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Le comte Lanza vous salue bien
8 mars 2015

LA MARSEILLAISE : SANG IMPUR ET BONNES INTENTIONS DEUXIEME PARTIE

 

 

 

LA MARSEILLAISE : SANG IMPUR ET BONNES INTENTIONS

DEUXIEME PARTIE 

 

 

[ j'ai coupé ma première partie initiale en deux, car elle était un peu trop longue : mon étude comporte donc quatre parties]

 

 

 

 

PATRIOTISME ET UNIVERSALISME : LA MARSEILLAISE BIEN-PENSANTE

 

 

 

Comme on sait, il y a des paroles de la Marseillaise qui soulèvent des interrogations. 

Certains y voient  même l'expression de sentiments racistes ou au moins xénophobes.

A tel point qu'un bon esprit, le philosophe Edgar Morin, s'est fendu d'un article dans le Monde en mai 2014 pour dire qu'il ne fallait pas faire une lecture erronée de La Marseillaise.

 E. Morin parait pourtant commettre quelques erreurs ou omissions.

Ainsi il ne distingue pas le chant composé par Rouget de Lisle du chant révolutionnaire tel qu'il a été modifié par la suite; mais ce n'était sans doute pas son intention.

De quand date la version "complète" en 15 couplets qu'il reproduit dans son article ? Il ne semble pas qu'elle trouve son origine dans l'exécution donnée le 30 septembre 1792 à l'opéra (Théâtre de la Porte Saint-Martin), où le chant des Marseillais était intégré  dans une composition plus vaste, une cantate scénique du musicien Gossec.avec acteurs, décors et mise en scène, l'« Hymne à la Liberté », renommée ensuite « Offrande à la Liberté ».

Rouget n'a écrit, semble-t-il, que 6 couplets (ou 5 ?); les autres couplets sont donc des ajouts postérieurs de différents auteurs.

C'est notamment le cas du couplet dit des enfants (il y a eu en fait deux couplets des enfants dont l'un n'a pas eu de succès) : "Nous entrerons dans la carrière", dont la paternité a été réclamée par deux auteurs; l'un d'entre eux est l'abbé Pessonneaux, qui aurait dû la vie sauve au fait de s'être présenté comme l'auteur du couplet, alors qu'il allait être exécuté par les troupes de la Convention dans le cadre de la répression de l'insurrection anti-jacobine de Lyon; si c'est exact, le symbole ne manque pas d'intérêt.

L'insurrection de Lyon, comme celle de Marseille, de Bordeaux, de Caen et d'autres villes au même moment, réunissait des Girondins, des monarchistes, et des modérés, contre la Convention dominée par les Montagnards.  Après des affrontements violents, les modérés avaient renvesé la municipalité jacobine de Lyon, et envoyé à la guillotine les dirigeants jacobins locaux dont Chalier, considéré dès lors comme un martyr de la république à l'égal de Marat, tué par charlotte Corday à peu près au même moment. Les adversaires de la Convention ne purent s'organiser valablement et furent réduits à la défensive. Lyon subit un siège de plusieurs mois (elle fut reprise en octobre 1793) et fut ensuite soumise à une répression très sévère (avec mitraillage au canon des "coupables", guillotinades etc), les maisons des riches propriétaires furent détruites (une desctruction plus complète avait été envisagée mais ne fut pas réalisée), débaptisée et renommée "Commune affranchie" tandis que Marseille, reprise dès la fin d'août 1793, était, l'espace de quelques mois, appelée "Ville sans nom".

Toulon, dernière ville à résister contre la Convention après l'épisode de révolte du printemps 1793, fut reprise en décembre 1793, rebaptisée "Port-la-Montagne" et ses habitants - ceux qui n'avaient pas eu le temps de fuir - châtiés férocement car ils avaient commis le crime d'ouvrir la ville aux troupes des puissances coalisées, une aide étrangère que les Lyonnais insurgés avaient espéré en vain de la part du roi de Piémont-Sardaigne et que les Marseillais insurgés avaient réclamée trop tard à la flotte anglaise. Nous ne nous étendrons pas sur la question de savoir si les insurgés représentaient la majorité de la population de ces villes, ce qui est vraisemblable - pour Marseille on pourra lire sur ce blog nos messages Marseille en révolution). 

 

Rouget n'a certainement pas écrit le couplet 10 qui dit :

Chez les Français les rois sont morts. (bis

Vive à jamais la République !

puisque lui-même n'était pas républicain, et qu'à la date de composition du chant, la France était encore une monarchie. On peut même se demander si l'expression "les rois sont morts" n'est pas postérieure à l'exécution de Louis XVI (ce peut être aussi une façon figurée de dire : le temps des rois est fini). en tous cas, Rouget,qui refusa de prêter serment à la république (dans un premier temps) ne peut en être l'auteur.

Edgar Morin nous dit que le 8ème couplet :

Dieu de clémence et de justice

Vois nos tyrans, juge nos coeurs

Que ta bonté nous soit propice

etc

est "déiste. Il nous évoque le culte de l'Etre suprême de Robespierre et aussi le Gott mit uns (« Dieu avec nous ») des Allemands. Il fut supprimé par Joseph Servan de Gerbey, ministre de la guerre, en 1792."

Servan, éphémère ministre de la guerre avant la chute de la monarchie et encore quelques mois à la fin de l'année 1792, semble avoir prescrit de chanter La Marseillaise, qui n'était pas "l'hymne national" au sens où on comprend aujourd'hui l'expression (il n'y en avait pas à l'époque dans beaucoup de pays et pas en France non plus) mais à la rigueur "un" hymne, un chant patriotique parmi d'autres.

La formulation selon laquelle il aurait "supprimé" un couplet est curieuse. Tout au plus a-t-il prescrit de ne pas le chanter, On se demande pourquoi car le déisme était très bien porté à l'époque...Et Servan, officier girondin, certainement pas déchristianisateur, n'était sans doute pas un ennemi du "Dieu de clémence" qui, de plus, ne se rapporte à aucune religion en particulier...

La mention de la suppression du couplet a pout but, dans le raisonnement de E. Morin, de nous montrer qu'il ne fait pas vraiment partie de l'héritage actuel de La Marseillaise, puisqu'on parle de Dieu, ce qui ne correspond pas à la république laïque qui est la nôtre (depuis 1905 seulement). 

La comparaison avec l'ancienne devise du Reich allemand disqualifie aussi ce couplet. L'universaliste M. Morin parait ignorer que la plupart des hymnes nationaux évoquent Dieu, depuis à peu près tous les hymnes des pays du Commonwealth jusqu'à l'hymne monégasque et l'hymne russe, en passant par l'hymne hongrois et l'hymne italien (marginalement certes), et bien sûr l'hymne américain... Quant à la laïcité française, le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle est entrée dans l'ère des turbulences...

Edgar Morin voudrait  redonner leur importance à certains couplets de La Marseillaise qui ne font pas partie de la version actuellement retenue (qui comporte 7 couplets) et qui manifestent une intention universaliste. Ainsi les couplets 11 et 12 (il y a dans l'article un petit méli-mélo dans le décompte des couplets ) seraient "deux couplets sublimes qui lient patriotisme et universalisme et préfigurent les thèmes de L'Internationale".

Ces couplets n'appartiennent pas à l'oeuvre primitive de Rouget de Lisle.

 

Couplet 11

 

La France que l'Europe admire

A reconquis la Liberté

Et chaque citoyen respire

Sous les lois de l'Egalité ; (bis)

Un jour son image chérie

S'étendra sur tout l'univers.

Peuples, vous briserez vos fers

Et vous aurez une Patrie !

 

Couplet 12

Foulant aux pieds les droits de l'Homme,

Les soldatesques légions

Des premiers habitants de Rome

Asservirent les nations. (bis)

Un projet plus grand et plus sage

Nous engage dans les combats

Et le Français n'arme son bras

Que pour détruire l'esclavage.

 

Arthur Loth, dans son livre  La Marseillaise : enquête sur son véritable auteur  (1886), parle de "couplets amphigouriques" (amphigouri est un mot qui signifie à peu près charabia) et de l'idée que les peuples attendaient leur libération de la France révolutionnaire comme "d'une ineptie cruellement démentie par les faits". 

On peut juger ces couplets rien moins que sublimes, bien loin du commentaire d'E. Morin : ".ll faut ressusciter le 11e et le 12e, qui correspondent si bien à nos temps planétaires d'interdépendance des peuples et de communauté de destin de toute l'humanité. Ils portent en eux l'universalisme de l'ère planétaire déjà présent dans le message de La Marseillaise".

Ce qui y transparait surtout, c'est une forme de chauvinisme et de naïveté puérile. E. Morin ne se demande pas un instant si l'image des peuples (autres que le peuple français)  vivant dans l'esclavage était ou non une réalité à l'époque et si le messianisme révolutionnaire qui est contenu dans ces couplets n'était pas une tentative d'imposer par la force un idéal politique à des peuples qui n'en voulaient pas. On en reparlera.

Au demeurant, comme nous le verrons dans notre quatrième partie, on n'a pas attendu La Marseillaise pour exprimer des souhaits de fraternité universelle dans un hymne, puisqu'on les trouve dans la version d'origine du...God save the King, cinquante ans avant La Marseillaise ! 

 

 

 

 

 

 

QU'UN SANG IMPUR

 

 

 

 

 

Mais venons-en au coeur de la question, qui se trouve dans le refrain de La Marseillaise:

 

Refrain

Aux armes, citoyens !

Formez vos bataillons !

Marchons, marchons !

Qu'un sang impur…

Abreuve nos sillons !

 

Ces vers sont contestés car on leur donne parfois un sens raciste, ou au moins xénophobe.

E. Morin nous rassure :

 "La strophe sur le « sang impur » choque légitimement aujourd'hui. Mais le caractère racial du sang n'est nullement présent dans la conscience des révolutionnaires du XVIIIe siècle. Il n'apparaîtra qu'avec les théories racistes de Gobineau et du nazisme."

Or, l'interprétation 'raciste" basé sur le "caractère racial du sang" est certainement peu fréquente et E.Morin ne la cite que pour se donner le plaisir de l'écarter facilement.

En revanche il est muet, et pour cause, sur l'interprétation xénophobe, où "impur" prend un sens avant tout moral et désigne les ennemis de la France à qui on donne comme destin de fertiliser les sillons français (alors que dans le contexte historique de la composition du chant, même si ensuite les choses ont changé pendant quelques mois, il faut rappeler que l'attaquant est la France et qu'aucun combat ne se déroule en France).

D'autres s'efforcent d'écarter la lecture sanguinaire à l'égard des ennemis et ont trouvé un raisonnement imparable.

 Le "sang impur" signifierait le sang des patriotes, voire des "sans-culottes" par opposition au "sang bleu'" des nobles.Le chant évoque donc le sacrifice des combattants de la liberté qui , par défi, en quelque sorte, reprennent l'insulte que leur adressaient les aristocrates d'être de sang non-noble, donc 'impur". On complète la mascarade en nous apprenant que les sillons sont les tranchées (comme en 14- 18 sans doute ?) qui seront abreuvées par le sang des patriotes (cette interprétation semble d'ailleurs curieusement à rapprocher du culte de la terre et des morts cher à l'extrême-droite !).

Cette interprétation des vers de Rouget de Lisle est tellement récente qu'il est impossible d'en trouver une trace avant ces dernières années.

Je défie quiconque de trouver une telle interprétation soit à l'époque révolutionnaire soit dans les deux siècles suivants. Je dirai un mot de l'argument qui fait de Victor Hugo le précurseur de cette interprétation - si c'était exact,  et je ne pense pas que ce soit exact, ce serait une interprétation d'un seul individu,  et postérieure de 70 ans à la création de La Marseillaise.

 

 

Wikipedia indique que cette explication se trouve chez deux auteurs, Frédéric Dufourg dans un livre consacré à La Marseillaise en 2008, puis Dimitri Casali , dans un livre de 2012, l'Histoire de France interdite; aucun de ces auteurs n'est historien et ne paraît mentionner de référence historique en faveur de son interprétation après coup. On peut un peu douter du sérieux de M. Dufourg, professeur de lettres qui affirme sans rire que La Marseillaise est l'hymne du Pérou, ce qui présenté ainsi est absurde (on en dira deux mots dans notre quatrième partie).

Quant à M. Casali, c'est moins un historien qu'un auteur qui polémique sur la mémoire et la patriotisme dans le style "pourquoi les Français ont-ils honte de leur histoire, de  leur drapeau et de leur hymne alors qu'en Angleterre ou aux USA, tout le monde aime le drapeau et l'hymne".  Cette affirmation  est superficielle : d'une part il est absurde de penser que tous les pays (ou tous les habitants d'un pays) doivent avoir le même  type de réaction envers leur histoire respective. De plus, s'il est probable que les Anglais (au sens strict) se reconnaissent majoritairement dans le drapeau et l'hymne national du Royaume-Uni  (bien que les Anglais aient leur propre drapeau, blanc à croix rouge, dont l'usage parait devenir plus fréquent comme affirmation d'une identité proprement "anglaise") c'est bien moins sûr pour les Ecossais (si on se tient un peu au courant de l'actualité), les Gallois, et encore moins les Irlandais catholiques d'Ulster (alors que les protestants d'Ulster sont bien entendu, des fanatiques de l'Union jack et de l'hymne britannique -sauf quelques extrémistes qui rêvent d'une Ulster indépendante.

Gallois et Ecossais font flotter leur propre drapeau partout et notamment sur leur parlement local et les timbres de la poste britannique reprennent les symboles "nationaux" de ces "home nations" (mot difficilement traduisible employé pour les quatre composantes du Royaume-Uni). L'Ulster a aussi son propre drapeau mais il semble avoir du mal à réunir les deux communautés du territoire.

L'Ecosse et le Pays de Galles ont leur propre hymne "national", respectivement  Flowers of Scotland et Hen Wlad fy Nhadau (Vieux pays de mes ancêtres), joués notamment lors des matches de rugby ou de football. L'Angleterre utilise l'hymne britannique lors des matches où elle joue mais il existe un mouvement pour imposer un hymne qui serait particulier à l'Angleterre, par exemple Land of Hope and of Glory (le choeur adapté à la célèbre marche n°1 Pomp and circumstances de Edward Elgar) ou le très célèbre Jerusalem (choeur de Hubert Parry, compositeur victorien, sur un poème de William Blake).

Les auteurs comme M. Casali, lorsqu'ils se tournent vers les pays étrangers pour faire des comparaisons, simplifient outrancièrement les situations pour apporter de l'eau à leur moulin. A ce compte-là,  il pourrait se demander pourquoi la France, à la différence de nombreux  pays européens, n' aucune reconnaissance officielle des identités régionales qui existent sur son territoire.

 

La trace la plus ancienne de l"explication"  à la mode pourrait être dans un article antérieur de l'un de ces auteurs (peut-être M. Dufourg en 2003). Elle semble en tous cas complètement inconnue avant les années 2000 

Cela n'empêche pas ses partisans de traiter ceux qui ont une lecture différente d'incultes qui n'ont rien appris à l'école, et de faire comme si cette interprétation tombait sous le sens et avait toujours existé alors qu'elle date de quelques années. 

Leur propre inculture les empêche de savoir que des esprits éminents, comme Jean Jaurès, ont toujours compris le passage en question comme toute personne qui sait lire le français le comprend, en lisant que le sang impur est celui des ennemis de la révolution et notamment des soldats étrangers.

Nous rencontrerons au fil de cette étude des témoignages montrant que dans le passé, les mots "sang impur" ont toujours été rapportés aux ennemis de la révolution, quels qu'ils soient, et si on ne trouve pas plus de discussion ou d'interrogation à ce sujet dans le passé, c'est que le texte ne posait pas problème de ce point de vue, qu'il tombait sous le sens. 

La nouvelle lecture parait inventée exprès pour répondre à certaines critiques. Ses partisans présentent souvent ainsi la situation : beaucoup de jeunes issus des "quartiers" me disent "M'sieur, on ne peut pas chanter La Marseillaise, c'est un hymne raciste". Non, mes amis,  s'écrie alors le valeureux défenseur de La Marseillaise,  et je vais vous montrer que "sang impur " ne veut pas dire "sang des étrangers".

La "nouvelle" interprétation est donc "retrouvée" juste à propos pour répondre à des objections actuelles en lien avec les modifications de la population française. Elle est l'indice aussi d'une tendance à comprendre ce qu'on a envie de comprendre, contre l'évidence, et donc d'une baisse de l'esprit critique.

Remarquons que dans cette interprétation "retrouvée", le sens le plus immédiat fourni par la lecture du  texte (le sang impur est celui des ennemis) ne serait pas le bon. Il faudrait donc conclure à la maladresse d'écriture de Rouget de Lisle puisqu'on comprend immédiatement autre chose que ce qu'il aurait  voulu dire. 

