COMMUNARDS !
LA COMMUNE DE 1871, LA REPUBLIQUE ET LES MENSONGES
QUATRIEME PARTIE : LES COMMUNARDS ET LES KANAKS
COMMUNARDS !
LA COMMUNE DE 1871, LA REPUBLIQUE ET LES MENSONGES
QUATRIEME PARTIE : LES COMMUNARDS ET LES KANAKS
LA REVOLTE DES KANAKS DE 1878
Bien que chronologiquement située avant les amnisties de 1879 et 1880 qui entrainèrent le départ des Communards, nous plaçons ici une étude de l'insurrection Kanake de 1878 et des relations entre Kanaks et Communards.
Illustration, extraite du MONDE ILLUSTRE .No 1113 , 27 juil.1878.. Revolte des Canaques
Site de vente aux enchères Delcampe.
LES CAUSES DU SOULEVEMENT
En 1878 éclata une grande révolte des Kanaks.
A l’époque on écrivait Canaques, la graphie Kanaks (parfois utilisée de façon invariable : Kanak) est devenue plus courante car jugée plus respectueuse de la culture locale. Dans les citations des ouvrages d'époque, nous conservons logiquement la graphie "Canaques".
Ce n'était pas la première insurrection depuis l'établissement de la colonie française. En 1868, une grande révolte avait déjà eu lieu.
Les causes de l’insurrection sont évidemment à chercher dans l’opposition de plus en plus difficile à vivre entre la société traditionnelle Kanake et les habitants européens (aussi bien les personnes privées que les autorités coloniales).
Les Européens, avec l’appui de l’administration, empiétaient de plus en plus sur les terres des Kanaks qui étaient repoussés sur des territoires peu fertiles. Le processus commença avec les terres agricoles et continua avec les terres riches en minerais (exploitation du nickel). La divigation du bétail des Blancs, qui détruisait les plantations indigènes, était aussi une cause de tension entre les deux communautés.
Les Kanaks n’avaient pas eu les moyens de s‘opposer à l’implantation des colons – mais ils étaient maintenant poussés à bout.
Toutefois, comme c’est souvent le cas, toute la population Kanake n’était pas unanime et des tribus n’ont pas participé au soulèvement tandis que d’autres, traditionnellement hostiles à des tribus soulevées, se rangeaient du côté des Européens.
Les Communards déportés furent témoins – ou même parfois victimes – du soulèvement.
Selon Charles Malato :
" Les causes de l’insurrection de 1878, la plus terrible qu’aient à enregistrer les annales de la colonie, furent multiples.
D’une part, la spoliation des terres et les ravages des bestiaux errants [le bétail des colons, en liberté, détruisait les plantations des Kanaks] : nous en avons parlé.
D’autre part, l’antagonisme naturel entre l’Aryen civilisé (?), spéculateur individualiste, et le Mélanésien demeuré à l’âge de pierre et au communisme primitif, antagonisme parfois assoupi ou latent, jamais éteint.
Enfin, les intrigues des missionnaires."
(https://fr.wikisource.org/wiki/De_la_Commune_%C3%A0_l%E2%80%99anarchie )
Faut-il le croire sur le dernier point ?
Il prétend que les religieux qui avaient exercé un rôle prépondérant dans la colonie sous les précédents gouverneurs, étaient assez mal avec le nouveau gouverneur, le capitaine de vaisseau Olry, aussi "avancé" politiquement et anticlérical qu'il est possible de l'être à un officier de marine, note avec son ironie constante Malato.
Les missionnaires auraient donc voulu lui créer des difficultés.
Malato note à plusieurs reprises que le missionnaires encourageaiet les Kanaks à se méfier des Blancs et il souligne leur excellente connaissance du pays et des coutumes locales.
" La politique des missionnaires apparut alors, comme chaque fois, fort habile. Il est indéniable qu’après avoir abruti les indigènes, les bons pères les ont souvent préservés contre l’envahissement des civilisés (....) ".
Il note que lors de la commission de délimitation des terres de 1876, " les indigènes, menacés dans leurs possessions, eurent pour adversaire un républicain, radical s’il vous plaît, [le gouverneur ?] et pour défenseur un prêtre."
le soulèvement aurait été causé – en partie - par des intrigues des pères maristes.
Charles Malato va jusqu'à dire :
" Les missionnaires, qui, tous les ans, avaient aux environs de Nouméa de mystérieux conciliabules, pieusement appelés la « Retraite », furent certainement au courant des menées d’Ataï, les encouragèrent sans se mettre en vue et eurent cette suprême habileté de pousser à la révolte les tribus infidèles par l’intermédiaire de tribus chrétiennes, celles de Thio. Ces dernières, après avoir participé aux premiers massacres, firent brusquement défection et finirent même par marcher contre leurs frères de race."
LE DEROULEMENT
Sur le soulèvement, un journaliste et explorateur (depuis Paris), Edmond Plauchut (un ami de George Sand) , livre des renseignements pendant que les faits se déroulent (en novembre 1878). Le journaliste évoque le brusque déclenchement de la rébellion, citant le rapport du gouverneur de la Nouvelle-Calédonie :
« On vivait ici avec une insouciance incroyable, dans des habitations isolées, dans des postes ouverts de tous côtés, dont les abords n’étaient même pas découverts ; on regardait les Canaques comme de grands enfants, parfois boudeurs, mais toujours inoffensifs ; ils jouissaient d’une confiance, d’une intimité même vraiment étranges. Toute cette population de colons et de soldats, dispersée au milieu des bois, s’était endormie dans une sécurité complète : dur a été le réveil ! Tous, surpris dans une quiétude parfaite, ont été égorgés. »
Le journaliste écrit :
« On se trouvait en présence d’une guerre d’extermination ; les colons, leurs femmes, leurs enfants, les condamnés, les Canaques même, employés dans les fermes, étaient frappés. »
Il comprend les raisons de l'insurrection, notamment la spoliation des terres et la question du bétail des colons qui détruit les plantations des Kanaks, mais force doit rester aux colonisateurs :
" A bout de patience, ces malheureux sauvages ont alors commencé une lutte qui doit finir par leur extermination ou par l’abandon de notre colonie, chose absolument impossible aujourd’hui."
" Les Néo-Calédoniens, aujourd’hui comme il y a dix ans [lors de l'insurrection de 1868], combattent pour leurs foyers et leur indépendance. Leur faute et leur crime est de nous avoir fait une guerre de sauvages, d’avoir pratiqué l’assassinat (...) d’avoir égorgé des femmes et des enfants. Moins heureux que certains conquérants modernes (...) les Canaques paieront de milliers d’existences chaque vie européenne".
Il poursuit : " Il y a parmi eux des caractères vraiment nobles, et le chef actuel des révoltés, Ataï, est une de ces natures d’élite."
Edmond Plauchut, La Révolte des Canaques, Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 30, 1878 (pp. 672-689)
https://fr.wikisource.org/wiki/La_R%C3%A9volte_des_Canaques
Comme on le voit, les contemporains (du moins les plus intéressés par la question) étaient capables, y compris dans la conservatrice Revue des Deux Mondes, de comprendre et même d'admirer les Kanaks - ce qui n'empêchait pas de les qualifier de "sauvages" et de justifier la répression.
Des renforts furent envoyés de France et d'Indochine. Sur place, les autorités obtinrent l'aide déterminante de certaines tribus dont la tribu de Canala.
" ... l'action de Servan [l'officier français qui rallie les Canalas] et la décision des Canalas vont empêcher la propagation du mouvement insurrectionnel à toute l'île, le privant ainsi du caractère national que lui reconnaît Dousset-Leenhardt dans sa thèse" ( Bierman Guy. Le recrutement extraordinaire en Nouvelle-Calédonie pendant la grande révolte canaque de 1878. In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 79, n°297, 4e trimestre 1992. pp. 517-531 ;http://www.persee.fr/docAsPDF/outre_0300-9513_1992_num_79_297_3051.pdf
Le 1er septembre, 1878, Ataï, son fils, et son takata (guérisseur et barde) Andia (ou Andja) sont tués à coups de sagaies, et décapités par Segou et ses hommes, kanaks de Canala.
Puis un autre chef de la révolte, le chef Baptiste, est tué,
Cela semble être le tournant de la révolte : " l’initiative est désormais à l’armée, aux auxiliaires kanaks, aux corps-francs broussards (déportés et transportés), et aux arabes [en fait Kabyles], eux-mêmes déportés après une insurection, qui ont accepté de combattre du côté des colonisateurs,car ils ont eux-mêmes été attaqués par les Kanaks (Wikipedia, article Grande révolte kanak de 1878 ).
Fin de 1878, la côte est est sécurisée, aux mains des autorités et des tribus ralliées. On promet la vie sauve à ceux qui se rendent.
" Le 1er janvier 1879, les autorités françaises ont ainsi à leur disposition environ mille cinq cents guerriers mélanésiens directement placés sous le commandement d'officiers français." (...) ... les autorité françaises sont parfaitement conscientes de la précarité des « alliances », en particulier dans les premiers mois de la révolte. Par la suite, elles laisseront davantage d'initiative aux tribus sur leur territoire mais, les soupçonnant trop souvent de n'agir qu'à leur seul profit". (Bierman, article cité)
La reddition des tribus insurgées commence au sud. Au début de 1879, les chefs rebelles sont tués ou capturés. En juin 1879, l’état de siège est définitivement levé.
