georges Pilotelle... is a great maestro among the art-designers of  female costume to-day. He asserts that ' at no time in the world's history have there been such beautiful clothes as are  made and worn now-a-days.' But then he gives us the per
contra of the present prevalent extravagance and frenzy for dress, which is alleged to have laid hold of every class of
women in this country. ' Times,' says M. Pilotelle, ' have changed very much since I was a youth. Women, who in
those days would have spent a hundred pounds a year, will now spend ten times that sum on their clothes ; and on one occasion I was called upon to design forty thousand pounds' worth of costumes for one lady.' He further instances a
single pair of stockings bought for £100, and a tea-gown which cost the wearer £1700."

(Georges Pilotelle est un grand maestro parmi les créateurs de mode féminine d'aujourd'hui. Il affirme qu'à aucune autre époque de l'histoire on a fabriqué et porté des costumes aussi beaux que ceux de maintenant. Mais il nous donne aussi l'envers de  l'extravagance et de la frénésie pour le vêtement qui se sont emparé de toutes les classes de femmes dans ce pays. L'époque a beaucoup changé depuis ma jeunesse,  dit Pilotelle. Les femmes qui à cette époque, dépensaient 100 livres par an, dépensent aujourd'hui dix fois cette somme pour des vêtements.  A une occasion, j'ai été appelé pour dessiner pour 40 000 livres de vêtements pour une dame. Il cite ensuite une simple paire de bas de 100 livres et un déshabillé de  1700 livres".

 

 

En 1894, à l’occasion du mariage de  la princesse Victoria Melita de Saxe-Coburg et Gotha, petite-fille de la reine Victoria (et fille du prince Alfred, duc d'Edimbourg ) et du grand-duc Ernest de Hesse, célébré à Coburg, (circonstance pour laquelle toute la famille royale, avec la reine Victoria, se déplace en Allemagne), Pilotelle donne dans la presse (Illustrated London News) une illustration du bridal trousseau (trousseau nuptial), soit une vingtaine de toilettes de la princesse.

voir : http://www.old-print.com/cgi-bin/category.cgi?&category=search&query=wedding&start=620

Pilotelle avait-il créé les vêtements ou seulement dessiné les créations d'autres couturiers ?

 Cette noce dite royale ne devait pas être très heureuse car la princesse divorça en 1901.

 

 

ll existe aussi une suite de dessins de costumes conservées au Victoria and Albert Museum, représentant des dieux grecs, en habit de fantaisie.

 

Le dieu de la guerre Mars est représenté de façon amusante par une jeune femme très court vêtue dont la tenue minimale met en valeur le tour de hanches et les jambes. Elle porte un casque très reconnaissable : il s’agit du casque à pique et à panache blanc des gardes royaux à cheval, avec la croix de Saint Georges ; le haut de l’habit du dieu/déesse évoque aussi en version sexy la cuirasse portée par ces militaires d’élite. Mars porte le stick sous le bras à  la façon des officiers britanniques. Les autres illustrations sont plus dans le style classique des costumes des opérettes parodiant l’Antiquité.

Il s'agit probablement de costumes pour une revue de music hall.

 

Le dessin ne ressemble ni à la première manière de Pilotell caricaturiste, ni à ses dessins de mode, mais présente une dernière manière, 20ème siècle en quelque sorte, assez proche par le côté libre du dessin du style des cartoonists anglo-saxons (dessinateurs de presse ou de bande dessinées) des décennies suivantes.

 

 

2007BP9715_jpg_l

 Le dieu/déesse Mars, par Pilotell.

Dessin conservé au Victoria and Albert Museum. Si la reproduction n'est pas permise, nous enlèverons l'image dès demande.

 http://collections.vam.ac.uk/item/O728266/mars-print-pilotell-georges-labadie/

 

 

 

 FAMILLE

 

 

 

 

 Pilotelle avait fait souche en Angleterre et a eu des enfants.

 Un site généalogique précise qu'il se maria le 28 avril 1887 avec Ann Duncan, gouvernante. Mais son premier enfant Georges Camille Pilotelle, naquit hors mariage le 17 juillet 1885 à Fitzroy Street, Tottenham Court, Londres.

Sur des sites généalogiques, on indique un mariage contracté à Paris - mais Pilotelle était-il revenu en France à l'occasion de son mariage , ou bien le mariage peut-il avoir été célébré au consulat de France à Londres et l'acte enregistré pour la forme à Paris  (était-ce la régle ?) ?

Aux recensements de 1891 et  1901, George Eugene Raoul Pilotelle et sa femme avaient 4 enfants,  Georges Camille, Louis Edouard, Clarissa et Nora. 

Le fils aîné se maria en 1914 avec Ethel Everest. Que devint-il par la suite ? Il semble qu'il abandonna son propre enfant, Vivian Warwick Pilotelle.

En 1920 Annie (probablement Ann, la veuve de Georges) et Clarissa Pilotelle quittèrent l'Angleterre pour les Etats-Unis. En 1930 Louis Edouard vivait à Cincinnati, Ohio.