Mais il faut remarquer que les textes du 17-18ème siècle, autrefois jugés des modèles de clarté (ce qui n'est pas forcément le cas de La Marseillaise, admettons-le), ont cessé d'être pleinement compréhensibles pour beaucoup de personnes aujourd'hui; il est donc difficile de parler de "sens immédiat" pour ces lecteurs ou auditeurs actuels, de moins en moins habitués non seulement au style des époques classiques, mais même à l'expression écrite.

Ces personnes, renonçant à comprendre par elles-mêmes un texte écrit il y a deux siècles, sont donc prêtes à accepter n'importe quelle explication fournie par des "savants" ou pseudo-savants et des journalistes qui leur emboîtent le pas,du moment qu'elles vont dans le sens du "politiquement correct". 

Comparés au niveau de culture de ces "intellectuels", les auteurs du vieil almanach Vermot pouvaient passer pour de grands esprits.

 

L'expression "sang impur" n'était pas récente à l'époque révolutionnaire. Elle servait généralement à désigner des gens sans moralité . Dans un poème des années 1720 qui évoque la responsabiliuté des négociants dans la peste de Marseille (on aurait fait entrer des marchandises sans respecter les consignes de sécurité), on lit : 

Le sang impur d'un avare marchand

 

On signale parmi les sources possibles de Rouget de Lisle, pour son refrain,  une ode de Boileau, Ode sur un bruit qui courut, en 1656, que Cromwell et les Anglais allaient faire la guerre à la France, qui se termine par ces vers qui évoquent Jeanne d'Arc  qui a vaincu les Anglais, et prédisent la même défaite aux Anglais de Cromwell s'ils attaquent la France:

Mais bientôt le ciel en colère,

Par la main d’une humble bergère,

Renversant tous leurs bataillons, 

Borna leurs succès et nos peines :

Et leurs corps pourris, dans nos plaines,

N’ont fait qu’engraisser nos sillons.

Evidemment on ne peut prouver que Rouget avait lu ce texte et s'en est inspiré. Le texte de Boileau, s'il ne parle pas de sang impur, parle des "corps pourris" des ennemis qui engraissent nos sillons. On reconnaîtra au moins des similitudes entre les deux textes.

On a aussi évoqué un poème d'un avocat, Claude-Rigobert Lefebvre de Beauvray, on l'espère meilleur avocat que poète, Adresse à la nation angloise sur la guerre présente, qui date de 1757. Dans ce poème écrit à l'époque où la France de Louis XV, alliée de l'Autriche, se bat contre la Prusse et l'Angleterre, (Guerre de Sept ans) on trouve dans un style fumeux des invectives contre l'Angleterre. La France va se venger des offenses de l'Angleterre :  

Et [va] de ton sang impur abreuver tes sillons…

Ici ce ne sont pas les sillons français qui vont s'abreuver du sang ennemi (de toutes façons la guerre n'avait pas lieu sur le territoire français) mais les sillons anglais (à la suite d'un débarquement français ?).

 

Cette source possible de la Marseillaise a été signalée par l'historien américain David Bell en 1995. L'interprétation à la mode n'était pas encore inventée à l'époque et elle ne vient pas à l'esprit de l'historien, qui commence ainsi son article :

"La phrase est cuisante : « Qu'un sang impur abreuve nos sillons ». C'est le signe même du phénomène de la guerre sans merci, qui non seulement élimine les soldats ennemis, mais les utilise, les transforme en fumier liquide pour fertiliser les champs. Elle est la phrase qui depuis deux siècles suscite les plus vives objections contre le texte de l'hymne national français (...)".

Bell David. "Aux origines de la « Marseillaise", L' adresse à la nation angloise de Claude-Rigobert Lefebvre de Beauvray", Annales historiques de la Révolution française, n°299, 1995 https://www.persee.fr/doc/ahrf_0003-4436_1995_num_299_1_3415

 

 

Signalons aussi qu'à la même époque que Lefebvre de Beauvray, le poète  Ecouchard-Lebrun, dans son Ode aux Français Faite en 1762, essaie de ranimer le moral des Français et écrit :

Français, Ressaisissez le char de la Victoire ; Aux Armes, Citoyens ! 

 

Comme quoi, sous Louis XV, parler de citoyens français était déjà sinon courant, du moins usuel.

Rouget connaissait-il ces oeuvres dont on retrouve les rédactions dans son chant ?

 Il y a des éléments internes au texte de Rouget qui confirment l'interprétation selon laquelle le sang impur est celui des ennemis de la révolution (et donc en priorité des soldats étrangers): tout d'abord, l'opposition de l'article  "un " (sang impur) et de l'adjectif possessif "nos" (sillons) , sans être un argument décisif, implique que le mot "sang" ne renvoie pas au même possesseur que le mot "sillons". Les "sillons" sont bien les nôtres (des Français révolutionnaires), le sang relève d'un posseseur non nommé, mais différent.

Ces sillons sont parfois interprétés dans l'explication à la mode, on ne sait pas pourquoi, non comme des sillons agricoles, ce qui est le sens qui vient à l'esprit immédiatement (mais cela vient à l'esprit des personnes qui ont encore une idées des pratiques agricoles, ce qui est de moins en moins le cas) mais comme des "tranchées" miltaires.

Or à l'époque, les tranchées n'étaient pas inconnues dans l'usage militaire : elles étaient utlilisées lors des sièges où les assiégeants creusaient des tranchées autour de la place-forte assiégée pour empêcher les sorties des défenseurs et creuser des galeries de mines.

Donc si on se place dans le contexte du chant en 1792, et d'un pays qu'on suppose envahi (puisque les soldats étrangers viennent "égorger nos fils et nos compagnes" - même si, on le rappelle au risque d'être fastidieux, lorsque le chant est écrit, la France n'est nullement envahie et au contraire, est l'envahisseur), les tranchées ne peuvent être creusées que par les assaillants pour investir les forteresses ennemies et non par les Français qui se défendent (donc, ce ne sont pas "nos tranchées" mais "les tranchées creusées par l'ennemi"), ce qui rend l'explication absurde en ce qui concerne le sens (et étrange  du point de vue du vocabulaire, car si Rouget avait voulu parler de tranchées, terme militaire, pourquoi utiliser le terme agricole de sillons qui prête à confusion ?).

Mais l'explication à la mode , complètement anachronique, a plutôt dans l'esprit la guerre de position de 1914-18. On ne voit pas bien pourquoi il faudrait remplacer les sillons agricoles par des tranchées anachroniques - ou plutôt si, on voit : l'idée des cadavres qui fertilisent les terres agricoles est ainsi évacuée, car elle ne colle pas avec  l'idée que les soldats qui tombent dans "nos sillons" sont les révolutionnaires - il serait mal sonnant de laisser entendre qu'après avoir rendu service à la patrie en mourant pour elle, les révolutionnaires lui rendent un nouveau service en favorisant la fertilité de la terre !

Ensuite, pour revenir sur la critique interne du texte, la lecture "sang impur = sang des révolutionnaires", ne suit pas le mouvement du chant de Rouget de Lisle, qui était un militaire (il faut bien ici se référer aux intentions du créateur même si, ensuite, le chant lui échappe) : il écrit "Marchons" (et même "Marchez", le mot "Marchons" étant ensuite, dans la version d'origine, la reprise du choeur). On, attend donc après ce mot l'expression du résultat de l'action, d'un succès militaire, d'une défaite des ennemis, et tout ce qu'on aurait, c'est la mort des combattants révolutionnaires comme seul résultat. 

Le mouvement du chant dans l'interprétation à la mode serait alors à peu près ceci :

Marchez (ou marchons), que notre sang abreuve nos sillons.

C'est un peu comme si le chant invitait les soldats-citoyens au suicide, ou au moins au martyre comme les combattants de certaines causes religieuses !

De plus, si l'intention de Rouget avait été d'évoquer à cet endroit la mort des combattants révolutionnaires, il avait assez d'habileté pour le faire sans ambiguïté, avec des mots du style, "notre sang ne sera pas versé en vain".

On trouve d'ailleurs cette idée (banale) au couplet 4:

Tout est soldat pour vous combattre

S'ils tombent, nos jeunes héros,

La terre en produit de nouveaux,

Contre vous tout prêts à se battre.

 Ce couplet ne justifie pas l'interprétation à la mode  comme le disent certains ( assez peu logiquement)  : puisque le thème de la mort du combattant est présent à ce couplet, quelle serait la nécessité qu'il soit également présent au refrain, et de plus exprimé de façon presque incompréhensible  et contradictoire en termes de niveau de langage ?   Car dans le couplet 4, les combattants sont "nos jeunes héros", conformément au style "noble",  de mise dans un chant patriotique.  Il serait curieux qu'à un seul endroit de son chant, Rouget de Lisle ait introduit une rupture de style pour qualifier d'ignoble (ou de sang impur, ce qui revient au même), même par antiphrase (pour dire le contraire de ce que semble dire la phrase)  les combattants révolutionnaires.

Remarquons au passage la présence de la thématique de la terre, dont se garde de parler M. Morin, car elle oriente (discrètement) le chant vers les thèmes qui seront plus tard ceux d'un certain courant de la droite extrême française, la fidélité à la terre natale et aux morts:

 

S'ils tombent, nos jeunes héros,

La terre en produit de nouveaux

 

 

Mais surtout, Rouget aurait-il eu l'idée d'user des termes "sang impur" pour l'appliquer aux soldats de l'armée de la monarchie constitutionnelle, puisque c'est quand même de cela qu'il s'agit et non d'une armée de "sans-culottes" comme le disent les tenants de l'interprétation à la mode ?

Dans l'armée à laquelle appartenait Rouget, la plupart des cadres étaient toujours des nobles ou ci-devant nobles (puisque la noblesse était officiellement abolie), et les militaires respectaient les traditions de l'armée royale. Les soldats dont parle La Marseillaise ne sont pas encore les soldats de l'an II, du régime républicain, du gouvernement de salut public (quand ce gouvernement sera en place, Rouget de Lisle sera, lui, en prison et sous la menace de la guillotine, suspect pour ses opinions modérées).

Il faudrait trouver au moins à l'époque un exemple d'un tel usage par les révolutionnaires eux-mêmes (et qui plus est, chez les monarchistes constitutionnels puisque Rouget se situe dans cette tendance politique !)  reprenant à leur compte le reproche adressé par les nobles aux non-nobles (pas seulement aux classes populaires mais aussi aux bourgeois) d'avoir un "sang impur".

 On explique que les adversaires de la révolution et notamment les aristocrates, prétendaient avoir du sang bleu, ou du sang pur, mais ce concept était-il si répandu en France à l'époque ? (par contre en Espagne, la pureté du sang, la limpieza del sangre, parait avoir été un concept important).

Les nobles n'avaient pas besoin de recourir à la notion de sang pur ou impur pour mépriser le peuple et celui-ci n'avait donc pas à se vanter d'avoir du sang impur.

Certes des débats avaient eu lieu au 18ème siècle pour savoir si la suprématie des nobles venait du droit de conquête, puisque les nobles auraient été les descendants des Francs, et le reste de la population les descendants des Gallo-romains conquis, mais la pureté du sang parait intervenir difficilement dans ce débat entre les deux "races".

 

 

LES ANOBLIS AVAIENT-ILS LE SANG BLEU ? 

 

 

Les Français du 18ème siècle savaient très bien que la plupart des nobles étaient d'extraction récente

Citons ici la chanson ironique qu'on allait chanter (en provençal) sous les fenêtres du président de chambre au Parlement de Provence, le marquis de Gueidan, vers 1740 : Président de Gueidan, ton père était avocat et ton grand-père vendait des chevaux morveux (il était maquignon).

D'autres anoblis sortaient directement d'un milieu populaire sans même passer par un parent appartenant aux professions juridiques.

Le peintre d'origine catalane Serre, fils d'un vendeur ambulant de couvertures et matelas qui était venu s'installer en France, se fixa à Marseille et, le succès matériel aidant, acheta une charge anoblissante.

Beaumarchais, anobli, avait acheté une charge prestigieuse de maître des Eaux et forêts (qui exigeait la noblesse). Snobé par les autres maîtres des Eaux et forêts qui lui reprochaient une naissance non noble, il leur répondait en signalant que l'un était le fils d'un concierge, l'autre d'un domestique, le troisième d'un portefaix...

On pourrait sans doute citer des centaines ou milliers de cas similaires au 18ème siècle, même si, à la fin du siècle, avant la révolution, cette forme "d'ascenseur social" semblait en panne; en tous cas beaucoup de gens avaient l'impression qu'il l'était.

Or l'anoblissement n'était pas seulement une satisfaction de vanité qui couronnait une réussite sociale; de plus en plus être noble devenait la condition pour avoir un rang correct dans la vie. Ainsi qu'on le faisait remarquer, autrefois on achetait une charge d'officier civil ou militaire qui permettait de devenir noble, aujourd'hui il fallait déjà être noble pour acheter une charge.  

Il faut rappeler que les adversaires de la révolution n'étaient pas tous nobles, loin de là et que de très nombreux nobles de date récente savaient très bien que leurs parents n'étaient pas des nobles de "vieille race", catégorie qui existait mais était très restreinte. Par ailleurs de nombreux nobles avaient épousé la cause révolutionnaire.

D'un autre côté, le mot "aristocrate" était utilisé pour définir les ennemis de la révolution, même appartenant à des milieux populaires (la catégorie des ennemis de la révolution, qualifiés d'aristocrates, allait se gonfler démesurément et compter beaucoup de ses partisans initiaux, au fur et à mesure des événements). Un des principaux orateurs contre-révolutionnaires, donc "aristocrate", était l'abbé Maury, fils d'un cordonnier pauvre. 

On peut même penser qu'en 1792, la situation politique avait suffisamment évolué pour que le conflit entre nobles et non nobles soit dépassé comme ligne de démarcation entre les partisans de la révolution et ses adversaires ou mieux encore, entre ceux qui étaient partisans d'aller plus loin dans la révolution et ceux qui s'y opposaient.

 Présenter en 1792 la révolution comme un confit entre nobles et non-nobles, ce que sous-tend l'interprétation à la mode, est une simplification jusqu'à la caricature de la complexité historique du moment révolutionnaire.

 On dit que l' expression "sang impur" pourrait qualifier les gens des classes les plus populaires, les sans-culottes. Mais tout ce qu'on sait de Rouget de Lisle et du milieu dans lequel il évoluait montre qu'il n'avait aucune sympathie pour les militants sans-culottes (rappelons que les sans-culottes, ce ne sont pas les gens du peuple au sens large, mais une catégorie de militants révolutionnaires). S'il avait utilisé à leur égard cette expression, elle aurait été tout sauf une expression  utilisée par antiphrase, pour faire comprendre le contraire de celle dit au premier degré.

Pour lui, les sans-culottes représentaient un danger et il se gardait de les confondre avec  les défenseurs de la Constitution. C'étaient vraiment des gens impurs et comme on le disait dans les milieux des monarchistes constitionnels, des gens "sortis des égoûts de la société".

 

 

12-citoyens-chantant-marsei

 

Gouache des frères Lesueur:  "Des citoyens chantant l'hymne des Marseillais, ils en sont au refrain".  La bouteille de vin; les verres et les mimiques passionnées des personnages donnent une tonalité amusante à la scène. Les frères Lesueur témoignent surtout pour Paris, ville révolutionnaire par excellence (gouaches conservées au Musée Carnavalet). 

http://www.carmagnole-liberte.fr/

 

 

 

 

 UN DETOUR PAR LE MASSACHUSETTS

 

Certes il n'est pas impossible de reprendre une qualification peu élogieuse et de s'en faire gloire.

C'est par exemple le cas de la célèbre chanson Yankee Doodle, qui comporte beaucoup de versions.

Au départ il semble qu'elle ait été écrite par un médecin militaire anglais, le Dr. Richard Shuckburgh, qui se moquait de l'allure des colons américains qui venaient s'engager dans les troupes coloniales pour lutter contre les Français durant la guerre de Sept ans en Amérique (1757-1763).

 

Yankee Doodle went to town,

A-riding on a pony,

He stuck a feather in his hat

And called it macaroni.


(CHORUS) Yankee Doodle, keep it up,

Yankee Doodle dandy,

Mind the music and the step,

And with the girls be handy.

 

 trad :

Yankee Doodle est venu à la ville, sur son poney,

Il  a mis une plume à son chapeau et appelle ça "macaroni"

Yankee Doodle, continue comme ça,

Yankee Doodle dandy,

Faites attention à la musique et aux pas, 

Avec les filles soyez adroits

 

 Yankee doodle (on trouve l'expression avec ou sans majuscule à doodle) se traduit difficilement, à peu près le balourd, l'idiot américain : yankee est un mot pour désigner sans doute ironiquement au départ, les colons anglais vivant en Amérique.

L'idée de la chanson serait venue à l'auteur anglais en voyant un Américain porter un accoutrement de mauvais goût, d'où l'évocation des membres du Club anglais des Macaronis, un club formé de jeunes élégants (dandies) qui avaient voyagé en Italie et qui lançaient des modes un peu extravagantes, que le provincial américain essaye d'imiter.de façon ridicule.

