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Le comte Lanza vous salue bien
2 mars 2013

JEUNES FILLES DE MARSEILLE 1980 DEUXIEME PARTIE

 

JEUNES FILLES DE MARSEILLE

 

 

Jours de 1979, 1980 et 1981

deuxième partie

 

 

 

 

 Carine et son chien, boulevard de la Libération

 

 

 

Après avoir vainement tenté ma chance auprès de Poussin, j’avais donc poursuivi mes travaux d’approche avec celle que je ne savais pas encore s’appeler Carine, me débrouillant (ce n’était pas difficile) pur la croiser assez régulièrement. Comme à chaque fois que nous nous rencontrions, nous échangions un regard, je pense qu’elle avait certainement son idée sur ma personne et peut-être se demandait-elle quand j’allais me décider.


Si j’avais été moins déplorablement timide, j’aurais commencé à lui sourire franchement lors de ces rencontres.

Je ne tenterai pas ici de démêler si j’avais pour Carine un amour aussi fort que celui que j’avais pu avoir pour Poussin et qui avait été assez cruellement déçu.
De toute façon, je n’avais plus le choix et c’était maintenant Carine qui devait occuper mes pensées, et les dernières rencontres que j’ai racontées avec Poussin, même si elles réveillaient une douleur assoupie, ne pouvaient plus me détourner de mon nouvel objectif.
Avec un peu de sottise, je me consolais même de l’échec avec Poussin, puisque si je réussissais avec Carine (tout était dans le si…) j’aurais gagné une jeune fille à la beauté bien plus éclatante, bien plus valorisante pour son amoureux…

La fin de l’année scolaire de 1980 m’imposait de ne plus trop tarder. En effet, je ne savais pas dans quelle classe était Carine, et elle pouvait bien être dans sa dernière année à Saint-Joseph.
Même si je savais où elle habitait, je risquais de perdre l’occasion de la rencontrer fréquemment.

Pourtant je laissais finir l’année scolaire, sans me résoudre à l’aborder, car je craignais de provoquer l’effondrement de mon rêve. Je préférais aimer de loin Carine  sans résultat, que de risquer un échec. Mais il fallait bien passer à l’action.

Lorsque la rentrée de 1980 s’approcha, dans les tout premiers jours de septembre, je me décidais à retourner aux abords de l’immeuble de Carine, à une heure où je l’avais déjà vue promener son chien.

Ce jour-là (sans doute le dernier avant la rentrée des classes) je vis Carine, en jeans, sweat bleu (ou blanc ?) et si mes souvenirs sont bons, chaussures à talons, qui promenait son cocker, devant son immeuble.
 
Je me lançai à l’eau et j’avoue ne plus du tout me souvenir de mon entrée en matière.
Je suppose que je dépassai un peu Carine, puis revins sur mes pas et lui dis quelque chose comme : « Est-ce que je peux vous parler ?»
J’eus la surprise d’une Carine toute radieuse, souriante et  cordiale. Bien entendu, je pouvais lui parler.
J’expliquai qu’à force de la croiser, j’avais eu envie de faire sa connaissance. Evidemment je ne me lançais pas dans des considérations sur sa beauté ou sa séduction sur moi, qui étaient sous-entendues, mais je cherchais plutôt à .lier connaissance en parlant de choses et d’autres : Est-ce qu’elle allait toujours à Saint-Joseph à la rentrée ? Non, ça n’avait pas bien marché et elle s’était inscrite au Cours Bastide pour la rentrée.

Je supposais qu'elle avait raté son bac et refaisait une terminale au Cours Bastide, une autre institution privée catholique, située dans le quartier Notre-Dame du Mont, un peu plus loin de chez elle que Saint-Joseph.
Je ne sais plus trop de quoi nous avons pu parler pendant peut-être moins de dix minutes.
Finalement, je lui dis mon prénom et lui demandai le sien, c’était Carine. Ainsi je pouvais mettre un nom sur cette merveilleuse jeune fille.

Comment ai-je su que c'était Carine avec un C et pas avec un K ? Me l'a-t-elle dit ? En tous cas, une simple différence de lettre dans un prénom qui est identique vocalement fait une différence immense. Il me semblait que la jeune fille blonde aux formes harmonieuses que j'aimais, cette déesse romaine adolescente, ne pouvait s'appeler que Carine, avec un C !


Il fallait terminer ce premier entretien, avec l’habituel (pas tant que ça pour moi !) : « Eh bien, j’espère qu’on pourra se revoir ».

Toujours souriante, elle répondit qu’elle était d’accord, et ajouta peut-être (je n’en suis pas sûr) quelque chose comme « puisque vous savez où j’habite et où je vais en cours » (le tutoiement serait sans doute pour plus tard, et je l’avais vouvoyée !).
Il n’y avait donc pas de rendez-vous précis, c’était à moi de me débrouiller pour la retrouver.
 

Evidemment j’avais tout lieu d’être satisfait de cette rencontre. Au lieu de l’accueil maussade et inintéressé que je craignais, j’avais eu droit à un accueil presque chaleureux, un peu comme si elle avait attendu que je l’aborde et si elle avait eu pour moi des sentiments correspondant aux miens (ce que je me gardai quand même de conclure).
Il fallait poursuivre dans cette voie et rencontre après rencontre, conforter ce début encourageant.


Le lendemain était la rentrée des classes et je me demandais s’il était judicieux d’aller ennuyer Carine ce jour-là.
Il est probable (je ne m’en souviens plus) que je laissais passer un jour, un peu embêté quand même par le fait que je n’avais pas de moment fixe où la revoir et qu’il fallait que je me débrouille pour la rencontrer compte tenu de ses horaires de sortie que je ne connaissais pas.
J’étais évidemment pressé de renouveler ma rencontre afin de mieux faire connaissance avec elle, puisque mon intérêt était de bâtir le plus rapidement possible une relation (amicale puis amoureuse) avec elle. Je pensais que plus je la verrais, et plus cette relation se renforcerait et qu’il fallait battre le fer quand il était chaud.


J’aurais peut-être mieux fait de remettre au mercredi suivant la prochaine rencontre, à l’heure où elle promenait son chien près de chez elle.
Mais pouvais-je être certain de la voir ce jour-là ?
Je préférais donc essayer de la voir après ses cours, sans doute le deuxième jour après la rentrée des classes.
 