L’ensemble des opérations a causé environ 1 200 morts, soit 200 européens et 800 à 1 600 kanaks
Les vaincus sont déportés sur l'Ile aux Pins, sur des iles lointaines, parfois hors de Nouvelle-Calédonie, leurs tribus dispersées.
COMMUNARDS ET KANAKS
L'indifférence des Communards envers les Kanaks est souligée un peu lourdement par G. Pisier dans son article cité plus haut (datant il est vrai de 1971) : " On est même surpris de constater que ces « Parisiens de gauche », que l'on voudrait croire par principe « indigénophiles », se sont intéressés si peu à la communauté autochtone. "
De son côté, un livre plus conforme aux conceptions actuelles, note en 2004 :
" Les rapports entre Communards et Kanaks furent fondés sur la méfiance et l'igorance récpiroques et seuls Louise Michel et Charles Malato parvinrent à nouer des relations avec les Kanaks"
(Bernard Tillier, La Commune de Paris, révolution sans images ?: Politique et représentations, 2004 https://books.google.fr/books?id=rSaQAQAAQBAJ&pg=PT178&lpg=PT178&dq=culture+canaque+et+communards&source=bl&ots=8El-h-b6U-&sig=niuRLYHrU60JEVyXHC16wpjSbSE&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiesrXizpLRAhVFbBoKHWMdBB44ChDoAQgxMAM#v=onepage&q&f=false
Il existe toutefois des notations sur les Kanaks de la part des Communards; elles sont assez peu élogieuses :
" Dimanche dernier je suis allé à la mission du Nord voir les Canaques, gens fanatisés…qui éprouvent un certain plaisir à assommer les hérétiques comme ils nous appelent … Les Canaques sont beaucoup moins laids qu’on ne le suppose …leurs femmes ne sont pas des Vénus…" (lettre de Henri Messager 1874, citée par Bernard Tillier, La Commune de Paris, révolution sans images ?).
Notation curieuse, surtout l’appellation "hérétiques", mais il faut sans doute comprendre que les Kanaks (du moins ceux de la Mission ) étaient « fanatisés » par les Missionnaires qui leur présentaient les Communards comme des hérétiques.
Charles Malato est clair sur ce point :
" Stylés par d’aussi bons éducateurs [les missionnaires], les indigènes de Kunié [ou Kounié, l'île des Pins] ne devaient guère frayer avec les déportés : « Méchant Tayo [ami, et par extension homme], tu as tué le « bon Dieu de Paris ! » dirent-ils plus d’une fois aux communards. Il s’agissait de l’exécution de l’archevêque Darboy ".
En 1878, un autre Communard, Johannes Caton, note, dans le contexte de méfiance accru par l'insurrection :
« Ils me paraissent affreux, horribles… avec leurs yeux luisants comme des fauves… un rictus effroyable qui est un rire et une menace en même temps »; il les imagine mangeant de la chair humaine (cité par Bernard Tillier).
Ces soupçons d'anthropophagie ne sont pas que des "fantasmes" d'occidental - comme on pourrait le croire aujourd'hui : Charles Malato notera au moment de l'insurrection :
" Beaucoup, jusqu’à cette époque terrible, avaient cru l’anthropophagie complètement disparue des mœurs néo-calédoniennes : on vit qu’il n’en était rien."
Charles Malato (qui n'était pas Communard, mais fils de Communard,et très indépendant d'esprit) est donc crédité d'une curiosité envers les Kanaks.
C'est exact, mais cette curiosité n'empêchait pas - et même expliquait des pratiques curieuses : il déclare ainsi avoir dérobé des crânes de Kanaks ramassés sur les lieux funéraires où les Kanaks déposaient leurs morts, sans sépulture selon la coutume, pour en orner sa paillotte comme de simples potiches.
Il avait pensé écrire une histoire des tribus et s'intéresse aux divisions ethniques des différentes populations regroupées sous l'appellation de Kanaks :
" (...) j’avais conçu l’ambitieux projet de reconstituer l’histoire des tribus néo-calédoniennes, qui ne m’en eussent probablement su aucun gré."
" À Houaïlou, j’avais exploré les grandes tribus de Di-Magué et de Boulindo, erré dans les plantations, visité les cases : celles des hommes, coniques, à l’entrée basse, à l’intérieur obscur possédant au centre trois pierres plates formant foyer ; celles des femmes, longues et rectangulaires ; celles des chefs au toit immense, surmonté d’énormes coquillages et verticalement traversé d’une sagaïe. Mes promenades à l’aventure m’avaient fait assister à des scènes étranges, mais ce n’était encore qu’un avant-goût de la vie canaque. Absorbé par mes fonctions, je ne pouvais distraire chaque jour que quelques heures pour une étude qui eût demandé des loisirs continus ; à Oubatche, où j’allais avoir au plus deux télégrammes par jour à expédier, le temps ne me manquerait pas."
" Les indigènes de toute la Nouvelle-Calédonie peuvent se classer en trois groupements d’après la race et en cinq ou six d’après le dialecte. La première de ces divisions est celle que reconnaissent les Canaques du sud, qui distinguent les rouges (aboui), polynésiens, assez rares sauf dans quelques grandes tribus du nord — des noirs (adin’e), — mélanésiens, — et des métis de ces deux races (abouimié), au teint marron".
Il s'intéresse aussi aux dialectes et donne quelques idées à ce sujet.
" Le houaïlou, plus musical que le canala, lui ressemble autant que le touaourou ou nouméa. Cette similitude apparaîtra en donnant dans les deux idiomes le tableau des cinq premiers nombres [suit le tableau]"
Mais ses rapports avec les Kanaks sont bien plus intimes car, si on le croit, il devient un véritable Don Juan auprès des jeunes filles Kanakes, à l'époque où il travaile pour le télégraphe, dans des postes isolés :
" Je passe donc sur les mois tranquilles écoulés dans notre oasis, les promenades aventureuses, les flirtages à l’ombre des cocotiers : Dyla, Hygué, Bouboute, Poune, Molah, Tamoui et, vous charmant essaim des Cabô, dont le nom aristocratique signifie « fille de chef », je n’évoquerai que pour moi votre souvenir : où sont les neiges d’autan ! Et Pangou, au sein sculptural…
Sa première impression des "popinées" (ou popinés, femmes indigènes) n'avait pas été favorable, mais une fois l'effet de surprise passé, il avait changé d'avis et était devenu un amateur de beautés locales.
Il en ressort des épisodes où le talent facétieux de Charles Malato se donne libre cours :
" Les habitations indigènes n’ont point de portes, ces sauvages communistes ne se volant pas entre eux comme les civilisés. Pendant que j’étais en conversation intime avec Béata, le dernier né de celle-ci, gamin de quatre à cinq ans vint, du dehors, nous regarder avec une innocente curiosité. « Tabou ! » lui cria la mère sans interrompre le moins du monde sa besogne. Et de la main, elle indiquait impérieusement le large à son rejeton qu’elle tenait sans aucun doute à élever dans les principes d’une morale austère."
On remarquera que si Malato utilise le vocable de "sauvage", ce n'est pas pour sous-entendre une supériorité des civilisés - bien au contraire; les Néo-calédoniens indigènes sont qualifiés de "communistes", alors que les civilisés se volent entre eux.
Même préocupations "sentimentales" pour Achille Ballière, quoique sans doute avec moins de succès.
Ballière, évadé en 1874 avec Rochefort et Grousset, raconte ses tentatives de séduction de femmes Kanakes, pour lesquelles il se rendait à la Mission sud et à la Mission nord (on devine que dans ces Missions, tenues par des religieux, on pouvait rencontrer aussi des "indigènes" qui fréquentaient les Blancs).
Il est assez difficile de se rendre compte à quel point les aventures galantes d'un Charles Malato (qui était d'ailleurs un jeune homme passablement déluré et dépourvu de préjugés; de plus en tant qu'agent de l'administration du télégraphe, il n'était pas astreint à résidence sinon pour les besoins de son poste) pouvaient être partagées par l'ensemble des Communards (du moins ceux qui avaient une certaine liberté de mouvement).
En dépassant le cas des Communards, il faut constater que la question sexuelle est évoquée par le journaliste Plauchut comme une des causes de l'insurrection de 1878 : en raison du très petit nombre de femmes blanches, les colons doivent chercher leurs compagnes chez les "popinées", "d'ailleurs affreuses", dit Plauchut (peut-être parce qu'il se sent obligé de dire ce qu'attendent ses lecteurs bourgeois de la Revue des Deux Mondes). Or ces incursions sexuelles chez les femmes Kanakes ont contribué à monter les Kanaks contre les Blancs.
Une des raisons du manque de sympathie de l'ensemble des anciens Communards pour les Kanaks venait du fait qu'ils étaient utilisés par l'administration pénitentiaire pour rattraper des condamnés en fuite.