Dans la version patriotique de la chanson on évoque ensuite le général Washington (mais une version antérieure évoque le capitaine Washington, ce qui semble se référer à l'époque où celui-ci, avant de prendre la tête des troupes américaines insurgées, à partir de 1776, combattait les Français avec ses miliciens durant la guerre de Sept ans, début de sa popularité chez les colons)

D'autres couplets évoquent les relations filles-garçons :

Yankee doodle doodle-doo,

Yankee doodle dandy;

All the lassies are so smart,

And sweet as sugar candy

 

 Toutes les filles sont si mignonnes

Et douces comme des bonbons sucrés

 

Enfin certaines versions sont purement et simplement des auto-célébrations du caractère yankee, particulièrement des jeunes "farceurs" de Boston, capitale du Massachusetts :

Sheep head and vinegar

Butter milk and tansy

Boston is a yankee town

Sing Yankee Doodle dandy , 

Yankee Doodle dandy,

Mind the music and the step,

And with the girls be handy.

(...)

 Heigh ho for our Cape Cod, 

Heigh for Nantasket

Do not let the Boston wags

Feel your oyster basket

 

Tête de mouton à la vinaigrette,

Lait de beurre et tanaisie (une fleur typique),

Boston est une ville yankee,

Chantez Yankee Doodle dandy

Faites attention à la musique et aux pas, 

Avec les filles soyez adroits

(...)

Vive notre Cap Cod,

Vive Nantasket,

Ne laissez pas les farceurs de Boston

Peloter votre panier d'huîtres...

(on suppose que les jeunes Bostoniens allaient dans les ports de pêche voisins de Cap Cod et Nantasket pour se divertir aux dépens des habitants).

 

Yankee Doodle est pour les Américains beaucoup de choses à la fois : une chanson historique et patriotique liée à la guerre d'indépendance (une image célèbre montre trois américains d'âge différent, un vieil homme, un adulte plus jeune et un adolescent, en tenue de volontaires de la guerre d'indépendance, s'avançant d'un air décidé au milieu des fumées du combat, en jouant du fifre et du tambour, avec le titre justement de Yankee Doodle), une chanson qu'on peut aussi voir comme une chanson pour enfants - et c'est aussi l'hymne officiel de l'Etat du Connecticut (chaque Etat américain a son hymne, son drapeau, sa devise, sa fleur "nationale" etc).

 

 

yankee-doodle-riding-on-a-pony

Livre de coloriage américain illustrant la chanson Yankee Doodle.

https://cjaronu.wordpress.com

 

 

 

 FIER D'APPARTENIR A LA CANAILLE

 

 

Comme on le voit, il est possible de reprendre à son compte une désignation péjorative, mais ici ce n'est possible que dans un contexte plutôt humoristique voire narquois, bien loin de l'emphase "sérieuse" de La Marseillaise.

On trouve des exemples de revendication d'une appellation injurieuse à l'époque révolutionnaire. Le personnage qui se faisait appeler "le patriote Palloy" déclarait à propos du 10 août 1792 (prise des Tuileries et chute de la monarchie)  : "Ce sont les sans-culottes, la crapule et la canaille de Paris, et je me fais l'honneur d'être de cette classe, qui ont  vaincu les soit-disant honnêtes gens".

Belle déclaration, un peu surprenante de la part de cet homme, entrepreneur très riche (il avait épousé la fille de son patron). Palloy  sans aucun mandat, s'était emparé de l'entreprise de démolition de la Bastille (un chantier de 800 ouvriers),  fabriquant avec les pierres des souvenirs patriotiques et proposant d'élever un monument à l'emplacement de la Bastille.

Comptait-il rentabiliser l'entreprise (qui lui permettait d'avoir gratuitement une masse de matériaux) ou agissait-il par conviction ? Il parait parait avoir été un personnage très douteux et peut-être criminel : il aurait assassiné le 10 août 1792 un de ses amis, garde national opposé aux émeutiers révolutionnaires,  qui poursuivi par ceux-ci, lui demandait son aide.

Puis parti à l'armée au moment de Valmy comme chef d'un bataillon de volontaires parisiens, il aurait fait massacrer quatre émigrés (ou plutôt, selon Michelet, des domestiques d'émigrés) engagés dans l'armée prussienne qui voulaient se rendre aux Français. Puis Palloy aurait déclaré qu'il voulait envoyer leurs têtes à Paris conservées dans de l'eau-de-vie.

Pour Michelet, Palloy est  un intrigant jouant au fanatique ("ruine et meurtre, tout lui profitait"). 

Dumouriez voulait faire passer Palloy et ses complices en conseil de guerre pour ce crime, mais la protection de Marat les sauva (selon Gérard Walter, annotateur de l'Histoire de la révolution de Michelet, l'incident est réel mais Dumouriez aurait voulu en profiter pour attaquer les volontaires issus des  dernières levées, qui lui paraissaient d'opinion extrémiste).

Palloy fut ensuite emprisonné sous la Terreur, à la fois pour des malversations et pour sa proximité avec les révolutionnaires extrémistes (les Cordeliers) que Robespierre voulait éliminer.

Palloy avait sans doute raison de se définir comme une crapule et une canaille, même si ce n'était pas le sens qu'il donnait à l'expression. Ayant réussi à traverser la révolution, il essaya ensuite de flagorner tous les régimes pour obtenir des faveurs ou par pur besoin de flagorner. Il rendit des hommages versifiés à Napoléon, à Louis XVIII, à Charles X, à Louis-Philippe et mourut très âgé en 1835. Il semble que la Restauration l'avait décoré de l'ordre du Lys !

En cherchant sur internet, on peut même trouver les vers composés par Palloy pour un hommage rendu par la loge maçonnique à laquelle il appartenait, à la mémoire du duc de Berry, héritier du trône, assassiné en 1820 par un républicain. La franc-maçonnerie de cette époque était très respectueuse des régimes établis (comme à presque toutes les époques).

On remarquera que Palloy, dans sa déclaration, oppose les sans-culottes (parisiens, d'ailleurs) aux "honnêtes gens", et pas les non-nobles aux nobles. L'opposition "honnêtes gens/peuple/", qu'on peut aussi formuler comme oppposition entre modérés et extrémistes,  qui se double souvent mais pas systématiquement d'une opposition bourgeoisie et classes populaires, est bien plus pertinente, en effet, à ce moment de la révolution, que l'opposition nobles/non nobles.

Dans un style quand même différent de la formulation de Palloy, la fin du 19ème siècle, Aristide Bruant, le célèbre chansonnier montmartrois, reprend une chanson revendicatrice, La canaille, datant à l'époque d'une trentaine d'années, qui met en scène les gens du peuple miséreux, que les bourgeois appellent avec mépris "la canaille".

Et on se souvient des derniers mots du refrain 

C'est la canaille ? eh bien j'en suis !

Maurice Dommanget, historien socialiste révolutionnaire,  nous rappelle qu'à l'époque de la Commune de Paris (1871), cette chanson était bien plus populaire que La Marseillaise chez les ouvriers.

 

 

 

EN SUIVANT GAVROCHE

 

 

On cite aussi à l'appui de l'interprétation à la mode un passage des Misérables de Victor Hugo (1862) , mettant en scène Gavroche, le jeune fils de la famille Thénardier, qui participe aux émeutes populaires (d'inspiration républicaine) de 1832 à Paris (où il va trouver la mort) :

" Il criait, parmi des bribes de la Marseillaise qu’il chantait :

– Tout va bien. Je souffre beaucoup de la patte gauche, je me suis cassé mon rhumatisme, mais je suis content, citoyens. Les bourgeois n’ont qu’à se bien tenir, (...) Je viens du boulevard, mes amis, ça chauffe, ça jette un petit bouillon, ça mijote. Il est temps d’écumer le pot. En avant les hommes ! qu’un sang impur inonde les sillons ! Je donne mes jours pour la patrie, je ne reverrai plus ma concubine, n-i-ni, fini, oui, Nini ! mais c’est égal, vive la joie ! Battons-nous, crebleu ! j’en ai assez du despotisme."

Il parait bien exagéré de tirer de ce passage l'idée que le personnage de Hugo accrédite l'interprétation "sang impur = sang des révolutionnaires".(qui d'ailleurs serait alors une interprétation non contemporaine de la création de La Marseillaise, et due au seul Victor Hugo, se présentant comme un détournement du sens classique).

Il s'agit plutôt d'un passage où le personnage joue avec les mots et les expressions populaires ("je ne reverrai plus ma concubine..." alors que Gavroche a 12 ans et bien sûr pas de concubine); il reprend à moitié ironiquement les mots de La Marseillaise pour dire surtout que le sang va couler, que "ça va barder". De même "Je donne mes jours pour la patrie" semble plus parodique qu'autre chose (Gavroche contrefait le grand style réservé aux héros militaires).

A la fin du 18ème siècle, il semble très peu probable qu'il soit venu à l'esprit de reprendre pour soi, dans un chant héroïque et d'un ton élevé, une désignation dépréciative. Au contraire, la mentalité de l'époque consistait plutôt à revendiquer pour soi les valeurs positives et flatteuses et à les dénier au camp adverse. De plus la mentalité de Rouget de Lisle était bien différente de celle du "patriote Palloy" et même ce dernier aurait sans doute hésité à parler de "sang impur" pour les "patriotes".

Enfin, comme on l'a dit, au moment où Rouget écrit son chant, l'armée qui va combattre les ennemis est encore, dans sa composition, une armée héritée de l'Ancien régime, même si des volontaires en grand nombre ont rejoint l'armée et des changements dans la hiérarchie ont eu lieu (ne serait-ce qu'en raison de l'émigration de beaucoup d'officiers). 

 Il est probable que Rouget, officier de carrière, fils d'un avocat, qui a complété son nom par une particule d'apparence nobiliaire ("de Lisle"), n'a pas dans l'esprit une armée "populaire" composée de sans-culottes, mais une armée certes démocratisée mais respectueuse des traditions militaires et de la noblesse du métier des armes.

Qu'on se souvienne aussi de l'ambiance plutôt mondaine dans laquelle fut composée La Marseillaise, le salon du baron de Dietrich  fréquenté par des officiers de bonne naissance ( d'Aiguillon, Victor de Broglie, d'Urfé du Chastellet, tous duc, comte ou marquis de naissance, qui étaient présents lors du dîner où Dietrich demanda à Rouget de composer un air pour entraîner les troupes), la dédicace au  maréchal ci-devant baron Lückner, vieux soldat d'Ancien régime.  

Est-il raisonnable dans ces conditions de penser que ceux qu'il appelle au couplet 3 "nos fiers guerriers"  puissent être qualifiés par lui, même pour retourner l'expression, d'hommes au "sang impur" ?

Lorsque la révolution sera entrée dans une nouvelle phase, non seulement la composition de l'armée, mais sa conception,  changera. Mais en avril 1792 on n'en est pas encore là. L'armée, renforcée par des volontaires, est encore une armée où les traditions et les officiers d'Ancien régime dominent. On se souvient du récit de la première exécution publique de La Marseillaise à Strasbourg, en présence des bataillons de la garde nationale et d'un bataillon de volontaires nouvellement arrivé dont tout le monde apprécia "la superbe tenue" (voir notre première partie).

 Ces volontaires des premiers mois de 1792, levés dans la garde nationale, recevaient une solde 22,5 fois plus élevée que celle des soldats de métier; ils étaient recrutés parmi les citoyens "actifs" (imposables pour un certain montant) et n'étaient pas des prolétaires.

On peut signaler que les volontaires (qui on l'a vu n'étaient pas des bénévoles !) n'étaient que 10% de l'armée de Kellermann à Valmy ( alors qu'on crédite généralement l'armée "citoyenne" de la victoire ou en tous cas de la retraite des ennemis qui suivit cet engagement ); mais ils étaient environ 50% dans les troupes de Dumouriez, en soutien, mais celles-ci ne participèrent pas à la bataille.

A Valmy,les soldats qui ont tenu bon, et qui, contrairement à la légende, n'ont pas chanté La Marseillaise, étaient les soldats de l'armée de métier.

Par contre la Marseillaise fut chantée à la bataille de Jemmapes, victoire de Dumouriez le 6 novembre 1792.

  Il y a eu d'autres levées de volontaires  en juillet 1792 (levée de la Patrie en danger), puis en septembre à Paris,  dans des miieux plus populaires que les volontaires levés au début de1792 dans la garde nationale.

Dumouriez considérait avec une grande méfiance la présence à son armée, au moment de Valmy (20 septembre 1793) de ces nouveaux volontaires, suspectant que certains des engagés venaient de participer aux massacres de septembre et il les tenait sous surveillance  (Roger Dufraisse, Valmy : une victoire, une légende, une énigme, revue Francia, (revue allemande d'études françaises), no 17/2,‎ 1990, http://francia.digitale-sammlungen.de/Blatt_bsb00016309,00105.html ).

Dans ses mémoires, Dumouriez raconte l'arrivée à l'armée d'un bataillon de mauvaise réputation.  Dumouriez les fit cerner par sa cavalerie prête à charger et par son artillerie et s'adressa à eux sans ménagements : je sais qu'il y a parmi vous des scélérats et des assassins. Rejetez ces hommes et conduisez-vous comme de vrais soldats, ou je vous ferai sabrer sans pitié !

 

Plus tard il y aura les conscrits de la levée en masse de 1793, dont beaucoup d'ailleurs s'efforceront de ne pas rejoindre l'armée.

" Si le nom de volontaire est donné aux hommes de la levée de [février] 1793 puis de la réquisition du mois d'août suivant, la grande majorité ne mérite pas ce nom, étant pour la plupart des volontaires de force." (Wikipedia, article Volontaires nationaux pendant la Révolution).

 

Notons pour finir une appréciation curieuse sur les armées de la révolution.

Dans son livre au titre caractéristique Dix ans d'épreuves sous la révolution, Charles Lacretelle (ou de Lacretelle), jeune bourgeois suspect, dépourvu de la "carte de civisme" obligatoire, raconte qu'il avait été forcé de s'engager sous la Terreur pour échapper au danger d'une arrestation qui pouvait conduire à la guillotine.

Devenu militaire il note : "Ces héros de la bataille de Wattignies qu'on nous donnait pour officiers et sous-officiers étaient tous plus ou moins entachés d'aristocratie. Ils avaient au moins l'aristocratie de l'uniforme. Ils ne se dépouillaient qu'avec regret et fort tard de l'habit blanc de l'ancien régime pour prendre l'habit bleu. Ils se moquaient de la république avec la dernière insolence, et se battaient pour elle en lions."

 

 

 

 

ENCORE LE SANG IMPUR 

 

 

Après avoir examiné les raisons qu'il y a de penser que Rouget de Lisle ne pouvait pas, selon toute vraisemblance, employer  l'expression "sang impur" pour désigner les combattants révolutionnaires (et surtout pas les militaires de l'armée,  encore royale quand il écrit son chant), voyons au contraire les raisons qu'il y a en faveur de la lecture habituelle de l'expression, comme désignant les soldats ennemis.

Dans une variante du refrain, qui semble être de Rouget lui-même, on trouve ceci :

Aux armes, citoyens !

Formez vos bataillons !

Marchons, marchons

Que tout leur sang abreuve nos sillons

Dans la version officielle de 1887 du ministère de l'instruction publique, on trouve cette annotation : "Nous rappelons que dans le texte initial, celui de Dannbach [l'éditeur de Strasbourg] en avril 1792, le second vers du refrain de la cinquième strophe portait : Que tout leur sang abreuve etc ".

Cette cinquième strophe dénonce :

 ...les complices de Bouillé !

Tous ces tigres qui sans pitié

Déchirent le sein de leur mère

Le général marquis de Bouillé était un des organisateurs de la fuite  du roi à Varennes en 1791. Après l'arrestation du roi,  les modérés comme La Fayette, pour défendre Louis XVI contre ceux qui l'accusaient de trahison,  avaient déclaré que Bouillé avait voulu enlever le roi et l'avaient renu responsable de la tentative. Depuis Bouillé avait émigré et était détesté par les patriotes.

C'est après la mention de son nom et des "tigres qui ...déchirent le sein de leur mère" (les Français émigrés) que vient le refrain en forme légèrement modifiée par rapport aux autres strophes :  
 
Marchons (bis);

Que tout leur sang abreuve nos sillons!

  il faudrait beaucoup d'imagination pour interpréter "leur sang" comme le sang des patriotes, "leur" s'oppose ici clairement  aux citoyens  qui marchent et qui forment leurs  bataillons  et renvoie aux ennemis, ici aux émigrés.

 

 L'historien Patrice Gueniffey, spécialiste de la période révolutionnaire écrit dans le Figaro (version électronique) à peu près au même moment que l'article d'E. Morin dans le journal concurrent :

"C'est un chant guerrier destiné à galvaniser les énergies des volontaires en route pour l'armée du Rhin, et à souder tous les Français autour de leur armée. Le caractère martial, la dimension agressive des paroles de La Marseillaise s'expliquent par ce contexte. Ce chant est une mobilisation générale contre l'ennemi qui menace d'envahir le pays".