Après tant d’années, j’ai un peu oublié le déroulement exact des faits, mais les choses se mirent tout de suite à mal se présenter.
Je pense que j’ai pu la revoir juste au moment où elle rentrait chez elle et lui demander si la rentrée des classes s’était bien passée. Mais je n’eus plus droit qu’à une réponse évasive et à une Carine, un peu impatiente dans le hall de son immeuble, pressée de monter chez elle.
Les jours suivants, il me fut impossible de la revoir.

Je commençai à augurer mal de la suite. Inquiet de la tournure que prenaient les choses, j’éprouvais le besoin de la revoir le plus vite possible pour être rassuré sur ses dispositions, ce qui était sans doute une erreur.


 

 

 

Du côté de Notre-Dame du Mont

 

 

Il faut ici donner quelques indications sur la situation du Cours Bastide.


L’établissement est situé au début de la rue de Lodi, après la place Notre-Dame du Mont.
Cette place est elle-même située à proximité du quartier de la Plaine, ce vaste plateau sur une hauteur, qui constitue la Place Jean-Jaurès, mais que tous les Marseillais appellent la Plaine, de son vieux nom car elle était autrefois la Plaine Saint-Michel. Une grande statue plaquée en hauteur à l’angle de l’une des maisons de la place, représente d’ailleurs l’archange Saint-Michel terrassant le dragon.


Pour partie, le cœur ancien de Marseille bat dans ce quartier, entre le Cours Julien, la rue Nau, où fut jouée pour la première fois au 19ème siècle la pastorale Maurel, représentation scénique chantée en provençal de la nativité de Jésus avec les personnages de la crèche, la rue des Trois Rois ou la rue des Rois Mages.


La Place Notre-Dame du Mont, qu’on peut considérer si on veut, comme un quartier séparé de la Plaine, bien que vraiment proche, est caractérisée par une église du 19ème siècle, avec sur la façade un relief en faïence polychrome représentant la rencontre de la Vierge et de Sainte Elizabeth (la Visitation). Chopin a tenu l’orgue dans cette église lors des obsèques de son ami le ténor marseillais Nourrit. La rue de Marengo, la rue de Lodi, la rue de Tilsit, à proximité, renforcent l’image 19ème siècle de ce quartier, où les immeubles de l’époque, à trois fenêtres de façade, typiquement marseillais, sont nombreux.

800px-Eglise_ND_du_Mont_Marseille

L"Eglise et la place Notre Dame du Mont. Des palmiers en pot essaient vainement de donner un aspect Côte d'Azur à la place. ils n'y étaient pas en 1980.  (photo Wikipedia)


A peu près une semaine après ma première rencontre avec Carine, l’optimisme du début n’était plus trop de mise.
Ne sachant pas à quelle heure elle finissait ses cours, je décidai de me rendre en voiture rue de Lodi, pensant que je la rencontrerai peut-être en chemin.
 
Même si je marchais beaucoup à pied, condition d’ailleurs indispensable pour avoir l’occasion de faire des rencontres, j’avais à ce moment une voiture, une Mini.
En arrivant rue de Lodi, je vis brusquement Carine, qui n’était pas à pied mais en vélomoteur (c’est peut-être pour ça que je n’avais pas pu la rencontrer les jours précédents, sauf si j’avais fait le pied de grue pas loin de chez elle, ce qui on le devine, n’était pas recommandé).
Elle me croisa et me remarqua probablement, comme moi-même je l’avais vue. Je notais son visage fermé et sans sourire, qui n’était pas vraiment encourageant pour la suite, même si je n’étais peut-être pas la cause de son expression.

Je fis alors un tête-à-queue pour la suivre, heurtant au passage légèrement, une voiture en stationnement. Et je me mis, sans m’occuper de ce petit accrochage, je le confesse, à rouler derrière elle, mais sans la voir car son vélomoteur pouvait se faufiler dans la circulation plus facilement que moi.
De toute façon, je n’avais qu’à suivre son itinéraire pour rentrer chez elle. Je longeais donc la Place Jean-Jaurès (la Plaine) et descendis la rue Saint-Savournin, avant de tourner dans le boulevard de la Libération. Je trouvai à me garer et continuai à pied vers son immeuble.
La porte sur la rue était ouverte  et dans le hall de l’immeuble, il y avait Carine, arrivée avant moi, qui rangeait son vélomoteur.
C’était le moment d’avoir une explication.
Il est probable que je n’aurais pas du essayer de la revoir si rapidement, laissant un peu de temps s’écouler après la deuxième rencontre si peu réussie, ni la poursuivre, même si on comprend mon impatience. Mais peut-être les jeux étaient-ils faits…

Une fois de plus j’allais trouver une Carine non pas hostile ouvertement, mais fuyante.
J’essayais de trouver une formule qui à la fois n’avait pas l’air de lui demander des comptes (qu’elle n’avait certes pas à me rendre) mais en même temps, de lui faire comprendre que me traiter de cette façon n’était pas sympathique et était surprenant après son accueil somme toute très gentil du début. Mais je ne me souviens plus de ce que je lui dis.
Elle répondit, toujours pressée de monter chez elle, que non, elle voulait bien me parler  (l’a-t-elle dit ainsi, je ne m’en souviens plus exactement), mais qu’elle n’avait pas trop le temps en ce moment.
J’étais libre d’en déduire qu’elle ne voulait pas me dire en face qu’elle ne voulait plus me voir, mais qu’elle voulait me le faire comprendre.

Je la quittai passablement dépité et agacé.


Une nouvelle fois, c’était un échec, et même si je ne me faisais pas trop d’illusion sur mes capacités de séduction, comment avais-je pu passer d’une première rencontre prometteuse à une situation où je n’étais plus le bienvenu, sans avoir rien fait, du moins à mon avis, pour le mériter ?
On m’avait quitté la première fois avec un sourire et la fois suivante, j’avais déjà droit à une grimace sans avoir eu le temps de rien dire ou faire qui aurait gâché mes chances.
Avait-elle mal perçu que j’aie l’air de lui courir après ? Mais il était logique que je cherche à la revoir rapidement…
Un plus adroit aurait agi différemment, préférant se passer de la revoir rapidement et conservant ses chances pour un meilleur moment.
 
 Une autre explication à son attitude était la suivante : lors des tout premiers jours de classe, elle avait rencontré un garçon bien plus intéressant. Il fallait donc se débarrasser de moi, qui, d’un instant à l’autre, avait perdu tout intérêt.  Est-ce la vraie raison de son attitude qui était passée sans transition de la gentillesse à l’indifférence affichée ?
Si c’était vrai, l’insistance que je mettais à la revoir, qui n’était pourtant pas, je crois, du harcèlement, ne pouvait que me rendre encore plus pénible à ses yeux, même si son style n’était pas de me le dire clairement mais de me le faire comprendre.