 Il apparait qu'un autre descendant vivait dans l'Ontario (Canada) et un autre dans le Kentucky, mais d'autres enfants sont restés en Angleterre.

 

 

 

 

OBSCURITES

 

 

 

Son activité en Angleterre représente la part la plus importante de son existence puisqu’il quitte la France en 1871, à 26 ans, s’installe en 1873 en Angleterre et y meurt en 1918 – peu avant la fin de la première guerre mondiale, soit 45 ans de vie anglaise. Les deux parts inégales de la vie de Pilotelle n’ont pas fait l’objet d’une étude d’ensemble car ceux qui s’intéressent à l’histoire de la Commune (surtout Français) ne s’intéressent pas à la mode et à l’histoire du costume ( ! ) et ceux qui parlent de Pilotelle comme dessinateur de mode (surtout Anglais) ne s’intéressent pas à l’histoire de la Commune et disent seulement qu’il était un french exilé (en utilisant le mot français exilé).

De plus il ne s’agit pas d’un personnage de premier plan. On peut donc imaginer que beaucoup de documents sur ses activités en Angleterre, ses relations, etc, dorment toujours dans les archives.

Il serait intéressant d’en savoir plus aussi sur cette histoire de « indecent assault » ; on se souviendra aussi qu’il fréquentait le prince de Galles, futur Edward VII, qui avait une sexualité exigeante (ses visites dans les bordels de luxe sont célèbres) et passe pour avoir commandé des tableaux érotiques au peintre Lawrence Alma-Tadema (un des peintres académiques les plus côtés de l'époque), tableaux malheureusement disparus.

 

 

 

 

 

Claridges-Hotel-London,-C_1900

La salle-à-manger du Claridge à Londres vers 1900, peinture de Max Cowper.

Comme l'Hôtel Savoy ou les grands restaurants du Strand, le Claridge était un des endroits où la clientèle aisée aimait se réunir.

Site de vente de reproductions Web Gallery.

http://www.artchive.com/web_gallery/M/Max-Cowper/Claridge's-Hotel-London,-c.1900.html

 

 

Nous savons que dans les années 1890, Pilotelle habitait Louvain Villa 16, Belsize Road, Swiss Cottage Londres,  ce qui semble être une adresse dans un quartier moins élégant que  Regent's Park (à plus d'un kilomètre de là) mais en échange, l'artiste possédait une villa.

Cette adresse apparait dans le cadre de correspondances avec François Chèvremont, biographe de Marat, collectionneur de tout ce qui concernait le révolutionnaire et éditeur de certaines œuvres de Marat.

 

Lui et Pilotelle étaient entrés en contact car Pilotelle avait aussi édité une œuvre rare de Marat, publiée en Angleterre, le traité De la presbytie accidentelle  de 1776 (Marat était médecin). L'édition parue à Paris chez Champion en 1891 porte la mention "Traduit pour la première fois de l'anglais d'après le seul exemplaire connu appartenant à la Bibliothèque de la Société royale de médecine et de chirurgie de Londres, par Georges Pilotelle". Pilotelle avait aussi entrepris un ouvrage sur Marat en Angleterre qu'il n'a pas terminé et il avait retrouvé un "placard" politique de Marat

 

L’intérêt de Pilotelle pour Marat est-il lié à ses opinions politiques ? On peut le penser. Marat, jugé trop sanguinaire, trop fanatique, quasiment « asocial », que même les républicains français convaincus écartaient de leur Panthéon imaginaire des grands hommes de la Révolution, pouvait séduire une personnalité anticonformiste comme Pilotelle.

 Dans une dédicace, Chèvremont remercie Pilotelle qui l'a accueilli en 1891 dans sa villa.

 Nous savons qu'en 1902 Pilotelle vendit chez Sotheby's 123 ouvrages relatifs à Marat, dont une partie lui avait probablement été donnée par Chévremont, qui légua sa collection au British Museum.

 

 La villa de Pilotelle, appelée curieusement Louvain Villa,  n'existe plus semble-t-il (en tous cas pas sous ce nom), mais le Swiss Cottage (il semble que le nom fut donné en raison de quelques constructions évoquant des chalets) est aujourd'hui un quartier plutôt  côté et animé de Londres (borough de Camden), comme l'ensemble de Belsize Park (North West) dont on peut considérer qu'il fait partie. Le quartier comprenait au milieu et à la fin du 19ème siècle des villas pour les classes moyennes aisées mais aussi des habitations plus modestes.

 

 

area-guide-swiss-cottage-p2

Une villa du Swiss Cottage,  sur un site d'agence immobilière. La villa de Pilotelle ressemblait-elle à celle-ci ?

Agence Lexingtons.

http://www.lexingtons.com/about-us/area-guides/swiss-cottage/

 

 

 

 

Pilotelle mourut le 29 juin 1918 à Londres.

Selon le livre A history of the French in London, sous la direction de Debra Kelly et Martyn Cornick, publié par The INSTITUTE OF HISTORICAL RESEARCH LONDON, 2013, Pilotelle mourut dans la pauvreté après avoir été fashionable (à la mode - mais peut aussi signifier "vivant à son aise").