Rappelons pourtant que les armées ennemies à l'époque ne menacent pas d'envahir le pays (sinon comme une potentialité dans toute guerre) mais que ce sont les armées françaises qui vont entrer en territoire  "ennemi" dans les jours qui suivent la composition du chant.

Quel que soit le sens ultérieur qui pourra être donné au chant, lorsque la république existera et sera sur la défensive, il faut bien tenir compte du sens donné par l'auteur, Rouget de Lisle, même si, comme on l'a dit, l'hymne se recouvre ensuite d'autres significations et échappe à son auteur.

 P. Gueniffey nie que l'expression "sang impur" ait un caractère xénophobe. Il dit :

"Le «sang impur» fait référence au sang des rois et des aristocrates, pas des peuples étrangers. La société d'Ancien régime était une société d'ordres fondée sur l'inégalité des droits, elle-même justifiée par la hiérarchie du sang. On connaît l'expression de «sang bleu» pour désigner les nobles. Ce que veulent dire les paroles de La Marseillaise, c'est: «les rois prétendent que leur sang est plus pur que le nôtre, mais nous allons les vaincre et libérer leurs peuples aujourd'hui réduits en servitude»".

Ainsi, que ce soit pour Rouget ou pour ceux qui ensuite interpréteront le chant dans un contexte qui lui-même a évolué, les mots "sang impur" qualifieraient les "nobles" et les "rois étrangers" mais pas les peuples. On a quand même du mal à comprendre le passage du "sang pur" qui serait  revendiqué par ces ennemis de la révolution, au "sang impur". 

L'interprétation de P. Gueniffey veut sauvegarder l'interprétation habituelle (le sang impur est celui des ennemis) et l'interprétation à la mode (les révolutionnaires proclament que le sang pur n'existe pas !) ; elle paraît  bien tirée par les cheveux.

Il est bien plus facile de comprendre l'interpétation selon laquelle nos ennemis - tous nos ennemis - ne méritent pas de pitié car ce sont des gens moralement impurs. Pas besoin d'introduire la notion  de sang bleu dans cette interprétation classique..

 

 Les ennemis de la révolution vont déborder largement en 1793-94, du petit nombre des aristocrates (nobles) ou encore plus réduit, des rois ennemis de la France qui, selon l'interprétation de P. Gueniffey, seraient visés par les mots "sang impur".

 

Ce sont tous les ennemis de la révolution qui sont réputés avoir du "sang impur", y compris  les gens du peuple quand ils se prononcent contre la révolution ou du moins une certaine version extrémiste de la révolution. 

En fait, au moment où Rouget de Lisle écrit son chant, il a déjà été question de "sang impur" dans une phrase célèbre.

Le 22 juillet 1789, au lendemain du lynchage par des émeutiers de l’intendant  Berthier de Sauvigny et de son beau-père, l'ancien ministre Foullon,  le jeune député Barnave, élu du Dauphiné, prononce à la tribune de l'Assemblée constituante, devant les députés écœurés par cet acte :« Messieurs, on veut vous attendrir en faveur du sang versé hier à Paris. Ce sang était-il donc si pur, qu'on n'osât le répandre ? ».

Barnave deviendra ensuite plus clairement partisan d'une révolution modérée, respectueuse de la monarchie. Il entretiendra une correspondance secrète avec Marie-Antoinette. Arrêté dès la chute de la monarchie, il sera guillotiné sous le régime de la Terreur en novembre 1793. 

Le jeune Bonaparte écrit à son frère Joseph (qui habite en Corse), le  9 août 1789, pour expliquer ce qui se passe en France continentale depuis quelques semaines : " partout le sang a coulé, mais presque partout ç'a été le sang impur des ennemis de la liberté". Evidemmment, la formule de Barnave fait boule de neige...

L"idée du sang impur, appliquée à tous les ennemis de la révolution et de la république, une fois celle-ci établie, devient courante.

Par sang impur, on comprend évidemment individu impur, personnalité impure.

Ainsi Marat, dans le Journal de la République française, écrit le 7 novembre 1792. :

« J’ai démontré la nécessité d’abattre quelques centaines de têtes criminelles pour conserver trois cent mille têtes innocentes, de verser quelques gouttes de sang impur pour éviter d’en verser de très-pur, c’est-à-dire d’écraser les principaux contre-révolutionnaires pour sauver la patrie. »

(on notera que chez Marat, c'est le sang des patriotes qui est dit "très pur").

Hébert, dans le journal Le Père Duchesne, organe des révolutionnaires extrémistes, à la gauche des Jacobins (Hébert  sera guillotiné avec ses amis sur accusation de Robespierre, faisant perdre à ce dernier une partie de l'appui des sans-culottes parisiens, qui lui feront défaut lorsqu'il sera lui-même arrêté le 9 thermidor):

« Eh bien, foutre, il n'en coûtera pas plus pour anéantir les traîtres qui conspirent contre la République. La dernière heure de leur mort va sonner; quand leur sang impur sera versé, les aboyeurs de l'aristocratie rentreront dans leurs caves comme au 10 août »

La popularité du refrain de La Marseillaise inspire clairement certaines déclarations de haine aux ennemis de la révolution , qui se se confondent à ce moment de la révolution avec les ennemis des Jacobins.

Ainsi un nommé Cousin, qui participe à la guerre contre les Chouans, écrit à Robespierre : :

« Nous sommes ici à exterminer le restant des chouans, enfouis dans des bois ; le sang impur des prêtres et des aristocrates abreuve donc nos sillons dans les campagnes et ruisselle à grands flots sur les échafauds dans nos cités. Jugez quel spectacle est-ce pour un républicain animé, comme je le suis, du plus pur amour, du feu le plus sacré de la liberté et de la patrie qui brûle dans mes veines. »

 (lettre de Cousin à Robespierre, 27 nivôse an II, 16 janvier 1794).

 Ici, les Chouans (ou les Vendéens) , même s'ils sont de milieu populaire, sont appelés "aristocrates" puisqu'ils sont partisans de "l'aristocratie" (ou ennemis de la révolution jacobine ce qui revient au même pour les révolutionnaires).

D'autres citations qui ne mentionnent pas le mot " impur", reprennent les mots de La Marseillaise  sur le sang qui arrose les sillons, qui est clairement le sang des ennemis de la révolution .

Le président de la commission Brutus (chargée de juger expéditivement les participants de l'insurrection fédéraliste de Marseille et tous les contre-révolutionnaires marseillais) écrit en 1794 à la Commune de Paris: 

« Le sang des scélérats, des ennemis de la patrie arrose les sillons du midi. Leurs corps fertilisent les champs. La terre a soif de ces monstres. Ca va bien, ça ira mieux avant peu… ».

Les derniers mots font écho au Ca ira. Dans cette déclaration est clairement mis en évidence ce qui était à peine impliqué dans le chant de Rouget de Lisle, l'utilisation (au moins au sens figuré) des ennemis morts comme fumier.

 Le Conventionnel Vadier, dans son discours à la Convention pour le premier anniversaire de l'exécution du roi, le 21 janvier 1794, déclare: " Citoyens, l’anniversaire de la mort du tyran est un jour de gloire pour le peuple français, et un jour de deuil et de terreur pour les tyrans et leurs suppôts ; ce jour mémorable annonce le réveil des peuples asservis. La massue révolutionnaire est prête à écraser ces monstres, et l’arbre glorieux de la liberté ne périra point quand leur sang impur en aura humecté et fortifié les racines." 

 

 

Il est intéressant de citer ici une oeuvre intitulée Air des Marseillais pour le camp de la Fédération, le 10 août an II, sur la musique de Rouget de Lisle harmonisée par Gossec. Elle date de 1793 et les paroles sont d'un certain Casimir Varon.

Le titre semble évoquer l'action des Marseillais le 10 août 1792 lors de la prise des Tuileries (mais avec une erreur de date, car l'an II est à cheval sur 1793 et 1794 : quant à l'an I, il ne peut pas comprendre le 10 août 1792, car c'est à compter du 22 septembe 1792 que  la Convention nationale décréta que « Tous les actes publics sont désormais datés à partir de l'an I de la  République (Wikipedia, article calendrier révolutionnaire). L'auteur s'inspire ouvertement de La Marseillaise :

 

Siècles fameux que l'on renomme,

 Brillez, revivez dans Paris !

 D'Athènes, de Sparte et de Rome

 Les fiers enfants sont réunis. (bis)

 En vain le reste de la terre

 Rugit, nous appelle aux combats.

 La Liberté guide nos pas,

 Et nous a remis son tonnerre.

 Courage, citoyens, formez vos bataillons !

 Marchez, marchez ! Du sang des rois abreuvez vos sillons ! (bis)

 etc

https://poetes-en-revolution.msh.uca.fr/content/air-des-marseillais-pour-le-camp-de-la-f%C3%A9d%C3%A9ration-le-10-ao%C3%BBt-ii

 

Dans une chanson intitulée Carmagnole de la Vendée et destinée à encourager les soldats républicains (qui avaient reçu le renfort des soldats français assiégés dans Mayence, lesquels s'étaient rendus en obtenant de rentrer en France sous condition de ne plus se battre contre la coalition)  on trouve ces paroles (chaque couplet est suivi du refrain de la Carmagnole) :

Patriotes, réjouissons-nous (bis)

L'armée d'Mayence est avec nous (bis)

Elle est v'nue nous aider

A purger la Vendée

Dansons la carmagnole, Vive le son, vive le son etc

 

Puisque nous sommes réunis (bis)

Tuons les brigands du pays (bis)

Ne faisons pas d' quartier,

Tuons jusqu'au dernier

(...)

Oui dès demain nous commençons (bis)

C'est pour arroser nos sillons (bis)

Que le sang des brigands

Va couler à l'instant

(...)

Quand il n'y aura plus de brigands (bis),

Nous nous en irons en chantant (bis)

Au nord et au midi

Tuer nos ennemis,

 

La  république nous guérirons (bis)

Son unité nous maintiendrons (bis)

Mort aux fédéralistes, 

A tous les royalistes.

(chanson citée dans le livre Orphée phrygien, les musiques de la révolution, sous la direction de J-R. Julien et J-C. Klein, 1989).

On notera le programme assez simple de cette chanson : tuer tous les ennemis , où qu'ils soient, royalistes ou "fédéralistes" (les provinciaux soulevés contre le pouvoir parisien à l'été 1793) ou bien sûr étrangers . Les brigands sont évidemment les insurgés vendéens. La citation de La Marseillaise est claire; l'auteur de la chanson n'a pas songé un moment que le sang qui doit arroser les sillons pourrait ne pas être celui des ennemis de la république, c'était limpide pour lui, si on ose dire. 

A ce moment de l'histoire, Rouget de Lisle, devenu à son tour un ennemi de la patrie, un contre-révolutionnaire, attend son sort en prison avec des milliers d'autres.

 

 

 

 

LE SANG IMPUR DE LOUIS CAPET

 

 

 

Malgré toutes ces références, et d'autres encore, qui leur sont rappelées,  les partisans du sang impur = sang des patriotes n'en démordent pas ; l'un sur un blog, se déclarant "prof d'histoire" (?)  assène que le sang impur est le sang des patriotes sans fournir la moindre référence à l' appui de son affirmation.

Un autre donne comme (seule) preuve de sa position, la version du chant de Gavroche dans Les Misérables.

Devant un tel aveuglement, une volonté aussi manifeste de croire ce qu'on a envie de croire, on se demande si l'esprit critique est mort en France.

Alors, pour ces moutons de Panurge, offrons-leur encore une rasade de sang impur, en dessin cette fois.

Peut-être comprendront-ils mieux ? (mais j'en doute, nous avons affaire à des fanatiques pour la bonne cause).

 

Peu après l'exécution de Louis XVI (21 janvier 1793) parut le dessin ou la caricature suivante :

 

 

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 Gravure de 1793 représentant la tête décapitée de Louis XVI, attribuée à Villeneuve (graveur ou imprimeur?).
Légende en haut : MATIERE À REFLECTION (sic) POUR LES JONGLEURS COURONNÉES.

Légende en bas : Qu'un sang impur abreuve nos sillons.

Site de vente Waddesdon

Le texte sous l'image rappelle que Louis XVI est "tombé sous le glaive des lois" le 21 janvier 1793 à dix heures. Suit un extrait d'un discours de Robespierre sur la mort du "tyran".

 

 http://collection.waddesdon.org.uk/search.do?id=43021&db=object&page=1&view=detail

 

 

 

Voici ce que rapporte le journaliste (révolutionnaire) Prudhomme  dans son jounal Les révolutions de Paris  sur ce qui eut lieu après l'exécution du roi : 

" ...Quantité de volontaires [marseillais et brestois] s'empressèrent aussi de tremper dans le sang du despote, le fer de leur pique, la baïonnette de leur fusil ou la lame de leur sabre. Les gendarmes ne furent pas des derniers. Beaucoup d'officiers du bataillon de Marseille et autres, imbibèrent de ce sang impur des enveloppes de lettres qu'ils portèrent à la pointe de leur épée... en disant :  Voilà le sang d'un tyran. Un citoyen monta sur la guillotine même, et plongeant tout entier son bras nu dans le sang de Capet, qui s'était amassé en abondance , il en prit des caillots plein la main, et en aspergea par trois fois la foule des assistans, qui se pressaient au pied de l'échafaud, pour en recevoir chacun une goutte sur le front. Frères, disait le citoyen en faisant son aspersion, frères, on nous a menacés que le sang de Louis Capet retomberait sur nos têtes; eh bien qu'il y retombe ; Louis Capet a lavé tant de fois ses mains dans le nôtre. Républicains, le sang d'un roi porte bonheur." 

Un autre citoyen, témoin à l'écart de cette scène digne des pinceaux de Tacite, s'écria : « Mes amis, que faisons-nous ? Tout ceci va être rapporté ; on va nous peindre chez l'étranger comme une populace féroce et qui a soif de sang ! ». On lui répondit : Oui, soif du sang d'un despote. Qu'on aille le redire, si l'on veut, à toute la terre."

 Dans le récit de  Prudhomme, comme dans la gravure de Villeneuve, c'est bien le sang du roi qui est impur.

Dans une sorte de catéchisme à l'usage de la jeunesse publié - parmi d'autres - à l'époque révolutionaire,  intitulé Journées mémorables de la Révolution française par demandes et réponse (il fut publié en l'an III, après la chute de Robespierre et il ne manque pas de rendre hommage au 9 thermidor, chute du nouveau tyran jacobin), on peut lire à propos du 21 janvier 1793, jour de la mort du roi :

" La nation prit un aspect plus riant ; l’on respira un air plus pur et la terre, engraissée du sang du despote et de ses complices, multiplia les trésors que nous puisons dans son sein".

Toujours la même métaphore (comparaison) de la terre enrichie et fertilisée par le sang des ennemis de la révolution, cette métaphore que prétendent ne pas comprendre les partisans du sang impur = sang des patriotes, incapables de saisir les  mentalités de l'époque et substituant à celles-ci les options politiquement correctes de notre temps avec un mépris et une mauvaise foi étonnants.

 

Mais le vent tourne-t-il ?

Dans une émission télévisée diffusée sur la 5 en 2016, Frédéric Dufourg, l'un des "inventeurs" du sang impur = sang des patriotes, confronté à l' illustration de Villeneuve, ne paraissait plus aussi affirmatif, reconnaissant que "le sang peut changer en quelques mois"...et donc désigner d'autres personnes que celles désignées à l'origine. Le présentateur de l'émission (car ce n'est probablement pas M. Dufourg) reconnait :  "nous ne savons pas ce que Rouget avait dans la tête"...

voir le script de l'émission  http://telescoop.tv/browse/1315245/16/-la-marseillaise-l-eternel-chant-de-bataille.html  .

Au moment du procès du roi, de nombreux Conventionnels émettent des avis où les termes de sang impur se retrouvent fréquemment, appliqués au roi (même si en définitive certains émettent des votes de clémence, si bien qu'on peut penser que la dureté de leur langage est un masque pour dissimuler leur véritable intention). Nous donnons les citations dans nos messages consacrés au "Sang impur de Louis XVI" (titre transformé en  "Sang de Louis XVI " tout court, lorsqu'il s'agira d'évoquer la période qui suit la révolution, où il n'est évidemment plus de mise de parler de sang impur mais au contraire du sang de l'infortuné roi, malheureuse victime des excès révolutionnaires !).

 Signalons aussi, en passant, que la Convention décida en 1794 que l'anniversaire du  21 janvier (ou son équivalent dans le nouveau calendrier révolutionnaire) serait fêté officiellement. Dans les années qui suivirent, le fête fut célébrée avec plus ou moins d'enthousiasme des participants.

Lorsque Napoléon Bonaparte prit le pouvoir, un de ses premiers actes fut d'abolir la fête du 21 janvier comme propre à diviser les Français.

Peu après, un des notables du nouveau régime, ancien membre de la Convention, soit intentionnellement, soit par hasard, organisa un bal le 21 janvier et invita le Premier consul.