Certains Kanaks (évidemment ne vivant plus dans leurs tribus) étaient des auxiliaires de police, comme le note Charles Malato :
" À Nouméa, les déportés se trouvaient délivrés de l’appel quotidien, mais ils devaient, chaque mois, signer sur un livre de présence. En outre, toute pérambulation dans les rues, passé dix heures du soir, leur valait, au fort Constantine une retraite pleine de méditations salutaires, les goguettes nocturnes étant le privilège des officiers de toutes armes. Le commissaire de police Audet, type de satyre inquisiteur, qui est, je crois, maintenant au bagne, tenait la main à l’exécution de ce règlement. À la tête de sa police canaque, composée de huit ou dix sauvages à peine vêtus, armés de sagaïes ou de casse-tête, il parcourait fiévreusement la ville et lorsqu’il avait la bonne fortune de rencontrer un délinquant, quelle ivresse ! "
Jeune fille Kanake. Carte postale, probablement début du 20ème siècle
Illustration extraite du très intéressant blog Etudes coloniales, revue en ligne de l'Association études coloniales, canalblog.com
EN SUIVANT CHARLES MALATO
Charles Malato est incontestablement le plus intéressé par les coutumes Kanakes.
Il assiste à plusieurs pilous (on dit aussi pilou-pilou), banquet et fête rituelle, et décline d'abord l'offre d'un de ses amis, le Suisse Hook, d'assister à un grand pilou "donné par les Oébias, ces farouches rois de la montagne". Mais il accepte, car ce pilou doit être exceptionnel.
Lui, Hook et un troisième Blanc vont même jusqu'à se grimer en Kanaks pour assister au pilou, peu de temps avant qu'éclate l'insurrection :
" Comme maintes fêtes sacrées de l’antiquité, les pilous, non les parodies grotesques que, pour un peu de tabac, exécutent aujourd’hui devant l’Européen gouailleur les Canaques dégénérés, mais les grands pilous, réunissant parfois cinq mille assistants, et dont j’ai pu voir les derniers, étaient un prétexte de débauche. Peu à peu, les deux sexes, rompant l’ordre primitif, s’étaient rapprochés."
Il estime par la suite avoir pris un grand risque à cette occasion car des jeunes filles avaient reconnu qu'il était un Blanc grimé :
" Quelques semaines plus tard, nous ne nous en serions pas tirés à si bon compte".
Il oppose fréquemment les Blancs civilisés - qui ne le sont pas tellement, aux sauvages - qui le sont moins qu'on ne peut le croire et donc prend généralement le parti des Kanaks, ce qui ne l'empêche pas de faire des remarques qui peuvent difficilement être récupérées par le "politiquement correct" actuel.
Ainsi il décrit un chef kanak :
" Étrange figure que ce chef de guerre ! Il semblait le dernier représentant d’une race de géants sauvages. J’ai déjà esquissé son portrait physique ; au moral, c’était un redoutable ivrogne qui ne reposait que vide à ses côtés le litre de tafia qu’il avait porté plein à ses lèvres. Il entrait alors dans un état terrible, saisissait une trique et parcourait son village en frappant à tour de bras sur ses sujets. À jeun, il prostituait ses sœurs aux soldats pour une pièce de quarante sous. Aussi son domaine n’était-il guère peuplé que d’éclopés et d’hétaïres [courtisanes]."
Malato rend responsable la colonisation de la déchéance morale des Kanaks, là encore en des termes éloignés du "politiquement correct" actuel :
" Il ne faut pas s’étonner, si avec une civilisation apportée par les prêtres, les marins, les forçats et l’écume des chevaliers d’industrie [industriels et affairistes douteux], les Canaques, d’anthropophages honnêtes et hospitaliers, sont devenus progressivement fourbes, rapaces, ivrognes et pédérastes. Comme si ce n’était assez de dépraver ces indigènes après les avoir dépossédés, les fils de la vieille Europe se livrent à la traite des insulaires voisins, sous la protection du drapeau français. Pendant les huit jours que nous passâmes à Nouméa, entre notre débarquement et notre départ pour l’île des Pins, nous ne fûmes pas peu surpris d’entendre d’honorables habitants du crû nous engager à acheter un Néo-Hébridais ou, au moins un Indien malabar."
Malgré sa méfiance des missionnaires, Charles Malato, anticlérical bon teint, ne peut pas s'empêcher de reconnaître qu'il y a chez eux des hommes supérieurs, excellents connaisseurs de la culture locale, et même d'être ému par le spectacle de la religion qu'ils ont inculquée aux Kanaks :
" J’eus la curiosité, à la Noël, de voir une messe de minuit en pays canaque et le spectacle me parut si saisissant que je revins le contempler l’année suivante.
(....)
Mon impression fut bizarre et, je l’avoue, aucunement désagréable lorsque l’assistance noire se mit à entonner le fameux : « Minuit, chrétiens ! c’est l’heure solennelle… » Les voix étaient justes, celles des femmes sopranisant, celles des hommes profondes et fortes, se mariant d’une façon qui faisait honneur aux enseignements du père Villars. "
Guerrier canaque.
Carte postale, début du 20ème siècle
Dan, collection anthropologie sur pinterest
https://fr.pinterest.com/deanb78/anthropology/
FACE A L'INSURRECTION
Lorsque le soulèvement éclata, quelles furent les réactions des déportés de la Commune ?
« Dans leur majorité, les communards ont combattu les Canaques. Les exceptions ne sont que plus
méritoires », estimait l’historien Jean-Bruhat http://www.commune1871.org/?Nouvelle-Caledonie-Le-retour-d-425#nb1
Le journaliste Plauchut évoque ainsi la réaction des déportés (donc les anciens Communards qui ne sont pas soumis au régime du bagne) :
« Les déportés n’eurent plus l’autorisation d’abandonner les limites de la déportation. Informés par les mouvements de la rade et la rumeur publique de ce qui se passait au dehors, ils demandèrent des armes et la liberté de courir sus aux Canaques. On comprend que le gouverneur dut s’y refuser. Ils parurent en éprouver un vif regret ; néanmoins ils promirent de se tenir tranquilles plus que jamais, et de ne donner aucun sujet de plainte pendant tout le temps que durerait la rébellion. Jusqu’ici les déportés ont tenu leur promesse. »
Il est difficile de savoir exactement si les déportés simples ou ceux de la presqu’île Ducos ont participé à la répression. Le journaliste Plauchut dit que non, parce que le gouverneur refusa de leur donner des armes, à la suite de leur offre de « courir sus aux canaques ».
De plus, sur l’île des Pins il n’y avait pas de rébellion il aurait fallu transporter les déportés sur la Grande Terre (ce qui n’avait rien d’impossible).
Malato ne parle que de la participation des transportés (donc les condamnés aux travaux forcés) notamment ceux de la ferme pénitentiaire, mais lors de l’insurrection lui-même ne se trouvait plus sur l’île aux Pins.
Voici ce qu'en dit un article consacré aux auxiliaires de l'armée lors de l'insurrection de 1878 (qui se continua sur une partie de 1879) :
Bierman Guy. Le recrutement extraordinaire en Nouvelle-Calédonie pendant la grande révolte canaque de 1878. In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 79, n°297, 4e trimestre 1992. pp. 517-531; doi : 10.3406/outre.1992.3051 http://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1992_num_79_297_3051
" ... pour les anciens communards, il est clair que le combat des insurgés mélanésiens ne leur rappelle en rien celui qu'ils livrèrent jadis contre les Versaillais. Pour eux comme pour la majorité des Européens de l'île, « il s'agit d'une lutte de sauvages contre des civilisés et les déportés se rangent évidemment du côté de la race supérieure » (Roselène Dousset-Leenhardt, op. cit., p. 70).
Levée le 25 juin, la première unité de volontaires est constituée de trente-six francs-tireurs choisis parmi les déportés du cercle agricole de Moindou. Placé sous le commandement de Malherbe, élu par l'ensemble des déportés, ce corps-franc participe à de nombreuses opérations dans la région de la Foa, puis, sous les ordres de l'enseigne Le Golleur, forme l'ossature de la célèbre colonne Le Golleur-Gallet. Le comportement de ces francs-tireurs déportés est tel que le gouverneur formulera auprès du ministre de la Marine et des Colonies une demande de remise de peine pour les déportés ayant servi en qualité d'éclaireurs dans le bassin de la Foa. C'est ainsi que, courant décembre, Malherbe et cinq francs-tireurs déportés rentrent en métropole, graciés.
Le 26 juin est levée la « garde nationale » de Moindou. Quatre-vingts déportés placés sous le commandement du directeur du cercle agricole sont ainsi chargés de la protection des installations du cercle. Cette unité a la particularité d'être la seule unité de volontaires non encadrée par un militaire et agissant isolément. Dès août, cependant, ce corps est réduit de moitié et forme avec un renfort de troupes régulières la colonne Maréchal; les autorités étant de la nécessité absolue d'un chef militaire à la tête de tout corps-franc. En octobre 1878, sous l'impulsion du chef de secteur de Bouraîl, le commandant de Candé, est constitué un corps spécial de Kabyles déportés. (...)
Sa conduite au feu est telle que sa renommée franchit les océans et que certains journaux métropolitains, le citant en exemple, demanderont l'envoi dans la colonie de tirailleurs algériens, plus aptes selon eux que l'armée régulière à venir à bout de l'insurrection.(...)