Même si je voyais mal quelle stratégie je pouvais utiliser pour revenir en grâce (en fait j’avais peu d’espoir) je n’avais pas l’intention de renoncer.
Sa beauté blonde et froide (était-elle moins froide avec d’autres ?) devait valoir à Carine beaucoup de succès et donc lui laisser le choix parmi tous ses admirateurs (et même ceux qui étaient les élus du moment risquaient d’être vite balayés par de nouveaux venus). Dans ces conditions quelles auraient pu être mes chances ?

Mais j’estimais que quelqu’un comme Carine ne pouvait pas être perdu sans combat.
Après tout, je me donnais l’impression d’être Oncle Picsou (Uncle Scrooge), l’immortel personnage créé par le plus talentueux des dessinateurs des Studios Disney, l’inimitable Carl Barks, décidé à jeter tout son poids dans la bataille pour conquérir ce qu’il convoite (diamant le plus cher du monde, astéroïde en or ou Dieu sait quoi…).
Mais d’Oncle Picsou, je n’avais sans doute que l’apparence plutôt dénuée de prestance, et certainement pas les ressources immenses.
Oh, vous vous dites que l’amour ne s’acquiert pas ? Mais réfléchissez qu’il s’acquiert toujours (bien sûr pas par l’argent seulement) et celui (ou celle) qui  aime doit pouvoir payer le prix et mettre dans la balance ce qui pourra séduire l’autre : allure, beauté, charme, position sociale.
Plus la personne que vous aimez est elle-même belle et donc présente un « prix » élevé, plus vous devez être en mesure d’offrir un prix équivalent, en quelque sorte, et cela pour seulement participer à la sélection !

 

 

 

 

Rencontre avec le frère de Carine

 

 



Je ne savais plus trop quoi faire avec Carine. Je voyais bien que sa tendance était de m’éviter, mais j’avais trop d’impatience pour remettre à plus tard une nouvelle rencontre en comptant sur le temps pour qu’elle revienne à de meilleures dispositions, disons des dispositions neutres à mon égard. Si je  laissais passer du temps, je pensais que je redeviendrai immanquablement un étranger pour elle, avec encore moins de chances d’être admis dans son amitié. Il me semblait préférable d’essayer d’avoir une explication avec elle mais aucune solution ne paraissait de nature à me faire sortir de l’impasse.
Je n’avais pas encore lu l’observation de Marcel Proust selon laquelle aucun homme n’est autant détesté d’une femme (ou d’une jeune fille) que l’homme qui aime cette femme sans être aimé. Et bien entendu (je ne sais pas si Proust l’a également dit), plus cet homme fait des efforts pour se rapprocher de la femme qu’il aime et plus ses efforts se tournent contre lui, il devient  « collant », crime impardonnable pour une jeune fille.

Citer Proust dans un récit sur les difficultés de la vie amoureuse est sans doute plus distingué que citer Carl Barks, bien que j’avoue une préférence sentimentale pour Carl Barks (mais ils ne courent pas dans la même catégorie !).
 
Une semaine ou deux environ après l’épisode que je viens de raconter, je me retrouvais du côté de la Place Notre-Dame du Mont et de la rue de Lodi, au moment où le soir tombe et les lampadaires s’allument.


Une fois de plus, je percevais la douceur imprégnée de tristesse de ce moment. Je ne savais plus trop comment rencontrer Carine : rentrait-elle toujours chez elle en vélomoteur, quels étaient ses horaires ? Il n’est même pas sûr que je sois venu là pour elle, car il y avait à proximité, dans l’étroite rue des Bergers, qui débouche sur la Place Notre-Dame du Mont et le début de la rue de Lodi, un bouquiniste, ouvert par intermittence, qui avait sinon tout, du moins beaucoup de choses intéressantes ;  sa boutique était remplie de vieux romans policiers ou de science-fiction et de vieilles bandes dessinées.

Peut-être mon intention n’était pas de rencontrer Carine (après tout elle était, à cette heure un peu tardive pour la sortie des cours, six heures environ, peut-être déjà rentrée chez elle) mais simplement de voir ce qu’il y avait de nouveau dans la vitrine du bouquiniste ?
Mais j’étais aussi trop près de son école pour ne pas regarder si par hasard je ne la voyais pas.

C’est à ce moment qu’un garçon, sortant d’un café qui fait toujours aujourd'hui l’angle  de la rue des Bergers et de la place, m’aborda.
Ce garçon jeune et dont j’aurais du mal à me rappeler les traits, m’interpella en disant quelque chose comme : C’est vous qui êtes amoureux de ma sœur ? Je vous demande de la laisser tranquille.
Je ne me souviens plus de son expression exacte, j’espère qu’il n’a pas dit : c’est vous qui embêtez ma sœur, mais le sens était le même. C’était donc son frère, dont je n’avais pas suspecté l’existence jusqu’à présent.
Je n’ai pas eu la présence d’esprit de répondre : Votre sœur, on peut en parler justement ?


De plus, intuitivement, je pensais bien que ce garçon n’était pas du genre à discuter tranquillement avec l’amoureux malheureux de sa sœur. Il voulait jouer son rôle de frère protecteur et il n’y avait sans doute rien d’autre à en tirer.
Je me contentais de lui répondre : Pas de problème, c’est bien mon intention, ou quelque chose d’approchant.
Evidemment ce n’était pas très courageux, mais d’abord je n’avais pas envie de polémiquer avec lui (d’autant qu’il avait peut-être des amis dans le bar prêts à se joindre à la discussion) et surtout sa mise en garde changeait un peu la donne, même si je ne m’en suis vraiment rendu compte qu’en y repensant, un peu plus tard.


En effet, pour pouvoir s’adresser à moi comme à l’amoureux qui ennuyait sa sœur, il fallait qu’il me reconnaisse. Et il ne pouvait me reconnaître que si Carine m’avait montré à lui comme le garçon qui l’embêtait (pas forcément avec ce commentaire, mais ça ne devait pas en être loin).
Or mes rencontres avec Carine avaient été peu nombreuses.  Comment celle-ci avait-elle pu trouver l’occasion de me désigner à son frère ?