Celui-ci refusa l'invitation avec une de ces formules bien frappées qui portent la signature, qu'on l'aime ou qu'on l'aime moins, de l'homme supérieur qu'était Napoléon :

Je n'ai pas envie de danser le jour de la mort d'un honnête homme.

 

 [ Comme indiqué, nous consacrons plusieurs messages ultérieurs au "Sang de Louis XVI" ]

 

 

 

 

 

RACE IMPURE

 

 

 

Si on cherchait les occurrences dans le discours révolutionnaire, de mots comme "race impure", la moisson serait certainement très riche et bien entendu, toujours pour désigner les ennemis de la révolution.

Il semble que les mots "race impure" se trouvent dans des discours à la Convention ou des lettres aux armées de plusieurs responsables et dirigeants révolutionnaires dont Barère et  Billaud-Varenne, membres du comité de salut public, pour désigner les Vendéens. Barère et Billaud-Varenne étaient deux  révolutionnaires importants, collègues de Robespierre au comité de salut public, ce qui ne les empêchera pas de figurer parmi les "tombeurs" de Robespierre au 9 thermidor, avant d'être eux-mêmes rattrapés par leur passé terroriste.

Dans  des instructions de la Convention qui suivent le décret du 1er octobre 1793, les brigands de la Vendée qui doivent être exterminés sont tous les habitants, définis comme "la race impure qui souille le territoire de la République".

 ( il serait utile de retrouver toutes les citations exactes, et des historiens devraient consacrer des études au concept de race impure à l'époque révolutionnaire et notamment sous la Terreur). 

La destruction d'une population complète est   présentée comme la condition du triomphe des idées révolutionnaires: " Que les esclaves disparaissent de la terre, qu’il n’y reste plus que la justice, le bonheur et la vertu …" (adresse du 23 octobre 1793 du Comité de Salut public aux armées opérant  en Vendée ). Il s'agit évidemment de la justice, du bonheur et de la vertu compris à la façon jacobine.

Enfin Robespierre lui-même utilise le concept de race impure pour désigner les contre-révolutionnaires en général, comme on le verra.

 

 

 

 "UNE PAROLE SAUVAGE" ( JAURÈS )

 

 

Il n'y a aucune raison de penser que les mots "sang impur" ne s'appliquent pas aussi aux soldats étrangers et par extension, aux peuples étrangers. Après tout , comme on le sait, Rouget n'hésitait pas à qualifier de "féroces" les soldats étrangers bien avant qu'il mettent le pied en France.

Etait-ce leur réputation passée qui  le faisait parler ainsi ?

Faut-il rappeler que le duc de Brunswick, commandant des troupes austro-prussiennes, un prince qui administrait sagement son petit état germanique, avait une réputation d'humanité que rien n'a démenti*, qu'il avait remis la Belgique sous l'obéissance des Habsbourgs, quoi qu'on puisse penser du bien-fondé de cette opération, quasiment sans effusion de sang ?

                                                                                                                                   * Il était également franc-maçon.

Pendant la campagne de France qui se termine avec Valmy, les soldats austro-prussiens ne paraissent avoir commis ni massacre ni même une seule exécution sommaire.

Dans ce cas fallait-il les flétrir en parlant de leur "sang impur" avant même le début des combats, avant même toute preuve de leur férocité ? Le simple fait d'être des adversaires de la révolution leur valait cette injurieuse épithète.

D'ailleurs, le dernier couplet de La Marseillaise (qui n'est pas de Rouget) accrédite l'interprétation la plus sanguinaire, celle dans laquelle le sang qui coule est celui des ennemis :

Nos vils ennemis tomberont,

Alors les Français cesseront

De chanter ce refrain terrible.

Si le refrain est "terrible" (au sens d'époque de terrifiant, bien entendu) c'est bien parce qu'il parle de tuer les ennemis. Et logiquement, on n'aura plus besoin de le chanter lorsque "nos vils ennemis" seront morts.

 

Jean Jaurès, soucieux au début du 20 ème siècle de montrer que l'Internationale n'est pas un chant plus sanguinaire que La Marseillaise, écrit :

« Or, je dis que La Marseillaise, la grande Marseillaise de 1792, est toute pleine des idées qu'on dénonce le plus violemment dans L'Internationale. Que signifie, je vous prie, le fameux refrain du « sang impur »? — « Qu'un sang impur abreuve nos sillons ! », l'expression est atroce.

C'est l'écho d'une parole bien étourdiment cruelle de Barnave. On sait qu'à propos de quelques aristocrates massacrés par le peuple, il s'écria : « Après tout, le sang qui coule est-il donc si pur? » Propos abominable, car dès que les partis commencent à dire que le sang est impur qui coule dans les veines de leurs adversaires, ils se mettent à le répandre à flots et les révolutions deviennent des boucheries.

Mais de quel droit la Révolution flétrissait-elle de ce mot avilissant et barbare tous les peuples, tous les hommes qui combattaient contre elle ?

Quoi! tous ces Italiens, tous ces Autrichiens, tous ces Prussiens qui sous le drapeau de leur gouvernement combattent la France révolutionnaire, tous les hommes qui, pour obéir à la volonté de leurs princes, c'est-à-dire à ce qui est alors la loi de leur pays, affrontent la fatigue, la maladie et la mort ne sont que des êtres vils ? Il ne suffit pas de les repousser et de les vaincre; il faut les mépriser. Même la mort ne les protège pas contre l'outrage; car de leurs larges blessures, c'est « un sang impur » qui a coulé. Oui, c'est une parole sauvage"

Mais comme Jaurès ne peut pas condamner complètement les révolutionnaires, il s'efforce de comprendre le pourquoi de cette "parole sauvage":

" Et pourquoi donc la Révolution l'a-t-elle prononcée? Parce qu'à ses yeux tous les hommes qui consentaient, sous le drapeau de leur roi et de leur pays, à lutter contre la liberté française, espoir de la liberté du monde, tous ces hommes cessaient d'être des hommes ; ils n'étaient plus que des esclaves et des brutes. (...)"

Nous reviendrons sur cette justification qui veut que les révolutionnaires combattaient pour la liberté du monde.

Evidemment, une fois les combats commencés et à plus forte raison la France envahie, il n'y a aucune raison de ménager son mépris aux soldats ennemis. 

Dumouriez, devant la Convention, le 10 octobre 1792, reprenant mot pour mot les paroles de la Marseillaise, et s'efforçant de parler le nouveau langage (quelle que soit sa pensée profonde, car comme Rouget, c'est un monarchiste constitutionnel et  comme il le dira plus tard dans ses mémoires,  il mène à ce moment un jeu compliqué et ne peut pas exprimer le fond de sa pensée), dit, en parlant de la partie du territoire français où ont pénétré les Austro-prussiens  :

" Cette partie de la République française présente un sol aride , sans eaux et sans bois; les Allemands s'en souviendront, leur sang impur fécondera peut-être cette terre ingrate qui en est abreuvée." 

 

 

  

 

 VERS LA GUERRE TOTALE

 

 

Le caractère sanguinaire de La Marseillaise fut perçu dès l'époque même.

Dans son Essai sur les révolutions (1799), Chateaubriand compare La Marseillaise avec les chants de la Sparte de l'Antiquité et sa conclusion n'est pas vraiment élogieuse : " nous en tirerons cette leçon affligeante qu'à toutes les époques les hommes sont des machines qu'on fait s'égorger avec des mots."

Cette vision de La Marseillaise comme destinée à inspirer la haine des autres de façon irréfléchie et quasiment comme un réflexe (transformant les hommes en animaux dépourvus de raison) n'est évidemment pas celle que ses admirateurs aiment metttre en avant.

E. Morin est content de montrer que La Marseillaise  manifeste malgré tout un souci humaniste pour les soldats ennemis.

"Le 5e couplet prend de la hauteur, devient magnanime et demande d'épargner « les tristes victimes s'armant à regret contre nous »" dit-il.

 

Français, en guerriers magnanimes,

Portons ou retenons nos coups

Epargnons ces tristes victimes,

A regret s'armant contre nous ! (bis)

Mais ces despotes sanguinaires,

Mais ces complices de Bouillé,

Tous ces tigres qui, sans pitiié

Déchirent le sein de leur mère !

 

Dans La Marseillaise, Rouget de Lisle parait hésiter entre plusieurs sentiments pour les ennemis : "vils despotes" (expression qui se trouve dans le champ linguistique de "sang impur") , "horde d'esclaves, de traîtres,  de rois conjurés", " mais aussi "tristes victimes ".

Il distingue entre les dirigeants (les souverains étrangers, les "despotes sanguinaires") et  les "traîtres" français ( comme Bouillé, qui organisa plutôt mal la tentative de fuite du roi, puis rejoignit les émigrés, cité dans le couplet dont on a déjà parlé) qui méritent   le mépris , et les soldats ennemis, qui peuvent être des esclaves (expression péjorative en soi, seul l'esclave qui cherche à se libérer mérite l'estime),  des "phalanges mercenaires", ou au contraire des "tristes victimes" qu'on conseille d'épargner, quand ils s'arment "à regret" contre la France

Quels étaient vraiment les sentiments de Rouget en avril 1792, quand il compose  La Marseillaise ?

Politiquement, il était certainement proche de La Fayette, dont on a vu qu'il souhaitait une victoire retentissante qui lui permettrait de renforcer son prestige afin de mater les révolutionnaires extrémistes. La Fayette parait avoir négocié avec les généraux ennemis dès le début des hostilités : comme pour beaucoup de modérés, les ennemis extérieurs (qui d'ailleurs n'avaient pas pris l'initiative de la guerre)  lui paraissaient bien moins à redouter que les extrémistes français.

Il se pourrait que l'animosité de Rouget envers les monarques étrangers ait été exagérée, surjouée.

 Mais l'oeuvre doit être distinguée de l'auteur. L'oeuvre se présente donc comme sans concession envers les monarques et (relativement) compatissante pour les simples exécutants.

 

Tel est en tous cas le texte de Rouget, mais on va voir que la suite des événements a réduit à de simples paroles cet humanisme qui n'a rien de révolutionnaire en soi.

En effet, l'estime des ennemis et même une forme de fraternité au-delà des conflits sont des notions qui existent antérieurement à la révolution.

Il suffit de se rappeler Louis XV, le soir de la bataille de Fontenoy (1745), parcourant le champ de bataille jonché de morts avec son fils et lui disant : Apprenez ce que coûte une bataille même gagnée, et souvenez-vous que le sang des ennemis est toujours celui des hommes.

Il semble que Napoléon ait repris cette formule (au moins le sens), sur le champ de bataille de La Moskowa/Borodino (1812) qui fut extrêmement meurtière. Un de ses généraux lui aurait dit, après les combats, montrant un talus : c'est ici qu'il y a le plus de cadavres d'ennemis. L'empereur, furieux, lui aurait coupé la parole en disant :  - Monsieur, sur un champ de bataille il n'y a pas d'ennemis, il n'y a que des hommes.

Les guerres d'Ancien régime étaient ce qu'on a appelé des "guerres réglées"; entreprises pour des motifs limités, elles obéissaient à des habitudes admises de part et d'autre: on faisait de savantes manoeuvres pour éviter les batailles  tandis que les négociations continuaient en parallèle. Les civils n'étaient quasiment pas concernés.

Dans son livre Danube (1989), l'écrivain italien (de Trieste) et germaniste Claudio Magris, au cours d'un voyage qui le mène des sources du Danube à son embouchure, réfléchit à la différence entre les guerres d'autrefois qui ne concernaient que des soldats de métier qui combattaient pour des intérêts dynastiques dans des guerres limitées, et les guerres postérieures, broyant des nations entières, entreprises au nom de principes abstraits (la patrie, la justice, la liberté ou la race - chez les nazis) et exigeant le sacrifice suprême des combattants et l'extermination de l'ennemi devenu non plus le représentant momentané d'intérêts adverses mais l'incarnation du mal.

On est surpris de voir que, pour beaucoup, ces changements dans la nature de la guerre constituent un progrès moral; ces progressistes méprisent l'époque où les soldats étaient plus ou moins des mercenaires au service d'obscurs intérêts. La différence se compte pourtant en millions de morts...

 

 

 

 EXTERMINER L'ENNEMI

 

 

Les guerres révolutionnaires firent avancer le monde vers ce qu'on a appelé la guerre totale.

Pour l'historien Guy Hermet, la révolution a gommé les conventions qui avaient civilisé la guerre et militarisé l'ensemble de la population mâle en vue d'une sorte d'holocauste civique (Histoire des nations et du nationalisme en Europe, 1996).

Contrairement aux armées d'Ancien régime, le régime révolutionnaire pouvait mobiliser des masses d'hommes, d'abord par le volontariat puis par la réquisition (même si en  raison d'une organisation encore embryonnaire de nombreux conscrits - la moitié environ - arrivaient à échapper à la réquisition). La France, pays le plus peuplé d'Europe, avait des réserves d'hommes en apparence inépuisables et surtout ses nouveaux dirigeants étaient décidés à les jeter dans la bataille sans épargner ni leurs propres soldats ni bien entendu les adversaires.

Si cette nouvelle conception de la guerre pouvait encore être hésitante en 1792, plus le régime se radicalisa et plus elle devint évidente. il fallait détruire l'ennemi avec lequel on estimait ne plus rien avoir en commun.

L'objectif devient d'exterminer l'ennemi extérieur, à peu près comme on parle d'exterminer l'ennemi intérieur.

Négocier avec les ennemis, ou même discuter avec eux, devient une sorte de trahison et les décrets votés par la Convention prévoient la peine de mort contre ceux qui parleraient de négocier avec l'ennemi, du moins tant qu'il est présent à l'intérieur des frontières françaises (lesquelles ? étant donné que la révolution avait décidé d'annexer des territoires voisins qui correspondaient aux "frontières naturelles" ; on était donc supposé être en France à Anvers ou à Cologne, sur la rive gauche du Rhin).

Si les intentions de Rouget étaient de faire preuve de générosité, ce n'est plus le cas pour les dirigeants révolutionnaires de la période montagnarde.

 En septembre 1793, Vincent, secrétaire général du ministère de la guerre, proche de l'ultra-révolutionnaire Hébert (aussi curieux que cela paraisse, sous la révolution dans sa phase montagnarde, le ministère de la guerre est le bastion des extrémistes) dit :

" Fondez de toutes parts à millions, renversez, précipitez-vous sur les esclaves féroces de l'ennemi. Foulez aux pieds leurs crânes sanglants".

Les orateurs révolutionnaires (Barère notamment) multiplient les appels à la guerre "sans pitié", parlent d'exterminer les ennemis, de carnage à la baïonnette.

 Paroles ? Pas seulement.

En 1793, les troupes française assiégées dans Mayence obtiennent une reddition honorable comme on l'a vu : on les laisse partir avec leurs armes contre la promesse de ne plus combattre la coalition. Le gouvernement révolutionnaire respecte cette promesse et les envoie combattre (on sait comment) les Vendéens.

Or quelques mois  après cet épisode,  les troupes anglaises qui avaient débarqué à Dunkerque se rembarquent, battues par le général Houchard. Celui-ci les laisse se rembarquer, il ne les "extermine" pas comme il en aurait la possibilité, Il fait ce que n'importe quel général appliquant les méthodes anciennes aurait fait. Mis en accusation par le comité de salut public, il est guillotiné.

On peut voir que les puissances européennes pratiquaient encore la guerre d'Ancien régime et la France révolutionnaire pratiquait déjà la guerre totale comme on le dira plus tard.

Plus fort encore, et peu connu car les admirateurs de la révolution sont gênés par ce fait : un décret de la Convention du 26 mai 1794 déclare qu'on ne fera plus de prisonniers anglais et hanovriens.

La raison de ce décret qui pousse à l'extrême la notion de guerre d'élimination, semble être une tentative d'assassinat contre Robespierre.

Une jeune fille, Cécile Renault, a voulu assassiner Robespierre. Bien qu'elle ait probablement agi seule, la police révolutionnaire, pour frapper l'opinion, invente un complot réunissant une quarantaine de personnes (dont les parents de la jeune fille), des personnes ne se connaissant pour la plupart même pas entre elles. Et pour donner à ce complot une connotation plus haïssable pour l'opinion, on décide qu'il a été téléguidé depuis l'Angleterre, comme si un Français ou une Française ne pouvait pas décider de tuer Robespierre sans être un agent étranger.

Tous les participants de ce pseudo complot sont guillotinés et le décret du 26 mai se présente comme la réplique française envers les le gouvernement anglais, puni à travers ses soldats (le décret vise aussi les soldats hanovriens car le roi d'Angleterre est aussi prince-électeur de Hanovre).

On peut toujours se consoler en disant que ce décret ne fut pas appliqué par les militaires (en général, mais il y a eu peut-être des exceptions...).*

                                  * Un futur maréchal de Napoléon, général à l'époque, donna lecture du décret à ses soldats et déclara qu'il ferait fusiller celui qui l'appliqurait.