... à Canala, Servan [officier français], se méfiant des chefs ralliés qu'il soupçonne de ne combattre qu'à leur seul profit, prêts s'il le fallait à basculer dans l'insurrection, demande dès mi-octobre l'autorisation de lever un corps-franc d'éclaireurs avec des déportés. Le 23 octobre, le gouverneur Olry rend compte au ministre dans les termes suivants : Le chef d'arrondissement de Canala a été autorisé à former un corps d'éclaireurs composé de déportés de la Commune, sans antécédents judiciaires et d'une conduite irréprochable. Cette colonne, composée de trente- cinq hommes armés de fusils chassepots, a été placée sous le commandement du surveillant militaire Bonnieux. Le 6 novembre, les éclaireurs Bonnieux ont fait une expédition dans la chaîne centrale et s'y sont montrés plein d'entrain. Commandés par Bonnieux, puis, à partir de fin 1878, par le déporté Amouroux, les « éclaireurs de Canala », comme on les appelle, sont sous la coupe directe du chef d'arrondissement. D'une grande efficacité, ce corps ne sera dissous qu'en avril 1879, après les derniers combats de la révolte."
Après la mort du chef rebelle Ataï, sa tête tranchée, conservée dans un bocal de formol, fut exhibée à Nouméa et représentée par les Communards qui réalisent le petit périodique intitulé l'Album de l'île des Pins, avec le titre assez désinvolte de "Conserve océanienne" - ce qui laisse supposer une considération assez faible pour les Kanaks - et peut-être la satisfaction de voir un ennemi dangereux hors d'état de nuire.
(reproduction du dessin dans Bertrand Tillier, La Commune de Paris, révolution sans images ?: Politique et représentations
https://books.google.fr/books?id=rSaQAQAAQBAJ&pg=PT178&lpg=PT178&dq=culture+canaque+et+communards&source=bl&ots=8El-h-b6U-&sig=niuRLYHrU60JEVyXHC16wpjSbSE&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiesrXizpLRAhVFbBoKHWMdBB44ChDoAQgxMAM#v=onepage&q&f=false
Parmi les déportés de la colonne Amouroux figuraient des déportés de la Commune de Narbonne ce qui est intéressant à noter.
Par ailleurs, on sait par Charles Malato qu'il rencontra à Thio, à l'époque de l'insurrection ds Kanaks, le boulanger Etienne, un des condamnés à mort de la Commune de Marseille qui avait été grâcié (à la différence de Crémieux).
Guerrier canaque avec son casse-tête "en bec d'oiseau" (carte postale début du 20ème siècle)
https://philippebourgoinarttribal.com/2016/02/17/la-carte-postale-ethnographique-oceanienne/
LES DEPORTES SELON LE CAPITAINE DE FREGATE HENRI RIVIERE
Dans ses Souvenirs de Nouvelle-Calédonie - L'insurrection canaque, publié en 1881, le capitaine de frégate Rivière (appelé parfois commandant), qui prit le commandement des troupes de la colonie après la mort du colonel Gally-Passebosc, décrit à plusieurs reprises les déportés qui s'engagèrent parmi les francs-tireurs contre les Kanaks.
Sa description est tout-à-fait sympathique. Les déportés sont des hommes généreux, des "hardis compagnons", à la physonomie "franche et martiale", qui, au moment de l'épreuve, font leur devoir.
Mais nous savons qu'il y avait deux sortes de déportés : les déportés simples ou en enceinte fortifiée et les "transportés" ou forçats.
Sur la côte ouest de la Grande Terre (province Sud) où se déroulent les faits dont va parler Henri Rivière, il existait deux étabissements bien individualisés : la colonie pénitentiaire de Bourail (où travaillaient des forçats) et le village ou cercle agricole de Moindou où vivaient des colons libres (parfois Alsaciens et Mosellans ayant quitté les provices annexées par l'Allemagne) et des déportés simples (ou déportés en enceinte fortifiée qui avaient obtenu un changement de statut).
Lorsque Rivière parle de déportés, il est probable qu'il ne parle pas des forçats. C'est ainsi qu'il évoque les francs-tireurs de Moindou, et leur chef Malherbe, qui sont des déportés simples.
Mais nous savons que les forçats étaient présents à Bourail, dont d'anciens Communards.
Or Rivière déclare qu'il fit armer des forçats, qu'il appelle les Mercury du nom de leur surveillant.
Il est probable que des Communards forçats ont servi -peut-être au début - dans les "Mercury" - mêlés à d'autres.
Rivière n'en parle pas.
Mais plus tard, il parle des hommes d'Amouroux - qu'il distingue des Mercury, et des "soldats de Narbonne" - il est probable qu'il s'agit d'anciens soldats, condamnés par les conseils de guerre pour avoir participé à la Commune de Narbonne..
Nous savons qu'Amouroux était affecté à la colonie pénitentiaire mais Rivière ne précise pas comment Amouroux et ses hommes ont été recrutés.
Il est à observer que jamais Rivière ne parle des déportés comme ayant été partisans de la Commune ou de Communards; c'est à peine s'il évoque la guerre civile. Il parle d'eux comme de "soldats" et loue leur allure "franche et martiale".
[le découpage du texte est de moi]
"Moindou est un village agricole à six kilomètres dans les terres, non loin de la mer, où se jette la rivière qui l’arrose. Il a été concédé à des colons libres et à des déportés".
Rivière voit arriver les gens du pénitencier agricole, qui fuient la révolte des Kanaks :
"C'est le pénitencier agricole qui, sur l'ordre du lieutenant Vanauld, vient d'évacuer la Fonwari. Le directeur, M. Hayes, me l'apprend et m'apprend aussi que les assassinats et les incendies, par les Canaques, continuent dans la brousse. Les chariots en font preuve. L'un est chargé de blessés, l'autre de seize morts."
Puis ce sont les gens du cercle agricole qui arrivent se placer sous la protection du poste commandé par Rivière:
"A cinq heures, une autre colonne apparaît sur la route à l'embranchement de Moindou. Mais elle est plus épaisse et plus mouvementée que la première, avec des femmes et des enfants.
Elle a aussi une multitude d'objets avec elle, des lits, des matelas et des malles. Il s'y mêle des attelages de bœufs et des chevaux avec des bâts. Des chiens l'accompagnent sur les flancs.
C'est le cercle agricole. Entouré de villages canaques, et sans armes, il se réfugie à Teremba. M. de Laubarède, son directeur, ayant auprès de lui sa femme et ses enfants, marche en tète ; il me dit les raisons qui ramènent. Pendant qu'il parle, tout ce monde s'arrête, fait halte, dépose ses fardeaux et attend.
Quelques hommes, cependant, ont des fusils, mais vieux, à piston et même à silex, avec de minces canons, à peu près hors de service. Ces armes de chasse appartenaient aux colons libres. On les a toutefois mises aux mains des déportés plus valides en général que les colons.
« Je les leur ai données, me dit M. de Laubarède. — Et vous avez bien fait. — Et si on nous les laissait, dit un déporté, nous en ferions un bon usage. »
Ses camarades s'étaient rapprochés avec une attente inquiète et généreuse de ce que j'allais répondre.
« Je ne demande pas mieux .Vous allez vous réunir et nommer tout de suite à l'élection un capitaine, un lieutenant et un distributeur de vivres. Combien êtes-vous ? »
Ils se comptèrent. « Trente -six. — Et combien avez-vous de femmes et d'enfants? — Neuf en tout »."
"Les déportés, eux, avaient de trente à cinquante ans. C'étaient d'anciens soldats en France, des pionniers et des bûcherons en Nouvelle-Calédonie. "
Rivière fait l'inspection de ses hommes :
"Je passai aux francs-tireurs. Ils s'étaient abrités sous un auvent et se chauffaient à un petit feu de bivouac. A la lueur du feu, on voyait leurs deux sentinelles se promener. Jamais les déportés n'ont fait de grands frais de costume à la Nouvelle-Calédonie. Tels ils sont arrivés, tels, à peu près, ils en sont partis.
Des deux sentinelles, l'une avait un bonnet rouge, l'autre un képi. Ces deux hommes avaient l'œil vif, la barbe longue qui obliquait au vent, la poitrine nue sous la chemise entr'ouverte. Ils s'arrêtaient, prêtaient l'oreille au moindre bruit, sondaient du regard les ténèbres, se remettaient en marche.
Ils avaient dû être ainsi aux journées néfastes. Peut-être, en cette inquiète et lente faction, se souvenaient-ils des horreurs de la guerre civile. Mais aujourd'hui, sans tristes haines au cœur, ils n'avaient un fusil dans les mains que pour défendre cette terre lointaine où leur destinée les avait jetés. Bien qu'elle leur fût un sol d'exil, pour eux, à cette heure, elle était la France."
"Les six déportés étaient de hardis compagnons, à figure franche et martiale. Leur lieutenant élu de Teremba les commandait. C'était Malherbe, âgé de quarante-neuf ans, grand, sec, à barbiche rouge, tout en nerfs. A Moindou, il vivait dans la brousse. Il avait un bon regard. Je passai la petite troupe en revue. On l'avait armée de chassepots. Puis je dis aux marins en leur montrant les déportés : « Je vous les confie »."