On pouvait penser que Carine, en compagnie de son frère, m’avait vu passer sans que je les voie et qu’elle m’avait alors montré à lui, ou mieux, qu’elle se trouvait ce soir-là dans le bar, qui avait une baie vitrée, avec son frère et sans doute d’autres copains, et que me voyant passer dans la rue, elle en avait  parlé à son frère.
Il était inutile de se perdre en réflexions sur le point de savoir si elle avait demandé à son frère de me donner cet avertissement ou si son frère avait agi de lui-même, mais je retournais quand même cette question inutile dans mon esprit sans évidemment trouver de solution : la première possibilité était la pire pour moi, car elle démontrait de la part de Carine une hostilité maintenant complète.


Il se pouvait aussi que le frère ait agi de son propre mouvement ; mais cela supposait toujours que Carine lui avait parlé de moi sans manifester trop de gentillesse.

 

 

 

 

J'écris à Carine. On me répond

 

 

Après cela, j’évitais les lieux où j’aurais pu rencontrer Carine, à peu près convaincu que la cause était désespérée.
Mais après quelques semaines, je me décidai à reprendre contact avec elle ; cette fois-ci, je pensais qu’une explication par lettre serait la meilleure solution pour pouvoir retenir son attention jusqu’au bout. Si je lui parlais, je risquais d’être interrompu très vite par une réaction d’impatience, alors qu’elle lirait ma lettre en entier, elle y réfléchirait ensuite. Et au moins, le frère n’interviendrait pas.

Il y avait une difficulté à lui écrire, j’ignorais son nom de famille.
 
Je crois que je me suis contenté de supposer (sans preuve) que sa famille occupait le premier étage de l’immeuble, puisque je crois me souvenir qu’il n’y avait qu’un nom sur le panneau de sonnettes pour le premier étage, alors que pour les autres étages, il y avait deux sonnettes : j’en déduisais que l’appartement du premier était plus grand, ce qui correspondait bien à une famille d’au moins trois enfants. Le nom était donc W (par discrétion, je change l'initiale)…
J’écrivis à Mademoiselle Carine W… et la lettre arriva bien à sa destinataire.

J’exposais, à ma manière, les circonstances qui m’avaient rendu amoureux d’elle (sans doute en évitant le mot qui risque de provoquer un rejet  quand l’autre ne vous aime pas), comment j’avais été gentiment accueilli lors de notre première rencontre, puis sans explication logique, rejeté lors des rencontre suivantes, jusqu’au frère qui s’en était mêlé. Bien entendu je ne me faisais aucune illusion, mais je pensais que nous pouvions essayer d’être amis. Je ne sais plus ce que j’ai écrit dans cette lettre, mais finalement elle n’était pas trop mal tournée, même s’il était difficile de dire clairement ce que j’espérais.  
En racontant presque complètement l’historique de nos relations jusqu'à    au moment présent, en fait je facilitais la compréhension de la situation par une tierce personne, ce qui devait s’avérer utile, quoique sans résultat au final.

Il me restait à attendre la réponse, s’il y en avait une.
Elle vint, mais pas de celle à qui j’avais écrit.

Après peut-être quinze jours, je recevais une réponse écrite par la mère de Carine. Je n’ai pas gardé cette lettre, mais elle était très intéressante et en plus; pleine de sympathie.
Elle commençait par me dire qu’elle avait espéré que Carine me répondrait, qu’elle le lui avait demandé, mais voyant que Carine n’avait pas l’intention de me répondre, elle le faisait à sa place.

Au passage, la lettre confirmait bien l'orthographe du prénom, Carine avec un C.


Quand elle avait demandé à Carine pourquoi elle ne voulait pas me répondre, sa réponse avait été « c’est un chien battu ».
La  mère de Carine, de manière un peu surprenante, m’expliquait ensuite à quel point Carine était une enfant difficile, qui donnait des soucis à sa famille, pas comme sa sœur ! (cette sœur était une jeune fille brune, sans doute un peu plus jeune que Carine, que j’avais  vue une fois ou deux en compagnie de cette dernière). La lettre donnait à penser que les études n’étaient pas le fort de Carine. Je crois bien que sa mère écrivait qu’une seule chose intéressait Carine, c’était de s’occuper d’enfants (je ne l’aurais pas cru !).
Bref, la mère était vraiment désolée mais elle ne pouvait que me conseiller d’essayer d’oublier une fille aussi peu compréhensive et aussi difficile à vivre.
La conclusion de la lettre n’était pas surprenante, la gentillesse de la forme et le souci de me répondre étaient plus étonnants et je ne peux, encore aujourd’hui, qu’en remercier la mère de Carine.

L’image de Carine s’occupant d’enfants pouvait être étonnante. Je ne me souviens plus si c’était avant ou après avoir lu cette lettre que je vis une photo dans le principal journal de Marseille et de sa région, journal qui s’appelait à l’époque Le Provençal, devenu aujourd’hui La Provence.


La photo illustrait un court article sur justement un spectacle pour enfants au théâtre Sylvain, un théâtre de plein air inspiré de la Grèce antique qu’un certain M. Sylvain avait fait construire au début du 20ème siècle, du côté de la Corniche.
Sure la photo, on voyait quelques enfants participant au spectacle et une jeune fille  qui les accompagnait. J’étais presque sûr, après la lettre de la mère de Carine, que cette jeune fille avec son beau visage régulier, toujours aussi triste et ses magnifiques cheveux blonds ondulés, était Carine.
S’occuper d’enfants était peut-être ce qu’elle préférait, mais cela ne la rendait pas heureuse pour autant.
Des centaines de lecteurs du Provençal ont du voir cette photo et je parie que certains ont du se dire : Quelle jolie fille, mais comme elle a l’air malheureux !

La lettre de la mère de Carine mettait fin à toutes mes tentatives auprès de celle-ci.

Pourtant il n’était pas question d’« oublier » Carine et de fait, même aujourd’hui, je ne l’ai pas oubliée.
A l’époque, j’avais lu certains poèmes de Saint-John Perse, dont j’avais bien aimé le caractère épique et la majesté emphatique. Dans un de ces poèmes, Anabase, on trouvait ce verset un peu énigmatique comme toujours avec ce poète :

 « Au point sensible de mon front où le poème s'établit, j'inscris ce chant de tout un peuple, le plus ivre, à nos chantiers tirant d'immortelles carènes ! »

Pour moi, je ne pouvais, à tout jamais, que remplacer les « immortelles carènes » des navires en construction dont parle le poème, par, on l’a deviné, « d'immortelles Carines » !