Mais les militaires refusant d'appliquer le décret prenaient un risque. Dans son discours qu'il devait prononcer le 9 thermidor an II (27 juillet 1794), Robespierre voulait aussi dénoncer la non application du décret, mais on sait qu'il fut mis hors la loi par la majorité de la Convention ce jour même et guillotiné le 10 thermidor avec 21 de ses partisans dont son frère Augustin Robespierre, Couthon et Saint-Just. 50 autres robespierristes sont guillotinés les jours qui suivent

 

Si les militaires n'ont pas appliqué le décret du 26 mai, c'est peut-être que pour beaucoup ils étaient ces militaires encore respectueux des traditions d'Ancien régime dont parle Lacretelle, dont on a cité un passage du livre Dix ans d'épreuves sous la révolution.

Dans les guerres révolutionnaires, les militaires furent certainement en retrait sur les directives données par les politiques, sauf en ce qui concerne la Vendée, pour laquelle le décret du 1er août 1793 prévoyait déjà une destruction complète des ressources naturelles (et laissait les militaires seuls juges des moyens pour parvenir à mettre fin à l'insurrection).

Et même en ce cas on peut voir dans la violence réservée à la Vendée le fait que de nombreux militants révolutionnaires faisaient partie des troupes envoyées en Vendée, alors que la composition des troupes combattant l'ennemi extérieur était certainement moins politisée.

Ajoutons une remarque : lorsque les volontaires furent nombreux à rejoindre l'armée, à partir de septembre 1792, le ministre girondin Roland s'en félicita, en ajoutant que ce serait encore mieux s'ils n'en revenaient pas. En gros pour Roland, le "sang impur" qui abreuvait nos sillons aurait très bien pu être celui des révolutionnaires indésirables !

Il pensait que les hommes qui s'engageaient  étaient les militants les plus radicaux, qu'il aurait bien voulu voir au diable. Mais les militants les plus radicaux, les sans-culottes,  dans leur majorité, ne s'engageaient pas pour combattre au front, ils préféraient faire régner la terreur à l'intérieur en traquant les contre-révolutionnaires. Roland finit lui aussi un an après sur la guillotine et probablement les sans-culottes faisaient-ils le service d'ordre autour de son échafaud.

 

 

LA MARSEILLAISE VUE PAR SES ADVERSAIRES

 

 

Comme on l'a dit, La Marseillaise connut une certaine popularité chez les adversaires de la France. Lorsque les troupes françaises entreront en Allemagne, il y aura des adaptations de la Marseillaise avec des paroles pour appeler les Allemands à la résistance, ces adaptations pouvant être  en termes assez mesurés et bien plus conformes à l'humanisme apprécié par Edgar Morin, ou en termes plus forts, où les Français sont des barbares qui menacent la civilisation (point de vue défendable si on regarde les agissements des révolutionnaires).

Quant à Goethe, il était présent lors de la campagne de Mayence en 1793 : la ville avait été prise par les Français et une fraction de la population, acquise aux idées révolutionaires, mais  évaluée à 6% du corps électoral seulement,  avait voté le rattachement à la France révolutionnaire (les autres s'abstenant forcément dans une ville contrôlée par les soldats français et leurs disciples locaux). Les troupes françaises furent alors assiégées par les  Autrichiens et les Prussiens. Venu une fois de plus suivre les opérations avec le duc de Weimar, Goethe note à un moment que les troupes prussiennes jouent pour se distraire et oublier les angoisses de la guerre, le Ça ira et La Marseillaise, " tandis qu’on vidait les bouteilles de Champagne"!

Il eut l'occasion d'entendre également La Marseillaise après la réddition de Mayence, jouée sur un tempo lent par les troupes françaises qui évacuaient la ville. Il observe que La Marseillaise, même jouée sur un tempo rapide, avait quelque chose de sombre et de sinistre. Un éloge mitigé comme on le voit.

 

Goethe, après avoir participé à la désastreuse campagne de France des Austro-Prussiens en 1792, rentre avec soulagement en Allemagne : l'image qui se détache de sa description de cette Allemagne divisée en une multiplicité d'états, est celle d'un pays civilisé, rassurant, ordonné et prospère, avec ses auberges où on trouve toujours bon accueil et symbolisé par la ville de Kassel, illuminée par des centaines de réverbères (Goethe, Campagne de France).

 

 

 

 

 

 

 

 

 LA HAINE DE L'ETRANGER

 

 

 Ceux qui voient dans La Marseillaise une sorte de programme révolutionnaire à commémorer et qui contestent toute idée xénophobe remarquent volontiers que la politique révolutionnaire, dont La Marseillaise est l'expression, a eu la volonté d'apporter aux peuples étrangers soumis au "despotisme" (ou comme on disait carrément à l'esclavage) les bienfaits de la liberté et de l'égalité sur le modèle français.

Les révolutionnaires ne pouvaient donc être xénophobes, au contraire leur visée était universaliste (un mot aujourd'hui paré d'un prestige qui clôt toute discussion).

C'est exact que le décret du  19 novembre 1792 décide que la France apportera son aide à tout peuple qui souhaite se libérer de l'oppression.

Mais ce décret prévoit aussi que la France fera une guerre à outrance aux peuples (pas seulement aux souverains donc) qui renonceront à la liberté et à l'égalité. 

Très vite cette générosité apparente se doubla d'une politique quasiment impérialiste que certains exprimaient avec naïveté comme Bouchotte, montagnard de gauche, qui disait que le chemin de Paris à Moscou serait bientôt "francisé et jacobinisé".

Des pays furent envahis sans déclaration de guerre comme le Piémont. La France, à la demande des habitants de Nice et de la Savoie (ou plus probablement des sympathisants jacobins de ces régions, seuls à pouvoir s'exprimer), annexa ces territoires. Les insurrections qui eurent lieu ensuite à en pays nissard et en Savoie peuvent laisser un doute sur l'unanimité des habitants à demander leur rattachement à la France.

"La France a inventé la croisade idéologique impliquant la domination sur le continent" écrit Jean-Yves Guiomar dans l'Invention de la guerre totale, 2004.

Les révolutionnaires ont d'ailleurs besoin de la guerre, qui justifie à l'intérieur les mesures de salut public et leur propre dictature.

Les Montagnards ne sont pas seuls responsables de ce recours à la guerre: après les Feuillants (monarchistes constitutionnels) qui avaient accepté (avec des arrières-pensées contrastées) la guerre contre la Prusse et l'Autriche en avril 1792. Les équipes de révolutionnaires convaincus qui prirent en charge la France par la suite, après la chute de la monarchie, ne voyaient la solution aux difficultés intérieures que dans la guerre, .En novembre 1792, l'un des chefs girondins, Brissot, écrit à Servan, ministre de la guerre : Nous ne serons tranquilles que lorsque l'Europe, et toute l'Europe, sera en feu", un aveu assez affligeant qui n'empêchera pas Brissot de finir sur la guillotine.

Les Montagnards reprennent ce programme avec toute leur intransigeance. Comme le reconnait  cyniquement Barère à la Convention : les monarchies ont besoin de paix, mais la guerre est nécessaire à la république.

Cette guerre, sous couvert de libérer les autres peuples, permet de se procurer des ressources, "il faut vivre aux dépens de l'ennemi ou périr" dit Lazare Carnot.

Dans tous les territoires conquis (Belgique, rive gauche du Rhin) des subventions exceptionnelles sont levées, le pays est mis en coupe réglée. Bientôt , une fois l'annexion régularisée, on lui demandera de fournir aussi des conscrits.

Très vite les révolutionnaires s'aperçoivent que l'idée de délivrer les peuples ployant sous l'esclavage rencontre généralement l'indifférence des intéressés, par contre irrités du pillage auxquels ils sont soumis.

 A part une mince couche d'activistes locaux, les peuples n'avaient pas crié leur bonheur d'être délivrés par la France (J-Y Guiomar).

" Les pays conquis repoussaient les "bienfaits" offerts par la France. Ils ne fournissaient pas le butin attendu et ne semblaient guère pressés de payer le prix exigé par les révolutionnaires pour "être délivrés de la tyrannie" (Florin Aftalion, L'économie de la révolution française, 1987).

Dès lors les révolutionnaires peuvent remiser en partie leur programme généreux et Merlin de Douai déclare à la Convention en 1794 : la France a le droit, pour s'indemniser des dépenses de la plus injuste des guerres (pourtant déclanchée et entretenue par les révolutionnaires) de garder à titre de conquête des territoires sans consulter les habitants.

Cette passivité des peuples qu'on délivre (mais ces peuples ont plutôt le sentiment que c'est pour leur imposer de nouvelles chaines) finit par amener des réflexions méprisantes chez les révolutionnaires les plus éminents.

Ainsi Robespierre dans un de ses discours estime que les Français ont 2000 ans d'avance et qu'ils constituent "une espèce différente" des autres hommes.

Un peuple suscite la plus forte aversion, ce sont les Anglais. Les Anglais avaient un système politique représentatif où le monarque n'avait plus qu'un rôle résiduel.

Or ils se sont rangés parmi les ennemis de la révolution. Les progrès révolutionnaires ont amené la France a avoir un système beaucoup plus démocratique que le système anglais (mais une démocratie que les événements révolutionnaires empêchent de fonctionner  sinon au profit d'une minorité); les révolutionnaires attendaient donc du peuple anglais qu'il s'aperçoive qu'il était l'esclave de son "oligarchie" et fasse sa révolution.

Comme il est clair que les Anglais dans leur très grande majorité font bloc avec leur roi et leurs institutions, ils sont désormais "une nation méprisable". 

A la Convention Robespierre déclare le 30 janvier 1794 : "en tant que député français, je déclare que je hais le peuple anglais".

On retiendra quand même qu'il ajoute que ce peuple retrouvera son estime s'il fait aussi sa révolution...

A ce moment, la France est complètement isolée en Europe (et en Amérique), les pays qui ne sont pas en guerre contre elle et ont préféré rester neutres (comme la Suisse, les pays scandinaves où la république  de Venise) sont tout aussi hostiles. Ce qu'on sait des violences exercées en France, pas seulement  contre les Vendéens et contre les anciennes classes privilégiées et notamment le clergé, mais plus généralement contre tous les opposants au pouvoir révolutionnaire, suscite l'indignation. La France est mise au ban des pays civilisés.

Le grand orateur anglo-irlandais Burke écrit : "Nous avons vu s'établir à quelques encablures de nos côtes une république, non pas de marchands et de pêcheurs (allusion sans doute aux Etats-Unis) mais d'assassins et de voleurs".

Même les Etats-Unis ou la Turquie regardent avec méfiance la France révolutionnaire. Hamilton, ministre américain du Trésor, a  fait suspendre le paiement de la dette américaine à la France dès la destitution de Louis XVI.

Puis, à mesure que la situation se radicalise en France, il propose au Président Washington de s'allier à la Grande-Bretagne et de déclarer la guerre à la France - les Etats-Unis n'oublient pas que Louis XVI les avait aidés lors de leur guerre d'indépendance et on est loin de regarder avec sympathie le peuple (ou ses dirigeants du moment) qui a exécuté le roi ami de l'Amérique. Washington se contente de signer un traité avec la Grande-Bretagne, sans déclarer la guerre à la France, mais en édictant des mesures contre les navires français.

 

Les étrangers sont donc considérés dans leur ensemble comme suspects dans la France de Robespierre à tel point qu'il est question d'arrêter tous ceux qui vivent en France (en tous cas s'ils sont entrés après 1789); des isolés vont plus loin comme ce député qui propose même de leur faire porter un costume spécial !

 Robespierre attaque fréquemment les étrangers dans ses discours ce qu'il appelle "le parti de l'étranger":

 " Il y a deux peuples en France.

L'un est la masse des citoyens, pure, simple, altérée de justice et amie de la Liberté : c'est ce peuple vertueux qui verse tout son sang pour fonder la République qui en impose aux ennemis du dedans et ébranle les trônes des tyrans.

L'autre est ce ramassis d'ambitieux et d'intrigants, c'est ce peuple babillard, charlatan, artificieux, qui se montre partout, qui persécute le patriotisme, qui s'empare des tribunes et souvent des fonctions publiques ; qui abuse de l'instruction que les avantages de l'ancien régime lui ont donnée, pour tromper l'opinion publique ; c'est ce peuple de fripons, d'étrangers, de contre-révolutionnaires hypocrites, qui se place entre le peuple français et ses représentants, pour tromper l'un et calomnier les autres, pour entraver leurs opérations, pour tourner contre le bien public les lois les plus utiles et les vérités les plus salutaires.

Tant que cette race impure existera, la République sera malheureuse et précaire, C'est à vous de la délivrer par une énergie imposante et par un concert inaltérable".

(Robespierre, discours du 26 mai 1794)

 On notera encore la notion de race impure (certes pas au sens racial biologique) qui vise ici des ennemis mal identifiés (ce ne sont pas des contre-révolutionnaires purs et simples, mais des "intrigants", des corrupteurs et des corrompus que le vertueux et passablement paranoïaque Robespierre voit partout, dont bien entendu les inévitables "étrangers".

Robespierre dit encore (le 16 octobre 1793) : 

 " Ceux qui cherchent à nous diviser, ceux qui arrêtent la marche du gouvernement, ceux qui le calomnient tous les jours près de vous par des insinuations perfides, ceux qui cherchent à former contre lui une coalition dangereuse de toutes les passions funestes, de tous les amours-propres irascibles, de tous les intérêts opposés à l'intérêt public, sont vos ennemis et ceux de la Patrie ; ce sont les agents de l'étranger. " "Ce sont ces agents qu'il faut atteindre, c'est à eux qu'il faut parvenir en dépit de leur art perfide & du masque dont ils ne cessent de se couvrir. Ces agents là sont de tous les pays. Il y a des Espagnols, des Anglais, des Autrichiens ; il faut les frapper tous. La mesure est rigoureuse, elle pourra atteindre quelques philosophes amis de l'humanité ; mais cette espèce est si rare, que le nombre des victimes ne sera pas grand. D'ailleurs, cette espèce est si généreuse & si magnanime, qu'elle ne s'aigrira pas contre les mesures qui doivent assurer la prospérité de la France, le bonheur du genre humain & de la terre même qui leur a donné le jour, & où la tyrannie domine encore ". 

 

 

Ainsi Robespierre propose de "frapper" (comment ?) tous les étrangers qui résident en France. Et si par malheur il y a parmi eux de très rares "amis de l'humanité" (comprenez de la révolution jacobine) tant pis, eux-mêmes doivent accepter leur sort et y consentir puisque c'est pour le bien de l'humanité.

C'est donc une version laïque du "tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens" que propose Robespierre (il est vrai qu'il ne parle pas de tuer les étrangers - et on ne saura pas quelle était son intention véritable).

 

(Les deux dernières citations de Robespierre sont prises sur le site Contre-culture.org)

 

 

 

DESPOTES, TYRANS ET ESCLAVES

 

 

Selon l'article cité d'Edgar Morin, La Marseillaise " lie indissolublement l'identité de la République à la résistance aux tyrannies".

 

Il faut dire quelques mots à ce sujet.

 

L'intéressant historien italien Guglielmo Ferrero, dans Pouvoir; les Génies invisibles de la cité  (éd. française 1988) dit : "Il ne faut pas s'imaginer les monarchies absolues d'avant la révolution comme des régimes de terreur et d'oppression". Il ajoute que cette erreur, répandue au 19ème siècle, a obscurci la compréhension de la révolution.

 

Ferrero dit aussi que la révolution éclata dans ce qui était le plus grand royaume d'Europe et non dans les états plus réduits, où les dynasties locales (et les républiques de type ancien) conservaient leur prestige et, disons, leur "côte d'amour" sur les populations (alors que la France avait éliminé toutes les dynasties locales).

Or La Marseillaise en tant que chant , ne justifie pas tant la révolution française à l'intérieur, que la guerre extérieure vis à vis de "despotes" , de "tyrans" dont les peuples, lorsqu'ils ne se soulevaient pas contre leurs maîtres, n'étaient que des esclaves.

 

Peu importe ici que Rouget ait cru à ses propres hyperboles ou qu'il ait consciemment forcé la note pour mieux convaincre (on ne va pas en guerre en disant que les ennemis sont, à tout prendre, des gens bien) ; l'essentiel est que la grande masse des révolutionnaires (ce qui ne veut pasdire la grande masse des Français) y ait cru.

Les pays et les souverains auxquels la France révolutionnaire étaient affrontés étaient loin d'être des pays arriérés et leurs souverains des des despotes imbéciles ou assoiffés de sang. Dans l'évolution de la civilisaton, ces pays tiennent une grande part. Par exemple l'Autriche des Habsbourgs^*  était très en avance sur la France monarchique et comme le reconnaissent beaucoup d'historiens, "en faisant l'économie d'une révolution".

                                   * Outre l'Autriche, les Habsbourgs dirigeaient aussi la Bohême, la Hongrie, la Belgique actuelle. Ils avaient le titre d'empereur germanique mais leur autorité sur les Etats allemands membres de l'empire était surtout honorifique.

 

 

 

2049

 Timbre belge émis en 1982 dans le cadre du programme Europa, célébrant l'Edit de tolérance de l'empereur Joseph II (1781).