Vivait-il à sa mort toujours dans la villa à Belsize Road ou avait-il abandonné celle-ci pour un logement plus modeste ?

Le livre précité remercie pour un renseignement le petit-fils de Pilotelle, Mr. A. E. Bohannon . En 2013 un descendant de Pilotelle vivait donc toujours, probablement en Angleterre.

http://humanities-digital-library.org/index.php/hdl/catalog/download/frenchinlondon/11/18-1?inline=1

 

 

On peut se demander pourquoi Pilotelle a terminé sa vie dans la pauvreté alors qu’il avait été certainement à son aise à un moment. Les indications font défaut. On peut probablement y voir une conséquence du changement du goût.

Le vêtement féminin a connu une mutation considérable au début du 20 ème siècle, presque un changement complet d’apparence. Pilotelle était sans doute trop âgé pour prendre le tournant et peut-être aussi trop lié, dans l’esprit des fabricants et des maisons de couture, au style ancien. Il aurait donc été une victime de la mode, à sa façon.

 

Mais il existe peut-être d’autres explications. Peut-être avait-il de toutes façons déjà cessé ses activités de créateur et dessinateur. Il n’avait pas forcément mis de côté de quoi subvenir à l’existence d’une famille assez nombreuse.

Ses dernières années ne pourraient être connues que par des recherches biographiques approfondies.

 

 

Women_dress-1901-1911-Punch

 

 

Dessin paru dans Punch en 1911, illustrant les changements de la mode féminine entre 1901 et 1911 – pendant l’époque edwardienne. Les vêtements longs de la fin de la période victorienne ont cédé la place à des vêtements plus courts et plus près du corps (contrairement à une idée répandue, ce n’est donc pas la guerre de 14 qui a raccourci les jupes des femmes).

Le style nouveau parait plus coquet et luxueux que le style ancien, qui était plus quelconque et utilitaire, au moins sur le dessin. Mais en fait, même dans les vêtements de luxe, le style ancien est abandonné au profit de vêtements plus courts qui épousent la ligne du corps. L’évolution de la mode se détournait des modèles qui avaient fait le succès de stylistes comme Pilotelle.

Wikipedia (en.), article Edwardian Era.

 

 

 

 

 

 

UN ANARCHISTE MONDAIN ?

 

 

 

 

 ajaxhelper

 Menu du Café royal , par Pilotelle. Déjeuner du 14 juin 1900. collection Menus The Art of Dining

Université du Nevada, Las Vegas

http://d.library.unlv.edu/cdm/singleitem/collection/menus/id/6246/rec/2

 

 

 

Finalement, pour conclure, on peut poser la question que Diderot posait sur un de ses personnages : Est-il bon, est-il méchant ?

On peut imaginer Pilotelle à l’époque de la Commune comme un jeune révolutionnaire avec un caractère enjoué.

 

Ce personnage de révolté désinvolte et doté de quelques talents a laissé place à un personnage plus difficile à saisir, louvoyant entre l’intégration à la société britannique à l’apogée de l’ère victorienne et à l’époque edwardienne (au moins dans le milieu particulier où les gens de théâtre côtoyaient les gens des classes aisées voire aristocratiques) et des opinions politiques (ou philosophiques ?) libertaires.

Son anarchisme lui inspire un jugement assez sévère sur la Commune et les Communards, dont il ne sauve qu’un seul protagoniste, Maroteau. Mais lui-même, lors de sa participation à la Commune, était-il clairement anarchiste ? Un anarchiste véritable, hostile ou au moins indifférent aux idées de frontières, de nation et de patrie, se serait-il indigné de la cession de l’Alsace-Lorraine (sauf de façon tactique, pour susciter l’agitation propice aux mouvements révolutionnaires) ?

La maturation anarchiste de Pilotelle est sans doute postérieure à son engagement communard.

Nous pouvons l’imaginer rêvant à l’avènement de l’anarchie, un verre de champagne à la main, dans le brouhaha londonien du Café Royal ou de Romano‘s, bondés de clients en frac et de jolies femmes, avec devant lui un croquis de robe du soir ou de tenue affriolante pour les girls du spectacle d’un ami directeur de troupe.

 

 

 plitoelle

 Détail du menu ci-dessus, montrant la signature de Pilotelle.

 

Université du Nevada, Las Vegas

http://d.library.unlv.edu/cdm/singleitem/collection/menus/id/6246/rec/2

 

 

Post-scriptum

On trrouve sur le site des Amies et amis de la Commune de Paris un article consacré à Pilotell/Pilotelle, rédigé par Paul Lidski, le très connu auteur des Ecrivains contre la Commune. Cet article cite notamment les mémoires de l'ancien Communard Maxime Vuillaume qui mentionne, entre autres passages relatifs à Pilotelle,  une visite de celui-ci  à Paris en 1910, qui permit aux deux amis de se retrouver  (sans doute pour la dernière fois). Cet article nous fait l'obligeance de citer favorablement notre blog et nous en remercions l'auteur.

http://www.commune1871.org/?PILOTELL-Georges-Raoul-Eugene-Un-artiste-communard-contraste

Publicité
Publicité
Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
Publicité
Archives
Publicité