Rivière recrute des forçats, dont il signale qu'ils étaient familiarisés avec la brousse plus que d'autres francs-tireurs :
"Je leur voulus une annexe [aux groupes de francs-tireurs déjà organisés] : des hommes d'une autre espèce, qui prendraient quelque chose de leurs qualités, mais plus qu'eux encore familiarisés avec la brousse, des sortes de fauves à lancer plus vite encore sur les Canaques dans les halliers.
J'avais remarqué quelques-uns de ces hommes que le colonel avait armés, d'autres qui nous avaient servi de guides. J'armai résolument vingt condamnés, de ceux que me désigna Hayes [le directeur du pénitentier], non comme les mieux notés, mais comme les meilleurs à employer.
Ils s'appelèrent les éclaireurs de la brousse ou plutôt, peu après, les Mercury, du nom du surveillant qui les commandait, un brave homme. Les Mercury furent aussitôt soustraits au régime du pénitencier, eurent leur case à part et la ration d'hommes armés."
Par la suite, lorsque l'insurrection est presque réprimée, les hommes des divers recrutements participent aux dernières opérations; les francs-tireurs, dont les hommes d'Amouroux et les auxiliaires Canalas (tribu fidèle aux Français) en font partie :
" Ces expéditions n'étaient plus que le plaisir de la chasse. Le lendemain matin on s'organisa. Lafond et Artus avec quarante-cinq soldats et cent vingt Canalas avaient à pénétrer dans les gorges de la Oua-Tom par un point des versants ouest ; Le Golleur avec la colonne par un second point. Le lieutenant de Baudéand, du poste de Dezarnauld, avec vingt-cinq soldats, et Amouroux avec les soldats de Narbonne, y pénétraient par deux points des versants est.
Sandouly, un petit chef, avec soixante-quinze Canalas, descendait tout droit de Dezarnauld sur la Oua-Tom. Un détachement de Popidéry, avec Becker, y montait du sud au nord. Une autre troupe se détachait de la Foa pour se porter à la limite Est de la vallée, en observation.
Enfin je partais avec les dix cavaliers Dougnac, six Amouroux, quatre Mercury, Gelima, Cake et les Canalas pour contourner plus au large et par Test, jusqu'à Popidéry, tout le massif de la Oua-Tom. Le rendez-vous général était le soir à Popidéry. C'était une de ces vastes battues, de la circonférence au centre, dont nous avions pris l'habitude."
Henri Rivière, Souvenirs de Nouvelle-Calédonie - L'insurrection canaque,https://archive.org/stream/squvenirsdelano00rivigoog/squvenirsdelano00rivigoog_djvu.txt
Réimpression 1986, les éditions du Pacifique Tahiti
TROIS VERSIONS DE LA LA MORT D'ATAÏ
Des têtes de Kanaks rebelles sont livrées aux officiers français par les Canalas, tribu fidèle aux Français..
Gravure provenant du livre de Henri Rivière, Souvenirs de la Nouvelle-Calédonie - L'Insurrection Canaque - 1881. Henri Rivière était un officier de marine qui participa à la répression, prenant la direction des troupes après la mort au combat du colonel Gally-Passebosc. C'est à lui que furent remises les têtes d'Ataï, d'Andja et des autres guerriers tués avec eux.
La gravure ne représente pas cette scène, mais le moment où les auxiliaires Canalas du chef Nondo, faisant partie de la colonne Servan, ramènent des prisonniers et des têtes coupées au poste de commandement de Rivière. C'est un peu après qu'arrive la colonne Le Golleur-Gallet, avec d'autres Canalas et des francs-tireurs, dont des déportés, qui ramène les têtes d'Ataï et de ses guerriers.
http://www.picture-worl.org/art-kanak-nouvelle-caledonie-revolte-de-1878.html
Il est intéressant de comparer le récit de la mort d'Ataï tel qu'on le trouve chez Louise Michel, chez Charles Malato et chez le commandant Rivière.
Evidemment aucun des deux premiers cités n'a été témoin de la mort d'Ataï. Le commandant Rivière, s'il n'a pas été témoin direct, a vu arriver la colonne qui ramenait les têtes d'Ataï et de ses guerriers et a recueilli le récit direct des témoins. Renseignement intéressant, Rivière indique que dans la colonne qui ramenait les têtes, il y avait des Canalas (ce sont eux qui ont tué Ataï et ses hommes), des marins de la marine nationale et des francs-tireurs, dont des déportés.
Dans les trois récits, certains noms propres sont orthographiés différemment (Nondo, Noudo, Nundo).
Chez Louise Michel, dans ses Mémoires :
" Ataï lui-même fut frappé par un traître. Que partout les traîtres soient maudits !
Suivant la loi canaque, un chef ne peut être frappé que par un chef ou par procuration
Noudo, chef vendu aux blancs, donna sa procuration à Segou, en lui remettant les armes qui devaient frapper Ataï.
Entre les cases nègres et Amboa, Ataï, avec quelques-uns des siens, regagnait son campement, quand, se détachant des colonnes des blancs, Segou indiqua le grand chef, reconnaissable à la blancheur de neige de ses cheveux
Sa fronde roulée autour de sa tête, tenant de la main droite un sabre de gendarmerie, de la gauche un tomahawk, ayant autour de lui ses trois fils et le barde Andia, qui se servait d’une sagaie comme d’une lance, Ataï fit face à la colonne des blancs
Il aperçut Segou
— Ah ! dit-il, te voilà !
Le traître chancela un instant sous le regard du vieux chef ; mais, voulant en finir, il lui lance une sagaie qui lui traverse le bras droit. Ataï, alors, lève le tomahawk qu’il tenait du bras gauche ; ses fils tombent, l’un mort, les autres blessés ; Andia s’élance, criant : tango ! tango ! (maudit ! maudit !) et tombe frappé à mort
Alors, à coups de hache, comme on abat un arbre, Segou frappe Ataï ; il porte la main à sa tête à demi détachée et ce n’est qu’après plusieurs coups encore qu’Ataï est mort
Le cri de mort fut alors poussé par les Canaques, allant comme un écho par les montagnes."
Préalablement, Louise Michel s'est livrée à un curieux développement où elle explique qu'Andja était non pas un albinos comme on l 'a écrit, mais le descendant d'un peuplement arien primitif.
http://lecriducagou.org/2013/02/la-mort-datai-par-louise-michel/
Chez Charles Malato :
" Le 1er septembre fut une date joyeuse pour les blancs et un deuil pour les insurgés : Ataï, qui avait réussi à tenir campagne contre les colonnes mobiles partant de Canala et d’Uaraï, fut surpris ce jour-là dans les forêts de la chaîne centrale à Amboa. Avec lui périrent un sorcier — qui ne le fut pas assez pour éviter le trépas — et un grand nombre de guerriers : une cinquantaine de femmes furent faites prisonnières, Naïna, qui se trouvait là, eut la chance de s’échapper : il avait déjà failli être pris le 7 août, à Farino, par les Canalas, au service des blancs.
Ataï mourut le rire à la bouche : un guerrier de Nundo, Segon [Segou], lui coupa la tête qui fut envoyée en France. Une des oreilles ayant été dévorée par un auxiliaire, les expéditeurs galonnés n’éprouvèrent, dit-on, aucun scrupule à en prendre une au premier cadavre venu pour rapparier leur trophée. Quels sont les plus sauvages ? "
L'ironie est toujours perceptible chez Malato, qui signale que le compagon d'Ataï était un sorcier - ce qui ne l'a pas protégé, alors que Louise Michel préfère parler d'un barde.
Moulage du visage d’Ataï © MNHN / Musée de l’Homme – 2014.
Reproduction dans Séminaire des membres de l'EFR, Autour du cadavre exposé : problèmes éthiques, juridiques et politiques - Séance et compte-rendu par Reine-Marie Bérard.
On remarquera que cette tête ne correspond pas vraiment à celle reproduite ans le journal des Communards, l'Album de l'Ile des Pins, mentionné plus haut. L'auteur du dessin a-t-il réellement vu la tête d'Ataï, ce qui supposait d'aller à Nouméa ? (nullement impossible pour un Communard). Nous laissons ce problème à ceux qui pourront le résoudre. Par ailleurs la tête ne présente pas les cheveux blancs dont parle Louise Michel - qui il est vrai n'était pas un témoin direct. L'expression du visage correspond bien, par contre, au récit du commandan Rivière.
https://semefr.hypotheses.org/1687
Enfin, la version du capitaine de frégate (ou commandant) Henri Rivière, dans ses Souvenirs de la Nouvelle-Calédonie - L'insurrection canaque (1881, réimpression 1986, les éditions du Pacifique Tahiti).
[le découpage du texte est de moi]
" A midi, on signale une seconde colonne. Cette fois, c'est celle de Le Golleur et de Gallet.
Elle arrive, comme la première, rapide et tout en joie, mais avec plus de hâte et d'exultation. On sent qu'elle apporte le nouvelle d'un fait extraordinaire, d'un succès plus grand qu'on ne l'a prévu.
En son apparence, tout le témoigne, l'attitude et le geste. Elle soulève en marchant la poussière sous ses pas. Au travers de cette nuée, sous les rayons du soleil, la colonne tour à tour est lumineuse et sombre.