Joseph II, monarque humaniste ou despote pour ceux restent fidèles au point de vue des révolutionnaires ?  

 http://pluq59.free.fr/

 

 

 

 

LA  RUSE DE LA  RAISON 

 

 

 

Pour être complet sur le sujet de ce que la révolution a apporté aux autres pays (et à la France), il faut quand même admettre que la révolution fut un facteur de progrès, en France comme à l'étranger. Le tout est de s'entendre sur la notion de progrès.

Dans une note à son livre L'invention de la guerre totale,  J-Y Guiomar dit : " En France comme dans les pays voisins, la destruction de l'Ancien régime  a permis l'épanouissement des forces créatrices, notamment dans le domaine économique, en faisant place nette pour l'essor des structures juridiques et des conditions techniques du libéralisme économique. Mais l'ironie est que  ceux, Montagnards et sans-culottes, qui soutiennent le plus fermement l'extension de la guerre révolutionnaire en 1793 sont ceux-là mêmes dont l'idéal économique et social est aux antipodes de ce libéralisme".

 

En effet, même si les régions conquises par la France devaient ensuite retourner à leurs souverains habituels, les modifications juridiques (confortées encore par la période d'occupation napoléonienne qui a suivi la période révolutionnaire) furent irreversibles, comme elles le furent en France même.

 

Mais on mesure bien ici l'ironie de l'histoire : le bon sans-culotte qui trépignait avec sa pique, parfois garnie d'une tête, ou le théoricien révolutionnaire, tel Saint-Just et Robespierre, ont travaillé finalement, bien entendu inconsciemment, pour le triomphe du capitalisme - qui on le sait, fut passablement sauvage au 19ème siècle.

Il s'agit probablement de ce que Hegel, remarquant que les résultats des actions des hommes sont rarement (en fait presque jamais) conformes à leurs aspirations, appelait une "ruse de la raison" (list der Vernunft) :  la "raison dans l'histoire" se servant des hommes  à leur insu pour parvenir à ses fins qui sont de réaliser les étapes de l'histoire (ici le passage à une société technique et industrielle capitaliste).

 

 

 

 

L'ETENDARD SANGLANT EST LEVE

 

 

 

Parmi les vers les plus célèbres de La Marseillaise, il y a ceux-ci :

Allons enfants de la Patrie,

Le jour de gloire est arrivé !

Contre nous de la tyrannie,

L'étendard sanglant est levé, (bis)

 

Peu de Français mettent en doute, en se rapportant au contexte de l'époque, le sentiment qui est exprimé : la "tyrannie" menaçait les Français, représentée, on suppose, par les monarchistes à l'intérieur et par les puissances ennemies à l'extérieur. L'étendard sanglant des tyrans était levé contre les Français.

Pour ce qui est de Rouget de Lisle, y croyait-il vraiment ? Assurément pas en ce qui concerne la monarchie, dont il était partisan dans sa version constitutionnelle (et plutôt du genre à croire que si l'expérience de la monarchie constitutionnelle faisait faillite, c'était de la faute des extrémistes et pas de celle du roi ou de ses partisans). Mais peu importe finalement ce que croyait l'auteur de La Marseillaise, ce qui compte est bien ce que les révolutionnaires pensaient ou croyaient.

Mais la vérité n'est pas toujours (pas souvent, même) ce qu'on croit ou ce qu'on dit.

Dans les guerres de la révolution, si quelqu'un brandissait un étendard sanglant, c'était plutôt du côté révolutionnaire.

Benjamin Constant, penseur libéral, d'origine suisse, est arrivé en France un an après la chute de Robespierre. Il a laissé des pages très subtiles sur la révolution, à partir du moment où le pouvoir a été exercé par les Montagnards. Il qualifie ce pouvoir de "liberté plus effroyable que la pire des tyrannies". Mais il faut bien comprendre ce qu'était cette "liberté" proclamée : "on ne parlait de liberté du peuple que pour que chaque individu soit plus complètement esclave". La révolution avait inventé une forme de novlangue où les mots recouvraient des réalités contraires.

B. Constant parlera de la "présence continue et universelle  d'un gouvernement atroce", cherchant à exercer un contrôle social permanent, pressentant ainsi la notion de totalitarisme appliquée à certaines dictatures du 20ème siècle.

 

Quand à la libération des peuples par la révolution française, voici ce qu'en dit B. Constant, esprit rationnel et homme qui a passé sa vie à défendre les libertés individuelles :

 

"L’on avait inventé, durant la révolution française, un prétexte de guerre inconnu jusques alors, celui de délivrer les peuples du joug de leurs gouvernements, qu’on supposait illégitimes et tyranniques. Avec ce prétexte on a porté la mort chez des hommes, dont les uns vivaient tranquilles sous des institutions adoucies par le temps et l’habitude, et dont les autres jouissaient, depuis plusieurs siècles, de tous les bienfaits de la liberté : époque à jamais honteuse où l'on vit un gouvernement perfide graver des mots sacrés sur ses étendards coupables, troubler la paix, violer l’indépendance, détruire la prospérité de ses voisins innocents, en ajoutant au scandale de l’Europe par des protestations mensongères de respect pour les droits des hommes, et de zèle pour l’humanité ! La pire des conquêtes, c’est l’hypocrite, dit Machiavel, comme s’il avait prédit notre histoire."

(B. Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne)

Pour B. Constant; le gouvernement perfide, ennemi de la paix, qui portait la mort chez ses voisins innocents et les ruinait, c'était bien le gouvernement révolutionnaire et pas le contraire.

 

 

 

 

 

LA MARSEILLAISE APRES LA CHUTE DE ROBESPIERRE

 

 

 

Après la chute de Robespierre et de ses amis, une période de réaction s’ouvre. Presqu’aussitôt un grand nombre de suspects sortent de prison, mais les partisans de la Terreur qui ne faisaient pas partie du cercle de Robespierre restent en place.

Après une brève période d’observation, ces républicains extrémistes sont violemment mis en cause : Carrier, l’homme des noyades de Nantes est le premier conventionnel à être condamné et guillotiné pour sa participation aux massacres de Nantes.

Nous reparlerons de cet exemple dans une étude parallèle  (Robespierre et Marseille)  car il y a encore aujourd’hui des admirateurs de la république robespierriste qui écrivent à leur manière le récit de cette époque,.

 

Après Carrier, d’autres suivent, le comité de salut public est épuré. Les modérés, prenant de l'assurance, attaquent les partisans de la Terreur qui ont pourtant participé à la chute de Robespierre : Barère, Billaud-Varenne, Collot d'Herbois, sont condamnés non pas à la guillotine, mais à la déportation en Guyane ("guillotine séche"). Des hommes compromis dans la Terreur comme Tallien, Fréron, Fouché, font oublier (plus ou moins bien)  leur comportement passé en étant les plus acharnés à accuser leurs ex-confrères en terrorisme.

Le député des Bouches-du-Rhône Durand de Maillane, un modéré qui n'avait pas fait beaucoup parler de lui, devient alors un des plus actifs anti-terroristes et dit significativement : "jusqu'à ce moment, le côté gauche de la Convention avait imposé sa loi au côté droit; désormais c'est le côté droit qui fit la loi."

En province, les Jacobins sont la cible d’assassinats ou de massacres dans les prisons.

Symbole de la fin d’une époque, le club des Jacobins est fermé.

Le pouvoir (Convention thermidorienne puis Directoire) est aux mains des vainqueurs de Robespierre qui veulent mener une politique centriste, qui passe par un délicat jeu de bascule entre républicains convaincus (mais qui répudient la Terreur) ; républicains modérés et même crypto-royalistes.

 

Les chants trop liés à l’activisme révolutionnaire sont discrédités, surtout la Ca ira ou La Carmagnole. La Marseillaise apparait aussi comme liée au camp des jacobins vaincus.

A Marseille, le club local des Jacobins est fermé sur ordre de la Convention thermidorienne. Il s'ensuit en septembre 1794 une émeute des militants jacobins qui attaquent les représentants en mission. L'émeute est réprimée et les meneurs sont condamnés à mort. Les condamnés vont à la guillotine en chantant La Marseillaise et en faisant des "gambades" et des plaisanteries

 

Un nouveau chant, le Réveil du peuple, composé par Souriguères et Gaveaux, devient au début de 1795 le chant de ralliement des anti-terroristes, des crypto-royalistes et de la « jeunesse dorée » qui pourchasse les Jacobins.

 

Peuple français, peuple de frères,

Peux-tu voir sans frémir d'horreur,

Le crime arborer les bannières

Du carnage et de la terreur ?

Tu souffres qu'une horde atroce

Et d'assassins et de brigands,

Souille par son souffle féroce

Le territoire des vivants.

 (etc)

 Ce chant commence (mais ce n'est pas très original) par les mêmes mots que l'Hymne à la liberté composé par Rouget de Lisle en 1791 (Peuple français, peuple de frères ).

On le chante lors des massacres de prisonniers jacobins dans les prisons, par exemple à Aix, à Marseille.

Qualifié de "chant homicide", le Réveil du peuple sera finalement interdit par le Directoire, en nivôse an IV (janvier 1796).

Les républicains convaincus chantent La Marseillaise en réponse au Réveil du peuple, notamment dans les lieux publics où les partisans des deux chants se défient.

 

Tiersot, biographe de Rouget de Lisle (1892) raconte une des bagarres entre partisans des chants adverses, d'après le journal "réactionnaire" Le Messager du soir :

" ... le journal rend compte d'une rixe entre patriotes et aristocrates : les premiers "hurlaient la Marseillaise et surtout son refrain : Qu'un sang impur, criant : A bas les royalistes". Ceux-ci accourent "à ces chants horribles dont le souvenir est si agréable aux terroristes", entonnent le Réveil du peuple, et la bagarre commence. "

(on notera au passage que les Jacobins interprètent bien "le sang impur" comme le sang des ennemis de la révolution).

 

La Marseillaise subit une éclipse ; mais compte tenu de son utilisation dans un contexte militaire, elle parait un peu moins connotée politiquement  que les autres chants révolutionnaires, c’est ce qui va la sauver.

 Les républicains thermidoriens ne peuvent pas renier La Marseillaise. Elle est jouée dans la salle des séances de la Convention (qui va bientôt se séparer pour laisser place au régime du Directoire) avec l'hymne de Gossec, le 26 messidor an III (le 14 juillet 1795),pour  l'anniversaire de la prise de la Bastille et un décret du même jour la mentionne . On dit parfois abusivement que  ce décret  fait de La Marseillaise l'hymne officiel français, ce qui semble  inexact si on lit bien ce texte :

 

 

 DÉCRET PORTANT QUE LES AIRS ET CHANTS CIVIQUES QUI ONT CONTRIBUÉ AU SUCCÈS DE LA RÉVOLUTION SERONT EXÉCUTÉS PAR LES CORPS DE MUSIQUE DES GARDES NATIONALES ET DES TROUPES DE LIGNE

26 MESSIDOR AN III (14 juillet 1795)

Bulletin des lois du 26 messidor an III

La Convention nationale, voulant au retour de la première époque de la liberté française entretenir l'énergie des républicains, en proclamant solennellement des principes sacrés qui ont renversé la Bastille le 14 juillet et la royauté le 10 août, décrète ce qui suit :

Article premier. L'hymne patriotique intitulé Hymne des Marseillais, composé par le citoyen Rouget de Lisle, et le Chœur de la Liberté, paroles de Voltaire, musique de Gossec, exécutés aujourd'hui, anniversaire du 14 juillet, dans la salle des séances, seront insérés en entier au Bulletin.

Article 2. Les airs et chants civiques qui ont contribué au succès de la Révolution seront exécutés par les corps de musique des gardes nationales et des troupes de ligne.

Le Comité militaire est chargé de les faire exécuter chaque jour à la garde montante du Palais national.

 (site de l'Assemblée nationale)

 

 

 Comme on peut voir il est seulement question de jouer "les airs et chants civiques qui ont contribué au succès de la révolution" sans citer particulièrement La Marseillaise (il semble même que ces airs soient plus nombreux que les deux chants exécutés le 26 messidor) , et encore cette directive s'impose principalement à la musique jouée pour la "garde montante" (lors de la relève de la garde).

Lors de la séance à la Convention du 9 Thermidor an III, quelques jours après la séance du 26 messidor, pour le premier anniversaire de l'élimination des robespierristes, on joue, parmi d'autres morceaux, dont le Chant du 9 thermidor de Rouget, La Marseillaise et le Réveil du peuple,

Bailleul, ancien député girondin réintégré après la chute de Robespierre, déclare à cette occasion : "L'hymne aux accents duquel nos soldats marchent est sacré ; et l'on ne doit pas le proscrire, parce que des cannibales l'ont profané en le chantant à la suite des voitures qui traînaient les victimes à l'échafaud."

Il distingue donc clairement l'hymne militaire de l'hymne politique en quelque sorte. Mais il semble que cet hommage à La Marseillaise ne soit pas pour Bailleul, le plus important, car il continue ainsi (d'après Tiersot) : il existe un autre chant "qui a achevé la victoire du 9 thermidor, le Réveil du peuple"A ces mots, dit le Moniteur (Journal officiel des débats), "des applaudissements partent de tous les côtés de la salle", provoquant les protestations des derniers Jacobins.

Selon le Moniteur  : "Les restes de l'ancienne Montagne font éclater de violents murmures. L'Institut [l'Institut national de musique, nouvellement créé, chargé de jouer les chants pour la circonstance] ne leur donne pas le temps de manifester davantage leur mécontentement et leur opposition ; il commence le Réveil du peuple qui est couvert d'applaudissements".

Dans un article du professeur Vovelle (grand admirateur de la révolution jacobine et sympathisant communiste) qu'on trouve sur internet, seul le début de la phrase de Bailleul est cité et la mention du Réveil du peuple est passée sous silence; nos historiens pro-révolutionnaires sont coutumiers de ces légères manipulations, ce qui ne les empêche pas de se draper vertueusement dans leur compétence d'historiens reconnus. 

 

Malgré l'élimination des Jacobins du jeu politique (le club des Jacobins est fermé et les derniers Jacobins se mettent eux-mêmes hors-jeu en participant à une tentative de coup de force contre la Convention thermidorienne), La Marseillaise est conservée car elle représente ce qu'on peut appeler la tradition révolutionnaire et républicaine avec laquelle le nouveau régime, le Directoire, ne veut ni ne peut vraiment pas rompre.

On continue donc de jouer La Marseillaise. Qu'en pense le public ?

Tiersot, le biographe de Rouget de Lisle,  évoque la lettre d'un père de famille au journal Le Messager du soir, quelque temps après l'interdiction de jouer le Réveil du peuple. Ce père de famille, en bon citoyen, a appris à son fils La Marseillaise. Il ne confond pas cet hymne avec l'utilisation faite par les ultra-révolutionnaires, "les buveurs de sang et les furies de guillotine [qui], en accompagnant les victimes jusqu'au lieu du supplice, hurlaient : Qu'un sang impur" ... Mais hier, au spectacle, il a été insulté par tous ses voisins parce que son jeune fils "accompagnait la voix de l'acteur qui chantait la Marseillaise", tandis que les autres spectateurs demandaient qu'on joue le Réveil du peuple (qui avait été interdit). Et le père de famille de conclure que tout le monde doit pouvoir chanter ce qui lui plaît. 

Dans un article de Heinrich Hudde, grand spécialiste de La Marseillaise, on trouve ceci :

" L’enthousiasme institutionnalisé s’use vite ; le Rapport du Bureau central [de police] du 1er octobre 1797 signale que : « Au Vaudeville, une voix s’est élevée pour demander la Marseillaise ; l’orchestre l’a jouée, mais il a été continuellement couvert par des applaudissements ironiques."

Et l'auteur commente : " Une arme fort efficace, cet enthousiasme feint" ( Revue Mots- les langages du politique,  Comment la Marseillaise devint femme, 2002).

Ce type de récit rompt avec une tendance à l'hagiographie (on appelle hagiographie les récits sur la vie des saints écrits de façon  exagérément admirative et sans esprit critique) qui, comme nous y avons déjà fait allusion, existe de façon surprenante chez la plupart de ceux qui évoquent le futur hymne national. Selon eux, il n'est question que de populations entières pâmées devant La Marseillaise. On voit qu'il existait des auditeurs pour en avoir assez de ce chant ; certes c'était le public d'un théâtre, donc a priori des gens assez aisés - mais il n'est pas sûr que le public populaire était d'un autre avis sur un chant qui avait accompagné les pires heures de la révolution.

 

Messidor (1)

Messidor, illustration du calendrier républicain, 1796, Dessin de Louis Lafitte, gravure de Salvatore Tresca (Wilipedia),

La période révolutionnaire (il est vrai après la chute de Robespierre) apparaît sous un jour sympathique avec l'illustration  du calendrier républicain par Lafitte. De charmantes personnes (parfois légèrement vêtues) ornent chaque mois aux noms poétiques (ces noms avaient été inventés par Fabre d'Eglantine, qui fut guillotiné avec les Dantonistes en 1794 et donc ne vit jamais ces illustrations).