 

 

 

 

D'autres jeunes filles

 

 



L’année 1980 se terminait et j’avais perdu toutes mes espérances sur les jeunes filles qui avaient fait battre mon cœur (pas si nombreuses finalement), si on veut bien me pardonner cette expression un peu trop sentimentale.
On pourrait se demander pourquoi, finalement, je n’essayais pas de tenter de nouveau ma chance auprès de la gentille jeune femme mariée. Mais la rencontre datait déjà d’un bon moment, je craignais d’être ridicule en reprenant contact avec elle, j’avais perdu l’habitude de la voir et sa situation de femme mariée restait une sorte de handicap. Je m’aperçois aujourd’hui que j’ai très mal tiré profit du peu de possibilités qui m’étaient ouvertes.
 
Certes je rencontrais toujours quelques personnes qui me paraissaient intéressantes, mais qui ne  provoquaient pas chez moi des sentiments  aussi forts que Poussin et Carine. Je n’avais pas envie de perdre mon temps de nouveau à essayer de rencontrer une jeune fille comme je l’avais fait pour elles deux,  voyant bien que cette technique était vouée à l’échec (même si la tentative avec Numéro 1, que je n’avais pas poursuivie, pouvait me laisser quelques espoirs).

Une fin d’après-midi, je me trouvais, plus par hasard qu’autre chose, près d’un établissement d’enseignement catholique réputé, l’Ecole Chevreul. Je n’allais pas souvent de ce côté, de l’autre côté du Jarret par rapport à mon quartier, pour dire comme les vieux Marseillais, qui pour parler de l’Avenue Françoise Duparc, sorte d’autoroute urbaine qui devient ensuite le boulevard Sakakini, utilisent cette vieille appellation, du temps où la rivière du Jarret, maintenant souterraine, coulait à cet emplacement.


Ce soir-là je croisais une jeune fille qui était certainement une des plus jolies que j’ai vues de ma vie.
Je suppose que c’était une élève de cette école. Elle portait un pull bleu marine et un jean de même couleur, et ce qui était remarquable, c’était son visage. Elle avait un visage plein et rond mais sans excès, d’une couleur véritablement empourprée, avec des cheveux blonds bouclés. Elle marchait avec une copine, et je ne sais pas si son teint enflammé venait du fait que pour une raison ou une autre, elle venait de rougir extrêmement ou bien si c’était son teint naturel.


Deux hommes en bleu de travail, qui passaient par là, la regardèrent aussi tant elle était jolie. Avec ca couronne de cheveux blonds et son teint empourpré, on aurait  une personnification de l’astre du jour, mais avec une expression de candeur et de gentillesse.

Quel âge avait-elle ? Peut-être pas plus de 14 ans.


Certes je sais qu’il y a des gens suffisamment méfiants pour s’indigner qu’on trouve seulement jolies des jeunes filles de cet âge, mais si le monde était tel qu’on peut le rêver, et si j’avais eu la prestance et le rang qu’il fallait, c’est volontiers que je me serais agenouillé devant elle pour être son chevalier servant et son homme-lige, comme devant une jeune châtelaine du Moyen-Age.
Mais elle avait 14 ans et je n’allais pas attendre trois ans qu’elle ait à peu près l’âge qu’il fallait (et j’aurais eu trois ans de plus) pour tenter ma chance et évidemment me ramasser… La beauté (notre conception de la beauté) passe parfois à côté de nous comme certains astéroïdes en frôlent d’autres mais ils suivent leur orbite dont rien ne peut les écarter et s’éloignent à jamais.

 

 

 

 

 

Le temps passe. Nostalgie de 1980. 

 



 
J’avais vu passer 1979 et 1980. Le monde d’alors était différent. Personne ne se promenait en tenant son téléphone portable à la main en permanence,  pour la bonne raison que personne n’avait de portable ; personne n’avait d’ordinateur chez soi et encore moins d'ordinateur portable ; les voitures qui circulaient étaient celles de cette époque, qui nous paraissent mastoc et sans charme (des Renault 16 ou 20, des Peugeot 104, des Chrysler fabriquées en France) ; l’actualité parlait de Mesrine, qui avait été abattu, dans un Paris populaire qui avait l’air du décor d’un film d’Audiard et qui n'existe probablement plus. A Marseille, loin de mon petit monde, on vivait les derniers soubresauts de la French Connexion. L'économie locale était en train de changer sans que beaucoup de gens, sauf ceux directement concernés, s'en aperçoivent, et la faillite de l'entreprise de réparation navale Terrin annonçait pour Marseille le début d'une crise durable.

Claude François était mort peu auparavant, dans sa baignoire. Les gens qui ne s’intéressaient pas particulièrement aux chanteurs et aux groupes musicaux rock ou pop qui avaient le plus de succès chez les jeunes, retenaient les refrains chantés par Joëlle du groupe Il était une fois, par Michel Fugain ou Gérard Lenormand. Lio et Mylène Farmer débutaient, et si vous allumiez la télé vers 18 heures, vous pouviez entendre le générique (version française) du dessin animé japonais Capitaine Flam (« Capitaine Flam, tu n’es pas de notre galaxiiie… »). La musique disco régnait aussi, avec ses chanteurs pailletés en pantalons à pattes d'éléphant qui se déhanchaient sur le rythme répétitif des grosses caisses et des synthétiseurs. Sans paillettes mais une canne à la main, cravate large et veste cintrée, Patrick Hernandez gagnait la célébrité et une fortune avec une seule chanson : Born to be alaïïïve. Dans une chanson un peu plus ancienne mais toujours dans l'air du temps, Michel Sardou parlait d’une maladie d’amour, une rivière insolente qui unissait dans son lit les cheveux blonds et les cheveux gris : c’était déjà une chance que d’en être à ce stade de la maladie…

1981 avait commencé et j’étais maintenant vraiment obligé de trouver un travail définitif, après une tentative peu concluante et peu rémunératrice d’être courtier en publicité pour une revue d’art locale.


Tout en préparant un concours (que j’avais déjà passé une fois et raté), je rencontrais encore d’autres jeunes filles, puisque mon quartier central me permettait de voir beaucoup de lycéennes des établissements religieux ou publics proches de chez moi.

Parmi ces filles que je rencontrais sans vraiment le faire exprès, mais quand même un peu, j’en avais remarqué une qui manifestement m’avait aussi remarqué.