Dans ses rangs en désordre, elle a des prisonniers. Les francs-tireurs, tout débraillés, la poitrine au vent, ont leurs vêtements déchirés. Les Mercury [il s'agit des forçats qui ont rejoint les troupes], d'une allure farouche, ont en haut de leurs fusils quelque chose de rond et de noir. Cela se rapproche et s'éclaire. Ce sont des têtes coupées au bout des baïonnettes.
La colonne n'est plus qu'à trois pas, elle s'arrête. Les Canalas poussent leur cri de guerre et de triomphe, mais à ce cri se joignent les clameurs exaltées des marins et des déportés, le hurlement des Mercury.
Des baïonnettes qui s'abaissent, les têtes roulent sur une table qui se trouve là. On les y aligne, elles sont sept. Quelques hommes du poste les ont déjà reconnues et les crient par leurs noms. De toutes parts on accourt. Ce sont les têtes d'Ataï, de son fils, de son takata, de quatre de ses guerriers. Le visage d'Ataï s'est affaissé, les paupières tombent avec lourdeur sur les yeux, les traits sont relâchés dans une sorte de repos morne.
Si ce sauvage avait quelqu'un des sentiments qui nous agitent, il a dû mourir avec le regret d'une cause perdue et d'espérances trompées. La tête de son fils, un adolescent, s'est endormie dans la mort.
La tête du takata est celle d'un nain, grosse et difforme. Les têtes des quatre guerriers ont les traits convulsés par l'angoisse de la hache qui frappait par saccades en les séparant du tronc. La lèvre d'en haut est retroussée sur les dents; l’œil ouvert est effaré. La foule s'est faite autour de la table, on regarde ces têtes et l’on se tait. Quand on les a bien vues, Duliscouët et ses infirmiers les prennent et les emportent. Alors les langues se délient, les interrogations commencent, les propos se croisent. Le tumulte des paroles succède à la curiosité muette d'un moment.
Comme a fait Servan, Le Golleur et Gallet me racontent leur expédition. Ils s'étaient avancés sous bois; mais leurs Canalas, comme ceux de Servan, étaient troublés et hésitants. Ils ne voulaient point pousser plus avant, voulaient aller, disaient-ils, à un rendez- vous que Nondo leur avait donné. Il fallut presque les menacer. Justement, à cet instant-là, on rencontrait le campement d'Ataï. Ce campement, aux aguets pourtant, était sans défiance de la colonne. Il prêtait l'oreille à d'autres bruits, d'un autre côté.
Néanmoins les Canalas, saisis de crainte, se refusaient à l'attaquer. « Si vous ne voulez pas y aller avec nous, leur dit Gallet, nous irons tout seuls. Cela les décida. Ce qui les décida surtout, c'est que les Canaques d'Ataï aperçurent les blancs, s'enfuirent alors précipitamment et abandonnèrent leur chef. Ataï resta seul avec son fils, son takata et les quatre guerriers.
Il tenait à la main un sabre de gendarmerie provenant du pillage de la Foa. Il ne put s'en servir, car une sagaie lancée par un Canala lui traversa le bras. Nos alliés s'élancèrent. Deux d'entre eux frappèrent Ataï à coups de hache, l'abattirent. Ses compagnons, enveloppés, succombaient sous le nombre. Tandis qu'ils étaient à demi vivants encore, on leur avait coupé la tête et on était revenu au poste.
A une heure, la colonne Becker rentrait. Elle avait rencontré et poursuivi des fuyards, en avait tué quelques-uns, ramenait des femmes et des enfants. Après Becker, ce fut Boutan, puis Vaux- Martin. Des Canaques s'étaient sauvés de leur côté. Ils les avaient chassés à courre et forcés de retourner dans la brousse. Dans l'après-midi, nous reçûmes des estafettes de la Fonwari et de Teremba. Le détachement Cluzel avait fermé le passage d'Amboa à des Canaques d'Ataï qui tentaient de s'échapper de la vallée ; mais, ne voulant point quitter son poste d'observation, il ne les avait pas poursuivis. Quant à Vanauld, il avait regagné Teremba, sans avoir rien vu, après une marche longue et fatigante.
A cinq heures, Nondo revenait ayant fait buisson creux ; mais en revanche un courrier arrivait de Moindou. Là, Maréchal avait réussi. il avait rencontré les Canaques dans les bois du treizième kilomètre, et, après une assez chaude affaire où il avait manqué être tué et où deux de ses hommes avaient été blessés, il avait tué Baptiste, le chef des Moindous, sa fille et un indigène, et détruit plusieurs campements.
Le poste de la Foa est dans la joie. Il y a double ration à tous les plats. Après le dîner, on chante en chœur et on danse en rond. Puis à huit heures, par l’obscurité d'une belle nuit, on roule sur l’esplanade, en dehors de la porte de Naïna, le petit obusier de quatre, et là, pendant que les Canalas assistent curieusement à la salve, on tire, à intervalles égaux, trois coups de canon qui célèbrent la victoire.
Cette journée du 1er septembre était un réel succès. Au point de vue de la répression de l’insurrection dans l'arrondissement d'Uaraï, elle allait avoir une importance décisive. Au point de vue général des affaires, elle n'en eut qu'une relative. C'est que l'insurrection canaque, n'ayant point éclaté partout à la fois comme elle devait le faire, ne s'est propagée ensuite que par une lente traînée de poudre qui a ses intermittences..."
https://archive.org/stream/squvenirsdelano00rivigoog/squvenirsdelano00rivigoog_djvu.txt
Le commandant Rivière donna les têtes d'Ataï et d'Andja à un médecin de marine.
Conservées dans un bocal de formol et montrées à Nouméa, elles furent ensuite données par le médecin à la Société d'anthropologie de Paris fondée par le grand savant Paul Broca qui fit exécuter un moulage de plâtre de la tête avant de découper la boîte crânienne pour en extraire le cerveau, faisant graver à même l’os " Ataï, chef des Néo-calédoniens révoltés, tué en 1879" [sic pour 1878]
Les crânes furent ensuite conservés au Musée de l'Homme, retrouvés dans des réserves au Jardin des Plantes et la décision fut prise de les rendre aux tribus Kanakes en 2014.
Le crâne du grand chef Ataï et de son compagnon, le sorcier Andja, arrivent en Nouvelle-Calédonie le 2 septembre 2014. Ils sont déposés à la tribu de Petit-Couli à Sarraméa pendant un an, puis de nouvelles cérémonies se déroulent lors de la levée de deuil. Les crânes sont ensuite déposés définitivement à l'ancienne tribu de Winrinha, tribu de ces guerriers du clan Dawaeri (Wikipedia, article Ataï)
Quant au commandant Rivière, il participa ensuite à la conquête du Tonkin. En 1882 il dirigea la prise de Hanoï. La ville fut ensuite assiégée par les Pavillons Noirs, des pirates chinois. C'est en combattant contre eux que le commandant Rivière fut tué le 19 mai 1883.
TOUJOURS EN SUIVANT CHARLES MALATO
Sur des sites anarchisants, on indique que Malato fut l’un des rares Communards (en fait il n’était pas Communard mais fils de Communard) avec Louise Michel, à soutenir l’insurrection Kanake.
Soutenir est un mot exagéré – Malato comprenait les raisons des Kanaks, mais il était prêt à défendre sa vie et même celle des colons.
Voici comment il décrit les débuts de l'insurrection :
" Celle-ci eut pour prologue, le 19 juin, le meurtre du libéré [forçat libéré] Chêne, à vingt-cinq kilomètres de Bouloupari. Le pauvre diable vivait, depuis de longues années, avec une popiné dont il avait un enfant : tous trois furent massacrés. "
Il décrit ainsi la mort de la femme d'un de ses collègues du télégraphe :
" Madame Clech fut saisie, garrottée avec les draps de son lit et violée, après quoi on lui fendit l’abdomen et coupa les paupières. Ces détails paraîtront affreux : on ne pouvait cependant attendre autre chose de sauvages exaspérés dont on avait pris le pays et méconnu la liberté. (...)
Tuant sans pitié et poussant l’ironie cruelle au point d’ouvrir le ventre aux femmes qu’ils avaient violées, pour y déposer le cadavre d’un enfant égorgé par eux, ou bien encore enfonçant lubriquement une bouteille, pointe en avant, dans des matrices sanglantes, les indigènes néo-calédoniens subissaient les influences ataviques et espéraient, à force d’horreurs, dégoûter les Blancs de leurs velléités colonisatrices."
(ces détails macabres sont-ils vérifiés ? on peut supposer que Malato ne les a pas inventés)
Il expose les débats de conscience de ses parents et de lui-même, mais non de tous les déportés, car il vit à ce moment avec ses parents dans son poste administratif du télégraphe, et donc ne peut témoigner directement pour les réactions des déportés restés sur l'île aux Pins ou la presqu'île Ducos :
" L’ennemi ! Faut-il donc l’appeler ainsi ce peuple noir qui combat pour son indépendance ? Proscrits pour la cause de la liberté, allons-nous passer du côté des oppresseurs ? Telles sont les questions que mes parents et moi nous nous posons avec amertume. Hélas ! la réponse n’est que trop claire.