Le calendrier illustré par Lafitte date de 1796, sous le Directoire. C'était l'époque ou François de Neufchâteau, ministre de l'intérieur (futur président du Sénat impérial et comte d'Empire)  avait écrit une Marseillaise agricole pour la fête de l'agriculture en 1798 :

"Aux Armes, laboureurs ! Prenez votre aiguillon ; 
Marchez (bis), qu'un vent docile ouvre un large sillon."

L'image évoque une France post-révolutionnaire devenue plus tranquille. Significativement, le dessinateur Louis Lafitte devait ensuite devenir un décorateur apprécié par Napoléon, puis travailler pour Louis XVIII et Charles X et même pour le roi d'Angleterre en 1816.

 

 

 

 

 LES REVOLUTIONS ACCOUCHENT DE LA FORCE

 

 

 

 La guerre avec les puissances européennes se poursuit, mais change aussi de tonalité. Les Montagnards refusaient tout contact avec les "tyrans" et leurs mercenaires, disaient-ils. Saint-Just avait eu cette formule (que quelques uns continuent d'admirer béatement) : la république française n'échange avec ses ennemis et ne reçoit d'eux que du plomb.

Mais la disparition des Montagnards, éliminés physiquement ou politiquement, ramena un peu de bon sens dans les comportements. Les républicains se montrant plus ouverts, leurs adversaires le furent aussi.

Lorsque le général Marceau mourut d'un éclat d'obus, en 1796 près de Coblentz, les officiers autrichiens vinrent s'incliner devant sa dépouille. Lorsqu'il fut enterré, l'artillerie des deux armées tira en son honneur. Et plus tard, sur le monument qui lui fut élevé, Lord Byron fit inscrire des vers disant : il fut pleuré par deux armées, la sienne et celle des ennemis.

Mais l'homme qui devenait le principal général de la république était un Corse, de petite noblesse, Napoléon Bonaparte; il avait profité du soutien des Jacobins pour débuter sa carrière mais maintenant il n'avait plus grand chose en commun avec ses anciens protecteurs. Un jour viendrait où il dirait : "J'ai le plus parfait mépris pour les misérables qui ont voté la mort de Louis XVI", D'ailleurs, par son mariage avec Marie-Louise, il allait devenir plus tard neveu par alliance de feu le roi de France !

Envoyé en Italie en 1796 par le Directoire pour affronter les Autrichiens et leurs alliés piémontais et pour rapporter ce qu'on pouvait piller, mais sans mission de "révolutionner" le pays, Bonaparte se conduisit déjà en prince ou en condottiere de la Renaissance plus qu'en général de la république pendant l'éblouissante campagne d'Italie (1796-1797). Il gagnait des batailles au nom chantant (pour les Français !) et traitait d'égal à égal avec les puissants d'Ancien régime, et non en adversaire idéologique.

Ecrivant au cardinal secrétaire d'Etat du Saint-Siège, il assurait le Saint-Père de son respect.

Lors de son entrée à Florence, Bonaparte fut invité à dîner par le grand-duc de Toscane. Il n'oubliait pas de faire attribuer par le grand-duc, qui ne pouvait pas lui refuser grand chose, le cordon de l'ordre de Saint-Etienne à un vieux curé de la branche italienne de la famille Bonaparte.

Bonaparte écrivait à l'archiduc Charles, le commandant en chef autrichien : Monsieur le général en chef, les braves militaires font la guerre et veulent la paix. Avons-nous fait assez tuer de pauvres gens et causé de maux à la malheureuse humanité ?

Hypocrisie, paroles ? Peut-être, mais un langage bien éloigné du fanatisme républicain de Saint-Just et de ses amis. Cette lettre inaugura les contacts qui devaient aboutir au traité de Campo-Formio, mettant fin (provisoirement certes) aux hostilités.

Même lorsqu'il décidait presque seul du sort de la vieille république de Venise, après avoir essayé de la convaincre de s'allier à la France contre l'Autriche et qu'il l'obligeait à abolir ses institutions millénaires (Votre république est vieille, je serai un Attila pour Venise ! ), il restait relativement fair-play, proposant au Doge déchu de faire partie de la nouvelle municipalité provisoire (ce que le Doge refusa). 

Dans cette campagne d'Italie, on peut penser qu'on chantait  La Marseillaise et d'autres chants révolutionnaires. Mais le capitaine Coignet, dans ses mémoires (les célèbres Carnets), qui témoigne pour la seconde campagne d'Italie (il est vrai en 1800, après l'établissement du Consulat), nous apprend que ce que les soldats chantaient le plus volontiers, c'était Auprès de ma blonde ou Cadet Rousselle...même si, pour se donner du courage, on chanta La Marseillaise (à la demande de Bonaparte) pour le difficile passage du col du Grand-Saint-Bernard.

Un nouveau monde naissait, issu de la révolution, mais qui n'avait pas grand chose à voir avec les idéaux jacobins.

En 1800, pour l'anniversaire du 14 juillet, fut joué le Chant national, paroles de Fontanes et musique de Méhul. Fontanes, royaliste de coeur, ami de Chateaubriand, futur Grand maître de l'université impériale et comte d'Empire, créateur des lycées, et plus tard ministre de l'instruction publique de Louis XVIII qui le fit marquis, et Méhul, le compositeur du Chant du départ, peuvent incarner par leur collaboration circonstancielle, cette France nouvelle.

Fontanes s'était déjà fait remarquer auparavant quand il avait été chargé par Bonaparte de lire devant les autorités un éloge funèbre de Washington qui venait de mourir (en 1799); non seulement il avait loué la modération de Washington et son "conservatisme qui perfectionne ce qui existe" au lieu de le détruire, mais il avait glissé dans son discours une allusion élogieuse à Marie-Antoinette.

Une France nationaliste, impérialiste et bientôt impériale allait dicter pendant vingt ans le sort de l'Europe, donnant raison à la phrase de  Bertrand de Jouvenel: "les révolutions liquident les faiblesses et accouchent de la force". 

Mais ces succès extérieurs ne rendaient pas la France plus prospère sauf par le pillage éhonté des autres pays, soit annexés, soit transformés en républiques-soeurs avant de devenir bientôt des royaumes pour la famille de Napoléon.

 Quant aux soldats de Bonaparte, anciens soldats de métier de la monarchie finissante ou volontaires des années révolutionnaires ou même conscrits (même si une grande partie des conscrits se débrouillait pour rentrer chez eux ou préférait grossir les bandes de brigands plutôt que de rejoindre l'armée) ils finissaient par avoir une mentalité d'aventuriers conquérants. Les plus doués d'entre eux seront des généraux, barons et comtes de l'Empire, voire des ducs et princes et serviront tous les régimes.

Sous la monarchie restaurée, l'ordre du Saint-Esprit (qui avait été rétabli en 1814) recevra parmi ses membres un bon nombre de maréchaux de l'Empire, dont certains avaient fait leurs débuts dans les guerres de la révolution.

L'un des plus prestigieux généraux de la révolution, Kellermann, le vainqueur de Valmy (une bataille dont l'importance politique a été plus grande que l'importance militaire) nommé maréchal de France par Napoléon, fut choisi pour porter lors du sacre de Napoléon (2 décembre 1804) la couronne dite de Charlemagne (fabriquée pour la circonstance !), d'autres maréchaux portant l'épée de Charlemagne, son sceptre etc. Puis Kellermann fut nommé duc de Valmy. Il fut sous la Restauration membre de la chambre des Pairs. A ce titre, avec les autres Pairs, il eut à juger en 1815 son collègue, maréchal et Pair de France, Ney, accusé de haute-trahison : il  s'était rallié à Napoléon lors des Cent-Jours (il n'avait pas été le seul) mais en lui amenant les troupes qu'il commandait. Kellermann vota la mort. 

 

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Le sacre de Napoléon, par David (détail), Musée du Louvre.

Une partie de l'assistance. De gauche à droite au premier rang : Louis Bonaparte, les trois soeurs de Napoléon, Caroline, épouse de Murat (future grande-duchesse de Berg puis reine de Naples), Pauline, déjà princesse Borghese par son mariage  (future duchesse de Guastalla), Elisa Bacciochi (future princesse de Lucques et Piombino, puis grande-duchesse de Toscane), Hortense de Beauharnais, épouse de Louis Bonaparte (futurs roi et reine de Hollande) tenant son fils par la main, Julie née Clary, épouse de Joseph Bonaparte (future reine de Naples, puis d'Espagne). Derrière celle-ci, en tenue de hussard, le général Junot, futur duc d'Abrantès.

http://education.francetv.fr/

 

 

 

 

 ROUGET DE LISLE APRES LA CHUTE DE ROBESPIERRE

 

 

 

Il est temps de revenir un peu en arrière pour retrouver Rouget de Lisle. 

Rouget, libéré de prison par le 9 thermidor an II (1794), Selon son biographe Tiersot (1892) il prit part à la "réaction" anti-jacobine : "Il se mêla aux foules tumultueuses et hurlant sa vengeance, prit part aux manifestations aristocratiques et contre-révolutionnaires qui se multipliaient ; il prit sa place parmi les muscadins, les incroyables, la jeunesse dorée...assommant les Jacobins" (Tiersot, en homme de la IIIème république, assimile sans nuance l'opposition au terrorisme  à la contre-révolution). Rouget  se trouve donc paradoxalement dans le camp des gens qui détestent La Marseillaise, puisque celle-ci est le chant de ralliement des Jacobins, pourchassés par les partisans de la réaction et de la Terreur blanche.

Puis il est réintégré dans l’armée, même si sa situation n'est pas vraiment claire : il semble que ce soit  en tant que civil qu’il est présent à Quiberon, comme  secrétaire du représentant de la Convention, Tallien, lorsque les troupes républicaines, en 1795, dirigées par le général Hoche, repoussent un débarquement d’émigrés royalistes soutenus par la flotte anglaise. 

Rouget obtient de parlementer avec les émigrés. Il raconte ainsi cette dramatique entrevue :

" Que n'éprouvai-je point lorsque du milieu d'eux, j'entendis s'élever plusieurs voix qui m'appelaient par mon nom, celles sans doute d'anciens camarades, ou d'officiers qui m'avaient connu dans les garnisons ! - "Messieurs, dis-je avec le peu de fermeté que je pus recueillir, voici les propres paroles que le général [Hoche] m'a chargé de vous transmettre : "Allez leur signifier de mettre bas les armes, ou qu'ils sont jetés à la mer".

Rouget convainc les émigrés, dont la  position était intenable, de se rendre. Il est heureux de voir  que les « farouches militaires républicains » sont plein d’égards pour les émigrés prisonniers ; il rêve de réconciliation des Français.

Il plaide pour le pardon des émigrés et Tallien lui donne assurance qu’il parlera en ce sens à la Convention. De son côté le général Hoche est d’accord pour prendre une mesure de clémence pour les 5000 Chouans venus aider les émigrés.

Mais de retour à Paris, Tallien, ancien terroriste qui a retourné sa veste mais qui est suspect à tout le monde, a peur d’être considéré comme trop favorable aux royalistes et ne tient pas parole. Les 750 émigrés seront presque tous fusillés, alors que Hoche de son côté tient parole pour les Chouans.

On devine l'amertume de Rouget qui avait convaincu les émigrés de se rendre.

Il reste lié aux Tallien ( la belle Madame Tallien, surnommée Notre-Dame de Thermidor, tient un salon où se rassemblent les survivants des familles aristocratiques et les révolutionnaires anti-jacobins, les Thermidoriens, qui garderont le pouvoir jusqu'au 18 brumaire). Dans ce cercle fréquenté par nombre d'ambitieux, il recontre Joséphine de Beauharnais et le général Bonaparte.

Rouget propose ensuite au gouvernement d'être choisi pour accompagner la jeune princesse Marie-Thérèse, madame Royale, fille de Louis XVI,  la seule survivante de la famille royale, qui doit être échangée contre les membres de la Convention et le ministre de la guerre Beurnonville qui avaient été livrés aux Autrichiens par Dumouriez en 1793. Mais sa demande n'est pas acceptée et on suppose qu'elle est une manifestation de ses sentiments toujours monarchistes.

Mécontent de la stagnation de sa carrière militaire, Rouget démissionne de l'armée, puis est réintégré, puis démissionne de nouveau, espérant sans doute qu'on va le retenir par une promotion: le ministre le prend au mot et accepte sa démission.

Il est amusant de savoir que le frère de Rouget, apprenant qu'il a quitté l'armée, lui en fait le reproche : il lui écrit que le métier militaire est le seul honorable depuis l'avilissement général causé par la révolution - on n'était guère révolutionnaire chez les Rouget ! (lettre citée par Christian Mas, Rouget de Lisle, une présence politique entre lettres et musique, 2001). 

Pendant cette période Rouget entretient une querelle avec Lazare Carnot, membre du Directoire, qu'il semble considérer comme un ennemi personnel.

Néanmoins il lui écrit qu'il sera de son côté autant que Carnot, qui a basculé "à droite", se montrera l'ennemi de la "fange révolutionnaire" (cité par Félix Deriège, Rouget de Lisle, sa biographie, sa correspondances et ses oeuvres inédites, Bruxelles, 1848)

  En 1796  il publie un recueil de  ses oeuvres musicales et poétiques. On y trouve La Marseillaise, rebaptisée "Le Chant des combats, vulgairement appelé l'"Hymne des Marseillais",  qu'il dédie "aux mânes de Sylvain Bailly " (le maire de Paris, révolutionnaire  modéré, guillotiné sous la Terreur)  et le Chant de Roland à Roncevaux, dédié "aux mânes de Frédéric Dietrich", son ami le maire de Strasbourg, lui aussi guillotiné sous la Terreur (Rouget omet  la particule toujours mal considérée à cette époque).

En 1798 il obtient un succès au théâtre avec la pièce Jacquot ou l'école des mères, musique de Della Maria.

Puis il obtient à la fin du Directoire d'être nommé chargé d’affaires officieux auprès de la république batave, nouveau nom des Pays-Bas ou Provinces-unies, devenus par force république sœur de la république française.

A l'instauration du Consulat, il écrit et à Bonaparte et le rencontre pour défendre les intérêts de la malheureuse république batave, maltraitée et ruinée par son allié et tuteur français.

En 1800, il écrit la musique d'un Chant des Victoires sur les paroles de Marie-Joseph Chénier (auteur déjà du Chant du départ, et auteur dramatique reconnu). Ce chant n'obtient pas un grand succès (il ne semble pas que l'intention ait été d'en faire un hymne officiel). La dernière strophe rappellera quelque chose (bien que l'auteur des paroles ne soit pas Rouget) :

 

Soldats des Rois, lâches esclaves,

 Vils ennemis du genre humain,

 Vous avez fui le glaive en main,

 Vous avez fui devant nos braves.

 Et de votre sang détesté,

 Abreuvant ses vastes racines,

 Le chêne de la Liberté

 S’élève aux cieux sur vos ruines.

 

 

Le sang détesté des soldats ennemis qui abreuve les racines de l'arbre de la Liberté (Liberté maintenant représentée par Bonaparte...) vaut bien le sang impur des mêmes qui abreuve nos sillons.

 

Rouget a rencontré Joséphine de Beauharnais, l’épouse de Napoléon (on insinue parfois qu’il y a eu des relations intimes entre eux) ; cela lui vaut d'être choisi pour une mission en Espagne. Il y avait à ce moment de bonnes relations entre la France du Consulat et le royaume d'Espagne. Le roi d'Espagne, admirateur de Bonaparte,  venait d'envoyer au Premier consul, en remerciement d'un premier cadeau, dix-huit purs-sangs arabes, "les plus beaux de la péninsule". Rouget fut chargé de convoyer en Espagne les cadeaux de remerciement de Bonaparte et de Joséphine.

Joséphine lui aurait alors proposé une association pour introduire des marchandises en contrebande en Espagne.

Il semble aussi entrer dans des affaires douteuses de fournitures aux armées, sur lesquelles Joséphine perçoit un pourcentage.

Mais l’un des associés de Rouget dans l'entreprise de fournitures aux armées fait faillite et accuse Rouget devant les tribunaux.

Napoléon est mis au courant et après une entrevue orageuse avec Rouget, il lui fait comprendre de ne plus reparaître dans l'entourage de Joséphine (1801). Rouget, qui a frôlé la prison, sera désormais un adversaire résolu de Napoléon.

Lors du vote pour le Consulat à vie (1802), il vote non en expliquant son vote négatif pour les "mêmes raisons" qui lui avaient fait refuser le 10 août 1792 (chute de la monarchie), alors que les circonstances sont tout de même très différentes et que pour le 10 août il ne s'agissait pas d'une consultation pour ou contre l'abolition de la monarchie mais d'accepter le fait accompli...

Ayant toujours la manie d'écrire, Rouget écrit en 1804 à Napoléon une longue lettre pour lui démontrer qu'il fait fausse route

Puis il compare Napoléon à Néron (dans un poème de 1814). Ses affaires ne s’améliorent pas et il vit de travaux littéraires, de traductions.

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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