Elle avait un visage rond et plein, comme j’aimais, mais sans pour autant avoir cet aspect joufflu de Poussin, ni la remarquable régularité de traits de Carine. Son expression était généralement assez triste, ce qui lui donnait une ressemblance avec les deux autres jeunes filles. Elle portait ses cheveux blonds tressés dans une longue natte, ce qui n’était pas courant, et je ne savais pas si ça me plaisait, préférant les cheveux ondulés ou à grosses boucles.  Elle s’habillait de façon assez « sport » : par exemple en ce printemps, des sortes de parkas légères sans manches  avec des boudins (un peu comme des gilets de sauvetage) étaient à la mode et elle en avait une.

La dernière fois que j’ai eu l’occasion de la voir, à la fin de l’année scolaire, à quelques rues de chez moi, elle était assise sur la partie passager de la selle d’une moto, les jambes posées sur le châssis, le visage toujours un peu triste et indifférent, boudeur. D’autres jeunes (dont certainement le possesseur de la moto, car je ne pense pas qu’elle appartenait à la jeune fille qui sinon se serait plutôt assise à la place du conducteur ?) discutaient à quelques pas et elle semblait peu intéressée par la discussion. Elle me jeta un regard comme je passais, et je suppose que si je l’avais abordée (pas à ce moment-là, bien sûr, quand elle était seule) elle aurait été tout sauf étonnée.


Mais j’avais déjà une collection d’échecs avec cette méthode et je ne tenais pas à en ajouter un de plus dans une version négative du catalogue de Don Juan (Don Juan a un catalogue de toutes les femmes qu’il a eues, moi ça aurait été un catalogue de ratages plus ou moins rapides…).


De plus, je me disais que le possesseur de la moto était peut-être son petit ami, ce qui dans ce cas me décourageait de tenter ma chance avec une fille habituée à connaître des garçons qui avaient un autre style de vie que le mien, un style de vie bien plus sympathique et stimulant.


Un jeune qui roulait en moto, qui allait danser en « boîte », me paraissait un demi-dieu.
Certes l’expression du visage de la jeune fille à la natte était loin d’être heureuse, ce qui montrait que sa vie actuelle ne lui apportait pas de satisfaction, mais aurais-je pu lui offrir mieux que ce qu’elle avait ?
A tort peut-être, je n’essayai même pas d’attirer son attention.

 

 

 

 

 

Carine en automne ?

 



Il nous reste à revoir encore une fois Carine.


Au début de l’automne 1981, après avoir passé les épreuves écrites de mon concours, j’attendais les résultats pour savoir si j’étais convoqué à l’oral. J’étais quand même inquiet car la réussite à ce concours, si elle m’apportait un emploi, signifiait l’obligation de quitter Marseille et d’aller à Paris (pour une période indéterminée qui risquait d’être longue si je ne trouvais pas le moyen de revenir).


Assurément je n’avais pas beaucoup été heureux à Marseille, mais j’y avais tous mes repères et mes habitudes, et je sentais bien que Paris n’apporterait guère d’amélioration dans ma vie, sinon sous l’aspect du travail, et par contre me priverait de ce à quoi je tenais.


J’étais différent du personnage que le poète grec d’Alexandrie, C.P. Cavafy, fait parler dans un poème célèbre, La Ville, et qui dit en résumé : « Un jour je partirai, je quitterai cette ville où j’ai tout raté » et à qui Cavafy répond ironiquement : « Tu partiras en vain, où que tu ailles, tu débarqueras dans la même ville, tu as raté ta vie dans tout l’univers comme tu l’as ratée dans ce petit coin du monde ». Moi, je n’avais aucun désir de partir. Si je devais rater ma vie, je préférais encore continuer à la rater dans la ville de ma naissance, où de plus tout me parlait de Carine, de Poussin et d’une autre encore, que je n’ai pas envie d’évoquer, plus importante à l’époque et qui pourtant aujourd’hui n’est plus qu’un pâle fantôme dans mes souvenirs.

C’est dans cet état d’esprit que par une fin d’après-midi, alors qu’une fois de plus je descendais le boulevard de la Libération, pour me rendre « en ville » sans doute pour voir un bouquiniste ou une librairie ou pour tuer le temps tout simplement, ayant dépassé depuis un bon moment l’immeuble de Carine (bien entendu je ne pouvais pas passer devant sans penser à elle), presqu’arrivé à l’église des Réformés et à la Canebière, je croisai une jeune fille qui remontait le boulevard et qui me parut être Carine.


Mais une Carine un peu différente de celle que j’avais connue.
Son visage, d’habitude plein mais sans excès, était maintenant un peu bouffi et elle donnait l’impression d’avoir grossi.
Ses cheveux blonds, magnifiques, qu’elle portait assez longs, avaient été coupés plus courts,  peut-être par elle-même et récemment, si bien que les mèches, au lieu de se terminer en pointe, donnaient vraiment l’impression d’avoir été coupées en plein milieu, assez maladroitement.
Enfin, l’expression de son visage paraissait pas seulement triste comme souvent, mais réellement malheureuse.
Je suppose que le lecteur (s’il y en a un) palpite : cette Carine si vulnérable va-t-elle enfin se montrer humaine ?
Mais rien ne se passa.


Je croisai cette nouvelle Carine sans m’arrêter, lui jetant au passage un regard qui me fut rendu (un signe sans doute que la fille croisée me reconnaissait ?). Mais cette apparente indifférence de ma part n’était pas du tout mon sentiment réel. En fait, je me demandais ce qu’il fallait faire car je n’étais pas certain à 100% qu’il s’agissait de Carine.


Dans mon esprit, la considération « ce n’est peut-être pas elle » se mêlait à la considération « et si c’est elle, qu’est ce que ça pourrait donner de lui parler ? », avec comme résultat que je la laissais poursuivre sa route, en hésitant pendant 5 minutes à rebrousser chemin et à la rejoindre jusqu’au moment où, continuant à marcher, je me suis rendu compte que j’avais vraiment laissé passer l’occasion de lui parler.
Et si ça n’avait pas été elle ? Après tout cela ne faisait rien, et j’aurais même pu lier connaissance avec cette jeune fille qui ressemblait tellement à Carine et qui avait l’air malheureux.


Maintenant, s’il s’agissait bien de Carine, je pouvais penser que les problèmes d’ordre psychologique dont sa mère avait plus ou moins clairement parlé dans sa lettre, étaient devenus plus présents, au point d’avoir un retentissement sur son apparence, peut-être du fait de médicaments, et se voir sur son visage.