Oui ces hommes, en se soulevant contre l’autorité ont pour eux le droit naturel. Ils veulent vivre à leur guise, sur le sol où ils sont nés : rien de plus juste. Mais ils ne distinguent pas, — le pourraient-ils d’ailleurs ! — entre le fonctionnaire qui les opprime, le colon qui, lentement le dépossède et le paria bouclé de force dans leur île, de par la rancune politique ou la vindicte sociale.
Forçats, déportés, femmes, enfants, vieillards, aussi bien que galonnés et messieurs ventrus, tout ce qui a visage blanc leur est odieux et mérite non seulement la mort, mais la torture la plus cruelle. Et, au milieu de leur œuvre inexorable de destruction, jamais l’éclair de pitié ne jaillit.
Il faut bien se préserver, préserver les siens : tout ce qu’on peut faire c’est de rester sur la défensive."
Pour lui les Kanaks ont eu le tort - considéré du point de vue de leur propre intérêt - de faire une "guerre de race", en considérant tous les Blancs comme leurs ennemis :
" Cette étroitesse a d’ailleurs perdu les insurgés canaques. Eussent-ils ouvert leurs rangs à ceux des Européens qui n’avaient rien à craindre ni à espérer, aux forçats plus encore qu’aux déportés qu’un scrupule patriotique eût retenus pour la plupart, négocié sous main avec les Anglais qui pouvaient les approvisionner d’armes, ils auraient été les maîtres du pays..."
On notera son observation sur les déportés " qu’un scrupule patriotique eût retenus pour la plupart".
Il revient plus tard sur le cas des "transportés" (déportés condamnés aux travaux forcés) qui rejoignent les forces de répression, par "patriotisme" :
" Cependant, l’insurrection suivait son cours. L’administration avait dû prendre une grande mesure : armer les transportés ; les plus importants de ces nouveaux auxiliaires furent les forçats politiques, détachés à Canala, qui, l’ex-membre de la Commune Amouroux en tête, offrirent d’eux-mêmes leurs services au gouvernement leur geôlier. Les vaincus de 71 étaient patriotes !
Rendons-leur cette justice, de tous les belligérants, ils furent les plus humains : une fois les grandes luttes passées, ils cherchèrent bien moins à exterminer qu’à faire des prisonniers et à provoquer la soumission des débris de tribus traqués dans la chaîne centrale."
Il décrit de façon comique la peur des colons de Nouméa, y compris des "libéraux" (ici au sens de progressistes) :
" Les bourgeois libéraux de Nouméa, affolés, jetaient feu et flammes et parlaient d’atroces représailles".
" Les déportés qui, deux mois durant, avaient combattu cent mille réguliers versaillais, eurent sous les yeux le réjouissant spectacle d’une caricature de garde nationale, commandée par des Tartarins tremblant de leur ombre et empêtrés dans leur ferraille. Quelques détachements de cavaliers, comme ceux de M. de Greslan, se montrèrent, toutefois de précieux mais cruels auxiliaires. Il serait injuste d’oublier les déportés arabes [et kabyles] qui, avec l’espoir d’une grâce, formèrent un petit corps équestre d’intrépides guerriers. Leur attitude était blâmable, mais leur bravoure superbe ; l’un d’eux, Baschir, armé simplement d’un long fouet, traversait, seul, au galop, des bandes d’insurgés qu’il stupéfiait ou faisait fuir. Tant de zèle ne leur servit point : le gouvernement, qui les avait proscrits pour les dépouiller, utilisa leurs services… et les laissa exilés."
Signalons au passage que M. de Greslan, qui participe à la répression avec son groupe de cavaliers, était un colon, franc-maçon, qui avait eu des ennuis avec le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie quelques années plus tôt, au moment de l'évasion de Rochefort et ses amis, car il était soupçonné d'avoir aidé les évadés.
Malato fait aussi l'éloge, inattendu chez cet antimiltariste, du colonel Gally-Passebosc, tué en combattant les tribus insurgées :
" Brave, humain et généreux, cet homme qui fut pleuré de ses soldats, semblait le frère aîné de ceux-ci bien plus que leur chef : il était digne d’exercer une autre profession."
Charles Malato est lui-même en danger, à plusieurs reprises.
La paillotte de ses parents est incendiée, et il se porte au secours de ses voisins, des colons anglais, les Henry :
" Monsieur Malato, regardez donc ? on dirait qu’il y a le feu à la maison de vos parents. »
Je bondis vers le plateau du télégraphe, suivi de Dubois, et jette un regard vers la paillotte abandonnée : c’est vrai, elle flambe ! Et, pour enlever tous doutes, de la maison Henry partent trois ou quatre détonations.
— Ils sont attaqués ! Ils appellent au secours ! s’écrie Dubois.
De fait, nos voisins anglais ne devaient pas être à la noce. Deux filles, l’une de dix-sept ans, l’autre de quatorze, et un fils d’à peu près quinze étaient venus rejoindre leur père, et la petite Lili [enfant de cinq ans]. Quelle belle proie pour les Canaques, grands appréciateurs de femmes blanches ! Malgré les sympathies auxquelles avaient droit les révoltés, pouvait-on laisser torturer et massacrer tout ce monde ? "
Le récit (à distance) reste ironique :
"Je lève le chien de mon fusil, bien décidé, malgré toutes mes sympathies pour les insurgés, à me défendre à outrance s’il plaît à ceux-ci de se payer du rumsteak sur ma personne."
Charles Malato traverse ainsi quelques circonstances dangereuses.
Alors que la situation parait plus calme en septembre 1878, après la mort d'Ataï, et qu'il vient d'apprendre sa nomination au chef lieu, il court encore un danger avec ses parents, en acceptant l'invitation d'un chef de tribu présumé "fidèle".
Malato et ses parents échappent de peu à un guet-apens, alors qu'ils sont escortés sur le chemin du retour par le chef de tribu et ses hommes, en longeant la mer. La description de ses parents, le père lisant en marchant un numéro du Siècle, sa mère avec une ombrelle, ayant compris le danger et se tenant sur leurs gardes (pour éviter d'être compris du chef qui parle le français, les Malato communiquent en italien), associe la peur et le comique.
A un endroit où il est clair qu'attendent des Kanaks en embuscade, le père sort un revolver (qui ne fonctionne pas !) et avec Charles Malato, prend "en otage" le chef de tribu.
" Notre mouvement le déconcerta complètement ainsi qu’il parut à son air angoissé. Peut-être avait-il entendu parler de la façon dont les communards traitaient les otages."
Les membres de la tribu n'osent pas mettre en danger la vie de leur chef.
Enfin en terrain plus sûr, près du poste tenu par les Blancs, ils renvoient le chef, qui proteste de sa bonne foi sans les convaincre. Ils rencontrent alors le Suisse Hook qui "se prélassait sur l'herbe" (!) et lui expliquent ce qui s'est passé. Celui-ci leur reproche de ne pas avoir gardé le chef pour le livrer aux autorités.
"... mais appartenait-il à des proscrits de se montrer féroces envers des hommes, même anthropophages, qui s’insurgeaient pour leur liberté ? "
Mais l'insurrection n'est pas finie :
" L’insurrection avait repris et rugissait plus que jamais. Un mois après la mort d’Ataï, les Canaques de Muéo et de la Poya, massacraient le riche éleveur Houdaille, divers colons, libérés et Chinois et même le chef indigène Mavimoin, coupable de sympathies pour les blancs. Aussitôt après, toute la région, demeurée jusqu’alors paisible, se souleva."
Le « Roi Jacques et sa Reine » (King Jacques and his Queen), photographiés par le météorologue anglo-australien Clement Lindley Wragge, au village mélanésien près de Saint-Vincent, à la fin du XIXe siècle.
Clement Lindley Wragge (1906) The Romance of the South Seas, Chatto & Windus, p. 105)
Article Païta de Wikipedia.
Païta (Pweyta en nââ drubéa) est une commune de Nouvelle-Calédonie, située dans la Province Sud, côte ouest de la Grande Terre. Elle fait maintenant partie du Grand Nouméa. L'article Wikipedia précise :
"Tout particulièrement, les chefferies de cette région ne participeront pas à la révolte d'Ataï de 1878. Au contraire, le gouverneur Jean Olry obtient, dès le 28 juin 1878, le ralliement de certains chefs tels que Chérika (de Païta)".
CHARLES AMOUROUX
Charles Malato a parlé du rôle de Charles Amouroux, ancien Communard "transporté" qui prit la tête d'une colonne pour lutter contre l'insurrection.
" Plus tard, je revis Amouroux à Paris : il avait déjà un pied dans les grandeurs et, faiblesse bien humaine, se montrait gêné en ma présence, craignant peut-être que lui rappelant les mauvais jours, je ne lui demandasse à mon tour ses bons offices. Je n’aurais eu garde de le tourmenter sur ce point ! Amouroux, travailleur tenace, avait beaucoup plus de qualités d’esprit que de cœur : parti de la chapellerie [il était ouvrier chapelier], en passant par le bagne, il eût pu devenir ministre."