Mais je réfléchissais que, même dépressive, Carine aurait sans doute été loin de me trouver sympathique, par miracle.
J’imaginais (mais comment en être sûr sans avoir essayé de lui parler ?) qu’elle n’aurait aucune envie de m’accueillir aimablement et même détesterait ma sollicitude. Nous savons bien que l’affection des gens que nous n’aimons pas ne nous intéresse pas, même dans les moments où nous avons besoin d’affection. Et pourtant j’aurais aimé faire quelque chose pour elle, et la voir malheureuse me désolait (je crois qu’en la voyant, il aurait été impossible à quiconque de pas se dire que cette fille était malheureuse).

Encore une fois, une dernière fois, j’avais laissé passer une occasion,  ténue peut-être, mais qui valait mieux que rien tenter.

Aujourd'hui, je me donne des claques pour n'avoir rien fait ce jour lointain.

 

 

 

Adieux à Marseille

 

 


 
 L’année 1981 touchait maintenant à sa fin.


J’avais passé l’oral de mon concours, je l’avais réussi et ma perspective était maintenant de débuter  l’année suivante à Paris, une ville que je n’ai jamais portée dans mon cœur.
Cette perspective me privait de tout optimisme et teintait chaque moment de tristesse.
Jamais cette tristesse ne fut si forte qu’un soir du début de décembre.

Encore une fois, je me retrouvais boulevard de la Libération. Je rappelle que ce boulevard reliait mon quartier au centre-ville, et j’avais l’habitude de ma déplacer à pied. D’ailleurs à ce moment, je n’avais plus de voiture. Voilà pourquoi j’empruntais souvent ce boulevard, qui aujourd’hui est un peu plus dégradé qu’à l’époque, car Marseille, en trente ans, a connu une dégradation certaine des quartiers centraux.


 Je venais de sortir de chez un bouquiniste bien connu à Marseille, qui se trouvait rue Saint-Savournin et qui a disparu depuis quelques années. A l’époque la boutique était tenue par une vieille dame, madame Magnan.


Je lui avais acheté un livre qui devait s’avérer très bon, le Bel Antonio, de Vitaliano Brancati, un roman qui se passe en Sicile, région natale de Brancati, vers la fin des années trente. Ce roman, qui prend place dans les classiques de la littérature méditerranéenne, décrit avec une ironie savoureuse la psychologie sicilienne : le jeune Antonio, beau garçon de Palerme ou de Catane, issu de la bourgeoisie locale, à la fois vaniteuse, mesquine et méfiante, revient de Rome après avoir fini ses études. Sa famille s’empresse d’arranger un mariage, avantageux pour les deux parties, avec la plus belle fille de la ville, alors que lui, mystérieusement, ne veut pas de ce mariage. Les raisons de son attitude ne tarderont pas à transpirer, une fois le mariage célébré : le Bel Antonio, que tout le monde prenait pour un séducteur impénitent, est impuissant, ce qui au-delà d’un drame personnel, est aussi une tare sociale dans un pays où on ne plaisante pas avec la virilité.


Mais peu importait vraiment ce livre que je n’avais pas encore lu. C’était de nouveau le soir, à l’heure où les gens rentrent chez eux dans les rues éclairées, où les boutiques vont bientôt fermer.
La douceur et la tristesse de ce moment étaient rendues encore plus fortes par la perspective de devoir partir bientôt et d’affronter une vie où il me semblait (finalement je ne me trompais pas vraiment) que la tristesse ne se mélangerait même pas de douceur.


Je faisais le compte de ma vie et je ne trouvais rien dans la partie positive du bilan. Au lieu d’avoir une compagne selon mon cœur, ou même une compagne tout court, une fois de plus je rentrais chez moi seul, avec un livre, bien pauvre consolation.
Dans le boulevard, je voyais des gens assis sur les seuils des portes.


C’est une coutume qui me semble ne pas exister ailleurs qu’à Marseille, qui fait que beaucoup de gens, surtout des jeunes, ou des gens des couches populaires, pas des  bourgeois bien sûr (mais des bourgeois, il y en a peu à Marseille), s’assoient sur le seuil d’une porte, pour attendre quelqu’un, ou pour se reposer cinq minutes, parfois à deux, garçon et fille. Cette porte n’est pas forcément la leur.


En passant devant des personnes assises sur le seuil des portes ce soir-là,  et en ne pouvant pas faire autrement que de passer devant la porte de l’immeuble de Carine (y habitait-elle toujours ?), j’eus aussi envie de m’asseoir sur un seuil, mais pour y pleurer tellement j’étais triste.
Mais je continuai mon chemin, les larmes au bord des yeux.

 

 

 

 

Des années après

 

 

 



J’ai évoqué le fait que j’avais, peut-être, revu Poussin par la suite.


Une quinzaine d’années après, j’étais à Marseille en période de vacances de printemps. Je m’étais résigné à vivre à Paris, car on se résigne à tout, même à ce qui vous gâche la vie au jour le jour.
J’étais dans une pharmacie de mon quartier lorsque je vis rentrer une jeune femme, dont l’allure générale et le visage me rappelèrent Poussin. Cette jeune femme, vêtue d’un tailleur assez élégant, avait un enfant dans un landau. Ce landau était entièrement en osier, ce qui n’est pas du tout fréquent, et je pensais que ce modèle avait du coûter cher.
Elle se fit servir sans me remarquer particulièrement, et ressortit. Quant à moi, j’étais dans l’incertitude. Etait-ce ou non Poussin ?


Si c’était elle, son allure, le landau chic qu’elle avait, tout cela montrait qu’elle avait une certaine aisance financière, peut-être par son mariage.


Ce qui était amusant, c’est que cette allure bourgeoise était finalement assez rare pour une femme encore très jeune, beaucoup de femmes même de milieux très aisés et plus âgées, n’ont pas ce style « jolie dame » surtout pour sortir faire des courses ordinaires.


A l’époque, j’avais presque laissé derrière moi les souvenirs de Poussin et je ne tenais pas à éclaircir la question de savoir si la jeune dame de la pharmacie était elle ou pas.


De plus, confusément, j’étais un peu agacé à l’idée que, si c’était elle, son apparence prospère et élégante montrait qu’elle avait sans doute trouvé quelqu’un lui assurant un bon niveau de vie (on me dira que cette remarque est typiquement machiste : pourquoi son niveau de vie devrait-il être assuré exclusivement par son mariage, elle pouvait elle-même avoir une profession  qui lui assurait ce niveau de vie –  oui, certes…). L’idée qu’elle avait fait un mariage avantageux et sans doute heureux (même si on ne pouvait pas en préjuger) ne pouvait qu’éveiller une forme de jalousie.

Et puis, assez paradoxalement, à un moment où mes contacts avec Poussin remontaient seulement à une quinzaine d’années, tout ceci me semblait du passé devenu éloigné de mes préoccupations. Je ne regrettai donc pas trop de ne pas avoir abordé la jeune femme de la pharmacie.
Aujourd’hui, alors que bien plus de temps a passé, ces événements autour des années 1980 me semblent au contraire plus présents à mon esprit, comme si le passage du temps ravivait désormais le souvenir au lieu de le diminuer. Même si je n'avais rien à attendre d'un contact avec elle, je trouve imbécile de ne pas m'être plus intéressé à la jeune femme de la phrmacie. Et même si ce n'était pas la chère Poussin, elle méritait bien que je lui accorde plus d'attention que jen'en ai eu à l'époque.


Ces épisodes se sont déroulés à Marseille et il est possible que la nostalgie qui s’y attache soit liée au fait que je n’habite plus Marseille. On peut dire qu’ils renvoient à une période de ma vie coupée du reste de mon existence.
Si j’avais continué à résider à Marseille, peut-être aurais-je revu parfois les personnes dont je parle (à supposer qu’elles-mêmes aient continué à y résider), et ces affections ne donneraient pas cette impression amère d’appartenir à un passé irrévocablement fini et mort, qui n’existe plus que dans mon souvenir tenace.


Il y a aussi quelque chose de triste à se souvenir de ces épisodes, qui sont à peine des histoires d’amour et certainement pas des histoires d’amour partagées, car j’imagine que les personnes qui ont une vie bien remplie ont d’autres souvenirs que ceux de tentatives manquées pour se faire admettre par des jeunes filles.


Garder un souvenir si vif de ces épisodes, et qui comme je l’ai dit, est plus vif aujourd’hui qu’il y a 15 ans, est sans doute le signe que ma vie n’a pas été riche. Mais on peut voir les choses de façon plus positive en disant que c’est aussi le signe que les jeunes filles dont j’ai parlé méritaient cet investissement amoureux, même si elles n’ont pas répondu à mes attentes, ce qui était leur droit, bien entendu. Et je ne peux pas en vouloir à Carine de m’avoir traité de « chien battu », comme le rapportait la lettre de sa mère, même si un peu plus de générosité m’aurait fait plaisir !
 .
Il est aussi triste de penser que je suis sans doute le seul maintenant à penser à ces épisodes, car celles qui ont été les protagonistes n’ont probablement aucune raison de se remémorer ces moments de leur vie, puisque ces épisodes ne correspondaient de leur part à aucun sentiment amoureux.
Poussin et Carine ont disparu de mon existence ; elles ne vivent plus (pour moi) que dans le souvenir. J’ignore complètement ce qu’elles sont devenues.


Et je pense aussi à celle que j’ai appelée Numéro 1, la jeune femme mariée : lorsque je me suis décidé à l’aborder, je la trouvais un peu moins attirante que Carine ou Poussin, chacune dans leur genre, mais bien aimable quand même. Si j’avais poursuivi mes contacts avec elle, au lieu de sottement battre en retraite, je l’aurais sans doute trouvée de plus en plus aimable  et j’aurais probablement fini par ne plus voir le monde que dans ses yeux. C’est peut-être ce qui se serait passé si, au lieu de l’aborder en premier, je l’avais abordée en dernier, après avoir épuisé mes chances avec Poussin et Carine, mais ces regrets sont malheureusement inutiles.

 

 

 

 

Si au moins il y avait encore des filles comme elles. La porte magique de Wells

 

 


Parfois, je me demande s’il existe encore, aujourd’hui, des jeunes filles qui présentent le même type physique que celles dont j’ai parlé, car, je n’ai pas à le nier, c’était leur apparence physique qui m’avait séduit, le reste était donné de surcroît.
A priori, on ne voit pas pourquoi ce type physique aurait disparu (et même à l’époque, je ne voyais pas si souvent des personnes qui me plaisaient franchement), mais j’ai l’impression que les types physiques qui me plaisaient sont devenus encore plus rares.


J’ai dit que ces souvenirs étaient liés indissolublement à Marseille. On pourra s’étonner que le Marseille dont j’ai parlé, celui des immeubles à trois fenêtres de façade du 19ème siècle, des platanes du boulevard de la Libération (ex boulevard de la Madeleine) et de la Place Notre-Dame du Mont, ne soit pas conforme à l’image qu’évoque le plus souvent le nom de Marseille, surtout chez les non-Marseillais : une façon de vivre détendue et conviviale, l’O. M, des lieux emblématiques (le Panier, le Vieux-Port…) et le fameux melting-pot (meltingue-potte ?) marseillais cher aux bobos parisiens et repris en chœur par quelques Marseillais, ravis que les Parisiens aient enfin trouvé quelque chose (de réel ou d’imaginaire) à admirer à Marseille, outre le soleil (ce qui ne les dispense probablement pas de mépriser secrètement cette ville et ses habitants).
Mais pour chaque Marseillais, sa ville, c’est essentiellement les quartiers où il a grandi, où il a marché, ou il a souffert peut-être.

 Je me souviens d’avoir lu, il y a longtemps, quand j’habitais Marseille et que je me croyais le plus malheureux des êtres (beaucoup ont pensé comme moi qu’ils étaient les plus malheureux des êtres), une nouvelle de Herbert George Wells, l’auteur de la Guerre des mondes, de la Machine à voyager dans le temps et d’autres classiques de la science-fiction.

Dans cette nouvelle, mais c’est peut-être moi qui transforme dans mon souvenir l’histoire racontée par Wells, un homme d’âge mûr, se promenant dans un quartier de Londres, trouve un jour une porte dans un mur qu’il ne se souvient pas d’avoir déjà vue, alors qu’il connaît bien ce quartier.
Il ouvre la porte et se retrouve, de l’autre côté, dans le même quartier, mais trente ans auparavant, à l’époque de sa jeunesse. D’abord sidéré, après avoir parcouru les rues du quartier et regardé les passants tels qu’ils étaient  durant sa jeunesse, il se propose de revenir pour revoir des personnes qu’il a connues et qui, forcément, doivent être comme elles étaient à l’époque.
Le lendemain, il revient, mais à son grand désespoir, il ne peut pas retrouver la porte. A-t-il rêvé tout cela ?

S’il m’était donné de trouver la porte de Wells, c’est avec joie que je la pousserais, pour bien des raisons, même si c’était seulement pour revivre le passé, sans pouvoir le changer.

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
Le comte Lanza vous salue bien
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