Voici ce que dit d'Amouroux le site des Amies et amis de la Commune de Paris
http://www.commune1871.org/?Amouroux-un-communard-tricolore
" Le 26 mai 1885, lors des obsèques d’Amouroux, secrétaire de la Commune de 1871, le 117e de ligne, avec son drapeau tricolore, lui rend les honneurs militaires à la maison mortuaire, 37 cours de Vincennes. Dans le cortège qui va jusqu’au Père-Lachaise, on remarque une trentaine de députés ceints de leur écharpe tricolore.
Au cimetière, quinze discours plutôt modérés sont prononcés dans le calme".
Amouroux, franc-maçon, ancien secrétaire de la Commune, avait été condamné aux travaux forcés pour avoir été d'accord avec l'exécution des otages et les incendies lors de la Semaine sanglante.
Après avoir bénéficié d'une commutation de peine pour sa participation à la répression de l'insurrection Kanake, il rentre en France en 1880 (avant l'amnistie).
Il est d'abord élu au conseil municipal de Paris puis député de Saint-Etienne comme "radical-social".
Il s'oppose aux socialistes révolutionnaires et se présente avant tout comme un républicain patriote, mais anti-opportuniste. Il déclare qu'il a toujours combattu et combattra toujours les communistes.
Ses adversaires rappellent son rôle dans la répression des Kanaks.
Il reste fidèle au souvenir de la Commune, est en faveur de l'érection d'un monument à la mémoire de Delescluzes et, dans Le Cri du Peuple, il signera l’appel aux Anciens combattants de 1871 pour les obsèques de Vallès.
Sa disparition, par suite d'une phtisie, est ainsi saluée par un journal conservateur :
" Quoique de profondes divergences politiques nous séparassent de lui, nous avions conçu une telle estime pour son caractère, et nous avions exprimé avec tant de sincérité l’admiration que nous avait inspiré son rôle en Nouvelle-Calédonie pendant la révolte des canaques, que des relations cordiales existaient entre lui et plus d’un rédacteur de ce journal. […] Le député intransigeant qui meurt aujourd’hui, laissant une jeune veuve inconsolable, était en même temps un bon Français " .
(article de Alain Dalotel , site http://www.commune1871.org/ Amies et Amis de la Commune de Paris)
Selon le même article :
" Son convoi mortuaire est suivi par une trentaine de députés « avec leurs insignes », un grand nombre de conseillers municipaux, cinq corporations avec leurs bannières, plusieurs loges maçonniques ... des représentants des comités radicaux, de « L’Alliance socialiste républicaine », de « La Libre pensée » ... On remarque aussi de nombreux représentants de la presse dans ces obsèques médiatiques qui attirent jusqu’à 10 000 curieux.
Si l’on note le déploiement de trois drapeaux rouges dans le cimetière (...) un rapport de police précise que « peu de socialistes ont suivi le convoi » (...) « les anarchistes ne se sont pas montrés » affirme un autre, bien qu’un indicateur en repère une vingtaine. Ceux-ci se font discrets. Il est cependant probable que ce sont eux qui ont crié « Vive la Commune ! » au moment de l’apparition des drapeaux rouges, la foule restant indifférente"
RETOUR AU CALME
LOUISE MICHEL
Une fois le calme revenu, Charles Malato voit arriver Louise Michel :
" Quelques jours après, Louise Michel, que nous ne connaissions pas, arriva droit chez nous de la presqu’île Ducos. Après sept années passées dans les vallées de Numbo et Tindu, la vaillante révolutionnaire était autorisée, ainsi que plusieurs blindés (pittoresque surnom des condamnée à la déportation dans une enceinte fortifiée), à résider au chef-lieu. Elle nous apportait une lettre et des nouvelles de Mabille [un autre déporté, connaissance des Malato].
L’exil prolongé n’avait pas abattu le stoïcisme de ce vieux lutteur, habitué à souffrir pour cette république dont tant de rastaquouères vivent grassement."
Charles Malato mit au service de Louise Michel ses connaissances sur les Kanaks :
" De mon côté, j’étais rentré au chef-lieu les poches bourrées de notes écrites et l’esprit saturé d’observations.
Je livrai le tout à Louise, dont l’érudition encyclopédique s’augmenta dès lors de trois ou quatre dialectes qui, dans une génération n’existeront vraisemblablement plus qu’à l’état de souvenirs. La bravoure de cette ancienne institutrice n’avait d’égale que son inépuisable générosité, car, bien des fois, elle se privait de repas pour donner aux quémandeurs les moins intéressants".
Il témoigne du véritable intérêt de Louise Michel pour la culture Kanake :
" Louise Michel, confinée, pendant si longtemps dans l’étroit périmètre de la presqu’île Ducos, s’était éprise des sauvages, dont elle avait pu voir près d’elle quelques beaux échantillons. L’un d’eux, Daoumi, auquel elle avait eu la patience d’apprendre à lire, lui avait, en échange, communiqué d’intéressants détails sur cette vie primitive, dans laquelle notre amie eût voulu s’ensevelir, loin des dirigeants et des exploiteurs. Bien des années après, nous eûmes grand’peine, mon père et moi, à la dissuader de retourner d’Europe en Nouvelle-Calédonie, ouvrir, dans la brousse, des écoles pour les petits Canaques. Ce que les missionnaires l’eussent vite fait disparaître !"
Comme on le sait, Louise Michel publia la première version de Légendes et chansons de gestes canaques dès 1875 dans le journal Petites Affiches de la Nouvelle Calédonie, Journal des intérêts maritimes, commerciaux & agricoles paraissant tous les mercredis (https://fr.wikisource.org/wiki/L%C3%A9gendes_et_chansons_de_gestes_canaques ).
Toutefois contrairement à ce qui a été dit .elle ne créa pas ce journal , créé par l'homme d'affaires J. Bouillaud comme premier journal non-officiel autorisé dans la colonie cf https://gnc.jimdo.com/biographies/bouillaud-j/
Il ne reste plus qu'à citer une dernière fois Charles Malato.
La défaite des insurgés avait permis aux tribus "loyales" à la France de faire beaucoup de prisonniers dans les tribus rebelles.
Pour certains, comme Malato, c'était des occasions à ne pas laisser passer :
" Sur ces entrefaites, Baudin et moi apprîmes qu’une ravissante indigène, d’environ quatorze années, était à vendre dans le village du chef Kaké pour la somme dérisoire de cinquante francs. Les tribus auxiliaires [qui avaient servi comme auxiliaires les Français], notamment celles de Canala, avaient fait de nombreux prisonniers mâles et femelles
Je n’ai jamais été esclavagiste, raison qui m’avait détourné de l’achat d’une Néo-Hébridaise, qu’on me proposait comme la chose la plus naturelle du monde ; Baudin, non plus, n’apparaissait pas comme un mangeur de noires, bien au contraire. Cependant, le besoin fait réfléchir et nous trouvâmes une solution qui, tout en respectant nos scrupules, eût donné satisfaction au moins à l’un de nous."
Les deux amis vont poposer à la jeune fille de prendre l'un d'entre eux pour "époux" :
".... mais nous nous étions donné parole de n’exercer aucune pression sur le libre choix de la belle, et le blackboulé pouvait in petto conserver l’espoir de faire cocu son camarade. C’était plus qu’il n’en fallait pour nous entraîner à la poursuite de cette jeune captive, pour laquelle, à en croire la renommée, André Chénier n’eût pas dédaigné d’accorder sa lyre."
Mais une déception les attendait :
" A Canala, pas plus de captive que sur la main et, sans l’obligeance non gratuite du chef de guerre Nundo, ainsi que de deux de ses épouses, nous n’eussions rapporté à Thio pas même un souvenir agréable."
Comme on voit, Charles Malato était bien différent de Louise Michel, la Vierge rouge, malgré leurs liens d'amitié (et leur option commune en faveur de l'anarchisme) et il est bien difficile de transformer les savoureux souvenirs de Malato en bréviaire du politiquement correct.
Charles Malato, de retour en France, pousuivra une longue carrière de militant anarchiste, parsemée de condamnations et de séjours à l'étranger. En 1916, il est l'un des signataires du Manifeste des Seize (lancé par Jean Grave et Kropotkine) qui apporte son soutien (nuancé) aux Alliés (France, Grande-Bretagne, Italie, Belgique, Russie à l'époque) en considérant que "l’agression allemande était une menace - mise à exécution - non seulement contre nos espoirs d’émancipation, mais contre toute l’évolution humaine".
De nombreux anarchistes dont Errico Malatesta critiquent cette prise de position. Dans la déclaration anarchiste de Londres de 1916, il est reproché aux Seize de soutenir des Etats plutôt que d'autres, ce qui aboutit à "choisir entre deux modes d’esclavage, qui ne sont que superficiellement différents". Ceux qui font ce choix ne méritent plus de se qualifier d'anarchistes.
Charles Malato meurt en 1938 à 81 ans. Il était franc-maçon, membre de la Grande Loge symbolique écossaise.
Allan Hughan était un patron de caboteur australien qui se fixa en Nouvelle-Calédonie et ouvrit le premier atelier de photographe professionnel de Nouvelle-Calédonie; il a laissé de nombreux reportages réalisés avec l'appui de l'administration. http://www.picture-worl.org/art-kanak-nouvelle-caledonie-femme-indigene-fille-du-chef-waton.html